Donc, une fois révoquée toute correspondance univoque entre les usages de patrie et sa signification conceptuelle, il est possible de marquer, d’une étude à l’autre, l’amplitude du champ discursif ainsi couvert, dans la mesure où il concerne tout autant le désignant patriote et son dérivé patriotisme que la notion proprement dite de patrie, attestée à la fois dans sa dimension théorique et dans son effet pratique. La dimension argumentative de patrie prend ainsi une signification étendue, au point de devenir une ressource majeure dans la compréhension de l’événement.

Le dossier réuni dans ce volume se propose ainsi d’explorer le trajet et les orientations conceptuelles de la notion de patrie au siècle des Lumières et son évolution dans le contexte politique et culturel de la Révolution française, tant d’un point de vue discursif, qu’argumentatif et symbolique. La recherche rend compte de la richesse d’une notion qui implique, à plus ou moins long terme, des échanges trans-culturels complexes, dont on retrouvera l’écho dans les différentes contributions, qu’il serait réducteur de vouloir résumer ici. On pourra suivre, par delà l’explosion quantitative du mot et de ses dérivés, les différentes valeurs et la force du lien patriotique capitalisé par une longue tradition rhétorique et symbolique. A l’aune du renouveau de la tradition civique et de l’esthétique néo-romaine, l’idée de l’intérêt public associé à celle du bien commun, qu’il soit ou non étendu à l’ensemble de l’humanité, fait que la notion de patrie porte l’espérance de régénération de la nation : de la relation analogique qui lie chacun à l’état dont il est membre, au lien éthico-politique des droits et devoirs attachés à la citoyenneté républicaine, et à la relation métaphorique à la mère patrie.

Le discours patriotique, qui profite du renouveau des valeurs républicaines contre le luxe et la corruption du siècle, incorpore à la veille de la révolution un large spectre de valeurs sociales dont l’enjeu est la reconnaissance de la dignité, du mérite et de la vertu, sur la base de l’utilité et du bien public, mais dont les implications sont porteuses de divisions politiques. Jay Smith montre ce qui est à l’oeuvre à la veille de la révolution dans le discours patriotique des défenseurs du privilège aristocratique, où les arguments empruntés à l’humanisme civique pour valoriser les qualités morales de la noblesse, recouvrent en fait un projet social conservateur en appui sur la valeur du préjugé et de la distinction sociale. Arguments susceptibles de se retourner contre une classe dont les mœurs étaient généralement assimilées à la corruption générale de la société d’ancien régime, mais que les républicains conservateurs sauront à l’occasion reprendre à leur compte pour affirmer l’importance des « vertus sociales » et défendre le rôle politique intermédiaire de la classe moyenne.

La philosophie politique a donné une assise théorique à la question politique de la liberté, tout en réactualisant, à travers l’Encyclopédie et les textes de Montesquieu et de Rousseau, le vocabulaire républicain dans le champ sémantique de la notion de patrie, tant du côté des synonymes (liberté, citoyenneté, vertu politique) que de celui des antonymes (despotisme, tyrannie, esclavage). Elle a pris une dimension pratique à la veille de la Révolution française par son positionnement, entre conservatisme et modernité, au plus près d’un « socle sociologique » des mœurs qui prépare l’avènement de l’individu-nation. Le critère de l’utilité sociale s’associe désormais à la nécessité de servir la patrie en vue du bien public, et prépare l’avènement, sous la responsabilité du législateur, d’un « lien du bien-être », selon la formule de D’Holbach. A l’horizon d’une telle attente, la notion peut alors s’expérimenter, comme nous le montrons, à travers des usages démultipliés chez différents acteurs de la révolution, et montrer son aptitude à favoriser l’intégration vertueuse dans l’état-nation, dans la mesure où le sentiment national subsume les divisions sociales et dispose les citoyens à l’union dans la patrie et au sacrifice en faveur de la liberté. Du côté des différences, on peut noter dans l’évolution du discours de L’Ami du peuple, étudié par Agnès Steuckardt, une orientation plus politique sur le registre des devoirs, qui engage chaque citoyen dans une relation à la fois verticale et horizontale envers l’état et envers les frères. Mais la fraternité était déjà au centre du discours maçonnique et demeure très présente chez d’autres publicistes comme Bonneville ou Desmoulins, pour ne citer que ceux-là.

Qu’advient-il alors quand la guerre ravive le feu sacré du patriotisme ? Avec la tension dramatique de « la patrie en danger », la notion devient le ressort de la mobilisation des énergies et de l’union dans la défense de la révolution et de la république. L’interprétation politique et le mode communicationnel du discours national modifient-ils les termes du rapport impliqué par la notion de patrie, dont l’usage semble s’associer de manière plus marquée et plus restrictive au fait du territoire ? Conserve-t-elle un horizon d’universalité ?

L’évolution du lien ardent et passionné, qui attache dès 1789 les Marseillais à la Patrie, rend compte, ici sous notre plume, des rapports politiques et idéologiques complexes du local au national, y compris dans les manifestations les plus extrêmes du fédéralisme en 1793. Elle met en lumière ce qui fait de Marseille, cité commerçante et cosmopolite d’ancienne tradition civique, un réel enjeu de la politique républicaine et par là même un cas exemplaire, à l’égal du reste de la Nation, d’expérimentation au quotidien du patriotisme dans la perspective de l’universalité des droits. Ainsi se précise, au-delà de l’ethnotype du « brûlant » Marseillais, une dynamique du lien entre la patrie et la nation qui mène jusqu’à l’indistinction, en l’an II, entre « mouvement national » et « mouvement patriotique », sous la houlette de la figure du patriote vertueux.

Qu’en est-il alors de la prégnance, au plan symbolique, des mythes républicains qui font écho à l’œuvre de Voltaire, le philosophe « par excellence », et aux stratégies culturelles des Lumières pour élargir les codes classiques et multiplier les scènes/tribunes de textes écrits, lus et joués ? Comment s’opère l’osmose de ces mythes avec les valeurs patriotiques d’une société en mouvement ? Le patriotisme et l’héroïsme touchent à l’esthétique : de l’aspiration individuelle à la vertu des grandes âmes, à l’engagement public et au geste mémorable qui permet de vivre dans la postérité. De la sacralisation de 1789, sur le thème de l’Offrande à la Patrie, l’enthousiasme pour la liberté mène à un véritable culte quand la situation exige la cohésion nationale la plus forte. L’image de la Patrie se confond avec celle de la Liberté qui s’impose dans la symbolique révolutionnaire. « Vivre libre ou mourir », la devise du patriotisme révolutionnaire donne à la Patrie son destin épique, du radicalisme de la vertu civique et de la terreur aux valeurs « civilisatrices » de la Grande nation.

Leçon à la fois exemplaire et terrible, l’expérience révolutionnaire n’invite-t-elle pas à réévaluer les traditions qu’elle réactive, qu’il s’agisse des traditions civiques, des héritages esthétiques, et enfin, au cœur même du politique, de l’humanisme civique dans la dimension novatrice proposée par Machiavel ? Bernard Gainot analyse ainsi la manière dont les républicains du Directoire procèdent à une double contextualisation de l’œuvre de Machiavel dans une perspective historiciste, pour relire les textes du penseur florentin à l’aune de la liberté et de l’unification de la « Patrie italienne » et du gouvernement du « nouveau Prince ». D’autre part, la formation du mythe napoléonien contribue à la création de sa propre image de la patrie. L’étude du vocabulaire du Mémorial de Sainte-Hélène menée par Didier Le Gall montre comment le thème fédérateur de la patrie autour d’une histoire, de valeurs et de symboles communs, a permis à Napoléon de donner une légitimité politique posthume à son projet de reconstruction du sentiment national autour de sa personne, en se posant comme le garant des acquis majeurs de la révolution.

Peut-on considérer, avec David Bell (2), que les manifestations du patriotisme en France relèvent plus de l’invention du nationalisme que d’une construction de caractère universel, du fait d’une communauté nationale pour l’essentiel fermée sur elle-même ? Il se tient comme nous, au plus près de la formation des concepts de nation et de patrie, donc de leurs contextes respectifs, tout en soulignant que leur dynamique créatrice de potentialités contestatrices de l’absolutisme royal ne suppose pas un a priori sur leur caractère républicain. Le présent ouvrage ouvre donc le débat sur l’alternative entre une vision « conservatrice » du rapport de la nation à la patrie en terme de communauté fermée sur la définition d’une origine commune, voire ethnique, de ses membres d’une part, et l’approche « progressiste » d’une communauté ouverte en appui sur un lien social constamment renouvelé par l’écho de diverses traditions culturelles, linguistiques et sociales dans un argumentaire à forte portée universaliste, d’autre part.

A vrai dire, au regard de l’évolution du patriotisme allemand étudiée par Lucien Calvié, le débat s’éclaire sous un jour nouveau en montrant comment l’histoire de la notion sur deux siècles peut s’inscrire dans une perspective large. Il s’agit alors de construire la signification politique et esthétique des concepts qui permettent d’apprécier le monde contemporain à partir de la question : Où, quand et comment s’est construite la différence historique et conceptuelle entre patriotisme et nationalisme ? Par delà les variations sémantiques des notions de peuple et de citoyen qui lui sont associées, la spécificité du sentiment patriotique puise ses racines dans la relation complexe de la nation allemande avec la France révolutionnaire de 1789 à 1815 : un « drame constitutif » de la conscience nationale et du patriotisme allemand qu’exprime de manière paradigmatique, dans ses diverses composantes politiques et culturelles, l’évolution de Friedrich Schlegel au tournant du siècle.

Ainsi, le présent fascicule du Dictionnaire des usages socio-politiques s’ouvre à une vaste interrogation sur les conditions langagières de formation du concept de patrie, ses champs d’expérimentation et son horizon d’attente, sur la manière dont les acteurs le font agir en le disant, sur les normes éthiques, esthétiques et rhétoriques qui lui donnent valeur d’argument, bref sur un devenir nullement prédéterminé. Constatons que les usages discursifs et les valeurs d’une notion où le rapport passé présent est toujours à l’œuvre, demeurent instables au moins jusqu’à la fin du 19e siècle. De la résonance de la rhétorique classique et de l’esthétique néo-romaine à la conception éthico-politique de la liberté et au discours de défense de la république, la fonction symbolique durable de la devise « liberté, égalité, fraternité », sur laquelle s’est construite la notion sous la Première république, ne permet pas d’identifier de manière satisfaisante le moment où l’idéal patriotique aurait acquis une connotation résolument moderne.

Nous en resterons donc sur des questions. Comment dire où, quand et comment, dans ce trajet de l’évolution et du rôle stratégique de la notion de patrie dans le processus politique et culturel complexe des Lumières à la Révolution, se dessine une conception « moderne » de la liberté ? Comment faire la part entre éthos et vertu civique à propos d’une notion qui se situe à l’articulation du lien moral qui attache l’individu à la patrie qu’il aime, et du lien social intériorisé qui engage chaque citoyen envers l’état dont il est membre ?

Notes (les liens ont été rajoutés à la présente édition électronique).

(1) Introduction de Notions pratiques : patrie, patriotisme, Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815). Fascicule 8. Textes réunis par Jacques Guilhaumou et Raymonde Monnier, Paris, Honoré Champion , coll « Linguistique française », 11, 2006, 249 p. Voir les nouveautés sur le site de l'éditeur. Cf. également la liste des fascicules ci-dessous et le compte-rendu du fascicule 7 dans les Annales Historiques de la Révolution française par Patrick Fournier.

(2) Des notions-concepts en révolution. Autour de la liberté politique au 18ème siècle, dir. Jacques Guilhaumou et Raymonde Monnier, Paris, Société des études robespierristes, 2003. On trouvera un compte-rendu de cet ouvrage dans les Annales Historiques de la Révolution française par Marc Belissa. Voir aussi l'article de Jacques Guilhaumou (2000) qui présente les grands courants de l'histoire des concepts, et résume également les grandes lignes du projet du Dictionnaire des usages socio-politiques.

(3) The Cult of the Nation in France. Inventing Nationalism, 1680-1820, Harvard University Press, 2000. Cet historien a présenté sur son site une partie de la documentation liée à cet important ouvrage.


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Le Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815) dans la collection « Linguistique Française », Paris, Champion.

et ses auteurs: Nicole Arnold, Philippe Bourdin, Henry Boyer, Sonia Branca-Rosoff, Françoise Brunel, Winfried Busse, Lucien Calvié, Stephen Clay, Anne-Marie Chouillet, Marc Deleplace, Marcel Dorigny, Françoise Dougnac, Georges Fournier, Bernard Gainot, Philippe Gardy, Claire Gaspard, Florence Gauthier, Annie Geffroy, Maurice Genty, Dominique Godineau, Philippe Goujard, Jacques Guilhaumou, Jean-Yves Guiomar, Annie Jacob, Guy Latry, Didier Le Gall, Philippe Martel, Xavier Martin, Jean-Louis Matharan, Raymonde Monnier, Jean-Michel Montet, Alain Paul, Marie-France Piguet, Christophe Salvat, Michèle Sajous, Brigitte Schlieben-Lange, Jay Smith, Agnès Steuckardt, Daniel Teysseire, Anne Viguier, Sophie Wahnich, François Wartelle.

Fascicule 1 : Désignants socio-politiques, 1 (aristocrates, buveurs de sang, crétois, fanatiques, honnêtes gens, mandataires, sans culottes, suspects). Textes réunis par Françoise Dougnac, Annie Geffroy et Jacques Guilhaumou. LF 4, 1985. 218 p

Fascicule 2 : Notions-concepts (héroïsme, libéral, liberté, loi agraire, république, terreur, tyrannie, vertu).Textes réunis par Françoise Dougnac, Annie Geffroy et Jacques Guilhaumou. LF 5, 1987. In-8, 210 p.

Fascicule 3 : Dictionnaires, normes, usages. Textes réunis par Françoise Dougnac, Annie Geffroy et Jacques Guilhaumou. LF 6, 1988. In-8, 204 p.

Fascicule 4 : Désignants socio-politiques, 2 (anarchistes, Anglais, citoyen/citoyenne, endormeur, individu, intrigant, suspect(s) ) Textes réunis par Françoise Dougnac, Annie Geffroy et Jacques Guilhaumou. LF 7, 1989. In-8, 194 p.

Fascicule 5 : Langue, occitan, usages. Textes réunis par Philippe Gardy, Françoise Dougnac et Jacques Guilhaumou. LF 8, 1991. In-8, 188 p.

Fascicule 6 : Notions pratiques 1 (harmonie, hospitalité, humanité, instruction publique, loi, réaction, régénération). Textes réunis par Jacques Guilhaumou et Raymonde Monnier. LF 9, 1999. In-8, 206 p.

Fascicule 7 : Notions théoriques (charlatanisme, division du travail, grande nation, langue de l’économie politique, production, socialisme, travail). Textes réunis par Jacques Guilhaumou et Marie France Piguet. LF 10, 2003. In-8, 207 p.

Fascicule 8 : Patrie, patriotisme. Notions pratiques 2. Textes réunis par Jacques Guilhaumou et Raymonde Monnier. LF 11, 2006. In-8, 250 p.

Table des matières:

"Patrie, patriotisme des Lumières à la révolution : sentiment de la patrie et culte des héros", Raymonde Monnier

"Un discours aristocratique sur le patriotisme : les années 1770", Jay Smith

"Le cri patriotique de Marseille républicaine", Jacques Guilhaumou

"Patrie, de la philosophie politique à la rhétorique révolutionnaire : le parcours de Marat", Agnès Steuckardt

"La Grande nation et la question de la « patrie italienne » : le « moment machiavelien » du Directoire ?" Bernard Gainot

"Le patriotisme en Allemagne de 1770 au Vormärz", Lucien Calvié

"Le sentiment national dans le Mémorial de Sainte-Hélène", Didier Le Gall