Je me suis intéressé à ce peintre en suivant la passionnante biographie que lui à consacré Anita Brookner. Elle montre un peintre absent du front politique dans les années qui précèdent 1789, puis qui s'échauffe, prend des positions extrêmes, comprenant les choses de manière simpliste, se transformant et transformant sa pratique artistique à partir de là, puis se désengageant (il y est un peu forcé par un séjour en prison) lors de l'accession au pouvoir de Napoléon.

David, dans son oeuvre de fresques historiques et mythologique, est animé par le grand, par la grandeur d'âme, les sentiments forts, par l'observation des moments critiques où tout bascule, où l'on passe d'un état à un autre. La mort de Sénèque, celle de Socrate en sont des exemples, la disparition d'une personne qui vient remettre en question les relations qu'entretiennent les personnes dans l'entourage du défunt. Ces moments critiques reviennent à de nombreuses reprises au centre de ses tableaux.

Il y a aussi un autre motif récurent, celui du serment, ce moment où on prononce une promesse à un individu, un seigneur, un roi, à une cause, à un régime: le serment de Brutus, celui des Horaces, le Serment du Jeu de Paume, celui des soldats à Napoléon dans la Distribution des Aigles.

De manière générale, même s'il ne s'agit ni de mort ni de serment comme dans Antiochus et Stratonice ou dans Les Sabines, il y a au centre un moment particulier où tout se fige dans une extrême tension, cette absolue immobilité qu'atteint un ressort, un court instant, au moment de son extension maximale avant de, brusquement, brutalement, avec une accélération folle, se détendre et reprendre une position plus stable.

David s'est enthousiasmé pour la Révolution. Les historiens et historiens d'art le décrivent comme un excellent peintre mais un mauvais politicien. Il s'est engagé aux côtés de Robespierre et de Marat. Il voyait en eux la grandeur d'âme qui se trouvait chez les héros historiques ou mythologiques de l'Antiquité. Soudain avec la Révolution, il ne s'agissait plus de se plonger dans le passé pour trouver des sujets à peindre, à composer. Le présent suffisait. Le passé mythique se superposait au présent, un présent déjà historique. Il a orchestré aussi les premières fêtes révolutionnaires, cortèges, costumes, chars, décors de carton-pâte, participant ainsi à l'effort révolutionnaire.

Marat assassiné, Robespierre tombé en disgrâce puis guillotiné, David se retrouve en prison, échappant de justesse à l'échafaud. Puis Napoléon, et la folie des grandeurs de l'empire, David est rappelé, institué Premier Peintre de l'Empereur. Il peint Le Sacre, celui de Napoléon et Joséphine, devant le pape Pie VII. Un moment étrange: on est après la Révolution, la monarchie n'est plus, et pourtant voilà une scène qui à tout de la pompe royale.

Après la chute de Napoléon, on reproche à David sa proximité à la cour impériale. Il finit par partir en exil, à Bruxelles. Il y mourra.

Parmi les Serments, il y en a un qui est lui-même un moment particulier dans l'oeuvre de David, c'est le Serment du Jeu de Paume. David commence ce projet en 1790. Le sujet n'est plus choisi dans le passé antique, mais bel et bien dans le présent, dans les événements qui se déroulent sous ses yeux, auxquels il participe. Le but est de représenter ce moment de basculement: la première réunion du Tiers-État. Les États généraux convoqués le 1er mai 1789 par Louis XVI, se déroulent au Château de Versailles dans la salle des Menus-Plaisirs. Lors de la séance du 17 juin, l'Assemblée Nationale est constituée face au Roi. Le 20 juin, l'accès à la salle est interdite au Tiers-État Il se replie dans la salle du Jeu de Paume, à l'extérieur de l'enceinte du château et, ainsi réunis, ses membres décident de prêter le serment de rester unis jusqu'à l'établissement d'une constitution pour la France. Le projet de peinture de David est onéreux. La toile doit avoir de grandes dimensions, environ 7 mètres par 10. Au Salon de 1791, David présente un dessin préparatoire (au dixième de la dimension de la peinture; mine de plomb, encre, lavis, sans mise en couleur donc). La mise en place, le report de ce dessin sur la toile commence, après que l'Assemblée ait accepté d'en assumer les frais d'exécution. Une dizaine de corps sont dessinés, quatre têtes peintes. Mais les événements vont vite et David se laisse emporter par son enthousiasme pour ce qui se passe sous ses yeux. Il délaisse la peinture. Il se consacre à l'organisation des fêtes révolutionnaires pour le gouvernement de Robespierre. Quand il y revient, en 1793, l'intérêt pour ce tableau de la part de ses contemporains s'est quelque peu fané. En effet, bon nombre des personnages devant y figurer sont entre-temps tombés en disgrâce. Après la chute de Robespierre, le peintre est mis en prison. Sorti, puis amnistié, il essaie d'y revenir encore, proposant de rendre plus anonymes certains visages du dessin sur le tableau: le serment, en-soi, reste un moment fondateur aux yeux des révolutionnaires, les individus qui l'on prononcé sont moins importants. Le manque d'argent et d'intérêt pousse finalement David à renoncer à terminer cette peinture.

Cette oeuvre, si elle avait été achevée, devait représenter la Révolution. Quelque chose comme l'essence de la Révolution. Le moment où tout bascule, mais donc aussi le moment où tout commence. Sur la composition du dessin préparatoire, on voit toutes les énergies individuelles, et diverses dans leur formes, prises dans un seul et même mouvement d'assermentation. Ce n'est pas une foule homogène et anonyme, mais, pour le premier plan du moins, des personnes reconnaissables, dont le peintre à fait les portraits précis. Mais il y a le deuxième plan, où cette fois il s'agit de faire nombre, d'avoir un effet de masse. Parmi les critiques qui ont été faites lors du Salon de 1791, on relève justement l'incongruité de voir la figure centrale, Jean Sylvain Bailly, président de l'Assemblée Nationale, lisant le serment, tourner le dos au gros des députés. Or, si dans un premier temps on pourrait croire à un défaut de vraisemblance de la scène, cette figure centrale regarde précisément le spectateur du tableau et le "transporte", l'implique dans l'action, le fait participer, à travers le temps, à cet acte fondateur de la Révolution. En regardant le tableau, le spectateur est soudain au milieu de l'action, comme si le reste des députés se trouvait dans son dos. Ce tableau implique, et force — et c'est là le rôle d'un serment, forcer les indécisions, radicaliser et focaliser des esprits — le spectateur à prêter serment lui aussi. Dans aucun autre tableau mettant en jeu un serment, antérieur ou postérieur à celui-ci, David n'a usé d'un tel stratagème.

On a ici une peinture que David semble avoir voulue active, qu'elle ait un effet sur le spectateur, qu'elle ne soit pas uniquement un objet d'appréciation esthétique ou même allégorie transposée dans l'Antiquité de mouvements politiques contemporains (comme pour les Horaces, peint en 1784, qui semble annoncer les événements à venir), une représentation, mais réellement une sorte de peinture performative, une exhortation à participer.

Mais ce tableau n'a jamais été fini. Il n'existe sous trois formes: 1) une toile inachevée qui donne une idée des dimensions, 2) un dessin préparatoire et deux carnets de croquis nous renseignent sur la composition, 3) un aperçu de la mise en couleur possible que donne une petite peinture reprenant la composition à quelque détails près, attribuée à David et qu'il aurait peint l'année de sa mort, en 1825.

Elle est donc restée fragmentée, dispersée, on ne peut que se faire une idée, une image mentale, du résultat réel. Mais en définitive elle est rentrée dans les imaginaires. Et c'est peut-être ainsi, inachevée, que cette peinture devant représenter la Révolution touche son sujet au coeur. Parce que la révolution ne se termine jamais. Parce qu'il s'agit d'un processus aussi bien collectif qu'individuel que celui de se laisser la place pour envisager un autrement, pour se proposer un nouveau départ, de nouvelles voies. Créer des situations où tout est à nouveau possible. Ces situations qui définissent réellement les moments révolutionnaires où l'on peut se réinventer. Le Serment du Jeu de Paume ne demande peut-être que cela en impliquant de la sorte le spectateur, de croire et de donner de la place à cette réinvention, ne serait-ce qu'à titre individuel et au jour le jour.