Jean Jaurès fait également usage du terme de terreur dans le contexte de « la terreur à l’ordre du jour » au sein du volume VI de son Histoire socialiste de la Révolution française. De la lecture des extraits que nous en proposons ci-dessous autour de ce terme, un constat s’impose : Jaurès ne dissocie pas la terreur de la politique de la Convention sans pour autant parler, en accord avec Aulard, de « système de terreur », expression qu’il attribue aux contre-révolutionnaires. Ainsi il peut apprécier positivement l’effet de la formule « la terreur à l’ordre du jour » en faveur d’une politique d’unité soutenue par un mouvement révolutionnaire dans la mesure où cette « terreur révolutionnaire » demeure sous l’impulsion et le contrôle de la Convention et de ses comités. Dans le même temps, il peut se distancier de la terreur comme « force révolutionnaire gouvernementale » jugée paradoxale et violente par son incapacité à se modérer elle-même, à mettre fin à ses « frénésies sanglantes ». Et d’en conclure : « L’excès de la Terreur devait conduire à l’abolition de la Terreur ».

Il apparaît donc que ces deux historiens progressistes de la révolution française rejettent "la version standard de la terreur", selon l'expression de Jean-Pierre Faye dans son Dictionnaire politique portatif en cinq mots (Gallimard, 1982). Le récit standard de la terreur centre en effet son propos sur le fait que « Robespierre régna par la terreur », légitimant ainsi la conception la plus inexacte possible de la Terreur. Dans la même perspective, ces deux historiens proposent une lecture d’abord centrée sur l’événement où s’exprime la force du peuple dans l’expression « la terreur à l’ordre du jour », et en conséquence où se précise la pression populaire sur le gouvernement révolutionnaire, sans éluder les actions violentes signifiant le sang de la terreur. Ensuite, ils contestent l’identification fortement idéologique de la terreur avec les principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et pourtant toujours prégnante de nos jours. C'est ainsi qu'Aulard peut définir aussi la Terreur par la suspension des principes de 1789 au profit d'une force révolutionnaire, par contraste avec la vision de Convention thermidorienne faisant de ces mêmes principes un "axiome anarchique" à l'origine de la terreur instituée, conception régressive analysée par Yannick Bosc sur le présent site.

A partir de cette double lecture républicaine de la Terreur, il convient, nous semble-t-il, de distinguer la formule de la terreur de sa signification. Nous pouvons ainsi considérer que la formule "la terreur à l'ordre du jour" n'est autre que le principe en tant que principe de mouvement révolutionnaire qui incarne la Terreur elle-même. Quant à la signification de la Terreur, elle tient à son caractère tout autant déterminé par le principe social des droits de l'homme qu'il ne détermine une justice terrible et sanglante, donc une suspension des droits. Le caractère de la terreur, c'est alors un enchevêtrement - où se lient Terreur et droits de l'homme sans se confondre - de projets énonçables dans la perspective d'une république démocratique, de procès sourds entre factions, d'institutions civiles émancipatrices, d'affrontements de langage au sein de la Convention détentrice d'un pouvoir législatif tout puissant, de pratiques terroristes et sanglantes dans des luttes politiques localisées, etc. La spécifité du récit standard est alors de renoncer à désenchevêtrer sans cesse ces éléments caractéristiques de la terreur, en se prêtant à la confusion entre le principe de la Terreur, le principe de mouvement qui préside à la formation d'une force révolutionnaire devenue force gouvernementale, et le principe des droits de l'homme qui détermine sa signification ou s'en trouve "déterminé", donc suspendu par elle selon les circonstances, en venant ainsi à considérer que le principe des droits de l'homme est à l'origine de la terreur. (Jacques Guilhaumou)

1- Alphonse Aulard, Histoire politique de la Révolution française, Armand Colin, 1901, seconde partie, La république démocratique (1792-1795), chapitre V, paragraphe VIII, p. 638-642.



Le gouvernement révolutionnaire, dans son ensemble, est souvent appelé le gouvernement de la Terreur. On appelle aussi Terreur la période où ce gouvernement exista dans toute sa force, ou même on remonte plus haut et on fait commencer la Terreur à la journée du 10 août 1792. On entend aussi par Terreur un système politique qu'on croit découvrir dans la république démocratique.

Nous avons vu cependant qu'il n'y eut rien de systématique dans la création du gouvernement révolutionnaire. Presque tous les faits ci-dessus relatés montrent que ce gouvernement ne fut l'application d'aucun système, d'aucune idée préconçue, qu'il se forma empiriquement, au jour le jour, d'éléments imposés par les nécessités successives de la défense nationale, dans un peuple en guerre contre l'Europe, armé tout entier pour défendre son existence, dans un pays qui était devenu comme un vaste camp militaire. Le gouvernement révolutionnaire, expédient de guerre, était sans cesse annoncé comme devant prendre fin avec la guerre.

Mais, s'il n'y eut pas un système de terreur, il y eut bien réellement un régime de terreur. A quelle date commença-t-il ? La Révolution fit peur à ses ennemis dès le début, dès la prise de la Bastille, qui provoqua la première émigration. Cependant elle essaya de gouverner par la loi, par la liberté, jusqu'au 10 août 1792. Puis, les forces de résistance du passé s'étant coalisées, ayant amené une guerre civile et une guerre étrangère où la nation se sentit frappée par devant et par derrière, et craignit de périr, alors la Révolution voila, suspendit les principes de 89, et tourna contre ses ennemis les moyens violents d'ancien régime qu'ils employaient contre elle. Cette suspension des principes de 89, c'est bien en cela que consiste la Terreur, et cette suspension devint complète quand le péril fut le plus grand, et surtout quand Paris eut le plus conscience de ce péril, quand il en souffrit davantage, c'est-à-dire en août et en septembre 1793.

Si, en effet, à cette époque, la Convention avait commencé à remporter des succès sur les rebelles de la Vendée, et triomphé, en grande partie, de l'insurrection fédéraliste, la France était envahie au Nord, en Alsace et aux Pyrénées. La ville de Lyon s'était révoltée. Celle de Toulon se livrait aux Anglais, le 28 août 1793. Paris était alors aussi ému qu'il l'avait été un an auparavant, à la veille des massacres de septembre, et à cette émotion patriotique s'ajoutait la crainte de la famine.

C'est alors que le mot de Terreur fut employé usuellement pour désigner un moyen de gouvernement. Une députation, composée de commissaires des quarante-huit sections et de membres de la Société des Jacobins, vint dire à la Convention, le 5 septembre: « Législateurs, placez la terreur à l'ordre du jour ». Et dans la même séance, Barère, parlant au nom du Comité de salut public, s'appropria cette formule en disant: "Tout semblait annoncer un mouvement dans Paris. Des lettres interceptées annonçaient les efforts que faisaient les agents de l'étranger et de l'aristocratie pour qu'il y eût incessamment, dans ce qu'ils appellent la grande ville, un mouvement. Eh bien, ils l'auront, ce mouvement, mais ils l'auront organisé, régularisé, par une armée révolutionnaire qui exécutera enfin ce grand mot qu'on doit à la commune de Paris: Plaçons la terreur à l'ordre du jour. La Convention applaudit, et, dans la politique gouvernementale, surtout dans les discours, la terreur fut bien à l'ordre du jour pendant quelque temps.

L'origine de la Terreur proprement dite, de la Terreur officielle, est donc celle-ci : en août et septembre 1793, les Parisiens eurent peur de la famine; ils attribuèrent la famine aux ennemis du dedans et du dehors, et ils exigèrent que l'on comprimât ces ennemis par la terreur. Le gouvernement prit une étiquette terroriste, non certes par préférence ou par système, mais pour rassurer les Parisiens, pour se maintenir à Paris, sans émeute. Dans la pratique, il essaya de faire prévaloir une politique humaine et modérée, mais avec des paroles parfois violentes. Il accorda à la Commune la création d'une armée révolutionnaire chargée d'assurer par la force l'approvisionnement de Paris. En réalité, il approvisionna Paris par des expédients non violents, et, dès que la situation fut meilleure, un décret supprima l'armée révolutionnaire (7 germinal an II), qui, répandant un inutile effroi, avait plutôt nui qu'aidé à l'approvisionnement.

Cinq jours plus tôt (2 germinal), pour bien montrer qu'elle répudiait la Terreur, même comme un système provisoire, la Convention avait décrété (à l'occasion du « complot » hébertiste) qu'elle mettait « la justice et la probité à l'ordre du jour ». Elle voulait que la France vît, que l'Europe sentît que, si elle employait des moyens si contraires aux principes de la Révolution, c'était parce que les circonstances l'y forçaient.

2- Jean Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française, volume VI, le gouvernement révolutionnaire, Paris, 1901-1904.

Jaurès commence par décrire les débuts de la Convention dans un climat d’apaisement, donc hors de « l’ombre de la Terreur » :

« La chute politique de la Gironde ne marque pas l'avènement d'un nouveau système d'idées. On peut dire qu'avant le 31 mai la théorie politique et sociale de la Convention était fixée dans ses grandes lignes. Toutes les idées avaient commencé à se manifester, et leur direction commune apparaissait. Il semble même que c'est en cette première période de la Convention que sa pensée est la plus abondante. D'abord, en ces premiers mois, malgré l'âpreté soudaine des luttes entre la Gironde et la Montagne, aucune ombre de Terreur ne flottait sur les intelligences. Aucune contrainte ne resserrait et ne refoulait les pensées. Tous les députés arrivaient ayant reçu de la France, non seulement le mandat de la sauver, mais le mandat de la renouveler par les lois et de la constituer. » (p. 775).

Tout bascule pendant l’été 1793, alors que Jaurès insiste sur « l'esprit de transaction et de concession par lequel Robespierre, au lendemain du 2 juin, préserva la Révolution de nouveaux déchirements qui auraient été mortels » (p. 1071). Face au mouvement révolutionnaire, tout puissant pendant l’été 1793, il constate cependant que, sur le moment, « la force révolutionnaire gouvernementale ne peut maîtriser le mouvement. Elle-même, en protestant contre la Terreur, prononce des paroles de terreur; et c'est demain Robespierre lui-même qui présidera, comme président de la Convention, à l'ouverture officielle de l'ère sanglante » (p. 1157).

Jaurès en vient ainsi à citer les termes de l’initiative de la terreur dans l’adresse des Jacobins à la Convention le 5 septembre 1793 (« Il est temps que l'égalité promène la faux sur toutes les têtes. Il est temps d'épouvanter tous les conspirateurs. Eh bien ! législateurs, PLACEZ LA TERREUR A L'ORDRE DU JOUR."), pour la commenter : « La formule était trouvée : elle fut couverte d'acclamations (…) Tous ces hommes, hélas !, qui, il y a quelques jours à peine, dans la fête auguste de la fédération, invoquaient la bienfaisante Nature et buvaient l'eau limpide à la coupe de la fraternité sainte, c'est le sang des hommes qu'ils vont boire à la coupe de la fureur et de la mort. Et ils sont restés les mêmes, et à travers l'atroce besogne de meurtre que leur suggère ou que leur impose le délire des événements, ils gardent leur grand rêve d'apaisement fraternel. » (p. 1161), et en conclure : « Le 5 septembre marque l'ouverture officielle de la Terreur par la création de l'armée révolutionnaire, par une vigoureuse adaptation nouvelle du tribunal révolutionnaire divisé en quatre sections pour mieux suffire à sa besogne accrue » (p. 1163).

Cependant, Jaurès apporte du suite un correctif à la caractérisation de ce premier mouvement de la terreur : « Voilà donc qu'en septembre la Révolution menacée et irritée, mais confiante et forte, déploie une grande puissance d'organisation, de terreur et de combat. C'est le Comité de Salut public qui devient de plus en plus la force d'impulsion et de régulation. » (p. 1168). La Convention garde donc bien, en dépit des excès du « mouvement hébertiste et cordelier » la direction du mouvement : « Par son impulsion, la terreur révolutionnaire s'affirma au dedans; la force révolutionnaire s'affirma au dehors. La loi du 17 septembre ordonne qu'on dresse des listes de suspects; et dans toute la France les comités de surveillance ont ainsi la main sur tous ceux qui tentaient d'affaiblir la Révolution. » (p. 1171)

Ainsi Jaurès défend et exemplifie le principe de l’unité révolutionnaire autour du Comité de Salut public, considérant que « La seule formule de la Terreur que puisse accepter l'homme politique, s'il n'a pas été pris par une ivresse de sang, c'est celle qu'a donnée Robespierre: ‘faire de terribles exemples’. Des exemples et non pas des exécutions. » (p. 1195), et il trouve, dans Chaumette contre les hébertistes, un allié de Robespierre lorsqu’il affirme ce dirigeant de la Commune de Paris affirme que « l'opinion ne doit pas être maîtrisée par la terreur, 'mais par la vérité, la raison, la justice'. » (p. 1227)

Alors que « l’hébertisme s’acharne à souffler sur le feu », bien des exemples montrent que la Convention cherche alors plus à impressionner les esprits qu’à susciter des destructions. Ainsi du décret où il est écrit, « la ville de Lyon sera détruite » que Jaurès commente dans les termes suivants : « Le décret est formidable: mais au fond il laisse subsister Lyon, car pourquoi conserver les édifices spécialement employés à l'industrie si l'industrie ne doit pas renaître, si les ouvriers ne doivent pas rester groupés dans la cité, si bientôt les métiers ne doivent pas battre de nouveau? Tous les termes étaient calculés pour concilier l'effet de terreur que la Convention voulait produire sur les imaginations avec la nécessité de conserver à la France une magnifique force de travail et de richesse. » (p. 1238)

Cependant alors que « La Révolution affirmait ainsi, jusque dans la tourmente de terreur et de sang, sa foi et son génie d'humanité » (p. 1293), Jaurès constate que la lutte des factions tend à « fausser la volonté de la Convention » :

« Mais quoi ! Est-ce qu'au discrédit des déchirements va se joindre pour la Révolution le discrédit de la corruption ? Au moment où elle ne peut se sauver qu'en imposant au vaste monde des tyrans et des esclaves la terreur tout ensemble et le respect, faudra-t-il que la Révolution se dévore elle-même ? Faudra-t-il qu'elle soit prise entre des furieux qui veulent la souiller de sang, et des indulgents corrompus qui veulent la livrer sans défense aux trahisons des contre-révolutionnaires et au mépris de l'univers ? Tout le bénéfice du premier effort, immense et glorieux, du Comité de Salut public et de la Convention, à Lyon, à Marseille, à Toulon, en Vendée, en Belgique, sur le Rhin, tout le crédit révolutionnaire amassé par la sagesse et la vigueur du gouvernement va se perdre dans une flaque mêlée de sang et de boue. Haut les coeurs, et que la Révolution soit sauvée même au prix des décisions les plus violentes et des plus brutales exécutions ! » (p. 1285).

De fait « la Terreur, après avoir écrasé les factions nettement constituées, s'affolait à poursuivre les velléités vagues et les complots incohérents; une menace effroyablement diffuse enveloppait toute vie, et la Révolution, comme un aveugle exaspéré, se frappait elle-même jusqu'à épuisement (…) Quand une Révolution a été obligée pour se défendre d'engager la lutte contre l'univers, quand elle a créé pour parer à une crise extraordinaire un régime politique aussi paradoxal et violent que la Terreur, un régime économique aussi violent et paradoxal que l'assignat et le maximum, quand elle a suscité l'essor prodigieux des énergies et jeté à la guerre quatorze cent mille hommes, presque toute l'âme ardente du pays, il lui est bien malaisé de se modérer elle-même et de se détendre sans s'affaiblir. » (p. 1388-1389)

Ainsi « La prodigieuse tension de tous les ressorts révolutionnaires de toutes les forces de la vie et de la mort ne peut durer. La Terreur ne pouvait être un régime normal. » (p. 1385). En affirmant que « La Révolution est glacée, tous les principes sont affaiblis », Saint-Just « sait bien que la Terreur ne peut faire vivre la République, qu'elle ne suscite pas les vertus nécessaires et qu'elle ne sert même plus en se prolongeant à épouvanter le vice et le crime » (p. 1392). C’est alors « Ou Robespierre se condamnait à la politique de l'échafaud à perpétuité, ou il fallait qu'il annonçât, qu'il pratiquât une large amnistie révolutionnaire pour tous les égarements de la Terreur, pour ses frénésies sensuelles, comme pour ses frénésies sanglantes. Et toutes les énergies de révolution qui avaient été un moment ou surexcitées par un fanatisme de violence ou corrompues par une ivresse de passion et de volupté devaient espérer leur place dans l'ordre révolutionnaire nouveau plus calme, plus ordonné et plus pur. » (p. 1397). Et Jaurès d’ajouter ; « L'excès de la Terreur devait conduire à l'abolition de la Terreur. Robespierre rêva d'intensifier le terrorisme, de le concentrer en quelques semaines effroyables et inoubliables, pour avoir la force et le droit d'en finir avec le terrorisme. A diluer la Terreur, à la prolonger, on risquait d'énerver à jamais la Révolution. Que toute l'épouvante soit ramassée en quelques jours. O mort, ouvrière sinistre, dépêche-toi, fais ta besogne en hâte; ne te repose ni jour, ni nuit; et quand ton horrible tâche sera faite, tu recevras un congé définitif. » (p. 1409)

La terreur entre dans son épilogue, alors que « les contre-révolutionnaires, les suspects, les modérés devenus la rançon sanglante des futures et incertaines combinaisons de clémence, liaient soudain au nom de Robespierre le système de la Terreur. » (p. 1410). « Barère, en une sorte d'empressement ambigu, louait cyniquement la loi de prairial, peut-être pour faire sa cour à Robespierre, peut-être pour aggraver la terreur universelle par des commentaires d'épouvante » (p. 1413) ; « Et Tallien, ayant donné aux Comités tout le bénéfice des victoires, concentre sur Robespierre toute la responsabilité de la Terreur. » (p. 1421).

N.B Les italiques du mot terreur dans le texte de Jaurès sont de notre fait. Pour une étude contextualisée de la position de Jaurès voir l'article de Bruno Antonini