Configurer l'actualité d'un événement : la mort de Marat. Annonces
vendredi 10 novembre 2006par Jacques Guilhaumou, UMR « Triangle », ENS-LSH Lyon
Dans un précédent ouvrage sur 1793. La mort de Marat, nous avons déjà décrit en détail la manière dont se déroulent l’assassinat de Marat par Charlotte Corday le 13 juillet 1793, puis sa pompe funèbre le 16 juillet, montrant ainsi que la mort de Marat n'est pas un simple préambule au culte du martyr de la liberté, sans insister vraiment sur l’actualité de cet événement, sa valeur de signe historique de l’émancipation. Certes, dans un premier temps, il s’agit bien d’un événement majeur de la Révolution française, sans doute par son caractère exemplaire de mort sacrée, mais aussi et surtout par le fait qu’il enclenche le processus de mise à l’ordre du jour de la terreur, si significatif de la puissance du mouvement révolutionnaire pendant l’été et l’automne 1793. Mais, dans un second temps, la description succincte de sa dimension originale d’expérience esthétique nous permet d'appréhender une part de la mesure de la destination humaine, présentement la forme de grandeur sublime à laquelle sont appelés les citoyens lorsqu'ils agissent politiquement et souffrent socialement. En effet, Marat n’est pas simplement devenu glorieux par sa mort, puisqu’il demeure, au terme d’un trajet vers le sublime que nous allons décrire, vivant par son image et son nom. Donc il continue à marquer l’espace politique de la Révolution française, après sa mort, de sa présence agissante et à y témoigner de la souffrance sociale, au titre principal de sa nature héroïque.
Marat est assassiné par Charlotte Corday le 13 juillet en fin d'après-midi. Nous constatons d’abord, dans la mise en place de l'annonce de cet assassinat d'un représentant du peuple, et du premier rapport sur cet événement le soir même par Hébert, dirigeant de la Commune de Paris, une volonté des autorités constituées d'empêcher tout mouvement punitif, de différer la volonté immédiate de vengeance exprimée plus particulièrement par les citoyennes qui entourent le domicile de Marat. L'accent est donc mis sur l'affliction, sur la sensation de douleur que doit éprouver tout citoyen devant cet assassinat, comme en témoigne une poésie placardée sur la porte du domicile de Marat. Par là même se constitue un mouvement de sympathie autour du « corps ensanglanté » de Marat, qui prend valeur de sens commun dans la mesure où il est progressivement partagé par tous. A ce sentiment partagé d'affliction s'associe immédiatement un désir de vengeance qui constitue la dynamique, la force qui sous-tend cette sympathie, lui donne son mouvement.
Cependant l’appel du souverain, par la voix des sections à la Convention nationale le 14 juillet et sur la base d’un tel désir de vengeance, à présenter la mort de Marat dans un tableau aux contours nets s’avère d'abord un échec, consécutif à la putréfaction accélérée du corps de Marat sous l’effet des grandes chaleurs de l’été. Dans l'immédiat, cet échec se manifeste par un sentiment de stupeur face au corps ensanglanté de Marat et à la marque grandissante, par l’élargissement, de la blessure putréfiée, de la terreur exercée par les ennemis du peuple, et suscite donc un arrêt momentané de la dynamique positive nécessaire à la reconstitution de l'intégrité de ce corps associé étroitement, avant son démembrement, à des représentations symboliques constitutives du corps de la république.
Un désir de terreur, donc de retournement de la terreur de l’autre est alors formulé dans les adresses des sections parisiennes à la Convention nationale, mais demeure « présenté négativement » par le seul fait de la référence, ineffaçable dans l’immédiat, à l’ennemi mortel par son inscription sur le corps même de Marat. En renvoyant d'emblée à la peur de l'ennemi, à la terreur qu'il exerce en permanence sur les amis du peuple, le désir de terreur est d'abord sans objet, sans forme : il renvoie à de l'illimité, voire à de l'innommable dans le champ du sensible. Ce n'est qu'au terme d’un mouvement du sublime que ce désir trouvera son expression adéquate dans l'espace des moyens de salut public, tout en subsumant dans une totalité l'ensemble de ses moyens par sa capacité inédite à résister à la terreur de l'autre, à la retourner contre elle-même. Ainsi pourra commencer le trajet vers la mise à l’ordre du jour de la terreur.
Quant au tableau de la mort de Marat demandé par les sectionnaires parisiens, David ne peut le mettre en place à cause des progrès très rapides de la putréfaction sur le corps du représentant du peuple. Il a été d'abord question de restituer immédiatement l'intégrité de Marat dans une représentation picturale apte à limiter la forme d'un objet construite selon des règles précises et délimitées par analogie avec l'art ; il a été ainsi fait appel aux critères de la beauté naturelle au sein d'une esthétique du tableau. Mais l’élaboration d’une telle oeuvre demande du temps et ne permet donc pas une solution immédiate au problème initial de la putréfaction. En effet, David se trouve confronté à un objet informe qui ne peut tenir debout, saisissable seulement de façon abstraite dans sa dimension d'illimité tant la présence transgressive de l'autre est ineffaçable. Seul le mouvement du sublime, en produisant un tableau analogue à un mouvement rhétorique propre à redonner la parole à Marat, permettra à David de mener à bien et plus tardivement son projet pictural.
De fait, le constat de cet échec, les résistances qu'il suscite, et le nécessaire mouvement vers l'illimité qu'il crée rendent possible l'apparition d'une émotion sublime. Pour appréhender une telle dynamique du sublime, il nous faut alors prendre en compte les données attestées suivantes : 1° la situation initiale d'échec et la dynamique de dépassement suscitée par la volonté de résistance à l'échec ; 2° la présence d'un principe sensitif, la douleur, l'affliction qui permet de poser les bases à priori d'une intercommunication, d'un passage de l'affect singulier à la rationalité universelle ; 3° une présentation dynamique de la force basée sur le désir de vengeance, donc un mouvement qui entraîne les spectateurs dans l'événement et leur confère un rôle essentiel. La traduction de ce désir par le souverain dans l'appel à la terreur équivaut alors à la quête d'une force hors-nature, foncièrement rationnelle, à défaut de pouvoir la représenter positivement lié à un objet sensible déterminé ; 4° la possibilité d'une synthèse sublime de données hétérogènes, l'attrait et l'effroi face au corps de Marat, tout à fait perceptibles dans la coexistence d'éléments paradoxaux au cours de l'exposition funèbre, caractéristique générale à vrai dire de l’héroïsation.
Une fois toutes ces conditions remplies, l'émotion sublime se met en place, par un mouvement rhétorique, au cours de l'exposition funèbre, le 15 juillet dans l’église des Cordeliers, du corps de Marat sur un lit recouvert d’un drap blanc pour cacher sa blessure et sa décomposition avancée. Mais c'est surtout avec le mouvement des citoyennes et des citoyens parisiens autour de la présentation du corps de Marat pendant la pompe funèbre (voir les récits), le 16 juillet, que la synthèse sublime est effective au vu des éléments paroxystiques attestés, et mieux encore avec l'effroi suscité par la perte continue de l’intégrité du corps de Marat, de son démembrement au sens propre avec les progrès fulgurants de la putréfaction. Ne faut-il pas rappeler que ce phénomène physique le rend tout vert, couleur qui n’est autre que le signe de ralliement des ennemis de la République, donc proscrite par les autorités constituées sur les habits des citoyens !
La putréfaction grandissante du corps de Marat oblige donc les patriotes à démultiplier les formes de résistance à cette présence transgressive de la terreur de l'autre. Ce sont les femmes qui s'avèrent les plus aptes à aller aux limites, à se situer, sur le plan émotionnel, au-delà de cette situation paroxystique, à la dépasser symboliquement. Certes elles sont soutenues par la parole des orateurs, mais elles n'en demeurent pas moins le vecteur principal du sentiment d'enthousiasme qui s'empare des spectateurs face au corps de Marat. Un enthousiasme naît d'un mouvement tumultueux et qui permet de dépasser la présentation négative du désir de terreur, d'atteindre une forme nouvelle, sur la base du sentiment commun de douleur.
Il importe alors de préciser que ce mouvement d'enthousiasme constitué autour du corps de Marat, équivalent à un « état d'esprit sublime », est avant tout un « mouvement de l'esprit » au sens kantien, une tension affectuelle forte qui permet de libérer « l'esprit de Marat » de son corps gangrené par la terreur de l'autre en promouvant sa renaissance au sein même de « l'esprit de tous les spectateurs » qui, en tant que participants à la pompe funèbre, deviennent des protagonistes de l'événement.
L'inhumation clôt, au terme de la pompe funèbre, le mouvement sublime par le retour à un sentiment de joie enthousiaste qui contraste avec le caractère lugubre de la pompe funèbre, et surtout par l'apparition tant attendue de la beauté naturelle de Marat, dans une sorte de panthéonisation naturelle. Un sentiment positif d'intensification de la vie, prenant appui sur la parole d'un Marat qui n'avait pu d'emblée s'exprimer, peut enfin s'épancher. Ainsi émerge l'expression qui convient à la disposition d'esprit des spectateurs, « Marat n'est pas mort ».
Le mouvement du sublime confère également une dimension de totalité à l'événement. C'est ainsi qu'un tout, le corps de la république, réunifié après son démembrement momentané, se constitue autour de Marat (« le souverain qui t'entoure… »), et permet à la parole de Marat de renaître, de donner son premier contenu effectif au désir de terreur par l'extension à tous du droit de dénonciation, et la possibilité conjointe pour chacun de désigner les moyens de salut public. Puis la nomination révolutionnaire, spécifiée par l'adéquation des mots aux choses, donc par une présentation positive des objets de salut public, reprend son cours, le moment sublime s'estompe. Il n'en demeure pas moins que le mouvement du sublime a permis l'émergence, sur la base d'un principe commun, de « l'union des coeurs », d'un esprit créateur dynamisé par une force populaire et apte à mettre en place une conjoncture inédite. C'est à partir d'une telle solution esthétique à l'expérience de l'événement que le mouvement de mise à l'ordre du jour de la terreur est impulsé : de nouvelles possibilités se mettent bien en place pour le mouvement révolutionnaire de l’an II.
N.B. Ce court texte, extrait de notre ouvrage Discours et événement, ne décrit pas l’événement « la mort de Marat » dans ses diverses étapes (voir à ce sujet notre livre plus ancien sur 1793. La mort de Marat, Complexe, 1989). Il propose plutôt une configuration actualisée de l’événement sous la catégorie unifiante de sublime qui permet de comprendre comment se forme un lieu commun de la politique à visée émancipatrice sur la base de l’affliction et l’indignation suscitées au sein du peuple assemblé par l’atteinte à l’intégrité du corps de la République consécutive à l'assassinat d'un représentant du peuple. Et ceci au même titre, toutes proportions gardées, que le mouvement antiCPE énonce aujourd’hui, par un mouvement de commune indignation, la formule « Tout est à nous, rien n’est à eux » contre une élite de privilégiés qui confisque à son seul profit le mérite et la dignité de l’excellence républicaine propres aux valeurs de la Révolution française. La photo de couverture du livre, ici reproduite, a été prise au cours des manifestations du mouvement antiCPE par Alice Braitberg qui en a autorisé la reproduction. Nous la remercions. Cette photo peut être consultée sur le site de la phototèque du mouvement social www.photothèque.org.
N.B. Un aperçu limité de notre livre sur La mort de Marat est disponible sur Google Livres.