Le premier chapitre analyse la "demande de terreur" exprimée à l’été 1793 après la mort de Marat. Les termes de la célèbre adresse du 5 septembre 1793 — "Législateurs, placez la terreur à l’ordre du jour" — reviennent à demander "vengeance et punition pour les ennemis de la Patrie" mais aussi à "réaffirmer en permanence la valeur normative de la Déclaration des droits" et à reconduire la "sacralité des lois" (p. 32). Pour que la demande de vengeance ne se transforme pas en "furie", il est nécessaire que la "puissance émotive du peuple" soit exprimée dans les termes de la loi (p. 35). C’est le rôle des législateurs. Ils doivent "donner une forme légale aux émotions" et "inventer les formes symboliques et les pratiques qui permettront de contenir l’ardeur". L’épisode des massacres de septembre (qui est l’objet du deuxième chapitre) dans laquelle les législateurs ne jouent pas le rôle de "canaliseur" de la vengeance populaire est analysée comme un rupture des liens sacrés entre le peuple et l’Assemblée. On sait que le peuple de Paris, effrayé par les défaites militaires et marqué par la fusillade du 10 août dont les morts ne sont toujours pas vengés, se substitue au tribunal mis en place le 17 août, tribunal dont les formes ne sont pas celles de la justice extraordinaire réclamées par les sans-culottes et se porte dans les prisons pour y exercer la "vengeance souveraine". Les acteurs des massacres défendent l’idée qu’ils doivent exercer cette "vengeance souveraine" puisque le législateur ne l’a pas fait, "la vengeance qui s’accomplit se pose avant tout comme l’exercice d’une charge difficile qu’il convient d’assumer par devoir" (p. 43). "Soyons terrible pour dispenser le peuple de l’être", cette apostrophe de Danton indique la transaction qui s’accomplit dans la mise à l’ordre du jour de la Terreur. Selon Sophie Wahnich "contrairement aux interprétations dominantes aujourd’hui, l’entreprise de la Terreur vise à instituer des bornes à l’exception souveraine, à mettre un frein à la violence légitime du peuple et à donner une forme publique et instituée à la vengeance" (p. 63). Pour ce faire, la loi des suspects connaît une extension maximum : en étendant les catégories des suspects, la loi les protège de la vengeance souveraine, car être suspect, ce n’est pas être accusé et encore moins exécuté. Le loi des suspects "est une manière de déployer la vengeance avec une envergure maximale sans la transformer en bain de sang généralisé" (p. 58).

La logique de la suspension de la vengeance populaire souveraine est, selon Sophie Wahnich, dépassée avec la loi du 22 prairial an II qui réorganise le tribunal révolutionnaire. En effet, à partir de cette date, le tribunal révolutionnaire "n’obéit plus aux règles de la vengeance mais bien à celles de la guerre" (p. 68). Le cycle de la vengeance s’achève par deux voies opposées : d’une part, "la paix retrouvée dans une société réconciliée sur les valeurs révolutionnaires et prenant appui sur des institutions civiles" (c’est l’horizon des célèbres décrets de ventôse an II), d’autre part "la déclaration de guerre à ceux qui, dans les prisons, sont considérés comme incapables d’adopter les valeurs révolutionnaires". Deux logiques coexistent donc : l’une est celle de la vengeance contrôlée, l’autre est celle de la guerre. Dans le dernier chapitre — peut-être un peu trop court — Sophie Wahnich revient sur l’objectif ultime de la Terreur : la fondation de la liberté et de l’égalité. La formule "La liberté ou la mort" est à prendre au sens littéral : il s’agit de mourir et de "faire mourir" pour la fonder.

Sophie Wahnich conclut en affirmant que "la terreur révolutionnaire, à laquelle on reproche son tribunal révolutionnaire, sa loi des suspects, sa guillotine, est un processus arc-bouté à un régime de souveraineté populaire où il s’agit de vaincre la tyrannie ou de mourir pour la liberté", elle est "une auto-contrainte décidée" (p. 92). En inventant le "terrorisme" comme figure du mal ou comme résurgence d’un primitivisme populaire, les thermidoriens ont "anthropologisé" une violence dont ils ont occulté la dimension fondatrice proprement juridique et politique. La figure du "terroriste" est ainsi devenue totalement disqualifiante. Comme le remarque Sophie Wahnich, le terme a été largement recyclé depuis deux siècles (des résistants antinazis aux combattants anticolonialistes en Algérie ou ailleurs) et encore plus depuis deux ans. Mais la terreur révolutionnaire n’est pas le terrorisme contemporain : "une mise en équivalence morale de l’an II et du 11 septembre 2001 est un non-sens historique et philosophique".

Du côté des critiques, on regrettera le manque de références aux études récentes sur l’égalitarisme et la Terreur. Je pense en particulier au beau livre de Jean-Pierre Gross (1) qui nous montre le lien indissoluble entre le projet égalitaire et libéral et la demande de Terreur. Le quatrième chapitre notamment aurait gagné à s’appuyer sur ces travaux qui aurait donné davantage de "chair" et de consistance à son propos. L’essai de Sophie Wahnich a également les défauts de ses qualités et le caractère très synthétique de la présentation rend parfois les démonstrations un peu trop rapides, je pense notamment à la partie concernant la loi du 22 prairial dont l’articulation avec le contexte apparaît difficilement.

Du côté des louanges, il faut saluer l’originalité et l’importance de la démarche. Il ne manquera sans doute pas d’historiens ou de philosophes qui s’étonneront d’une telle approche de la Terreur tant la vulgate historiographique de Furet et de ses épigones a associé Révolution et totalitarisme dans un couple aussi anachronique qu’incompréhensible. Certains historiens se méfieront également de l’utilisation des concepts anthropologiques de "sacré" ou de "vengeance" dans le champ du politique. Pourtant, l’interprétation de Sophie Wahnich est stimulante et ouvre des pistes de réflexion essentielles. Que le "sacré" soit au cœur du débat sur le lien social pendant la Révolution française, nul ne peut le nier car ce "sacré" et cet "effroi" face à la violence se lit dans tous les débats politiques de la Terreur. Le petit essai de Sophie Wahnich est non seulement stimulant, il est aussi courageux, car il faut une certaine dose d'audace pour essayer de comprendre la Terreur au lieu de se contenter de la réprobation rituelle des "excès" et des "totalitarismes".

Ce texte a été publié dans les Cahiers d'Histoire, n° 94-95, janvier-mars 2005.

(1) J. P. Gross,Égalitarisme Jacobin et Droits de l’homme 1793-1794. La Grande famille et la Terreur, Paris, Arcantères, 2000.