Des réformes avaient déjà été tentées par le précédent monarque. Dans les années 1750, un médecin ingénieux et bien placé à la cour avait eu des idées formidables et s’était créé un cercle d’amis pour étudier l’économie. Quesnay, c’était son nom, avait eu l’idée lumineuse de proposer d’enrichir tout le monde en haussant le prix des grains utilisés dans l’alimentation courante.

Histoires de blés

La situation du royaume montrait que les villes devaient être approvisionnées en grains pour se nourrir, mais les campagnes aussi parce que les processus d’expropriation et d’appauvrissement de la paysannerie en étaient arrivés au point où plus de 80% des exploitants agricoles n’avaient plus, ou pas assez, de terres pour se nourrir. Les paysans étaient donc contraints d’acheter tout, ou partie, de leur subsistance et devaient trouver un travail salarié, ou un travail d’appoint, pour assurer leur existence.

Il faut encore savoir, pour mieux saisir l’idée lumineuse de Quesnay, que la part consacrée par les bas salaires à l’achat de subsistances était, à cette époque, de l’ordre de 70 %. Enfin, l’appauvrissement des classes populaires salariées se révélait aussi dans la dégradation de la qualité de leur alimentation, en particulier avec la raréfaction de la part carnée devenue un produit de plus en plus difficile d’accès, ce qui explique que les céréales formaient la partie essentielle de la nourriture populaire.(1)

(1) Voir les beaux travaux d’histoire économique et sociale de Jean Meuvret, Études d’Histoire économique, Paris, Colin, 1971 ; l’étude de l’effondrement des salaires du XVe au XVIIe siècles par Micheline Baulant, « Salaires des ouvriers du bâtiment à Paris », Paris, Annales ESC, 1971, pp. 463-93 ; George Rudé, La Foule dans la Révolution française, (Oxford 1959), Paris, Maspero, 1982.

La monarchie et les autorités locales avaient fini par comprendre que toute hausse des prix des subsistances, alors que les salaires restaient stables, entraînait ce que l’on appelait des émotions populaires ou des troubles de subsistance. Si la raréfaction des grains et farines était due à une mauvaise récolte, les gens, comme les autorités, tentaient autant qu’ils le pouvaient de partager les subsistances disponibles, en sachant que ce type de crise pouvait provoquer disettes et famines, avec leur cortège d’épidémies et de mortalité, qui touchaient tout le monde : « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés ». (2)

(2) La Fontaine, « Les Animaux malades de la peste », Fables, (1694), Paris, Poche, p. 206. C’est aussi le titre d’un excellent film documentaire de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil, 2005, sorti en 2006, sur la souffrance au travail. Et si vous voulez tout savoir sur les disettes, ou presque, lisez Meuvret, cité supra.

Si la hausse des prix était causée par une intervention humaine, de type spéculatif, les gens savaient les distinguer du type précédent et les appelaient disette factice. Des troubles de subsistance suivaient, en prenant des formes typiques, qui se reproduisaient dans toutes les parties du royaume. Cela commençait par le constat de la hausse des prix qui, si elle durait quelques jours, voire quelques semaines, était relativement acceptée tant que les salaires le permettaient. Puis, lorsque le seuil critique était atteint, c’est-à-dire lorsque les salaires ne pouvaient plus le supporter, les gens passaient à l’action. Les femmes, qui faisaient les courses, (3) appelaient à passer à l’action en se portant en manifestation devant le siège de l’autorité locale pour exiger une baisse immédiate des prix des subsistances sur le marché en cours. À ce stade de l’action, les autorités répondaient immédiatement, et favorablement, au peuple ému. Les marchands de grains et farines étaient alors taxés, ce qui signifiait qu’ils devaient vendre leur marchandise au prix demandé par le peuple et les autorités. Ces dernières faisaient intervenir les forces armées, non contre le peuple, mais pour contraindre les vendeurs à respecter la taxation et éviter d’éventuels abus.

(3) À la relecture, un de mes correcteurs, sociologue de son état, m’a fait remarquer, non sans humour, la chose suivante que je donne à l’état brut à propos de la phrase « Les femmes qui faisaient les courses… ». Commentaire : « ce fait social a peu évolué bien que l’on discerne dans notre société d’aujourd’hui quelques signes de changement dans certains centres urbains : le dimanche, les jours fériés et en période de vacances, on peut voir des couples, sexuellement mixtes, faire leurs emplettes conjointement sur les marchés. On peut voir aussi, de façon plus quotidienne, quelques hommes seuls faire leurs courses, même en semaine, sans qu’à l’œil tout nu, l’on puisse distinguer -car la science, c’est la distinction- s’il s’agit de célibataires masculins ordinaires, de chefs de famille monoparentale ou d’homosexuels vivant en couple, mariés ou paxés, ou en cours de rupture ou de divorce, ou encore vivant seul, ce qui complique l’analyse car on pourrait alors les confondre avec des célibataires hétérosexuels ordinaires, ce qui serait dommage.

On retiendra que, durant ces troubles de taxation, les gens ne pillaient pas les marchands, mais passaient à l’acte en allant réclamer l’intervention des autorités en leur faveur, afin de faire cesser cette hausse des prix des denrées de première nécessité qui rendaient la nourriture inatteignable. Le passage à l’acte était politique, les gens se portaient en masse devant les autorités locales qui attendaient leur action pour intervenir. Pourquoi le peuple était-il écouté en ce temps-là ? À cause de ce seuil critique -ou déséquilibre entre prix des subsistances et salaires- qui provoquait l’indignation de ces familles venues faire leurs courses. Indignation devant des étals pleins de subsistances que, malgré leur travail, les salariés ne pouvaient atteindre pour se nourrir. La leçon d’économie se faisait au grand jour, sur les marchés alors publics. Le peuple, comme les autorités, l’avait apprise et bien comprise. Le peuple ne cherchait pas à piller les marchands et les autorités n’intervenaient que lorsque le peuple allait les chercher. Dans cet intervalle, la spéculation à la hausse des prix des grains trouvait un espace, réduit mais réel, comme l’indique la courbe des prix et des salaires suivante : de 1726 à 1785, la hausse des prix des grains a été, dans ce royaume, de 62% et celle des salaires de 20%. Cela correspond donc à une perte de pouvoir d’achat pour ces salariés.

On aura compris que la partie se jouait à trois : marchands spéculateurs, bas salariés et autorités publiques. La politique menée par la monarchie était une forme de paternalisme qui intervenait en faveur du peuple, afin d’interrompre des troubles provoqués par les spéculateurs. Le rééquilibrage entre prix et salaires était le résultat de l’action populaire que les pouvoirs publics choisissaient de soutenir.

Jusqu’en 1775, jamais les pouvoirs publics n’étaient intervenus, en cas de troubles de subsistance, contre le peuple, et n’avaient donc jamais tenté une politique de répression. Donc, Quesnay avait eu l’idée lumineuse de vouloir enrichir tout le monde en haussant le prix des grains et des salaires. Tout le monde, cela signifiait, pour lui, tout le beau monde, le monde qui compte et c’était en premier lieu la classe des propriétaires fonciers rentiers, ou seigneurs féodaux si l’on préfère être exact, mais aussi la classe des riches fermiers et la monarchie elle-même, avec sa cour et son appareil judiciaire, financier et militaire. (4)

(4) C’est un ami de Quesnay, Dupont de Nemours, qui a nommé son courant de pensée physiocratie. Ce néologisme signifie pouvoir de la nature car les physiocrates pensaient que l’économie relevait, non d’une organisation humaine, mais des lois divines, ou physiques, ou naturelles. Pour sa part Quesnay parlait de philosophie rurale. Voir Quesnay, Physiocratie, (1767), Paris, Garnier-Flammarion, 1991.

Les réformes des économistes provoquent une catastrophe sociale

Faire hausser les prix des grains devait permettre d’enrichir les riches fermiers, qui étaient le moteur du projet de Quesnay. Les propriétaires fonciers rentiers pourraient s’enrichir en haussant leurs rentes et la monarchie en haussant les impôts : tout le monde s’enrichirait. Que faisaient ces fermiers ? Ils s’étaient implantés dans les environs des centres urbains, dans le but de fournir les marchés en subsistances. Ils avaient réussi depuis la fin du XVIIe siècle, profitant de l’expropriation de la petite paysannerie, à rassembler différents marchés de terres et à créer de grandes exploitations agricoles produisant pour le marché intérieur et spécialisé dans la monoculture céréalière. Ils avaient reçu des autorités locales urbaines voisines, divers droits d’approvisionner directement les marchés urbains et réalisaient ainsi les profits du producteur et les bénéfices du commerce des grains. Ces riches fermiers avaient réussi à faire naître une forme de capital productif et commercial dans le secteur agricole. De leur côté, les physiocrates cherchaient à créer une forme de capital commercial intermédiaire à grande échelle, qui s’emparerait du marché des grains. Ils faisaient appel à la classe des seigneurs qui touchaient ses rentes en nature, dont l’Eglise, gros propriétaire foncier qui concentrait ses dîmes dans ses greniers.L’idée d’enrichir tout le monde plut. L’on discuta beaucoup dans l’abstrait jusqu’au jour où l’on passa aux travaux pratiques.

Quesnay fut introduit à la cour grâce à la favorite du roi, Madame de Pompadour et, en 1764, le physiocrate, Laverdy, fut nommé contrôleur général des finances, et tenta une première expérience de liberté illimitée du commerce des grains sous forme d’un édit royal. Cela signifiait, essentiellement car il n’est pas possible ici d’entrer dans les détails, que les autorités publiques ne devaient plus faire baisser les prix, par taxation, lors de troubles de subsistance. Le résultat ne se fit pas attendre et les prix haussèrent. Dans la généralité de Paris, le prix des grains passa entre 1763 et 1768, de 13 livres le setier de grains à 27, dans celle d’Orléans de 12 à 24, soit un doublement du prix. (5) Le seuil critique était largement dépassé et la crise dura plusieurs années. Des troubles de subsistances accompagnèrent la hausse des prix. Laverdy réclama leur répression, mais les intendants et les lieutenants de police étaient moins enthousiastes que le contrôleur général des finances en faveur de la liberté illimitée du commerce des grains. (6)

(5) Voir Ernest Labrousse, Esquisse du mouvement des prix et des revenus en France au XVIIIe siècle, Paris, 1933, 2 t. Le setier de Paris était une unité de mesure d’environ 130 kg.

(6) Voir Maurice Bordes, L’Administration provinciale et municipale en France au XVIIIe siècle, Paris, SEDES, 1972.

Les autorités locales refusèrent de réprimer des familles affamées et préférèrent taxer les prix pour limiter les mouvements populaires. Les désordres étaient à leur comble et le peuple organisait un marché parallèle, entraînant de son côté une partie des détenteurs de grains. Un grand débat eut lieu sur la politique des physiocrates. Laverdy chargea le fidèle Dupont de Nemours de soutenir sa politique dans le journal de son parti, Les Éphémérides du citoyen. L’expérience n’avait que trop duré et les idées des physiocrates n’en sortaient pas en bon état. Les physiocrates se divisèrent et l’un d’eux, Le Mercier de la Rivière, publia en 1767 L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, livre dans lequel il cherchait à tirer les leçons de l’expérience Laverdy et de son échec : pour lui, l’appareil d’état de la monarchie n’avait pas soutenu l’action du contrôleur général. Il fallait imposer les réformes par la fermeté, la force s’il le fallait, et il appela de ses vœux ce qu’il nomma un despotisme légal pour briser les résistances.

Pourquoi un despotisme légal ? La monarchie était déjà de nature despotique et les philosophes, c’est-à-dire ceux qui exerçaient leur faculté de pensée, n’hésitaient pas en ce temps-là à critiquer son caractère arbitraire ainsi que la confusion des pouvoirs législatif et exécutif qui la caractérisait. Pour sa part, Le Mercier de la Rivière considérait que le despotisme n’était pas, en soi, une mauvaise chose, mais il estimait que le despotisme deviendrait tout à fait bon s’il se mettait au service des lois de l’économie. Son objectif était de convertir le monarque à la physiocratie, ce qui permettrait de réaliser un despotisme cette fois légal, car enfin conforme aux lois de l’économie, lois divines, naturelles et physiques. Écoutons-le respectueusement car ce grand économiste aimait à parler comme un oracle :

« Mes recherches sur ce point m’ont fait passer du doute à l’évidence : elles m’ont convaincu qu’il existe un ordre naturel pour le gouvernement des hommes réunis en société ; un ordre qui nous assure nécessairement toute la félicité temporelle à laquelle nous sommes appelés pendant notre séjour sur la terre, toutes les jouissances que nous pouvons raisonnablement y désirer, et auxquelles nous ne pouvons rien ajouter qu’à notre préjudice ; un ordre pour la connaissance duquel la nature nous a donné une portion suffisante de lumières, et qui n’a besoin que d’être connu pour être observé ; un ordre où tout est bien, et nécessairement bien, où tous les intérêts sont si parfaitement combinés, si inséparablement unis entre eux, que depuis les Souverains jusqu’au dernier de leurs sujets, le bonheur des uns ne peut s’accroître que par le bonheur des autres ; un ordre enfin dont la sainteté et l’utilité, en manifestant aux hommes un Dieu bienfaisant, les prépare, les dispose, par la reconnaissance, à l’aimer, à l’adorer, à chercher par intérêt pour eux-mêmes, l’état de perfection le plus conforme à ses volontés. » (7)

(7) Le Mercier de la Rivière, L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, (Paris, 1767), Fayard, 2001, Discours préliminaire, p. 11, souligné dans le texte.

Les résistances prenaient ainsi une signification bien particulière, puisqu’elles devenaient des résistances aux lois divines, naturelles, physiques. L’économie physiocratique était une affaire liée au divin, aux forces de la nature. Que devenait alors la volonté humaine ? elle disparaissait chez nos philosophes économistes, et avec elle la liberté personnelle et collective, le libre arbitre, le libre choix et toutes ces choses pour lesquelles les humanistes et les rationalistes s’étaient battus et avaient souvent été réprimés, condamnés à mort, parfois même exécutés. On le voit, notre économiste était moins un philosophe éclairé que le prophète d’une théologie nouvelle : une espèce de religion de l’économie qui promettait le bonheur dans la jouissance de la consommation désirée par les honnêtes gens. Le thème de la promesse du bonheur à venir, sous la forme d’un enrichissement général en biens de consommation, venait de naître. On aura noté que les économistes réformateurs appelaient de leurs vœux ce que l’on appelle, de nos jours, un État fort sous la forme de ce despotisme légal. À l’époque, ce fut un des points les plus critiqués de leurs théories et qui fit douter de la signification du mot liberté qu’ils utilisaient exclusivement pour leur projet d’économie, afin de ridiculiser la politique de paternalisme royal qui réglementait les marchés publics et protégeait les consommateurs.

Le thème du renversement nécessaire des vieilles pratiques, qui empêchaient le progrès en matière économique, accompagnait cette promesse du bonheur à venir et caractérisent le discours des théoriciens du capitalisme, lui donnant une sorte d’allant, capable de porter à l’enthousiasme le plus fanatique. (8)

(8) Aujourd’hui, certains vont jusqu’à utiliser le terme surprenant de « privilèges » pour parler des acquits sociaux que le mouvement des salariés eut tant de mal à arracher à l’issue de luttes permanentes ; les projets de réforme visent à détruire tout, ou en partie, ces « privilèges » considérés comme une des causes principales de la crise économique.

Après tous ces débats, Laverdy fut renvoyé par le roi qui le remplaça par Terray, de 1768 à 74. Terray supprima l’édit de Laverdy et rétablit une politique prudente de paternalisme royal en matière de commerce des subsistances. Le vieux roi mourut en 1774 et son successeur céda au parti des réformateurs en appelant Turgot qui ouvrit une nouvelle expérience de réforme du commerce des grains.

La Guerre des farines de 1775

Turgot avait été un des conseillers de Laverdy et le débat qui avait accompagné les difficultés que rencontraient le ministre l’avait incité à donner quelques correctifs aux théories des physiocrates. Le terme de physiocratie, qui signifiait maintenant échec, fut oublié. Turgot partageait néanmoins avec ses prédécesseurs le même projet de transformation de l’agriculture, davantage centré chez lui sur les gros producteurs de grains qu’il fut le premier à appeler les fermiers capitalistes, entrepreneurs de culture. (9)

(9) Voir Turgot, « Lettre à Terray sur le commerce des grains, 1770 », dans Écrits économiques, Paris, Calmann-Lévy, 1970, p. 327. La correspondance de Turgot avec Terray, le successeur de Laverdy, est du plus grand intérêt.

Il pensait, comme Quesnay, que la hausse des prix des grains enrichirait tout le monde. Il croyait encore que le marché des grains français pourrait se lier à celui qui existait dans la Mer du Nord, dont le prix était en moyenne de 20 à 25 livres le setier, c’est-à-dire très au-dessus du niveau des salaires en France. Turgot appelait le prix des grains du marché de la Mer du Nord le bon prix et cherchait à l’imposer dans le royaume.

Grâce à cette hausse des prix, les fermiers du bassin parisien s’enrichiraient rapidement et pourraient ensuite partir à la conquête des provinces méridionales, afin d’y généraliser leur système de production. Turgot pensait l’économie en termes de conquête territoriale dans le royaume lui-même, comme on part à la conquête d’un territoire à coloniser. (10)

(10) Les physiocrates, comme les turgotins, étaient liés au commerce colonial de l’Amérique des plantations esclavagistes, voir F. Gauthier, « Le Mercier de la Rivière et les colonies d’Amérique », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, n° Les physiocrates et la Révolution française, Paris, 2004, n° 20, p. 261-83.

Ce projet impliquait d’exproprier les petits et moyens paysans, ce qui posait une série de questions que Turgot ne se posa pas : cette expropriation était-elle réalisable ? Que ferait-on de cette masse d’expropriés ? Le marché des grains français était-il lié à celui de la Mer du Nord ? La hausse des prix allait-elle enrichir les fermiers comme l’espérait Turgot ? Et enfin, qui paierait la hausse des prix ? Que se passa-t-il ? Ce que les contemporains ont appelé La Guerre des Farines, ce que l’on a appelé plus tard la Guerre du blé, ou encore l’arme alimentaire. (11)

(11) Dans sa version actuelle, voir par exemple Susan George, Comment meurt l’autre moitié du monde, (London, 1976) Paris, Laffont, 1978.

En septembre 1774, Turgot publia son édit qui instaurait, d’une part la libre circulation, d’autre part la liberté des prix des grains et farines dans le royaume. La libre circulation visait à supprimer les droits de péages et octrois que les seigneurs ou les villes imposaient, sorte d’impôt privé, qui augmentait d’autant le prix des marchandises. Toutefois, il ne précisa pas qui, des consommateurs ou des marchands de grains, en seraient les bénéficiaires ! Quant à la hausse des prix, dans l’esprit de son promoteur, elle devait à peu près doubler le prix initial et se fixer au fameux bon prix qui était celui du marché de la Mer du Nord.

Le 1er mai 1775, Turgot décidait de faire protéger les convois de grains, dans le bassin parisien, par l’armée, puis le 3 mai, il proclama cette chose nouvelle, la loi martiale qui punissait de mort ceux qui s’opposeraient à la liberté des prix. Les troubles de subsistance commencèrent au mois de mars, dans la Brie, avant de se répandre dans tout le bassin parisien en avril. Le 2 mai, d’immenses manifestations de familles affamées convergèrent vers le château de Versailles, pour demander au roi en personne d’intervenir pour faire baisser les prix. Le jeune roi voyant la foule s’amasser devant lui fut tout près d’entendre le cri du peuple, mais Turgot l’en empêcha et le roi, hésitant, finit par céder à la force que son ministre exerçait visiblement sur lui.

Turgot fait le choix de la « loi martiale »

Ce fut à ce moment-là qu’il se produisit un événement considérable par ses conséquences à long terme : c’était la première fois, de mémoire d’homme, que le roi n’écoutait pas son peuple en état d’émotion sur les subsistances et lançait même la troupe armée. Le jeune roi sentit ce qui se passait et, plus tard, trop tard, le regretta. La foule, humiliée et orpheline, quitta Versailles et quelques manifestants, excédés, se dirigèrent sur Paris pour piller les Halles et quelques boulangeries. Turgot fit procéder à de nombreuses arrestations, accompagnées de désarmement de villages entiers.

Durant ces mois de mars et avril 1775, les mouvements de taxation avaient pris des dimensions comme on n’en avait jamais vu. Au début, les troubles eurent lieu sur les marchés, mais les autorités locales répondirent aux taxateurs que le roi refusait de faire baisser les prix et les forces armées protégeaient maintenant les marchands. La faim poussa alors les taxateurs à inventer d’autres solutions, hors des marchés publics. Les taxateurs organisèrent des expéditions visant à arrêter les convois de grains qui circulaient par terre et par rivière. Les convois étaient arrêtés et l’on négociait l’achat des subsistances avec les convoyeurs. Ce n’était évidemment pas un pain que l’on achetait là, mais bien des réserves pour plusieurs jours et même des semaines. Les taxateurs s’organisèrent aussi pour aller s’approvisionner chez les producteurs et les détenteurs de grains. Là encore, les prix étaient négociés et les grains achetés à un prix fixé. Les historiens ont été frappés par la grande homogénéité des prix demandés lors de ces taxations : autour de 15 livres le setier sur les marchés et 12 livres lors des arrêts de convois ou chez les producteurs. Les taxateurs ne pillaient pas et cherchaient au contraire des alliances avec les producteurs et les détenteurs de grains. Ils visaient explicitement les spéculations des marchands de grains dont les pratiques se révélaient, on ne peut plus clairement, dans la vie réelle. Les taxateurs exprimaient l’idée, populaire à l’époque, que la question des subsistances devait rester une prérogative des pouvoirs publics et ne devait pas être abandonnée aux spéculations des marchands. Le peuple entendait que les pouvoirs publics garantissent la fourniture des marchés et un prix des subsistances compatible avec les salaires.

L’expérience de Turgot avait échoué. Les hausses de prix atteignirent jusqu’à 30 livres le setier et ne respectèrent pas le souhait de Turgot avec son bon prix. La raison était simple, le marché des grains de la moitié nord du royaume n’avait aucun lien concret avec celui de la Mer du Nord. Les marchands n’avaient aucune raison de limiter leurs spéculations à ce niveau-là plutôt qu’à un autre. Turgot leur offrait une occasion de spéculer à la hausse, ils en profitèrent. Les taxations, d’un type complètement nouveau puisqu’elles se produisaient hors des marchés, contribuèrent à empêcher que l’expérience de spéculation à la hausse des prix se prolonge et si les spéculateurs purent profiter de la surprise des premiers jours, les gens désertèrent les marchés pour chercher leur subsistance ailleurs. Ainsi, ce ne furent pas les fermiers qui profitèrent de la hausse des prix, mais quelques marchands, contrairement aux espoirs de Turgot lui-même. Cette nouvelle expérience avait créé des troubles de subsistance d’une ampleur inouïe et entraîné une répression imposante, mais plus grave encore, le peuple soupçonnait le roi de l’avoir trahi. Enfin, le mouvement des taxateurs était parvenu à organiser un commerce des grains parallèle qui avait échappé au contrôle des autorités et avait permis au peuple de se constituer des réserves de nourriture pour les semaines à venir. Pour Turgot, ce fut un désastre et la fin de sa carrière politique. Le jeune roi, qui aimait beaucoup son beau ministre, intelligent, plein de dons et de talents, eut bien du mal à s’en séparer. Il le garda encore quelque temps, refusant de se rendre à l’évidence de la rupture politique que cette Guerre des farines signifiait pour son peuple, et ne le renvoya, discrètement, qu’en août 1776, plus d’une année après et à l’issue de nouvelles tentatives de réformes, qui avaient encore échoué. Il nomma pour le remplacer le banquier suisse Necker qui, prudemment, annula les décrets de liberté illimitée du commerce des grains et la loi martiale, et en revint à une politique attentiste de paternalisme royal traditionnel.

Le mécanisme de la spéculation à la hausse des prix des subsistances avait révélé ses secrets : la hausse des prix des subsistances appauvrissait les salariés qui se trouvaient contraints de payer plus cher ce qu’ils obtenaient, avant la hausse, à moindre prix. Lorsque la hausse durait, et ce fut le cas en 1775, les salaires ne suffisaient plus et les salariés étaient menacés de disette, ce qui signifiait inanition, malnutrition, mort enfin. Pour comprendre ce mécanisme, il n’était pas nécessaire d’avoir fait de longues études de science économique, il suffisait d’être salarié et d’aller au marché se ravitailler. C’est précisément ce que n’était, ni ne faisait, Quesnay ou Turgot.

Le marché des subsistances n’est pas élastique

En plus d’ignorer ce qu’était un bas salaire, une autre erreur des philosophes économistes consistait à croire que le marché des subsistances était élastique. Une anecdote éclairante circulait à ce sujet depuis les débats sur la liberté illimitée du commerce des grains, attribuée à l’entourage royal : « Il n’y a plus de pain ? mais, qu’on leur donne de la brioche ! » Cette idée, généreuse et toute maternelle, révélait la naïveté de son auteur en matière de faim, et de disproportion entre prix et salaires, car enfin, lorsque la matière première grain vient à manquer, pour cause de disette soit réelle soit factice, il n’y a pas plus de pain que de brioche ! Ajoutons à cela le remarquable mépris que la classe dominante, noble ou riche, avait du peuple appelé canaille ou populace. L’intendant de Paris, Berthier de Sauvigny, avait répondu au peuple qui se plaignait de ne pas avoir de pain : « Il n’y a plus de pain ? mangez de l’herbe ! » Au cynisme du personnage s’ajoutait l’expression de sa claire conscience que la spéculation à la hausse des prix des subsistances était effectivement meurtrière et que tous ces pauvres ne valaient pas mieux que des animaux. On ne trouve pas même de réponse au cri du peuple affamé, ni dans les écrits, ni dans les actes de ces philosophes économistes. Turgot pensait qu’une des conséquences de l’enrichissement des producteurs de grains serait de faire hausser les salaires, mais quand ? dans un an ou plus ? et d’ici-là, les gens seraient morts de faim… La philosophie économique était une construction bien abstraite, ses théoriciens ne saisissaient pas les effets et les conséquences réelles sur des personnes vivantes, alors que les politiques, qui la mettaient en pratique, les voyaient sous leurs yeux. Lorsque Turgot avait décidé de proclamer la loi martiale qui punissait de mort ceux qui empêcheraient l’application de la liberté des prix, il exprimait de la manière la plus violente qui soit sa surdité aux cris d’un peuple qui, à ses yeux, ne pouvait penser, mais aussi sa propre incapacité à comprendre la réalité de la disproportion entre prix et salaires. Au mépris de classe, s’ajoutait donc une réelle incompréhension de la situation.

Naissance de la critique de l’économie politique

Gabriel Bonnot de Mably vécut ces évènements et chercha à comprendre les projets de tous ces économistes pleins de plans de réformes extraordinaires, qui promettaient le bien-être général, et l’enrichissement de tous. Il raconta cette Guerre des farines dans Du Commerce des grains, écrit en 1775, sous la forme d’un dialogue avec un de ces philosophes économistes qu’il nomma Eudoxe, ou La Bonne Doctrine, soulignant ironiquement le caractère dogmatique de cette nouvelle science, dont il fut un des principaux critiques. (12)

(12) Mably, Du Commerce des grains, ne fut publié qu’en 1789. Il publia une critique du livre des physiocrates, Doutes proposés aux philosophes économistes sur l’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1768, voir Mably, Œuvres, Paris, Desbrières, 1794, t. 11 et 13. Montesquieu, Rousseau et surtout Linguet et Galiani entreprirent, avec Mably, une véritable critique de l’économie politique de leur époque. Les intendants du roi ont aussi apporté d’abondants matériaux à cette critique, voir Maurice Bordes, La Réforme municipale de Laverdy et son application, 1764-1771, Toulouse, 1968.

Eudoxe présente le projet proprement révolutionnaire du ministre réformateur comme une évidence à laquelle seuls les simples d’esprit pourraient s’opposer :

« C’est la liberté de vendre, d’acheter et de transporter à son gré les grains qui va tout vivifier. Les terres ne seront plus couvertes de friches. De proche en proche, l’abondance se répandra de la classe des propriétaires dans tous les ordres de citoyens. Le roi et l’état pourront suffire à leurs besoins. Plus de banqueroute à craindre pour les rentiers : vous verrez tomber le prix de l’argent. Ce ne sont pas là des espérances chimériques, et je ne conçois point comment des vérités si démontrées, si claires, si évidentes n’ouvrent pas les yeux à tout le monde. »

À cette évidence des économistes, Mably oppose l’évidence des résistances que cette politique a suscité :

« Mais à votre évidence qui nous annonce un avenir si heureux, prenez-y-garde, le peuple oppose une évidence qui regarde le moment présent, et ce moment est bien fâcheux pour lui. Comment voulez-vous qu’il se repaisse des belles espérances des économistes tandis qu’il a faim, et n’a d’argent que pour acheter la moitié du pain dont il a besoin ? Il faut avoir de quoi vivre et n’être à jeun trop tard pour goûter la politique et la philosophie…Quelles mesures a-t-on prises pour que le peuple attendit avec patience et sans mourir de faim, ces richesses et cette abondance qu’on nous promet ? » (13)

(13) Mably, Du Commerce des grains, op. cit., p. 252.

Mably met le doigt sur l’erreur des économistes qui, croyant enrichir tout le monde, laissent les marchands spéculateurs s’enrichirent sur les salaires des pauvres :

« Vous voulez enrichir les propriétaires en ruinant tout le monde : rien n’est plus ridicule. Ne faut-il pas que des vendeurs trouvent des acheteurs à leur aise ? Plus ceux-ci sont hors d’état d’acheter, moins les autres pourront vendre. Si on voulait faire fleurir l’agriculture d’une manière durable, on devrait commencer par assurer la fortune ou du moins l’aisance de ce que vous appelez la classe stérile : il fallait qu’elle pût assez consommer pour encourager les travaux et l’industrie de l’agriculture. » (14)

(14) Ibid., p. 258. La classe stérile désignait pour ces économistes les salariés de l’industrie et du commerce.

Mably distingue clairement les erreurs des économistes, qui peuvent même être de bonne foi, et les pratiques des spéculateurs et des patrons qui en profitent :

« Messieurs, ajouterai-je, prenez garde que vous ne trouviez quelque avantage à faire renchérir les grains que parce que vous avez la dureté et l’injustice de ne pas proportionner les salaires des manouvriers aux prix des denrées que votre avarice a établis. » (15)

(15) Ibid., p. 276.

L’offensive des économistes physiocrates, puis turgotins, correspond à la conquête de nouveaux secteurs restés, jusque-là, en dehors des appétits du système capitaliste de cette époque. Le marché intérieur des subsistances devint l’enjeu de cette offensive, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, qui visait la réforme de l’agriculture et celle du marché des subsistances. Pour y parvenir, il fallait contrôler le pouvoir politique et nous avons aperçu rapidement quelques-uns des moyens de cette conquête, avec l’établissement de la loi martiale, comme d’un despotisme légal. Mably étudia les théories des économistes et en saisit les enjeux. Il dénonça le danger, qu’il ne fut pas le seul à juger mortel, de cette offensive, en commençant par mettre en lumière la nécessité de contrôler le commerce des denrées de première nécessité :

« Je voudrais qu’on recherchât avec soin si le commerce des grains ne doit pas être soumis à de toutes autres règles que le commerce des autres marchandises. Je crois que c’est pour avoir confondu tout cela que les économistes remplissent leurs écrits de sophismes et de mauvais raisonnements. La simple raison me dit qu’aucun de mes besoins n’est aussi pressant, aussi constant, aussi journalier que celui que j’ai de manger. Si mon habit, mes chemises etc… ne valent rien, j’ai le temps d’attendre. Mais je ne puis me passer un jour de pain sans avoir la mort devant les yeux. » (16)

(16) Ibid., p. 263.

Distinguer les propriétés à caractère social commun des biens privés

Les économistes ne distinguaient pas les « denrées de première nécessité » des autres « marchandises » pour l’excellente raison que leurs théories transformaient tout en marchandises. Dans les colonies d’Amérique, depuis le XVIe siècle, on faisait même d’êtres humains, des « marchandises » vendues et traitées comme des biens meubles. Cette conception était liée à la définition du droit de propriété de ces économistes : droit exclusif et illimité sur des choses, des animaux ou des êtres humains dans le cas de l’esclavage, conception qui devait s’imposer à tous les autres droits, qu’ils soient politiques, personnels, moraux ou autre. Or, dans le royaume de France, ce droit de propriété exclusif n’existait pas au XVIIIe siècle et n’existe pas encore aujourd’hui, complètement, puisqu’il est encore obligé de céder devant le pouvoir souverain des lois politiques. Le Traité constitutionnel européen, par exemple, proposé en 2005, devait permettre de faire reculer des pans entiers de ce pouvoir souverain, mais il a été, pour le moment, repoussé. En introduisant la notion de denrées de première nécessité, Mably combattait la notion physiocratique du droit de propriété et permettait de définir, de façon nouvelle, ces biens communs : non, tout n’est pas une marchandise, pensait-il déjà. Les denrées de première nécessité, et ici les subsistances, ont un caractère socialement nécessaire, un caractère de propriété collective : elles doivent être traitées en conséquence et ne sauraient être réduites à des marchandises. Mably rejoignait la conception populaire que les troubles de subsistance indiquaient depuis longtemps. Il développa un programme d’économie politique populaire (17) qui réclamait une réforme agraire, afin de permettre au plus grand nombre de paysans, sans terre ou n’en ayant pas assez pour vivre, d’être en état de produire leur subsistance eux-mêmes, et d’une réforme du commerce en créant des greniers municipaux administrés démocratiquement, afin d’empêcher les spéculations à la hausse des prix et permettre d’assurer la subsistance des gens.

(17) Pour reprendre l’expression remarquable que Robespierre forgea, quelques années plus tard, en 1793, et qu’il opposait à « l’économie politique tyrannique » des économistes héritiers de Turgot.

Mably avait également compris que cette offensive du système capitaliste -qu’il appelait la politique à argent- et qui venait d’échouer en 1775, risquait de reprendre et provoquerait des secousses et des révolutions dont il précisa les enjeux de la façon suivante :

« Vous détestez des émeutes qui peuvent ébranler le ministère et renverser son système et ses projets, et moi je puis les excuser et même les aimer parce qu’il n’est pas impossible qu’elles soient la cause et le principe d’une heureuse révolution. (…) Si les pauvres sont citoyens comme les riches, si de trop grandes richesses d’une part, et une trop grande pauvreté de l’autre, multiplient les vices d’une société, et la plongent dans les plus grands malheurs, quel sera l’homme assez peu raisonnable pour prétendre qu’une saine politique ne peut prescrire aux riches les conditions auxquelles ils jouiront de leur fortune et les empêcher d’opprimer les pauvres. » (18)

(18) Ibid., p. 274. Sur toute cette histoire voir F. Gauthier, G. Ikni éd., La Guerre du blé au XVIIIe siècle. Critique du libéralisme économique, Paris, Passion-Verdier, 1988, où l’on trouvera la traduction en français de l’article d’Edward P. Thompson, « L’économie morale de la foule dans l’Angleterre au XVIIIe siècle », celui de Cynthia Bouton, « L’économie morale et la Guerre des farines de 1775 » et bien d’autres encore, avec une bibliographie sur la question. Voir encore sur ce même site, l’article de Déborah Cohen, « Le débat sur le commerce du blé », Études.

Les cris du peuple révèlent qu’une économie politique qui a des effets aussi négatifs est tyrannique

La Révolution de 1789, en France, s’ouvrit sur une nouvelle expérience de réformes menées par les héritiers des philosophes économistes, qui parvinrent à faire voter la liberté illimitée du commerce des grains, le 19 août, et la loi martiale le 21 octobre 1789. La Guerre des farines reprenait et prit, cette fois, une ampleur inouïe. Elle ajouta aux jacqueries, qui rythmèrent la révolution de 1789 à 1793, des troubles de subsistances quasi permanents jusqu’à ce que les Révolutions des 10 août 1792 et des 31 mai-2 juin 1793 entendent enfin les cris du peuple. Une législation agraire réalisa en France une véritable réforme agraire, en supprimant le régime féodal au profit des paysans, qui devinrent possesseurs de la moitié environ des terres cultivées sur lesquelles ils ne payaient plus de rentes. Les biens communaux furent reconnus propriété collective des communes. Enfin, un programme du maximum réorganisa le commerce des denrées de première nécessité, afin d’empêcher la spéculation à la hausse des prix. En 1815, au moment de la Restauration, la législation agraire en faveur de la paysannerie fut maintenue et le commerce des subsistances ne fut plus, durant deux siècles, abandonné aux spéculations des marchands de grains, tant les gouvernements en place, y compris les plus favorables aux thèses des économistes, craignaient les soulèvements populaires.

Par ailleurs, la Révolution française retarda une offensive similaire sur la liberté du commerce des grains en Grande-Bretagne. En 1795, le gouvernement britannique mena une politique de protection de sa main-d’œuvre, en lui assurant un revenu minimum, accompagnée d’un contrôle des prix des grains. La suppression de cette législation protectrice, en 1834, fit démarrer l’offensive capitaliste, en Grande-Bretagne, qui visait à imposer un véritable « marché du travail », c’est-à-dire à faire du travail une simple marchandise selon la façon de voir le monde, les choses et les gens, propre au capitalisme. Cette nouvelle offensive provoqua une paupérisation d’une ampleur inouïe, une véritable catastrophe sociale qui transforma les gens en « masses » et contraignit la société à se protéger de cette effroyable politique, en inventant des contre-feux au système capitaliste, qui la détruisait : la formation de la classe ouvrière par la grève, les syndicats et les conquêtes sociales furent des moyens efficaces pour empêcher la création d’un tel « marché du travail ». (19)

(19) Voir Karl Polanyi, La Grande Transformation, (1944), Paris, 1983 ; E. P. Thompson, La fabrication de la classe ouvrière anglaise, (1963) trad. de l’anglais, Paris, 1990, 2e Partie, chap . 7.

De la même manière, les troubles de subsistances et les taxations, légales ou illégales, furent des moyens efficaces pour empêcher la création d’un « marché des subsistances ». Dans ces deux exemples, la tentative de réduire des denrées de première nécessité, ou le travail, à de simples marchandises, relève d’une inversion insupportable de valeurs humaines. Depuis les années 1970, la nouvelle offensive du capitalisme, présentée sous le nom de néo-libéralisme ou de mondialisation, a réduit l’embauche par les délocalisations, entraînant un chômage inédit, et détruit les législations protectrices de la société, les droits sociaux, les services publics, les droits politiques des peuples et donc des citoyens, afin d’imposer à l’échelle mondiale un « marché du travail concurrentiel » et des salaires abaissés, que les précarisations, déjà visibles, annoncent à son de trompe. Il est clair que nous nous trouvons dans une nouvelle période de réformes, c’est-à-dire de catastrophe sociale.

" Vous détestez des émeutes qui peuvent ébranler le ministère et renverser son système et ses projets, et moi je puis les excuser et même les aimer parce qu’il n’est pas impossible qu’elles soient la cause et le principe d’une heureuse révolution. " Mably, Du Commerce des grains, 1775, p. 249.

N.B. Cet article a été publié dans Utopie Critique, n° 37, mai 2006.