Terreur et libéralisme égalitaire En ligne
dimanche 19 novembre 2006par Jean-Pierre Gross et Florence Gauthier
L’historien Jean-Pierre Gross est intervenu en 1997, dans le Monde Diplomatique, sur la question du libéralisme égalitaire des Jacobins. Cet article, également disponible sur Espai Marx, a été publié par l’auteur la même année que son important ouvrage, Faire Shares for all. Jacobin Egalitarianism in Practice, Cambridge University Press, 1997, traduit en français sous le titre, Egalitarisme jacobin et droits de l’homme. La Grande famille et la Terreur, Paris, Arcantères, 2000. Jean-Pierre Gross montre que la pratique et l'idéal des jacobins montagnards relèvent d’un projet de société fondé sur la justice et la réciprocité, et renvoient donc à une « grande famille » où le droit à l’existence est assuré au même titre que le droit à l’épanouissement, et où l’esprit de partage l’emporte sur les antagonismes de classes. Projet inattendu et, à n’en pas douter, résolument moderne. Par ailleurs, Florence Gauthier a rendu compte de l'apport important de ce chercheur dans les Annales Historiques de la Révolution française, en deux temps, à propos de l'ouvrage original en anglais, puis par un rappel après sa traduction en français.
Cette historienne précise, dans son compte-rendu initial (voir ci-dessous), que "le travail de Jean-Pierre Gross a mis en lumière l'esprit de justice sociale qui animait le projet libéral humaniste de la Montagne". Ainsi cet historien "a suivi l'esprit de fraternité qui animait les députés montagnards du Sud-Ouest dans leur effort de construction de la République démocratique des Droits de l'homme et du citoyen, dans leurs erreurs, leurs tâtonnements et leurs réussites".
Jean-Pierre Gross, Faire Shares for all. Jacobin Egalitarianism in Practice, Cambridge University Press, 1997, compte rendu par Florence Gauthier, AHRF, n°311, 1998, pp. 173-176.
Depuis les fastes du bicentenaire l'histoire économique et sociale de la Révolution n'a reçu que peu d'échos. Il est vrai que l'égalitarisme jacobin a été présenté, ces dernières années, sous la forme d'un dangereux extrémisme utopique et violent. Abandonnant le travail d'archives, les interprétations actuellement dominantes semblent se suffire du mot "terreur" pour rejeter, sans plus d'effort de réflexion, l'expérience historique et la reléguer dans l'enfer proto-totalitaire. Mais est-ce vraiment sa place ?
Les préjugés actuels concernant l'histoire des libéralismes ne sont pas étrangers à ces interprétations et l'on semble couramment admettre que l'idée de liberté serait incompatible avec celle d'égalité, au nom d'une vision étroitement économiste "du" libéralisme (au singulier). Pourtant au XVIIIe siècle, un Montesquieu, un Jaucourt, un La Rochefoucauld-Liancourt estimaient que la pauvreté était aussi un manque de liberté. Mais faut-il vraiment remonter jusqu'au XVIIIe siècle pour saisir cette réalité fort palpable de nos jours ? Peut-on suivre les thèses néo-libérales en vogue lorsqu'elles affirment que la Terreur correspondrait très précisément à la période de démocratie égalitaire et de justice sociale de l'an II ? ou encore, que la Terreur s'avança contre les droits de l'Homme et du Citoyen ?
Le livre de J.P. Gross propose un double objectif : étudier l'an II de l'intérieur, pour sortir d'un débat abstrait sur la Terreur, en liant la théorie et la pratique de la Révolution, les mots, les actes et les faits. Dans les deux premiers chapitres, le lecteur trouvera des éléments développés des débats actuels qui ont permis de mettre en évidence l'important problème des libéralismes au XVIIIe siècle, dont les libéralismes égalitaires et humanistes, à la lumière en particulier des discussions autour de John Rawls et des apports récents de l'économiste indien Amartya Sen. Ces chapitres théoriques ne manqueront pas de susciter de nouvelles réflexions, en particulier sur la proposition d'un projet jacobin libéral capable de tenir ensemble la réalisation des droits des personnes et des droits collectifs de la société.
Le cadre de l'étude couvre une dizaine de départements formant le quart sud-ouest de la France et concerne les activités d'une quarantaine de députés envoyés en mission en 1793-94, d'où se détache un noyau de personnalités dont la mission fut prolongée : Jeanbon Saint-André, Romme, Lakanal, Roux-Fazillac, Bo, Paganel, Brival, Dartigoeyte, Lequinio. Ces députés ralliés à la Montagne se divisent sur le terrain en une minorité de figures ultra-terroristes et une majorité pratiquant une "Terreur douce". Le cadre élargi de l'étude permet d'éviter la généralisation à tous les Montagnards du comportement abusif de quelques-uns, d'ailleurs vite réprimés en l'an II (ce fut le cas de Taillefer), généralisation héritée de la version thermidorienne, mais que l'historiographie semble, inconsciemment ou non, reprendre à son compte lorsqu'elle privilégie les personnalités violentes et incapables de résister à la corruption du pouvoir.
À l'arrivée des représentants en mission en mars 1793, le problème des subsistances s'aggrave à l'approche de la soudure. La Convention girondine a reconduit depuis décembre une politique de liberté du commerce des grains dont le caractère antisocial se révèle dans une hausse excessive des prix, provoquant des troubles de subsistance que la loi martiale fut incapable de réduire. Le contexte de guerre, devenue défensive depuis avril 1793, accrût la pression sur la production des vivres pour l'armée. Le premier Maximum du 4 mai, complété durant l'été, aboutit au second Maximum du 29 septembre. Ce nouveau cadre législatif orienta une politique économique vers la réalisation du droit aux subsistances, nouveau droit social inscrit dans la Constitution de 1793. Sur le terrain, nos députés en mission, loin d'appliquer cette législation dans un esprit de système, tâtonnent à la recherche de solutions empiriques.
Ce ne fut pas par la contrainte que le courant majoritaire jacobin obtint des résultats, bien au contraire. L'auteur montre de façon détaillée comment ces députés inventèrent des solutions en discutant avec les intéressés et gagnèrent leur confiance en les rassurant par des actes : comment répartir les grains entre districts producteurs et disetteux ? Après des échecs, l'idée d'un "rationnement librement consenti" prit corps dans les villes où des greniers communaux remplacèrent les marchés. Paganel les multiplie dans les campagnes : les producteurs portaient leurs grains dans le magasin communal pour éviter les sorties de grains, ce qui rassurait la population qui connaissait ainsi les stocks disponibles. La panification devint parfois communale. Romme s'occupa des rations selon les besoins des travailleurs manuels, des femmes enceintes et nourrissantes et des autres catégories. Le décret du 9 août 1793 organisait les "greniers d'abondance". C'est le détour par le terrain qui permet de comprendre comment ce décret reprit le projet de Jeanbon Saint-André qui l'expérimenta dès mars 1793 et l'appliqua ensuite à Brest et à Toulon.
Pour réaliser le droit à l'existence, droit aux subsistances, la législation agraire montagnarde visait à faciliter l'accès des paysans sans terre à un lopin de subsistance. Partage des communaux, vente des biens nationaux en petits lots, bons de 500 livres aux indigents, secours aux soldats doivent contribuer à cet accès à la terre. L'étude de l'auteur ajoute que ces députés en mission pensaient réserver, dès septembre 1793, les biens des suspects aux démunis. Mais comment s'y prendre tant que les suspects n'ont pas été jugés ? Ici encore, l'étude de terrain révèle que les décrets de ventôse n'ont pas été proposés par le seul Saint-Just. Sur place, les députés pratiquent une politique de mansuétude à l'égard des suspects depuis décembre 1793 et en élargissent un grand nombre, préparant en particulier l'amnistie générale en faveur des agriculteurs détenus qui sera votée par la Convention le 21 messidor an II-9 juillet 1794 : l'étude ouvre ici un chapitre peu connu de l'histoire de l'an II. Par ailleurs, les députés en mission mettent les biens des suspects en réquisition de façon transitoire, renouvellent les baux, mettent à ferme les terres non amodiées et remettent en activité ateliers et manufactures.
Le passionnant chapitre sur le droit au travail découvre la perception nouvelle qui se cristallise en l'an II. Le droit à la subsistance par le travail est reconnu dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1793 : l'abolition de l'esclavage accompagne celle de la domesticité et affirme la protection des droits du travailleur. Sur le terrain, les députés créent des emplois par des travaux publics d'entretien des routes, des ponts et des voies fluviales. L'industrie d'armement entraîne ici un développement industriel tout nouveau qui réanime l'artisanat annexe du cuir, du bois, du charbon, du fer et les secteurs des transports et du bâtiment. De nouvelles technologies, notamment dans la fabrication de l'acier, émergent. Les députés découvrent la réalité neuve de l'industrialisation et de la concentration de la main-d'œuvre (à Abzac, Bergerac, Carmaux, Montauban, Ruelle, Tulle) où se côtoient artisans et manouvriers qui font entendre leurs revendications par la grève et l'absentéisme.
Les solutions trouvées par les députés pour résoudre ces problèmes sont fort intéressantes : les salaires sont relevés, des ouvriers spécialisés sont appelés de l'extérieur, jusque dans les Etats allemands, envoyés en stage puis chargés, à leur tour, d'en former de nouveaux dans les ateliers écoles. Des primes encouragent la formation et l'émulation, les artisans qui travaillent en sous-traitance sont payés en tenant compte de trois éléments : les outils, les matières premières et la subsistance, ce qui introduit des relations économiques inédites avec leurs employeurs. Ce faisant, les députés organisaient ces centres industriels en inventant une "économie mixte" : l'entreprise reste privée mais sous le contrôle de la municipalité, d'ingénieurs civils ou détachés de l'armée des Pyrénées selon les cas, de députés en mission prolongée comme le fut Roux-Fazillac et d'une représentation ouvrière. Il ne s'agit ni de nationalisation ni d'étatisation, notions qui sont d'ailleurs aux antipodes de l'anti-étatisme des Lumières. Enfin, Gilbert Romme, philosophe et homme d'action, initia un régime d'assurance contre les accidents du travail qui fait date dans l'histoire de la législation sociale : soins médicaux gratuits, congé de maladie payé, pensions aux familles, l'ensemble étant géré par les communes.
Une nouvelle conception du travail se découvre et, en premier lieu, le fait que ces députés se soient mis à l'écoute des travailleurs est révélateur du changement d'esprit. Le chômage n'est plus considéré comme une faute personnelle, la paresse, mais comme un mal produit par les rapports économiques et sociaux. Le travail fut alors pensé comme un droit qui impose à la communauté l'obligation d'y pourvoir, conception qui rejoignait les Lumières de Montesquieu. Le projet économique montagnard refusait l'exploitation capitaliste et le travail payé au plus bas prix possible et cherchait, au contraire, à répartir la plus-value équitablement. L'étude de J.-P. Gross permet de chiffrer cette politique salariale, les moyens de son financement et son coût et d'en préciser les bénéficiaires ainsi que les efforts faits en direction des indigents. Des tableaux récapitulent les dépenses sociales de 1792 à juin 1794 et permettent d'en mesurer l'ampleur à l'échelle nationale et locale, révélant d'ailleurs que la politique économique et sociale avait précédé la Terreur instaurée, rappelons-le, en septembre 1793.
Il est assez remarquable que Jeanbon Saint-André, Lakanal, Lequinio, Roux-Fazillac et Romme, tous membres du Comité d'instruction publique en 1793-94, se soient retrouvés en mission dans le Sud-ouest. Il était fatal que leurs efforts en direction de l'éducation se soient déployés. Nous les avons déjà aperçus avec la formation professionnelle dans les centres industriels. En ce qui concerne les écoles primaires, les actes des députés précédèrent ici encore la législation. Les villes de Bergerac, Périgueux et Tulle bénéficièrent des premières écoles primaires gratuites, communales et pour les deux sexes, qui ouvrirent leurs portes à partir de décembre 1793. Au printemps 1794, elles accueillaient un nombre considérable d'élèves : quatre cent vingt-cinq filles à Tulle par exemple. Les instituteurs et institutrices, payés au mois, sont recrutés en concertation avec les municipalités et les sociétés populaires. Toutefois, cet effort n'atteint pas les campagnes, mais Lakanal et Romme créent des moyens de vulgarisation en botanique et en agriculture : maison d'économie rurale à Bergerac, jardins botaniques, ferme modèle ainsi que le Journal d'instruction populaire que Lakanal institue dans les districts et qui était rédigé par les sociétés populaires.
Tout au long de son travail, J.-P. Gross a suivi l'esprit de fraternité qui animait ces députés dans leur effort de construction de la République démocratique des droits de l'homme et du citoyen, dans leurs efforts, leurs tâtonnements et leurs réussites. Une étude développée permet de préciser cet esprit fédératif montagnard et représente une intéressante mise au point sur les différentes fonctions de la fête révolutionnaire. La fraternité peut être rejetée : ainsi les bourgeois de Toulouse refusent de partager le banquet populaire et consomment leurs riches plats à l'écart. À l'opposé, un repas punitif est organisé à Cahors où les riches sont contraints de servir les pauvres. Le banquet fraternel est tout autre : chacun apporte ce qu'il peut, l'ensemble est partagé. La fête tisse ici la toile de la solidarité et suscite des sentiments fraternels horizontaux. Mais la fête n'est pas seulement affective, elle est aussi politique et, par conséquent, économique. Bo résume le projet montagnard "d'économie fraternelle" : "une famille de frères doit partager les peines comme les jouissances."
Il est somme toute surprenant que l'égalitarisme jacobin qui contribuait à développer une démocratie de petits producteurs libres et instruits et un gouvernement de bienfaisance ait pu être considéré par un courant historiographique, récent d'ailleurs, comme dangereux et extrémiste et confondu même avec les totalitarismes du XXe siècle. Le beau travail de J.-P. Gross a mis en lumière l'esprit de justice sociale qui animait le projet libéral humaniste de la Montagne. Il apparaît bien hâtif d'affirmer, comme le font les néo-libéraux, que l'égoïsme soit la seule passion dont l'humanité serait valablement susceptible. L'histoire nous apprend qu'un laisser-faire débridé se nourrit aux dépens des moins fortunés et, qu'inversement, tout pouvoir qui ne connaît que les droits collectifs court le risque de violer les droits personnels. L'intérêt de l'expérience jacobine n'est-il pas d'avoir démontré que ces deux tendances ne sont pas inconciliables ? Dans une société régie par des principes de justice, il doit exister des limites à ce que l'on peut entreprendre pour son propre compte, comme au nom de la communauté. Enfin, il ne peut y avoir à la fois liberté et égalité en l'absence de la fraternité.
D’autres comptes-rendus sont disponibles en anglais dans :
French Politics & Society, Vol. 15, No. 4 (Autumn 1997), par Patrice Higonnet,
Economic History Review, Vol LI, No. 3, August 1998, par Colin Jones,
Journal of Economic History, November 1998, par Malcolm Crook,
History, Vol. 85, No. 277, January 2000. par Mike Rapport.