N.B. La rubrique Mots s’intéresse aux termes et expressions en usage dans les pratiques langagières de la Révolution française au sens large (1770-1815). Elle s’inscrit ainsi, d’un point de vue méthodologique, dans le champ de la linguistique, de la lexicologie et de la sémantique historiques, de la rhétorique et de l’argumentation discursives à l’horizon d’une analyse de discours du côté de l’histoire. A ce titre, elle prolonge la publication du Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815), y compris par la présentation de corpus d'archives et de discours métadiscursifs associés à de telles recherches.



Notre analyse s’appuie sur le dépouillement de trois séries archivistiques, la presse révolutionnaire consultée à la Bibliothèque Nationale de France, les archives parlementaires (et plus largement la série C des Archives Nationales) et les papiers des représentants en mission, surtout la correspondance, sans négliger l’apport ponctuel d’autres sources. Nous avons rassemblé ainsi plusieurs dizaines d’attestations d’usage de l’expression « la terreur à l’ordre du jour », donc d'énoncés d'archive constituant notre base documentaire et déployés tout au long d’un trajet thématique.

Par ailleurs la formation d’entrée de jeu, au cours des luttes politiques de l’été 1793, de l’expression « terreur à l’ordre du jour » dans l’espace des mots d’ordre révolutionnaires confère à notre étude une forte spécificité événementielle. Notre objectif consiste bien à rechercher le cheminement d’une expression fortement performative dans des lieux et parmi des acteurs représentatifs du mouvement jacobin dans son ensemble. Nous souhaitons alors montrer dans quelle mesure la description lexicologique de l’expression « la terreur à l’ordre du jour » tout au long d’un trajet thématique permet, en précisant les conditions langagières d’apparition et d’installation de la terreur en 1793-1794, d’apprécier tout autant les positionnements historiographiques classiques, à l’exemple des analyses d’Aulard et de Jaurès présentées dans la rubrique textes du présent site, que les débats historiographiques actuels autour desquels David Andress et Jean-Pierre Gross dialoguent.

I – La formation du mot d’ordre pendant l’été 1793.

Le contexte de production du mot d’ordre, fin août, se précise dans la description des événements qui caractérisent la crise de l’été 1793 à Paris, principalement la mort de Marat le 13 juillet 1793, la fête de l’union du 10 août et bien sûr les journées révolutionnaires des 4 et 5 septembre. Nous avons ailleurs reconstituer le contexte discursif, et tout particulièrement les expressions proches relatives aux moyens de salut public, qui, du désir de terreur exprimé par les sectionnaires sans-culottes à la légitimation, jusqu’au sein de la Convention, de l’initiative de la terreur, met en place la configuration discursive favorable à l’émergence du mot d’ordre au cours de l’été 1793 (3). Nous n’en retraçons ici même que les grandes étapes en appui sur une série d’attestations.

A – La mort de Marat : l’ami du peuple, « terreur des tyrans ».

La disparition soudaine de Marat, assassiné par Charlotte Corday le 13 juillet 1793, constitue un moment primordial dans l’enclenchement du processus de mise à l’ordre du jour de la terreur à l’encontre des ennemis de l’extérieur et de l’intérieur (4). L’assassinat de Marat suscite en effet immédiatement un mouvement populaire : il se concrétise, jusqu’à l’inhumation de son corps le 16 juillet, par un mouvement de sympathie autour du « corps ensanglanté » de Marat, puis par un désir de terreur, donc de retournement de la terreur de l’autre, pour se clore dans un mouvement sublime dont nous avons souligné ailleurs la forte dimension émotive et rationnelle, donc esthétique (5).

Présentement, insistons sur le fait qu’il s’agit de l’assassinat d’un représentant du peuple, donc d’une atteinte au souverain, et que le désir de terreur ne pouvait prendre forme légitime que par le report de toute punitivité immédiatement exprimée, en particulier par les femmes autour du domicile de Marat, dans une expression légitime du désir de terreur. Tel est le rôle des sectionnaires parisiens lorsqu’ils défilent devant la Convention, et des députés eux-mêmes bien sûr. Ainsi ces acteurs attestent des premières expressions où se précise l’appel à la légalisation de la terreur :

Section des droits de l’homme : « Oui, à la nouvelle affreuse de l’assassinat de Marat, tous, d’un mouvement naturel et spontané, (nous) aurions à l’instant vengé sa mort, si nous n’eussions réfléchi que cette mesure pouvait être nuisible à la liberté et servir la cause de nos ennemis (…) Nous sommes assurés que le calme que nous gardons, notre force et notre union feront la terreur des tyrans et conserveront à jamais notre république entière » (6).

Le député Drouet, de retour du domicile de Marat, à la Convention : « Je m’aperçois que le désir de vengeance électrise les sens du Peuple français et prépare une explosion terrible (…) Amis, soyez calmes, mais terribles, vous serez vengés » (7).

Cependant, c’est au député Callières de l’Etang, proche des Cordeliers, que nous devons la première demande de retournement de la terreur exercée par les ennemis du peuple contre eux-mêmes, par le seul fait d’exposer le corps de Marat, terreur des tyrans :

« Eh bien ! Législateurs, retournons contre ces abominables parricides leurs propres forfaits. Ordonnez par un décret à jamais mémorable que le corps de Marat soit porté et montré successivement à tous les départements présents et à venir, que dis-je à la terre entière » (8).

Une telle opération de retournement, sur la base d’un désir de terreur, ne s’est pas faite, dans l’événement, sans difficultés. A vrai dire, la description de la manière dont sont surmontées ces difficultés nous permet de mesurer l’ampleur de l’adhésion de la population parisienne, femmes incluses, à la solution de la terreur. La puissance du mouvement révolutionnaire pendant l’été 1793 doit donc beaucoup à cet événement fondateur de la mise à l’ordre du jour de la terreur.

En effet, sous l’effet d’une forte chaleur d’été, le corps de Marat se putréfie. Sa mise en tableau par David, à la demande des sectionnaires, c’est-à-dire en position debout, s’avère impossible. Il est alors seulement présenté en position étendue sur un lit de parade, ainsi exposé à demi nu au regard du peuple parisien dans l’Eglise des Cordeliers. Une exposition funèbre qui prend vite l’allure de catastrophe : les progrès de la putréfaction sont de plus en plus visibles sur le corps de Marat, des rumeurs de peste circulent, et, pire encore, au cours de la pompe funèbre, le 16 juillet, la peau de Marat devient verte, donc prend la couleur du chapeau et des rubans de Charlotte Corday, couleur alors interdite de port vestimentaire par la Commune de Paris ! Pour en finir avec ce spectacle effrayant, attentatoire à la souveraineté du peuple, il faut passer de l’abject au sublime. Et c’est dans ce mouvement esthétique que la solution de la terreur, inscrite en quelque sorte sur le corps de Marat, s’impose. Terreur et mouvement populaire sont ici intimement liées dès le départ du trajet thématique de l’expression « la terreur à l’ordre du jour » dont nous allons marquer les étapes.

Dans l’immédiat, ce sont les successeurs autoproclamés de Marat, en particulier Jacques Roux, qui concrétisent l’appel à la terreur, soit sur un mode simplement violent (atterrer, donc mettre violemment à terre), soit sur un mode proprement terroriste :

Publiciste de la République française du 27 juillet : « Ce n’est qu’en jetant la terreur dans l’âme des traîtres que vous assurerez l’indépendance de la patrie (…) En fait de révolution, le seul moyen de la consolider, c’est d’écraser les traîtres dans la fureur de la guerre »

Publiciste de la République française du 3 août : « Il n’est donc qu’une seule mesure à prendre, c’est d’atterrer l’ennemi par de grands coups ».

B- La fête de l’union du 10 août : « l’initiative de la terreur » (9).

Dans la mesure où s’y adjoignent près de 7000 délégués élus par les assemblées primaires venus des départements pour l’adoption de la Constitution de 1793, la fête de l’acceptation de cette nouvelle constitution, le 10 août 1793, constitue une nouvelle étape dans le processus de légitimation de la terreur. D’abord, au cours même de la fête, une inscription sur le parcours rappelle que « la justice du peuple est terrible ». Mais, une nouvelle fois, c’est dans l’enceinte de la Convention, après les réjouissances, que la demande de terreur est formulée, de surcroît par Royer, porte-parole des envoyés, qui exige la levée immédiate de « la masse terrible des sans-culottes », et dans le même temps l’arrestation de tous les gens suspects. Danton et Robespierre lui font écho, dans une apparente proximité, et concrétement dans une certaine distance (10) :

Danton, le 12 août à la Convention : « Les députés des assemblées primaires viennent d’exercer parmi nous L’INITIATIVE DE LA TERREUR (…) Signalons la vengeance populaire par le glaive de la loi sur les conspirateurs de l’intérieur ».

Robespierre le même jour « Que le glaive de la loi plane avec une rapidité terrible sur la tête des conspirateurs, frappe de terreur leurs complices, inspire la terreur à tous les ennemis de la patrie »

Notons d’emblée, dans ces interventions, un fait d’importance : Danton et Robespierre répondent certes positivement à la demande de terreur, mais ils en occultent le contexte, lié aux exigences du mouvement révolutionnaire, et tout particulièrement la levée en masse, en assimilant terreur et justice. Ainsi une différence d’interprétation est marquée, avant même la formulation du mot d’ordre. Nous la retrouverons ensuite à diverses reprises, et sous des formes parfois plus ambiguës.

Toujours est-il que Royer, fort de sa légitimité acquise, occupe une place centrale dans les débats au sein du club des Jacobins au cours de la seconde quinzaine d’août. Il réitère la demande de levée en masse et l’insère dans un appel à l’organisation du mouvement révolutionnaire, auquel se rallient les jacobins les plus radicaux, ainsi que les cordeliers et les femmes révolutionnaires. Il n’est donc pas étonnant que nous lui devons la première occurrence du mot d’ordre dans son discours à la séance des Jacobins du 30 août :

« Royer, qui ne veut plus de mesures partielles, rappelle que Danton dit une grande vérité lorsqu’il était président de la convention : Marat avait une fièvre révolutionnaire, et ce que disait Marat était excellent, mais on ne l’écoutait pas. On n’écoute pas davantage ceux qui parlent aujourd’hui comme lui (…) Qu’on place la terreur à l’ordre du jour, c’est le seul moyen de donner l’éveil au peuple et de le forcer à se sauver lui-même (…) On met aux voix la motion de Royer de mettre à l’ordre du jour les dernières mesures de salut public ; elle est adoptée » (11).

De fait, comme le souligne Serge Aberdam, « les envoyés apparaissent publiquement à chaque coup de boutoir par lesquelles s’imposent successivement les grandes mesures sur un ton qui marque leur autorité (…) C’est bien comme porte-parole d’une assemblée d’élus récents du suffrage universel direct et de garants de la Constitution démocratique qu’interviennent des orateurs comme Royer ». Ainsi « les envoyés rassemblés à Paris font un temps figure de seconde représentation nationale » (12), ce qui confère à la formulation inaugurale de « la terreur à l’ordre du jour » dans la bouche de Royer une importance toute particulière. Qui plus est dans cette formulation inaugurale, le mot de terreur et l’expression mesures de salut public sont équivalents. C’est une manière de se situer d’emblée à distance de l’interprétation montagnarde qui conçoit plutôt l’équivalence, « restrictive » mais jugée plus légitime, entre terreur et justice.

D’ailleurs Royer amplifie sont point de vue, toujours au club des Jacobins, le 1er septembre en indiquant ce qui devrait être le principal levier de la mise à l’ordre du jour de la terreur :

« Vous avez placé, dit Royer, la terreur à l’ordre du jour. Qui pourrait imprimer la terreur avec plus de succès qu’une armée révolutionnaire de trente mille hommes, divisée en plusieurs corps volants, accompagnée d’un tribunal révolutionnaire et d’une guillotine, faisant justice sur tout le territoire français des nobles, des traîtres, des modérés et des conspirateurs ». (13)

Qu’en est-il alors de sa proximité avec les cordeliers ? Certes Royer rédige de concert avec Hébert l’adresse que les Jacobins préparent pour la présenter à la Convention. Mais il associe aussi étroitement la notion de terreur avec celle de justice. D’un côté, en tant que porte-parole des envoyés, il élabore un compromis avec les Montagnards, de l’autre il favorise une certaine convergence avec le mouvement révolutionnaire, ce qui lui permet de ne pas totalement identifier son appel antérieur à l’organisation du mouvement révolutionnaire, désormais sous l’égide de la terreur, à la manière dont les cordeliers envisagent un exécutif révolutionnaire aux vastes pouvoirs, sans pour autant empiéter sur le pouvoir suprême de la Convention (14). Cette convergence partielle entre le porte-parole des envoyés du 10 août et les dirigeants du mouvement révolutionnaire avec de surcroît la composante féminine des Citoyennes révolutionnaires (15) confère cependant une signification particulière aux journées révolutionnaires des 4 et 5 septembre qui légitiment, sans vraiment le légaliser, le mot d’ordre de mise à l’ordre du jour de la terreur.

C- Les journées révolutionnaires des 4 et 5 septembre : la légitimation du mot d’ordre de mise à l’ordre du jour de la terreur (16).

Sous la pression populaire, concrétisée par la manifestation ouvrière du 4 septembre devant l’Hôtel de Ville, La Convention légitime, le 5 septembre, le mot d’ordre de mise à l’ordre du jour de la terreur, mais dans des conditions bien particulières. C’est en effet à la suite de l’intervention d’une députation du club des Jacobins, avec la lecture de l’adresse rédigée conjointement par Hébert et Royer, que la Convention prend acte du mot d’ordre, lui confère une valeur performative. Cependant, d’un compte-rendu journalistique à l’autre, la tonalité de la réponse à la demande des jacobins n’est pas identique :

« Une députation des ci-devant jacobins est à la barre ; mettez la terreur à l’ordre du jour dit l’orateur ; et ce mot est l’analyse de tout le discours qui n’est que le confirmatif des propositions faites dans le cours de la séance. Le président répond que la terreur va être véritablement à l’ordre du jour par la création de l’armée révolutionnaire que la convention vient de décréter ».

« Il est temps que l’égalité promène la faux sur toutes les têtes. Il est temps d’épouvanter tous les conspirateurs. Eh bien ! Législateurs, placez la terreur à l’ordre du jour (il s’élève de vifs applaudissements). Soyons en révolution, puisque la contre-révolution est partout tramée par nos ennemis (mêmes applaudissements). Que le glaive de la loi plane sur tous les coupables. Nous demandons qu’il soit établi une armée révolutionnaire. Le Président à la députation : Citoyens, c’est le peuple qui a fait la révolution, c’est à vous qu’il appartient d’assurer l’exécution des promptes mesures qui doivent sauver la patrie (…) Oui, le courage et la justice sont à l’ordre du jour ». (18)

Faut-il considérer qu’une telle intervention des Jacobins à la barre de la Convention marque la légalisation de la terreur comme le souligne David Andress : « In the aftermath of these words, a great revolutionary moment took on its definitive contours. From now on the Republic would be officialy engaged in terror, and the landscape of social and political relations, already transformed more than once by Revolution, would be radically changed once again » (18) ? Reste un problème : le mot d’ordre de mise à l’ordre du jour, s’il est légitimé par l’adoption de son principal instrument exécutif, l’armée révolutionnaire, ne se situe-t-il en retrait de la seule instance légale aux yeux des Conventionnels, la justice révolutionnaire ? C'est là où l'intervention du député montagnard Barère est d’un grand intérêt. Au nom du Comité de salut public, il prête à tort ce mot d’ordre aux agents de la Commune de Paris, en particulier Chaumette qui vient d’intervenir à la barre de la Convention, tout en le validant, donc le distancie à sa manière :

« Une armée révolutionnaire exécutera enfin de grand mot qu’on doit à la Commune de Paris ; ‘Plaçons la terreur à l’ordre du jour’ ? C’est ainsi que disparaîtrons en un instant les royalistes et les modérés, et la tourbe contre-révolutionnaire qui vous agite » (19).

Faut-il donc en conclure que ce mot d’ordre n’a pas reçu de traduction juridique, et que les Montagnards ont joué présentement un rôle particulièrement ambigu, comme le souligne justement Jean-Clément Martin ? De fait, en précisant que « les conventionnels ne veulent pas se prononcer sur la terreur, mais sans refuser d’emblée le programme radical », cet historien en vient à considérer également que « la mise à l’ordre du jour n’a pas été effective institutionnellement, pourtant ‘la terreur’ a bien été ‘à l’ordre du jour’ dans de nombreux endroits suite à des initiatives individuelles ou à l’action de groupes armées » (20). Cependant ne convient-il pas de mettre aussi l’accent sur la dimension légitime de « la terreur à l’ordre du jour » dans la mesure où elle est portée par un puissant mouvement révolutionnaire pendant l’été et l’automne 1793 ? Non seulement ce mot d’ordre est formulé par les envoyés de 10 août rassemblés en assemblée élue, mais il a bien reçu une traduction politique au sein de l’enceinte de la Convention par le fait que les députés concernés traduisent, certes à leur façon, la dimension performative de la demande du mouvement révolutionnaire, donc la légitiment. D’ailleurs, le propre du discours interlocutif d’assemblée, ici la Convention, n’est-il pas de légitimer une demande populaire en s’appuyant sur sa valeur performative pour ensuite la traduire dans les termes d’un projet maximaliste sans lui conférer une valeur juridique propre ?



Tant que le mouvement révolutionnaire garde sa vigueur, et qu’il n’est pas marginalisé par la mise en place du gouvernement révolutionnaire, l'usage de l'expression "la terreur à l'ordre du jour" n’est pas simplement le fait d’initiatives individuelles. Il est partie intégrante du discours interlocutif d'assemblée et du programme radical qui le soustend. Il s'étend jusqu'aux organes de l'opinion publique, en particulier la presse. Nous pouvons donc penser que cette expression a bien été légitimée jusque dans les rangs de la Convention, sans pour autant être institutionnalisée. Et c’est bien l’écho qu’en donnent les adresses envoyées à la Convention comme nous allons le voir.

Toujours est-il que, du côté du mouvement révolutionnaire, et des cordeliers en premier lieu, l’institutionnalisation de la demande de mise à l'ordre du jour de la terreur est un leitmotiv. Ainsi en est-il, le 15 septembre, lorsque Hébert, substitut du procureur de la Commune de Paris, insiste sur l’attribution légale de l’initiative de la terreur aux comités révolutionnaires, approfondissant ainsi le lien entre l’exécution des mesures de salut public, en particulier l’arrestation des gens suspects, et le principe de la terreur :

« L’heure de la vengeance est arrivée, point de quartier ; la convention vous a donné la plus grande latitude de pouvoir ; elle a ordonné que tous les gens suspects soient arrêtés : eh bien ! Il fait mettre en état d’arrestation non seulement les aristocrates décidés, mais aussi ceux qui n’ont rien fait pour la liberté. Il faut que la terreur soit à l’ordre du jour » (21).

Reste que les enragés, isolés du mouvement révolutionnaire en particulier par les Cordeliers dès juin 1793, y voit aussi le risque d’un retournement contre les vrais amis du peuple. Ainsi Leclerc précise dans son Ami du peuple du 15 septembre 1793 :

« Réflexion sur l’arrestation des gens suspects. On avait demandé que l’on mette la terreur à l’ordre du jour, on y a placé le funeste esprit de vengeance et de haine particulière, le fort écrase le faible et le met sous les verrous ».

En fin de compte, les premières attestations de l’expression « terreur à l’ordre du jour » que nous venons de situer dans un contexte historique bien précis relèvent d’un même registre performatif sur le mode exercitif, c'est-à-dire d’un jugement sur ce qui devrait être. C’est à ce titre que l’on peut utiliser le terme de mot d’ordre pour désigner ces premiers usages. Constatons également que le sujet de l’énoncé performatif « mettre la terreur à l’ordre du jour » est soit construit dans le dialogue interlocutif entre Jacobins et Conventionnels, soit effacé dans les interventions des dirigeants révolutionnaires. Il s’agit donc bien de traduire le sujet anonyme des droits de l’homme dans un sujet légitime par le fait de l’interlocution d’assemblée, et plus largement de la communication réciproque instaurée au sein de l’opinion publique.

II - « La terreur à l’ordre du jour » : « un mot d’adresse » à la Convention et/ou de la Convention ?

A-Le mouvement révolutionnaire, agent de la terreur : sociétés populaires et représentants en mission.

A l’initiative des Jacobins et des Cordeliers, mais aussi des Montagnards en mission l’expression « terreur à l’ordre du jour » circule dans les départements dès la mi-septembre 1793. De nouveau, nous nous posons la question de savoir dans quelle mesure et avec quelle ampleur elle est associée aux initiatives de représentants en mission garants de l’établissement du gouvernement révolutionnaire.

Cependant il convient d’abord de mesurer son impact dans les nombreuses adresses envoyées à la Convention entre la mi-septembre et la fin octobre. Nous en reproduisons les exemples les plus marquants :

18 septembre 1793, Société républicaine de Gignac: « Puisque vous avez sagement décrété que la France est en révolution, nous vous demandons l’établissement de cinq tribunaux révolutionnaires dans la République. Le tribunal de Paris, malgré son zèle et son activité, ne peut, ce nous semble, suffire pour punir les traîtres, les conspirateurs sans nombre qui nous travaillent en tout sens. Cette mesure révolutionnaire portera le trouble et l’effroi au sein de la malveillance et de l’aristocratie : mais la terreur est enfin à l’ordre du jour ». (22)

20 septembre 1793, Société populaire de Langres : « Restez donc à votre poste, et n’abandonnez le gouvernail que lorsque vous aurez conduit au port le vaisseau de la république. Placez la terreur à l’ordre du jour, comme vous l’ont dit nos frères de Paris, organisez l’éducation nationale qui doit régénérer nos mœurs ». (23)

26 septembre 1793, Société populaire de Gravelines : « Les foudres, oui les foudres parties du sommet de la Montagne frappent de toutes parts les brigands à couronne et le moment n’est pas loin où tous vont tomber ensevelis sous les décombres fumantes de leurs trônes embrasés (…) Représentants, sagement vous avez fait en mettant la terreur à l’ordre du jour (…) Restez à votre poste ». (24)

29 septembre 1793, Société populaire de Saint-Amand ; « Pères de la patrie, serait-ce temps de rentrer dans vos foyers (…) dans le moment (enfin) où vous avez mis la terreur à l’ordre du jour ! (25)

21 octobre 1793, Société populaire de Charolles ; « Vous avez mis la terreur à l’ordre du jour, ces mesures nous assurent que la partie sera sauvée ». (26)

26 octobre 1793, Société populaire de Saint-Maximin : « Citoyens représentants, que la terreur soit à l’ordre du jour, qu’ils tremblent les traîtres ! Ils mordront la poussière de la terre de la liberté qu’ils ont ensanglantée par leurs insinuations perfides ». (27)

26 octobre 1793, Société populaire d’Uzès : « Continuez, représentants, et ne craignez pas de nous voir oublier que vous avez mis la terreur à l’ordre du jour par le décret d’urgence qui déclare le gouvernement révolutionnaire ». (28)

En retrouvant, dans la masse des adresses envoyées à la Convention, de la mi-septembre à la fin octobre 1793, la série ci-dessus d’attestations de l’expression « terreur à l’ordre du jour », nous constatons que l’initiative de la terreur est généralement attribuée aux Conventionnels - voir la répétition de la phrase, « Vous avez mis la terreur à l’ordre du jour » -, la nature interlocutive de la source se prêtant bien sûr à un tel résultat. Cependant les attestations datées des 18 et 20 septembre se font aussi l’écho de la journée révolutionnaire du 5 septembre qui légitime la terreur. Quant à l’adresse d’Uzès, de fin octobre, elle date la décision de mise à l’ordre du jour de la terreur du moment où les Conventionnels formulent le projet de gouvernement révolutionnaire, le 10 octobre. Il s’agit plus d’un glissement significatif que d’une confusion : le mot d’ordre s’estompe derrière la nécessité d’établir le gouvernement révolutionnaire.

Au départ, le réseau des adresses des sociétés populaires répercute le lien établi, au cours de la crise de l’été 1793, entre terreur et moyens de salut public. En fin de parcours, la terreur est perçue comme une force active auprès du gouvernement révolutionnaire, sans s’y confondre. Le point décisif est de savoir alors quelle est l’interprétation que donnent les représentants en mission de cette force décisive. Michel Biard précise ainsi que « les représentants en mission ont pour la plupart été sincèrement convaincus que, dans l’affrontement inexpiable entre la Révolution et tous ses adversaires, du sang pourrait surgir la régénération, de la mort de l’ennemi pourrait naître la vue dans une Cité des frères enfin apaisée » (29). Ces députés en mission dans les départements ont donc bien contribué à associer l’initiative de la terreur à l’action du gouvernement révolutionnaire. Mais avec quel contenu et dans quel contexte ont-ils diffusé l’expression de « terreur à l’ordre jour » ? Constatons d’abord que nous en trouvons la référence dans nombre de rapports de représentants en mission.

Alors que les représentants auprès de l’armée des côtes de Cherbourg précisent à la mi-octobre que « Nous marchons à grand pas vers la fin de la guerre ; l’armée de la république est partout précédée de la terreur » (30), Dartigoyte, représentant dans les Gers et les Hautes-Pyrénées, en explicite la formule le 15 octobre. En effet :

« Il annonce qu’il a mis la terreur à l’ordre du jour, cela a produit le meilleur effet : tous les aristocrates tremblent, toutes les personnes suspectes sont arrêtées » (31).

Quant au jacobin Laplanche, il affirme successivement, le 19 octobre devant les Conventionnels avoir pris lui-même l’initiative de la terreur, puis le lendemain 20 octobre aux Jacobins avoir agi au titre de son mandat impératif :

(19 octobre) « Vous m’aviez envoyé dans les départements du Loiret et du Cher, je n’avais pas des instructions particulières du comité de salut public ; mais j’ai pensé que je devais me conduire révolutionnairement. J’ai mis partout la terreur à l’ordre du jour, j’ai taxé les riches et les aristocrates » ;

(20 octobre) « Partout, j’ai mis la terreur à l’ordre du jour ; partout j’ai imposé des contributions sur les riches et les aristocrates (…) J’ai destitué les fédéralistes, enfermé les gens suspects, mis les sans-culottes en force (…) J’ai fait guillotiner plusieurs fédéralistes (…) Enfin j’ai suivi mon mandat impératif, j’ai agi partout en chaud montagnard, en représentant révolutionnaire » (32).

Cependant, d’autres représentants font explicitement allusion à la nécessité d’en référer au comité de salut public pour instaurer la terreur, ainsi des représentants de la Haute-Garonne le 17 octobre :

« Toulouse, où le patriotisme est prépondérant serait demain le foyer d’un soulèvement si la terreur n’y était pas à l’ordre du jour ; il en est de même de l’Ariège et du Tarn. L’Aveyron et la Lozère menacent grandement : autorisez nous à y porter la terreur et les mouvements seront dissipés à l’instant » (33).

Enfin les représentants en mission insistent sur le caractère de justice, et de surcroît de justice de classe de l’initiative de la terreur :

Lettre du citoyen Milhaud, représentante auprès de l’armée du Rhin à Strasbourg du 6 novembre : « La terreur est à l’ordre du jour sur cette frontière. Les tribunaux révolutionnaires et militaires rivalisent de sévérité contre les égoïstes et les conspirateurs : tous les riches contre-révolutionnaires et fanatiques des villes et des campagnes sont arrêtés par nos ordres » (34).

Proclamations des représentants près l’armée des Pyrénées occidentales du 13 novembre et du 1er décembre 1793 : « Notre union fait notre force, ils le savent bien ces dignes amis de la tyrannie (…) C’est surtout vous, braves soldats, qui portez la terreur dans l’âme de ces traîtres » ; « Les représentants du peuple demandent qu’on tienne sans cesse pour les riches la terreur et la vengeance à l’ordre du jour » (35).

Lettre des représentants dans Commune-Affranchie du 23 décembre : « La terreur, la salutaire terreur est vraiment ici à l’ordre du jour. Elle comprime tous les efforts des méchants, elle dépouille le crime de ses vêtements et de son or » (36).

Nul doute donc qu’un certain nombre de représentants en mission prennent l’initiative de la terreur, mais dans une relation très étroite à la justice révolutionnaire plus que dans la perspective d’une amplification des mesures de salut public. Arrestations, suspicion, taxations rythment l’appel à l’établissement de la terreur contre « les riches, les fédéralistes, les aristocrates, les égoïstes, les conspirateurs et traîtres » bref les gens suspects. De fait, si un lien existe bien entre la mise à l’ordre du jour de la terreur et l’établissement du gouvernement révolutionnaire, sa formulation par Billaud-Varenne dans son rapport sur le gouvernement révolutionnaire montre bien qu’il s’agit avant tout, dans l’esprit des Montagnards, d’une affaire de justice symbolisée par l'échafaud et imposée par la force du peuple :

« Si les tyrans se font précéder de la terreur, cette terreur ne frappe jamais que sur le peuple (…) Au contraire, dans une république naissante, quand la marche de la révolution force le législateur de mettre la terreur à l’ordre du jour ; c’est pour venger la nation de ses ennemis et l’échafaud, qui naguère était le partage du misérable et du faible, est enfin devenu ce qu’il doit être : le tombeau des traîtres, des intrigants, des ambitieux et des rois » (37).

De même, le représentant du peuple Maignet, dont nous avons étudié l’activité révolutionnaire dans le Vaucluse et les Bouches-du-Rhône (38), aborde la référence à la terreur, au sein de son Instruction sur le gouvernement révolutionnaire du 19 pluviôse an 2, dans les termes de la loi, au point d’y associer intimement l’attribut de la justice révolutionnaire, la mort par l’échafaud :

« Quelle terreur auraient apporté dans l’âme de ces hommes que le crime avait endurcis les lois bienfaisantes et philanthropiques de la Constitution ! Pour les scélérats qui conspirent contre la patrie, il faut que la mort soit continuellement à l’ordre du jour ; qu’ils soient convaincus que partout l’œil vigilant du patriotisme les suit, que la loi les surveille, et qu’ils ne peuvent échapper au supplice », (39).

La terreur est bien présente par le fait du retournement de la terreur exercée par les ennemis contre eux-mêmes, attesté dès la mort de Marat. C’est à ce titre qu’elle donne force à loi, sans être pour autant une mesure légale en tant que telle. Donc elle n’est pas pour la Convention l’inéluctable accompagnement de toute mesure de salut public. Sa légitimité doit être justifiée dans chacune des circonstances qui la concernent. En est-il de même pour la presse de salut public où s’expriment les patriotes les plus radicaux ?

B- La presse de salut public et l'initiative de la terreur.

Nous avons donc pu délimiter un espace de propagation de l’expression « terreur à l’ordre du jour » où le dialogue interlocutif avec la Convention et de ses comités, amplifié par les représentants en mission, est prépondérant. Qu'en est-il plus largement de l'initiative de la terreur au sein de l’espace public de réciprocité recouvrant ce qu’on qualifie par l'expression d’opinion publique démocratique (40) ?

De fait, pendant les premières années de la Révolution française, il revient à la presse de se faire l'écho, amplificateur ou contradictoire, de l'opinion publique (41). Il importe donc de voir dans quelle mesure l'introduction du thème de la terreur dans le paysage journalistique marque un tournant dans l'attitude de la presse à l'égard de l'opinion publique. Ainsi le journaliste de L’Abréviateur Universel note, le 29 septembre 1793 :

« L'opinion, à en juger d'après la foule des journalistes, paraîtrait difficile à déterminer dans ce moment (…) Son empire est absolument despotique. La terreur qui est à l'ordre du jour a fait chanceler les colonnes elles-mêmes de son empire. Chacun craignant pour soi s'est montré tout à coup partisan de ceux dont il paraissait faire le moins de cas, ou s'en est détaché pour ne point ajouter à leur influence qui leur donnait de l'ombrage ».



La prudence de ce journaliste modéré, qui propose de bonnes recettes pour contourner la terreur, contraste avec la presse jacobine qui prend un caractère de salut public de plus en plus marqué. Profitant de l'espace laissé vide par la disparition progressive de la presse modérée sous le coup de nombreuses interdictions pendant l’été 1793, les journalistes jacobins diffusent, avec l'appui financier du ministère de la guerre, un nouveau genre éditorial, la presse de salut public. Véritable « thermomètre des évènements », cette presse cherche à jouer un rôle de guide dans l'organisation de la terreur au sein de l'opinion publique, ainsi que l’atteste les usages suivants :

Journal de la Montagne du 16 septembre 1793 : « La terreur est à l'ordre du jour. Plus de quartiers aux traîtres, aux méchants, aux gens de mauvaise foi. Assez et trop longtemps, nous leur avons parlé raison... La raison et la persuasion sont devenues inutiles avec nous. Nous déploierons aujourd'hui d'autres forces, nous exterminerons tous les ennemis de la république. Voilà les seules occupations dans lesquelles une âme vigoureuse peut trouver la plus intéressante matière pour son activité ».

Révolutions de Paris, 3 août-28 octobre 1793 : « Les moyens terribles que la France met en oeuvre porteront l'effroi dans l'âme de tous les partis qui voudraient entraver sa marche... Oui, la terreur est à l'ordre du jour et doit l'être pour les égoïstes, pour les fédéralistes, pour le riche sans entrailles, pour l'ambitieux sans probité, pour l'intrigant sans pudeur, pour le lâche sans patrie, pour tous ceux qui n'ont pas le sentiment de la dignité attaché au titre d'homme libre, de républicain pur ».

Révolutions de Paris, 28 octobre-4 novembre 1793 : « De l'esprit révolutionnaire. La terreur est à l'ordre du jour... Il y a encore des feuillants, des modérés, des égoïstes... Eh bien! Que la terreur fasse de vous des hommes puisqu'il n'y a pas d'autre moyen pour vous faire aller au pas. Debout et marchez! Il faut que tout le monde aille ensemble ».

Journal Universel, 15 novembre 1793 : « Depuis quelque temps la terreur est à l'ordre du jour. On poursuit tous ceux qui tramaient contre la république, soit par leur correspondance, soit par leurs écrits et leurs discours... La terreur ne doit cesser que lorsque nous serons parvenus à la paix; vouloir modérer un mouvement rapide et salutaire, c'est vouloir rétrograder » (Discours de Dufourny à la Convention).

Journal des armées des Côtes de Cherbourg, 8 décembre : « La terreur est donc à l'ordre du jour, le tocsin a sonné dans tous les départements qui bordent la Manche (…) Le temps des petites mesures est passé; un mouvement général et révolutionnaire dans toutes les parties de la République est indispensable ».

Anti-Brissotin du 1er février 1794 : « Si la terreur est à l'ordre du jour vis à vis des mauvais citoyens, la méfiance vis à vis des scélérats qui veulent paraître bon citoyen ne doit pas moins être également à l'ordre du jour ».

Gazette historique et politique, 7 février 1794 : « Dans un moment de crise aussi violente que celle où nous nous sommes trouvés, la terreur, mise à propos à l'ordre du jour, a sauvé la république ».

S'il s'agit bien sûr de poursuivre « tous ceux qui tramaient contre la République soit par leur correspondance, soit par leurs écrits et leurs discours », une telle fonction dénonciatrice de la presse vise à former l'esprit révolutionnaire, à individualiser le républicain « pur » perdu au milieu de ses ennemis. L'établissement de la terreur permet donc la formation de l'esprit social, devenu indispensable à la bonne marche des institutions révolutionnaires. Par un apparent paradoxe, la force même de la terreur, puissance d'une vérité destructrice qui outrepasse le langage de la raison, rend possible, dans l'horizon du droit naturel déclaré, l'épanouissement du sentiment d'humanité, du « sentiment de dignité attaché au titre d'homme libre » (cf. en particulier les Révolutions de Paris). Il est clair que l'initiative de la terreur dans la presse de salut public signifie beaucoup plus que la simple mise en marche de la justice révolutionnaire; elle s'étend à l'ensemble des manifestations publiques. C'est pourquoi cette presse reste très attachée au premier contexte de la mise à l'ordre du jour de la terreur, l'organisation du mouvement révolutionnaire par l'exécution des mesures de salut public les plus urgentes.

Cependant la lutte quotidienne des journalistes patriotes contre les fausses nouvelles, les « on dit » qui entravent l'exécution des mesures de salut public et génèrent un nouveau « despotisme de l'opinion », s'avère très aléatoire. Ainsi le journaliste de la Gazette historique et politique de la France et de l’Europe constate le 21 février 1794, que « Des ON-DIT, que DIT-ON. Eh bien, telles sont les avant-propos de toutes les conversations publiques et particulières ». La prolifération des on dit est bien la source principale de la diffusion des « fausses nouvelles ». En effet, « Une nouvelle se donne, se reçoit, se propage avec une rapidité incroyable; elle est absurde, qu’importe ? On vient de l’apprendre, il faut bien la conter et comme chacun aime à broder pour avoir l’air plus instruit, elle est sans cesse exagérée, et le bruit prend des racines si profondes qu’il est quelque fois dangereux de se montrer incrédule » (Réflexions sur les fausses nouvelles, Chronique de Paris du 31 mars 1793). « La tactique de nos faiseurs de nouvelles » (La Révolution de 92, 9 mars 1793), sortes de Crispins de la comédie, est pourtant bien connu. Qui n’en rencontre pas aux portes des clubs et de la Convention, au Palais-Royal, dans les cafés et la plupart des conversations de groupes dans les rues ! Que dit-il ? : « Ma nouvelle est très sûre. Je la tiens de M...., qui l’a entendue de la bouche de Mad... qui est en correspondance directe avec M... » (A propos des nouvelles, La Quotidienne du 9 septembre 1793).

Avec la mise à l’ordre du jour, journalistes jacobins souhaitent enfin fermer « la bouche des nouvellistes » coupable d’ « agiot de l’esprit public » (Journal des hommes libres du 16 octobre 1793) qui sévit jusqu'aux portes de la Convention. C'était réclamer l'instauration de la terreur au sein de l'espace public. Deux mois plus tard, le même journal avoue l'échec d'une telle entreprise :

« Est-il bien vrai que le fédéralisme soit étouffé... que le gouvernement révolutionnaire soit en vigueur, que la terreur soit à l'ordre du jour ? N'est-ce point un rêve ?... La terreur n'est pas à l'ordre du jour ... Comment permet-on que les nouvelles les plus fausses, les plus insensées circulent en foule du centre de Paris aux extrémités de la République, et portent ainsi l'incertitude dans l'esprit des patriotes et la sérénité dans l'âme des aristocrates ? » (42).

Pendant l'automne 1793 et l’hiver 1793-1794, la presse de salut public s'efforce donc d’étendre l’initiative de la terreur par l’appel à la multiplication des moyens de salut public. Ainsi Le sans-culotte observateur du 8 Nivôse an II (28 décembre 1793) inscrit en titre de paragraphe dans une rubrique intitulée « L’effet des grandes mesures », où il fait part du « mot d’adresse à la Convention » de « cette grande nation de sans-culottes », la formule « Que la terreur reste à l’ordre du jour ». Cette presse de « combat à mort entre les amis et les ennemis du peuple » appuie bien la mise à l'ordre du jour de la terreur par la diffusion de mesures vigoureuses. Et tout particulièrement là où l’on peut associer terreur et justice :

« La terreur et la guillotine sont à l'ordre du jour. " Armées révolutionnaires: O vous... qui allez vous enrôlez sous les Drapeaux du Sans-culottisme et former de nouvelles légions... Prouvez par des faits que ce n'est plus la terreur qui est à l'ordre du jour, mais le glaive vengeur des lois, et la Guillotine consacrée par la justice céleste" (Le Révolutionnaire, 8 novembre 1793).

C – « Les armées révolutionnaires, instruments de la terreur dans les départements » (43).

Le cordelier Ronsin, commandant de l’armée révolutionnaire donne le ton à la Convention le 20 octobre 1793 :

« Depuis que vous avez placé la terreur à l'ordre du jour, depuis que vous avez déclaré le Gouvernement révolutionnaire, le Peuple français s'est élevé, avec vous, à la hauteur de la Liberté. (…) Les hommes du 14 juillet, les hommes du 10 août, veillent encore; ils sont debout, ils sont là; et prêt à marcher pour assurer l'exécution des lois révolutionnaires ». (44).

Et les sociétés populaires appuient une telle intention :

« Dans une révolution et dans un moment où la terreur était à l'ordre du jour, il était permis de s'écarter des lois et de prendre des mesures de circonstances ». Un membre de l'armée révolutionnaire à la société populaire d'Avallon le 15 novembre 1793. (45)

Chargées de faire « planer le glaive exterminateur » au-dessus des têtes des « malveillants » et des « égoïstes », les armées révolutionnaires ont bien pour volonté d' « imprimer la terreur », et par là même de faire exécuter les lois, en particulier sur les subsistances, avec docilité. L'expression « la terreur et la guillotine sont à l'ordre du jour » devient la devise de l'armée du Nord, dont l'influence s'étend jusque dans les sociétés populaires :

Lettre de Ropest, commandant d'un bataillon de l'armée révolutionnaire du Nord, 8 décembre 1793 : « Tu te rappelles de l'effet que ta présence et celle de ton armée ont produit dans Douay (…) Mais tu devais bien penser que cette prétendue conversion n'existerait qu'autant que "la guillotine et la Terreur seraient à l'ordre du jour'' ». (46)

Adresse de la société révolutionnaire de Lille à toutes les sociétés populaires de la République, 11 décembre 1793 : « Notre énergie révolutionnaire, qui a pris pour devise 'la Terreur et la guillotine sont à l'ordre du jour ', déplaît à bien du monde ». (47)

Le mot d'armée révolutionnaire ne suffisant plus à « frapper de terreur » les modérés et les traîtres, il s'agissait d'aller crescendo dans l'intimidation verbale. Une certaine enflure verbale dans le registre de la terreur caractérise donc le discours autour de ces armées. Richard Cobb en vient alors à considérer que l'armée révolutionnaire est avant tout un instrument psychologique de propagande terroriste. Si elle dispose en permanence du mot terreur... sur le papier, elle n'est guère apte à mettre la terreur à l'ordre du jour faute de moyens. Et d’ajouter « L'action des armées révolutionnaires a été avant tout spectaculaire et éphémère. Cette violence verbale, extérieure, superficielle, faite de mots menaçants, de gestes dramatiques, constitue une sorte de terreur à prix réduit plus économe, peut-être plus humaine, que le recours aux grands moyens » (48).



Ce climat d’exagération sans résultats vraiment importants suscite la méfiance des Montagnards dont « le projet d’ouvrir l’avenir par mise en action de la morale affronte l’obstacle d’un renforcement de la contrainte » de même que « la réalisation du droit naturel (rationnel) dans un espace fraternel d’intersubjectivité se heurte à l’exclusion d’ennemis hypocrites, toujours plus nombreux » précise Françoise Brunel (49). A leurs yeux, l'armée révolutionnaire tend de plus en plus à prendre le visage d’une Méduse incarnant l’exagération de la terreur. Certes, du simple soldat au commandant en chef Ronsin, l'armée révolutionnaire puise sa légitimité dans le rapport établi, pendant l'été 1793, entre la terreur à l'ordre du jour et l'urgence des mesures de salut public. Mais les représentants en mission souhaitent la cantonner dans la fonction d' « instrument de mouvement et de terreur » (50). La guillotine ambulante dont il est souvent question dans les textes restera sur le papier à l’exemple de cette cartouche, distribuée à chaque membre de l’armée révolutionnaire du Nord, qui porte, en haut en son centre la gravure d’une guillotine montée sur roues, et de chaque côté les inscriptions : « le Peuple est las des traîtres », « la terreur et la guillotine sont à l’ordre du jour » (51).

Ainsi, l'armée révolutionnaire, première des mesures décrétées au moment de la mise à l'ordre du jour de la terreur, est vite écartée de toute forme de justice révolutionnaire, puis dotée de moyens très limités. Elle n'aura joué qu'un rôle mineur dans la mise en oeuvre de l'initiative de la terreur. Mais, bien sûr, dans la perspective lexicologique qui est la nôtre, l'inventaire des « exagérations verbales » des armées révolutionnaires en matière de terreur reste à faire.




D’ailleurs, face à une telle surenchère verbale, les observateurs de police, informateurs privilégiés des autorités gouvernementales, ont tendance de plus en plus à voir, dans l'affirmation publique d'un lien entre la guillotine et « la terreur à l'ordre du jour », une provocation des ennemis de la république :

« On parlait dans le café ci-devant Conti, des arrestations (...) Ce qui a trait à ce que disait ce citoyen, c'est qu'aujourd'hui dans plusieurs endroits, la terreur était à l'ordre du jour au point qu'on disait que les habitants de Paris seraient guillotinés les uns après les autres; c'est encore une nouvelle ressource de nos ennemis pour effrayer les patriotes. » (52).

De fait, pour les montagnards, l'outrance verbale dans le registre de la terreur n'est autre que l'un des ressorts favoris des « factions » qui préparent la chute de la république, comme le souligne Saint-Just à la Convention le 16 octobre 1793 :

« Citoyens, vous avez mis l'épouvante à l'ordre du jour : elle ne devait y être que pour les méchants. Mais par un plan très bien suivi de neutraliser les mesures en les outrant, la terreur, qui n'était faite que pour les ennemis du peuple, on a tout fait pour la répandre sur le peuple même, afin que fatigué de l'heureuse effervescence qui seule a maintenu la liberté jusqu'au aujourd'hui, il fît à la fin cause commune avec ses ennemis et retournât à la faiblesse indulgente (...) Il y a des factions dans la république » (53).

Maintenant il convient d’approcher de plus près un exemple régional, celui d’une ville, Marseille, dont nous avons par ailleurs tracé la destinée républicaine pendant la Révolution française (54).




D - Un exemple régional : la terreur à Marseille.

La première mention, dans la presse parisienne, de l'établissement de la terreur au sein des départements concerne le Midi :

« La terreur est aussi à l'ordre du jour dans le Midi républicain. Partout les sections sont fermées, et les sociétés populaires rétablies avec solennité. On arrête tous les bourgeois qui, dans les petites villes, étaient les agents des sections de Toulon... On désarme tous les gens suspects" (Correspondance politique de Paris et des départements du 9 septembre 1793).

Quatre mois plus tard, le Midi, et plus particulièrement Marseille, conserve toujours, aux yeux de la presse, l'initiative de la terreur :

« La terreur est toujours à l'ordre du jour dans cette partie de la république. Le tribunal des Bouches-du-Rhône condamne chaque jour à la peine de mort des conspirateurs et des fédéralistes » (Gazette française du 26 décembre 1793).



Sébastien Lacroix, sectionnaire parisien et commissaire du pouvoir exécutif, prend alors l’initiative de publier un Journal républicain de Marseille dans lequel il précise :

« La terreur est ici à l'ordre du jour comme à Paris ; il ne s'écoula pas une décade sans qu'une vingtaine de royalistes ne soient décapetisés (sic). L'assemblée générale des sociétés populaires du Midi, de concert avec celle de Marseille, entretienent le feu sacré du patriotisme (…) La loi sur les gens suspects est exécutée, ainsi que celle du maximum... Barras et Fréron électrisent le peuple par leur énergie » (55).

De fait, la présence à Marseille des représentants Barras et surtout Fréron, pendant plusieurs semaines, la tenue, dans la même ville, d'un Congrès républicain des sociétés populaires des départements méridionaux, tout au long des mois d'octobre et de novembre, enfin l'initiative éditoriale de Lacroix instaurent un climat propice à la propagation, dans un espace diversifié mais bien délimité, du « la terreur à l’ordre du jour ». Cependant l'Assemblée générale des sociétés populaires, qui comprend près de 1 200 délégués, en inscrivant son programme dans les objectifs du mouvement cordelier, et en définissant l'initiative de la terreur par référence à la guillotine et à l'armée révolutionnaire est très vite en proie à l'hostilité du Comité de salut public et des représentants en mission.

Alors qu’un des ses membres précise :

« Le patriotisme a repris toute son énergie en cette ville très célèbre et très inconstante en révolution, l'aristocratie y est anéantie et l'hydre du fédéralisme enfin terrassée paye tous les jours quelques unes de ses principales têtes à l'aimable guillotine. Notre assemblée, érigée en armée révolutionnaire, jette la consternation dans tous les modérés; dans nos séances la terreur et la punition des aristocrates y est (sic) toujours à l'ordre du jour » (56).

Le représentant en mission Fréron prend une toute autre direction. Après avoir proclamé l'instauration de la terreur à Marseille le 12 octobre…

« Les représentants du peuple viennent de faire succéder la vérité et la justice au système désastreux du modérantisme et du royalisme... MAIS LA TERREUR EST A L'ORDRE DU JOUR. Il ne suffira plus, pour jouir avec ingratitude des bienfaits de la révolution, d'être modérés, d'être accapareurs ou sectionnaires. Nous ne voulons que des républicains : sauver Marseille et raser Toulon, voilà le but de nos travaux » (57).

…il oriente principalement la terreur en acte vers la mobilisation des énergies et des moyens matériels nécessaires à la reprise de Toulon, occupé par les anglais, alors que sa politique, dans le domaine de la lutte contre les ex-fédéralistes et les agioteurs, fut quelque peu modérée (58).

Pour ne pas faire concurrence à Fréron, l'assemblée générale des sociétés populaires préfère alors à la formule « la terreur à l’ordre du jour » une autre expression à valeur de mot d’ordre, « du pain et du fer », qui associe étroitement le droit à l'existence et le droit à l'insurrection (59). La concurrence de ces deux mots d'ordre provoque alors un déplacement significatif : les mesures de salut public préconisées par le mouvement révolutionnaire ne sont plus associées prioritairement à l'expression terreur à l'ordre du jour. L'ambiguïté constitutive des premiers usages de cette expression - s'agissait-il d'établir la justice révolutionnaire ou d'exécuter les mesures de salut public ? - disparaît. Une telle clarification est aussi un recul stratégique pour les « hébertistes » marseillais. Fréron occupe seul le terrain où se déploie l'initiative de la terreur. Il peut ainsi conférer à l'usage du mot terreur une valeur plus performative que concrète. L'énonciation, de type définitoire, de l’expression « terreur à l’ordre du jour » signifie ici l'initiative gouvernementale sous la houlette de Fréron.

A vrai dire, la lecture du Journal républicain de Marseille, acquis à la politique des représentants en mission, permet de cerner la portée exacte de la politique « terroriste » de Fréron. Lacroix date de fait l'effectivité de la terreur du moment où le tribunal révolutionnaire de Paris condamne et fait exécuter les dirigeants girondins. Position très habile qui permet d'identifier terreur et justice tout en insistant sur un évènement qui n'aurait pas eu lieu sans la poussée populaire :

« Tribunal révolutionnaire de Paris. C'est à présent qu'on peut dire que la terreur est à l'ordre du jour, qu'elle règne, cette terreur, sur toute la surface de la république, qu'elle fasse retentir la voix du remords dans l'âme des généraux qui ont trahi la république ou qui ont envie de la trahir » (Journal républicain de Marseille du 8 novembre 1793).

Puisque le règne de la terreur est établi, il ne reste plus à notre journaliste qu'à changer le titre de sa rubrique habituelle sur le tribunal révolutionnaire. Il intitule cette rubrique « terreur à l'ordre du jour » ! Le tour est joué : l'initiative de la terreur est réduite aux quelques condamnations de fédéralistes prononcées par le Tribunal Révolutionnaire séant à Marseille.

A vrai dire, ainsi que l’indique l’agent national de la Commune de Marseille à l’occasion de la fête du 31 mai 1793, tenue donc à sa date anniversaire en 1794 :

« Que la terreur soit constamment à l’ordre du jour contre tous les tyrans, mais que la justice et la morale y soient bientôt pour tous les peuples. C’est alors seulement que nous pourrons sans crainte et sans réserve, nous livrer aux douceurs de la paix » (60).

Terreur, justice et morale se côtoient désormais pour le plus grand bienfait des amis de la République.

Au terme de ce premier parcours, il apparaît donc que le contexte linguistique de l’expression « terreur à l’ordre du jour » se modifie : les énoncés injonctifs se font plus rares, les énoncés définitoires se multiplient. Mais la charge performative de cette expression est toujours aussi forte. Dire que la terreur est à l'ordre du jour (ou qu'elle doit y être), c'est déjà la rendre effective. Nous en avons vu de parfaits exemples aux deux extrêmes du mouvement jacobin, avec l'armée révolutionnaire du Nord plutôt radicale d'une part et la politique de Fréron à Marseille plutôt modérée de l'autre. Ainsi, nous sommes confronté, depuis le début de notre travail, à un ensemble d'énonciations performatives/définitoires dont la caractéristique centrale est de rendre immédiatement opérant un acte de discours, « la terreur à l'ordre du jour ». Il s’agit là d’une une situation de discours très spécifique de la période révolutionnaire : dans la révolution permanente, l'être et le devoir être se confondent nécessairement. Mais la question demeure de savoir si l'expression terreur à l'ordre du jour est adéquate à la nature du gouvernement qui se met en place sous l'égide du Comité de salut public. La lutte des « factions », autour du rejet ou du maintien de la terreur, constitue l'épreuve de vérité qui permettra aux montagnards de déclarer, au-delà de la terreur, la vertu à l'ordre du jour.

III – La mise à l’ordre du jour de la terreur ; des luttes de faction à la prise de parti (l’hiver 1793-1794)

A - Les 'factions' aux prises : Méduse et/ou Minerve ?

Le 20 brumaire an II (10 novembre 1793), les députés Philippeaux, Bazire, Chabot et Thuriot lancent une vigoureuse offensive à la Convention contre « le système de terreur » qui, disent-ils, sévit dans les départements. La terreur se retrouve en position d'accusée dans les énoncés suivants :

« La terreur / le système de terreur détruit les vertus magnanimes

étouffe les élans de l'imagination

comprime les efforts du patriotisme

rend le législateur incapable de faire de bonnes lois

annonce la ruine des patriotes

nous menace d'une nouvelle tyrannie

tend à nous faire déchirer les uns les autres

tend à diviser les patriotes

dénigre les commissaires auprès des armées

écrase tous les départements » (61).

Cette attaque frontale contre l’instauration de la terreur vise certes prioritairement le mouvement cordelier. Deux jours plus tôt, une affiche, intitulée Le Révolutionnaire, proclamait que « la terreur et la guillotine sont à l'ordre du jour ». Le 20 octobre, Ronsin, commandant de l'armée révolutionnaire, rappelait la nécessaire inscription du pouvoir exécutif dans l'horizon de la terreur (62). Les montagnards modérés s'en effrayèrent. Cependant, sans-culottes et jacobins réagissent immédiatement à cette campagne de dénigrement de la terreur et demandent le maintien d'une politique de rigueur. Ainsi des sections à l’exemple de la section de Guillaume-Tell :

« Vous venez de donner un exemple terrible fait pour étonner l'univers et effrayer les grands coupables. La section Guillaume-Tell vous en félicite. Elle vous félicitera davantage si vous tenez sans cesse au grand ordre du jour l'épouvante et la terreur, les deux plus grands leviers des révolutions » (63).

Mais, aussi et surtout les Jacobins le 13 novembre 1793 :

« Oui, représentants, le Français, dans son dévouement, ne connaît que le courage et la mort, la justice ou la mort, la terreur ou la mort pour assurer la liberté. La terreur, elle est le salut même de ces lâches ennemis que la pitié veut bien épargner. Continuez donc, représentants, par pitié même, la Méduse de la terreur, opposez aussi cette Méduse à ces mielleux et perfides orateurs qui voudraient, avant la paix générale, vous toucher en faveur de leurs amis; ou peut-être même de leurs complices (…) Oui, il existe encore un côté droit, il n’attend que du courage et un chef (…) Suspendez, ajournez la terreur, et ce cher paraîtra (…) Quoi donc ! Vous qui êtes la Minerve des Français, touchés d’une imprudente pitié, vous laisseriez le crime enlever de votre égide la Méduse de la terreur » (64)

… auxquels répond le conventionnel Courtois, proche de Danton, le 4 décembre 1793 :

« La terreur est à l’ordre du jour, mais son empire doit être réglé par la prudence. Il est juste de méduser les lâches et les traîtres, mais la tête de la Méduse doit être remis aux mains de Minerve. Ce serait un crime d’arrêter le mouvement révolutionnaire, mais cela en serait un aussi de ne pas permettre que la force morale suive et pousse ce mouvement salutaire » (65).

Constatons que le débat entre minimalistes et maximalistes se fonde sur le lien entre terreur et justice, Méduse et Minerve. A la fin de 1793, la Convention a repris en main l'initiative de la terreur et l'inscrit sans ambiguïté dans l'horizon de la justice révolutionnaire. Cependant le duel narratif n’est pas achevé : jacobins modérés et jacobins cordeliers s'affrontent verbalement. Nous pouvons radiographier cet affrontement à l'aide d'une série d'attestations issue des deux principaux organes de la presse pamphlétaire; le Père Duchesne d'Hébert, proche des cordeliers, et le Rougyff de Guffroy, proche du « parti dantoniste » :

Rougyff, 27 octobre 1793 : « Depuis que la terreur est à l'ordre du jour, depuis que vous avez décrété que le gouvernement est révolutionnaire, tous les amis de la liberté se sont placés à la hauteur des circonstances ».

Rougyff, 2 décembre 1793 : « (propos de Gueule d'Empoigne) Mais ont dit les Pittistes et les royalistes français, la terreur étant à l'ordre du jour, il faut nous retirer de cet état d'anxiété, il nous faut faire une explosion générale... Le peuple français, partout au pas de charge, tient la terreur à l'ordre du jour ».

Rougyff, 10 décembre 1793 : « Il faut allier l'audace révolutionnaire avec la sagesse. L'infâme a dit en son coeur : la terreur est à l'ordre du jour, augmentons-la, agglomérons la masse des mécontents; que la somme des maux paraisse surpasser les bienfaits de la révolution ».

Rougyff, 20 décembre 1793 : « Le peuple a donc raison de mettre la terreur à l'ordre du jour. Le 2 septembre, le peuple ne se montra terrible que pour effrayer ses ennemis ».

Rougyff, 27 décembre 1793 : « Le peuple a mis la terreur à l'ordre du jour, qu'elle y reste, que la convention maintienne cette effervescence nécessaire, qui doit bientôt casser la fièvre politique qui nous tourmente et ramener l'équilibre dans les oscillations du corps social : mais gardons nous de défier des médecins qui doivent accélérer le retour de la santé ».

Père Duchesne, N° 309, 15 novembre 1793 : « Puisque la terreur est à l'ordre du jour et la guillotine permanente, que tous les ennemis du peuple périssent! N'allons pas saigner du nez et faire un seul pas en arrière ».

Père Duchesne, N° 320, 12 décembre 1793 : « Point de pitié pour les ennemis de la république. La Convention, en mettant la terreur à l'ordre du jour, a sauvé la république. Si elle parlait d'indulgence, elle se perdrait avec nous ».

Père Duchesne, N° 327, 26 décembre 1793 : « Ce n'est que depuis que nous avons mis les gens suspects à l'ombre, ce n'est que depuis que la terreur est à l'ordre du jour, ce n'est que par la vertu de la sainte guillotine que nous nous sommes sauvés ».> Père Duchesne, N° 328, 28 décembre 1793 : « La convention, qui a sauvé la sans-culotterie, en foutant à l'ombre les hommes suspects et en mettant la terreur à l'ordre du jour ».

D'un pamphlet périodique à l'autre, on note une différence dans la nature du sujet de la phrase-pivot X (mettre la terreur à l'ordre du jour) :

Rougyff

Le peuple français a mis la terreur à l'ordre du jour /veut que la terreur soit à l'ordre du jour /a raison de mettre la terreur à l'ordre du jour/ tient la terreur à l'ordre du jour

Père Duchesne

La Convention (et nous) / a (avons) mis la terreur à l'ordre du jour/ a (avons) mis les gens suspects à l'ombre.

Dans le Rougyff, le sujet de la terreur à l'ordre du jour est un sujet abstrait, référé au principe d'activité qui définit le peuple, tout comme la souveraineté en définit l'essence. C'est alors que toute tentative effective d'étendre la terreur est assimilée à une action des ennemis du peuple. A l'inverse, le Père Duchesne définit d'abord la terreur à l'ordre du jour comme le moment de la révolution, puis rattache cette conjoncture conjointement à l'action dominante du peuple et au rôle dirigeant de la Convention. Pour les hébertistes, le gouvernement révolutionnaire puise sa légitimité dans l'événement, la journée du 5 septembre, qui a légalisé le mot d'ordre de mise à l'ordre du jour de la terreur.

Ainsi L'oubli de cet évènement a fait rétrograder la révolution, écrit le Père Duchesne de Lyon à son frère de Paris :

« L'on a décrété le gouvernement révolutionnaire et j'étais avec peut-être deux ou trois mille sans-culottes, à la Convention, lorsqu'on a décrété, d'après le rapport de Barrère, que la terreur serait à l'ordre du jour. Rien que ce mot fait trembler les ennemis du peuple, mais, foutre, par quelle fatalité cette terreur s'est-elle tout à coup métamorphosée dans la plus tranquille et inconcevable confiance de la part des royalistes, des aristocrates et des modérés que l'on regardait, avec raison, il y a trois mois, comme les hommes les plus dangereux et les plus criminels de la République » (Le Père Duchesne de Damame du 24 février 1794).

B - La morale à l'ordre du jour : « la vertu et la terreur ».

Dans le courant du mois de janvier 1794, les jacobins prennent acte du duel narratif entre les « factions » dont l'épisode le plus connu est la lutte entre le Vieux Cordelier de Camille Desmoulins et le Père Duchesne d'Hébert. Il est clair que l'hostilité de Camille Desmoulins à l'égard de la politique de terreur s’exprime de plus en plus librement. C’est ainsi qu’il prend de plus en plus ses distances en frimaire an II avec la mise à l'ordre du jour de la terreur dans des termes explicites, voire ironiques :

« On veut que la terreur soit à l’ordre du jour, c’est-à-dire la terreur des mauvais citoyens ; qu’on y mette donc la liberté de presse ; car elle est la terreur des fripons et des contre-révolutionnaires » (N°3)

« Je pense bien différemment de ceux qui vous disent qu’il faut laisser la terreur à l’ordre du jour. Je suis certain, au contraire, que la liberté sera consolidée et l’Europe vaincue, si vous aviez un comité de clémence (…) La terreur n’est que le Mentor d’un jour » (N°4)

« Je crois qu'il a été bon de mettre la terreur à l'ordre du jour, et d'user de la recette de l'esprit sain, que la crainte du seigneur est le commencement de la sagesse; de la recette du bon sans-culotte qui disait : moitié gré, moitié force » (N°6).

Un écho sans doute proche et hostile au discours de la députation au Club des cordeliers à la Convention nationale le 21 décembre 1793 :

« La terreur qui est à l'ordre du jour peut elle être dirigée contre les patriotes. Non... c'est contre les aristocrates, les malveillants et les agents perfides seuls qu'elle est, avec raison, dirigée » (Moniteur).

Soucieux de clore ce duel verbal, qui glisse dangereusement vers la mise en cause du gouvernement révolutionnaire, les robespierristes mettent à l'ordre du jour, dans le Club des jacobins, la discussion sur la nature du gouvernement anglais. C'est l'occasion de définir les ennemis du peuple, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, sur qui devait s'exercer la terreur. Avant même l'ouverture de ce débat, les jacobins s'accordent pour souligner la positivité du sentiment de terreur suscité, par l'action de la révolution, à l'extérieur de la France :

« La terreur est aussi à l'ordre du jour, nous mande-t-on d'Angleterre, le seul nom de sans-culotte fait frissonner dans son comptoir le marchand qui a peur du diable de la descente » (Courrier républicain du 1er décembre 1793).

« La terreur de la liberté est vraiment à l'ordre du jour dans les cours des despotes coalisés » (Courrier républicain du 4 janvier 1794).

Cependant, dans les interventions sur la nature du gouvernement anglais aux Jacobins, deux positions s'affrontent en ce qui concerne l'extension présumée de la terreur en Angleterre :

(Lepeletier) « Après avoir mis pour les traîtres la terreur à l'ordre du jour dans la république, et avoir ressenti toute son influence efficace, vous voulez la porter chez les rois de l'Europe et le tyran d'Angleterre est celui que vous voulez terrasser le premier en démontrant au peuple anglais tous les vices de sa constitution et les crimes de son gouvernement » (65)

(Bontemps) « Que non seulement la terreur ne cesse pas un instant d'être à l'ordre du jour au milieu de nous, mais aussi qu'elle traverse les mers, qu'elle s'établisse au Palais de St-James (…) Quand cette couronne usurpée par la maison d'Hanovre sera brisée... alors le peuple anglais pourra nous inspirer quelque intérêt (…) Jusqu'à cette époque, nous ne devons leur parler et négocier avec eux (nos ennemis anglais) que par la bouche de nos canons » (66).

Pour le premier orateur cité, le jacobin Lepeletier, le peuple anglais est « un peuple qui se dit libre et philosophe »; il faut l'aider à retrouver ses vertus originaires, sa prédisposition à la liberté en lui « démontrant les vices de son gouvernement ». Ainsi le gouvernement révolutionnaire ne doit appliquer la terreur qu'au gouvernement anglais, tyran du peuple anglais. Le second orateur, le sans-culotte Bontemps, quant à lui, doute fortement de la qualité d'hommes libres qui siègerait quelque part parmi les membres du peuple anglais. Quel est ce peuple qui accepte si facilement le fardeau de la tyrannie ! Il demande donc que l'initiative de la terreur touche, dans l'immédiat, la totalité des anglais. On lui reprochera de vouloir « aliéner le nom du peuple anglais » auprès du peuple français, de refuser la distinction entre le peuple anglais et son gouvernement.

Robespierre intervient tardivement dans la discussion. Mais l'impact de son discours est fondamental (67). Une formule fortement performative, « Je hais le peuple anglais » et un principe, « La république n'admet pas de distinctions entre ses ennemis » résument sa prise de position. Le peuple anglais est solidaire des vices de son gouvernement; il a perdu toute vertu, il doit subir les rigueurs de la terreur. Le critère distinctif des ennemis du peuple est ici essentiellement moral. Le peuple français est vertueux : « Malheur à celui qui oserait diriger vers le peuple la terreur » s'écrie Robespierre. Son principal ennemi se trouve dans le gouvernement. Quant au peuple anglais, son attitude morale oblige à le confondre avec son gouvernement. Cette analyse aboutit à la maxime suivante : « Il faut étouffer les ennemis intérieurs et extérieurs de la république, ou périr avec elle; or, dans cette situation, la première maxime de votre politique doit être qu'on conduit le peuple par la raison, et les ennemis du peuple par la terreur » (68).

Seul un gouvernement révolutionnaire, conduit par la vertu, peut être à la fois « modéré envers le peuple » et « terrible envers lui-même par l'énergie de ses rapports » (69). La « terreur de la justice nationale » (70) se substitue insensiblement à « la terreur à l'ordre du jour » ; elle trouve sa légitimité sur le terrain de la morale révolutionnaire :

« Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur ; la vertu, sans laquelle la terreur est funeste; la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. La terreur n'est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible; elle est donc une émanation de la vertu; elle est moins un principe particulier, qu'une conséquence du principe général de démocratie, appliqué aux plus pressants besoins de la patrie » (71).

Nous comprenons pourquoi désormais la référence, certes toujours active, à la nécessité de mettre la terreur à l’ordre du jour contre les ennemis de la République s’accompagne souvent du rappel des bienfaits de la Constitution et de la régénération révolutionnaire. Ainsi en est-il dans le discours du citoyen Moussard instituteur lu à la section des Piques le 22 pluviôse an II :

« La terreur est à l’ordre du jour, c’est que nous voulons l’Egalité, la Liberté, la République une et indivisible, c’est que les scélérats ne veulent pas ce que nous voulons, nous ne devons donc pas leur laisser goûter aux bienfaits d’une Constitution qu’ils abhorrent, qu’ils veulent anéantir (…) Ah ! quand la terreur est à l’ordre du jour, quand le volcan révolutionnaire plane sur l’horizon de la liberté, que le glaive de la loi tranche les têtes coupables. Notre société ne pourrait-elle prendre l’émétique de la génération, et expulser de son sein tout ce qui porte le caractère de la réprobation » (72).

Reste que les cordeliers demeurent soucieux de garder le cap. Ainsi en est-il dans l’intervention de Ronsin, le 7 mars 1794, au club des Cordeliers :

« La faction de Brissot n'était pas encore anéantie, les chefs de cette conspiration étaient près d'expier sur l'échafaud tous les attentats du fédéralisme, et, déjà, une coalition nouvelle se formait (…) Les mots de clémence, d'humanité, de vertus morales étaient devenus dans la bouche de ces nouveaux factieux, un signal d'oppression contre des patriotes qu'ils appelaient des Omars, des Cannibales (...) Que le peuple se tienne toujours debout, que la terreur soit à l'ordre du jour : qu'elle y soit par l'exécution rapide de toutes les grandes mesures révolutionnaires consignées dans les différents rapports faits au nom du comité de salut public, et consacrées tout récemment par les décrets de la Convention » (73).

Cependant, reposer l’équivalence « originaire » entre « la terreur à l’ordre du jour » et l'exécution des grandes mesures révolutionnaires, même en conformité avec la légalité de la Convention, apparaît sous un jour bien différent dans le contexte de l’hiver 1794. Foncièrement hostile à une rhétorique de salut public à l’encontre d’ « une coalition nouvelle », les Montagnards réagissent avec force. Quelques jours plus tard, les dirigeants cordeliers sont arrêtés et exécutés au nom de « la terreur de la justice nationale ». Dès le 6 mars, Barère est de nouveau en première ligne :

« C'est à la justice révolutionnaire à s'emparer de ces hommes coupables, de ces manoeuvriers conspirateurs, de ces agitateurs mercenaires (…) Nous avons mis la terreur à l'ordre du jour contre les aristocrates et les faiseurs de complots contre la république » (74).

Le divorce entre terreur et moyens de salut public d’une part, terreur et justice d’autre part est bien consommé. C’est à l'expression globalisante la vertu et la terreur que revient la formulation terminale du trajet thématique de l'expression terreur à l'ordre du jour que nous avons décrit, du moins dans sa version légitime. Les Montagnards, en particulier Saint-Just et Robespierre, inscrivent bien la terreur dans la perspective de leur projet politique. Par là même, ils modifient sensiblement les données de départ, où la référence au droit naturel déclaré, à travers le lien entre terreur et mesures de salut public, constituait l’essentiel de l’horizon d’attente. Continuité, rupture, approfondissement, changement de terrain ? On peut considérer avec Jean-Pierre Gross (75), que « la morale et la vertu », proclamées en tant que principes par les robespierristes et appliquées dans les décrets, prend définitivement le dessus sur « la terreur à l’ordre du jour », d’autant qu’elle maintient le double objectif révoolutionnaire de la lutte contre les ennemis et du secours aux opprimés. C’est dire que aussi que les jacobins radicaux sont des gens réfléchis dans leur majorité, et non des hommes violents, qui ont su construire le mouvement national sur une terreur « douce , ou tout du moins toujours pensée dans les termes de la justice. Les usages de l’expression « la terreur à l’ordre du jour », s’ils sont de bons indices des luttes politiques, ne se référent donc pas à priori à une dictature terroriste et sanglante.

Terminons provisoirement notre parcours parmi les usages de l’expression « terreur à l’ordre du jour » par le cas de Julien fils, en mission à Bordeaux pendant le printemps 1794, qui, dans sa correspondance avec Saint-Just, montre avec quelle précaution - alors que sommes au cœur du fédéralisme - , et selon quelle orientation l’usage de l’expression « terreur à l’ordre du jour » perdure encore un temps :

Lettre du 25 prairial en II – 15 juin 1793 : « Bordeaux est un foyer de négociantisme et d'égoïsme (…) Le moi humain absorbait tout, et les différents intérêts privés étouffaient l'intérêt public (…) J'étais là qui observais tout, je rappelais les principes, ralliais les esprits autour du comité de salut public et de l'amour dû, non à quelques personnages, mais à la liberté et à la patrie. Bientôt on fit courir le bruit que j'allais poursuivre les patriotes, mettre la terreur à l'ordre du jour (…) Je nommai un bon comité de surveillance, après m'être informé en détail des moeurs et de la vie privée, comme des principes et de la vie politique de chacun des membres. Je déclarai que la terreur serait à l'ordre du jour contre la seule aristocratie, quel que fût son masque et son voile. La commission révolutionnaire, qu'avait réintégrée dans ses fonctions le comité de salut public, reparut et me seconda (…) Cette conduite a paru me valoir l'estime ; les fêtes nationales ont réveillé l'énergie du peuple, et la révolution, devenue plus aimable, a été aimée. Les intrigants m'ont fui, les républicains m'ont entouré » (76).

Ainsi L'historien du discours positionne d'emblée la formation du mot d’ordre de terreur à l’ordre du jour au sein de l’événement, se distanciant ainsi de la version standard de la terreur qui en fait un équivalent de la « dictature robespierriste », à l'identique d'historiens tels que Aulard et Jaurès (77). Plus avant, Il décrit le cheminement complexe et les enjeux, dans les luttes politiques quotidiennes, des usages d’une expression au sein du large éventail des acteurs du mouvement jacobin.

Cependant il revient plutôt au philosophe de démêler, non sans quelque difficulté, l’espèce particulière intitulée « terreur à l’ordre du jour »

Claude Lefort: « En dépit de la symétrie apparente en vertu de laquelle la terreur libératrice paraît une réplique de la terreur des tyrans, il y a entre elles un hiatus (…) La première demeure sans consistance propre; elle est consubstantielle à un système de gouvernement; elle ne suscite aucune question qui ne soit déjà formulée dans l'analyse de ce système. Si bien que le mot terreur, on pourrait l'échanger sans dommage contre un autre : peur extrême, crainte communément partagée - à considérer la population victime - ou bien déchaînement de la violence arbitraire - à considérer l'action du gouvernement. En revanche, quand la Convention met la Terreur à l'ordre du jour (imagine-t-on la formule prononcée par un tyran ou son conseil ?), elle fait surgir une nouvelle espèce politique, elle donne une substance à ce qui n'était qu'un attribut de pouvoir arbitraire. Nommée, pour ainsi dire exposée au regard de tous, consacrée, elle s'avère émancipée. Impossible désormais de lui assigner un maître : il s'agit pour chacun plus que de la servir, de la vouloir, comme on veut la vertu, comme on veut la liberté » (78).

De cette espèce politique si particulière, retenons en fin de compte sa transvaluation par « la vertu à l’ordre du jour » dans les propos d’une républicaine marseillaise qui, victime de la suspicion, doit se justifier auprès de Maignet, Thérèse Clappier (79) :

« Citoyen représentant, est-il bien possible qu'au printemps de mon adolescence, dans un moment où la vertu est à l'ordre du jour, et la tyrannie exécrée, je gémisse dans une maison d'arrêt et que je sois mise au rang des personnes suspectes, moi qui jusqu'à présent n'avait connu que les jeux des ris et de l'enfance (…) Daignez donc citoyen représentant jeter tes regards sur ma situation et l'oeuvre de la justice, et de ma juste réclamation et de mon innocence. Et tu t'empresseras de me faire rendre la liberté.»

N.B. Ce texte est une version améliorée et mise à jour de notre étude, « La terreur à l’ordre du jour (juillet 1793-mars 1794) », publiée dans le fascicule 2 (1987) du Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815), Paris, diffusion Champion dont vient de paraître le huitième fascicule (2006). Voir la présentation sur le site.




Notes

(1) « Terreur et sa famille morphologique de 1793 à 1796 », Néologie et lexicologie, Paris, 1979.

(2) « Terreur, terroriste, terrorisme », Handbuch politisch sozialer Grundbegriffe in Frankreich, 1680-1820, Munich, Oldenbourg, Heft 3, 1985. On en trouvera une version abrégée en français dans les Actes du 2e colloque de lexicologie politique, INaLF, diff. Klincksieck, 1982.

(3) Nous présentons les critères formels qui permettent de qualifier les premiers usages de l'expression terreur à l'ordre du jour de mot d'ordre dans notre travail : « La formation d'un mot d'ordre : Plaçons la terreur à l'ordre du jour (13 juillet-5 septembre 1793) », Bulletin du Centre d'analyse du discours de Lille III , N° 5, 1981.

(4) Nous étudions, de manière détaillée, cet événement dans : « La mort de Marat à Paris (13 juillet-5 septembre 1793) », La mort de Marat, Flammarion, 1986 et 1793. La mort de Marat, Bruxelles, Complexe, 1989.

(5) Dans notre ouvrage sur Discours et événement. L’histoire langagière des concepts, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2006, et sur le présent site à propos de la mort de Marat.

(6) Archives Nationales, C 262. Les mots et expressions de "terreur", et "terreur à l'ordre du jour" sont soulignés de notre fait dans l'ensemble des énoncés d'archive.

(7) Discours du citoyen Drouet, B.N.F, 8° Le38 336.

(8) Archives Nationales, C 262.

(9) Pour une analyse plus détaillée, nous renvoyons à notre étude : "Nous/vous/tous : la fête de l'union du 10 août 1793", Mots, N° 10, mars 1985.

(10) D'après le Moniteur, tome XVII, p. 387 et 388.

(11) Journal des débats de la société des Jacobins, N° 486.

(12) « Guerre civile et légitimation : le cas de la Constitution de 1793 », in Constitution et Révolution, sous la dir. de Roberto Martucci, Macerata, Laboratorio di storia constituzionale, 1995, p. 352 et 355. Et aussi du même auteur, « Un aspect du Référendum de 1793 : les envoyés du souverain face aux représentants du peuple », In : Vovelle, M. (éd.), Révolution et République. L'exception française, Paris, Ed. Kimé, 1994.

(13) Journal des débats de la société des Jacobins N° 487.

(14) Voir notre étude, avec Raymonde Monnier, sur « Les Cordeliers et la République de 1793 », Révolution et République. L'exception française, M. Vovelle ed., Paris, Kimé, 1993

(15) Voir, à ce propos l’ouvrage de Dominique Godineau, Citoyennes tricoteuses. Les femmes du peuple à Paris pendant la Révolution française, Aix-en-Provence, Alinéa, 1988.

(16) Pour une analyse plus détaillée de cet évènement, nous renvoyons à notre étude, en collaboration avec Denise Maldidier, « La journée révolutionnaire parisienne du 4 septembre 1793 », L'événement, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1986. Voir également Diane Ladjouzi, « Les journées des 4 et 5 septembre 1793 à Paris. Un mouvement d’union entre le peuple, la commune de Paris et la convention pour un exécutif révolutionnaire », Annales historiques de la Révolution française, Numéro 321, 2000 En ligne Cette seconde étude insiste, avec justesse, sur l'importance de la demande de subsistances au cours de cette journée révolutionnaire qui se traduit par la formule de Chaumette à la Convention le 5 septembre, "Des subsistances, et pour en voir force à la loi", formule dont il convient d'étudier la formation et la propagation sur la base de l'énoncé "Du pain et X". Voir notre étude à ce sujet, en collaboration avec Denise Maldidier, dans Discours et archive, Liège, Mardaga, 1994.

(17) Correspondance politique de Paris et des départements du 6 septembre 1793 et Moniteur, tome XVII, p. 526.

(18) The Terror. The Merciless War for Freedom in Revolutionary France, Farrar, Strauss and Giroux, New-York, 2005, p.179.

(19) Ibid., p. 531.

(20) Violence et Révolution. Essai sur la naissance d’un mythe national, Paris, Seuil, 2006, p. 189.

(21) Séance du Conseil général de la Commune de Paris du 15 septembre, Journal de la Montagne.

(22) Archives Nationales, C 279

(23) Archives Nationales, C 275.

(24) Archives Nationales, C 281

(25) id.

(26) Archives Nationales, C 280

(27) Archives Nationales, C 279

(28) Archives Nationales, C 280

(29) Missionnaires de la république. Les représentants du peuple en mission (1793-1795), Paris, CTHS, 2002, P. 336.

(30) L’Antifédéraliste du 14 octobre 1793.

(31) Archives Parlementaires, tome 76, p. 596.

(32) D’après le Moniteur et le recueil d’Alphonse Aulard, Le club des Jacobins, tome V, 471.

(33) Archives Nationales, AF II 169.

(34) Feuille de salut public du 24 brumaire an 2.

(35) Archives Nationales, AF II 264 et 113.

(36) Journal de Commune Affranchie du 23 décembre 1793.

(37) Rapport fait au nom du Comité de salut public sur un mode de gouvernement provisoire et révolutionnaire, Archives nationales, AD XVIII A 8, p. 13.

(38) En particulier « La mission Maignet », en collaboration avec Martine Lapied, L'an II, Annales Historiques de la Révolution française, n°2 (1995).

(39) Archives Nationales, F7 4774 (29), p. 3.

(40) Voir en particulier Raymonde Monnier, L’espace public démocratique ? Essai sur l’opinion à Paris de la Révolution au Directoire, Paris, Kimé, 1994.

(41) Voir à ce propos notre étude sur « Les journaux parisiens dans les luttes révolutionnaires en 1793. Presse d’opinion, presse de salut public et presse pamphlétaire » in La Révolution du journal (1788-1794), sous la dir. de Pierre Rétat, Paris, Editions du CNRS.

(42) Journal des hommes libres du 30 décembre 1793

(43) C'est le titre de l'importante étude de Richard Cobb sur Les armées révolutionnaires, instruments de la terreur dans les départements, Paris, Mouton, 1961, deux volumes.

(44) Affiche de la bibliothèque de l’Assemblée Nationale.

(45) Richard Cobb, Les armées révolutionnaires, instruments de la terreur dans les départements, op. cit., tome II, p. 613.

(46) Archives Nationales, W 498

(47) Aperçu de la situation actuelle de Lille, B.N.F, 8° Lb41 3688

(48) Les armées révolutionnaires, instruments de la terreur dans les départements, op. cit. , II, p. 739

(49) Dans son étude, sur le présent site, relative aux institutions civiles et à la terreur.

(50) C'est la formule utilisée par Hérault de Séchelles à propos de la création d'une petite armée révolutionnaire dans le Haut-Rhin (d’après Richard Cobb, Les armées révolutionnaires, op. cit., I, 239).

(51) Document signalé par Richard Cobb, Les armées révolutionnaires, op. cit., II, 266.

(52) Rapport de l'agent Chaumont du 18 janvier 1794, dans l'ouvrage de Pierre CARON, Paris pendant la terreur. Rapports des agents secrets du ministère de l'intérieur, tome 3, p. 22.

(53) D’après la version du Moniteur.

(54) Marseille républicaine (1791-1793), Paris, Presses de Sciences Po, 1992

(55) Extrait de la lettre envoyée au club des Jacobins de Paris le 15 brumaire an II (6 novembre 1793) et publiée dans son journal le 23 brumaire an II

(56) Lettre d'un sans-culotte du Congrès républicain à ses mandataires les sans-culottes formant la société populaire de Vaqueiras, Bibliothèque municipale de Carpentras, MS 1247.

(57) Affiche, Archives Nationales AD XX © 75.

(58) Comme le montre Michel Vovelle dans « Représentants en mission et mouvement populaire en Provence sous la Révolution française. Du nouveau sur Fréron », Provence historique, 1973, p. 463-483.

(59) Voir notre étude sur « Marseille-Paris. La formation et la propagation d'un mot d'ordre : 'du pain et du fer' (1792-1793) » disponible sur le présent site, Les pratiques politiques en Province à l'époque de la Révolution française, Université Paul Valéry, Montpellier, 1988.

(60) Archives Départementales des Bouches-du-Rhône, L 2011 ter, p. 7.

(61) D’après le compte-rendu du Moniteur.

(62) Voir ci-dessus les énoncés déjà cités.

(63) Adresse de la section de Guillaume-Tell à la Convention Nationale, Archives Nationales, C 280

(64) Pétition des amis de la liberté, séants aux Jacobins, à la convention nationale, Journal des débats de la société des Jacobins, N° 537, 23 brumaire an II, 13 novembre 1793

(65) Discours de Lepeletier au Club des jacobins le 15 janvier 1794, Archives Nationales, AD XVI 73.

(66) Discours de Bontemps le 30 janvier au Club des jacobins, Archives Nationales, AD XVI 73.

(67) Nous en proposons une analyse détaillée dans notre étude : "La mise en scène de l'anglais dans le Père Duchesne d'Hébert (juillet 1793-février 1794). Le jacobinisme à l'épreuve du paradoxe", Komparatistiche Hefte, Heft 2 (1980).

(68) Discours à la Convention du 5 février 1794, Oeuvres de Robespierre, tome IX, Paris, 1967, p. 356.

(69) Il s'agit de formules employées par Saint-Just dans son rapport sur le gouvernement révolutionnaire du 10 octobre 1793.

(70) C'est une expression utilisée par Robespierre dans son discours à la Convention du 5 décembre 1793 (Oeuvres, IX, 1967, p. 227).

(71) Discours de Robespierre à la Convention du 5 février 1794, Oeuvres, IX, 1967, p. 357.

(72) Discours à propos de l’épuration de la société publié par Walter Markov et Albert Soboul, Die sans-culotten von Paris, Paris, Berlin, 1967, n°62.

(73) Discours prononcé par Ronsin le 17 ventôse à la séance de la Convention dont elle a arrêté l’impression. Affiche de la Bibliothèque de l’Assemblée Nationale.

(74) Rapport au nom du Comité de salut public le 6 mars 1794 à la Convention, d’après le Moniteur.

(75) Egalitarisme jacobin et droits de l’homme (1793-1794), Paris, Aracnteres, 2000.

(76) Buchez et Roux, Histoire parlementaire de la révolution française (1834-1838), v. 31, p. 597-604.

(77) Après Aulard et Jaurès dans des textes reproduits sur le présent site, Jean-Pierre Faye a aussi précisé à sa manière ce qu’il en est de cette version standard dans son Dictionnaire politique portatif en cinq mots (Démagogie, terreur, tolérance, répression, violence), Paris, Idées, Gallimard, 1982.

(78) Claude LEFORT, « La terreur révolutionnaire », Passé/Présent, 1983, p. 25.

(79) Lettre à Maignet du 2 fructidor an II (19 août 1794). Nous avons présenté Thérèse Clappier dans « Clappier Marie-Thérèse et Thérèse », Marseillaises. Vingt six siècles d’histoire, Edisud, 1999.





Jacques Guilhaumou, "La terreur à l'ordre du jour: un parcours en révolution (1793-1794)", Révolution Française.net, Mots, mis en ligne le 6 janvier 2007. http://revolution-francaise.net/2007/01/06/94-la-terreur-a-lordre-du-jour-un-parcours-en-revolution-juillet-1793-mars-1794