Le texte suivant est celui des pages 57 à 73 consacrées à la Révolution française, au début du chapitre 3 (“La France révolutionnaire et républicaine dans une Europe conservatrice et monarchique”) de l'essai de Daniel TEYSSEIRE La France singulière. Essai de politique historique sur la spécificité française, paru chez Bourin Éditeur en juin 2006.

La Révolution est, à l'évidence, un événement majeur dans le processus de constitution de notre spécificité. D'abord, parce qu'elle vérifie l'assertion que nous avons avançée au chapitre 1 de notre ouvrage, à savoir que les grands moments de grande rupture de notre histoire sont en fait, et profondément, des moments de ressourcement de la continuité longue, très longue de la caractéristique essentielle de cette spécificité: le primat du poltique. Ensuite et conséquemment, elle met en place la configuration des éléments de notre spécificité actuelle, celle qui, soi-disant, nous pose tant de problèmes dans l'Europe et le monde d'aujourd'hui. Autrement dit, la Révolution, quand elle se produit, est à la fois la somme - au sens où les théologiens emploient ce mot; celui de résumé d'ensemble - de l'histoire de France déjà écoulée et la matrice de celle à venir. Difficile, même impossible d'y échapper, contrairement à ce que l'on pourrait croire dans les temps actuels, depuis la commémoration-escamotage en 1989 de 1789.

Commençons par le commencement, c'est-à-dire par le plus fondamental: l'exister et le vivre ensemble dans une cité ou polis commune, qui est la caractéristique essentielle du politique. La volonté de faire passer cela avant tout autre chose, communautarismes ethniques, échanges de biens matériels, rencontres religieuses et cultuelles, est le primat du politique. Il est bien évident que les français n'ont pas attendu la Révolution pour exister et vivre ensemble - tant bien que mal - sous la même autorité souveraine; nos deux précédents chapitres l'ont montré à suffisance. Qu'apporte donc la Révolution ? Tout simplement la Nation: cette réalité à la fois abstraite et vivante, qui manifeste et incarne l'entité politique unique résultant de cette volonté commune qu'ont les peuples divers et variés de l'espace français d'exister et de vivre ensemble sous une même autorité souveraine qui ne peut qu'être désignée par la Nation elle-même. Comme le dira en substance Mirabeau, la Nation est ce qui fait cesser « l'agrégat inconstitué de peuples désunis » qu'était jusqu'alors la France, avec pour seul principe d'unicité la personne du roi, seul et unique souverain.

Depuis 1789 et, plus précisément, depuis l'acte révolutionnaire fondamental du 17 juin (l'assemblée du Tiers-État augmentée de 18 prêtres se proclame « Assemblée nationale »), la France est bien toujours composée de différents peuples: flamand, artésien, lorrain, alsacien, breton, bourguignon, auvergnat, languedocien, gascon, basque, savoyard, niçois, corse, et autres si l'on veut s'amuser à faire des distinctions à l'infini, mais tous sont subsumés dans la seule entité politique réelle, parce que conforme à la volonté d'exister et de vivre ensemble: la Nation. Tout le reste n'est qu'ethnicisme, régionalisme, particularisme, toute chose respectable certes, mais sans aucun rapport avec cette volonté politique générale, qui est volonté de la politique, puisqu'il s'agit de constituer une cité, une polis commune. Cette Nation française, quand elle s'exprime, est la meilleure manifestation de la volonté générale en quoi consiste la nouvelle souveraineté, celle du peuple, et, du même coup, la forme la plus accomplie que doit revêtir la transcendance du pouvoir. Le droit divin qui assurait celle-ci dans l'ancienne monarchie était bien peu palpable: comment s'assurer que ce que veut le roi est bien ce que Dieu veut ? Et parler au nom de Dieu est toujours risqué, surtout auprès des mécréants.

Avec la Nation, surtout, encore une fois, quand elle exprime sa volonté par le moyen du suffrage universel, tout un chacun sait désormais où est l'autorité transcendante des différences particulières. Surtout quand elle s'incarne et se manifeste dans et par le texte écrit: Déclaration des droits, Constitution et simple loi. Ce que d'aucuns appellent la manie française de légiférer, certes n'est pas née avec la Révolution, mais a trouvé en Elle une nouvelle justification fondamentale. Le « despotisme de la loi » - comme l'on disait sous la Révolution - est, certes, un despotisme, mais il vaut et vaudra toujours mieux que le despotisme tout court, et certainement mieux aussi que cet autre despotisme - soi-disant « naturel » - qu'est celui du marché. L'allergie très française à un marché « libre » ou peu régulé s'explique certainement en grande partie par cette volonté de faire régner partout et toujours la loi de la Nation transcendante des différences, de toutes les différences, y compris les économiques.

En France, on estime que c'est la composante citoyenne de l'individu qui doit primer sur ses autres composantes: ethnique, religieuse, économique. C'est ce qu'exprime le titre de la Déclaration des droits du 26 août 1789, et de toutes les autres, de 1793, de 1795, sans oublier les nombreux projets : « Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ». « Et du citoyen » ! Ce dernier syntagme a un peu trop tendance à être oublié de nos jours, sans doute du fait de l'anglo-saxonnisation de nos références politiques, dans la tradition anglaise (anglo-normande ?) de la Grande Charte de 1215, de la Petition of Rights de 1628, du Bill of Rights de 1688, qui valorise les droits plus de l'individu en société que du citoyen membre de la Nation. L'oubli de ce syntagme est hautement significatif de ce qui sépare le modèle politique anglo-saxon du modèle politique français : dans le premier cité, la société n'est pas véritablement politique, simple communauté de rencontre d'intérêts religieux, ethniques, économiques et financiers, dont le lien - très fort - est la liberté d'exister, de pratiquer et d'entreprendre; dans le cas français, la société est éminemment politique, parce qu'elle est un ensemble organisé en corps constitué dépassant les éléments diverses et variés qui le composent, et dont la finalité est sa propre perpétuation. D'un côté, une somme pour la liberté; de l'autre, une composition pour la durée. La mise en exergue de la Nation par la Révolution est comme une re-valorisation de cette vieille composition (au sens le plus élaboré de ce terme de chimie et... de peinture) qu'est la France.

Comme on vient de le voir, cette nouvelle forme d'affirmation du primat du politique qu'est cette mise en exergue de la Nation conduit tout « naturellement » à ces deux autres éléments de notre spécificité que nous avions notés lors du moment Richelieu : l'exigence de la transcendance de la souveraineté, et la récusation d'une trop grande valorisation de toute logique particularisante, en particulier la logique économico-mercantile, ce que je viens d'appeler un peu plus haut l'allergie française au marché peu ou prou régulé. Elles sont d'ailleurs à l'œuvre dans deux événements que la bonne conscience - en ces occurrences, vraiment fausse !- des temps actuels hyper-moralisants reprochent à la Révolution: l'élimination de Louis XVI et le gouvernement de la Terreur.

A propos de la première, commençons par écarter les considérations précisément hyper-moralisantes: oui, Louis XVI est un brave homme, bon époux, bon père, plein de bonne volonté au point d'être, au début de son règne, surnommé « Louis-le-bienfaisant »; c'est dire ! L'ennui, c'est qu'il est le roi de France, ce qui nécessite d'être au moins un politique, à défaut d'en être un bon ou un grand, comme son ancêtre Louis XIII. Passons sur sa valse-hésitation permanente avec les ministres réformateurs successifs qui essaient vainement de faire payer ceux qui ne veulent pas payer, quoi qu'ils proclament, les nobles (Pensez donc, on ne va pas se mettre à payer la taille, comme de viles roturiers!): Turgot, Necker, Calonne, Loménie de Brienne, Necker encore, toujours pressentis par le roi pour réformer, mais jamais soutenus à fond par lui et donc toujours lâchés et renvoyés. Les Français ne lui en tiennent pas rigueur, sans doute parce que c'est un effet à la fois de notre très, très riche expérience historique et du cynisme qui en découle: depuis des siècles, on en a tellement vu que l'on n'est pas à un revirement près; on aime même un peu ça, que nos dirigeants avalent leur chapeau; c'est une manière de les rendre modestes face aux exigences politiques du moment, ce qui en fin de compte est une manière de retrouver la primauté du politique.

Donc: passons sur cette politique de valse-hésitation des années 1774-1789, et venons-en à l'attitude de Louis XVI vis-à-vis de la Révolution. Elle est franche comme celle d'un âne qui recule, pour employer à dessein une expression populaire paysanne. De « Louis-le-bienfaisant » il devient « Louis-le-faux ». Certes, en ces temps troublés il n'est pas le seul à jouer sur deux, voire trois tableaux, successivement ou en même temps - pensons à Mirabeau, pensons à La Fayette -, mais lui, on en revient toujours là, il est le roi. Cet être politique dont, naguère encore, la personne incarnait l'unité souveraine des peuples de France, et qui désormais, depuis le serment du 14 juillet 1790, est le premier représentant de la Nation souveraine. Visiblement ce double statut, millénaire et très récent, est trop lourd à porter pour ce brave homme. Mais après tout, encore une fois, la France et les Français en ont vu d'autres (Charles VI le dérangé ne fut pas très brillant non plus !), et donc on pourrait s'accommoder de tout cela.

Seulement voilà ! Louis XVI va commettre l'irréparable en décidant de partir « rejoindre sa bonne noblesse », comme il dit, se mettant, ipso facto, du côté de la vraiment toute petite minorité aristocratique qui a matérialisé sa séparation - pire, sa rupture avec la Nation en partant à l'étranger. Que ce voyage vers « sa bonne noblesse » se soit terminé à Varennes le 21 juin 1791 n'empêche pas que le mal irrémédiable est fait irréparablement. Le représentant en chef de la Nation, encore une fois celui qui naguère en était l'incarnation vivante, va se mettre à la tête du petit groupe des factieux récusateurs de la Nation souverainement transcendante. Cela ne peut s'appeler autrement qu'une trahison. Que Philippe le Bon de Bourgogne - pour ne pas remonter plus haut que la guerre de cent ans - se soit délié de son serment féodal de fidélité à son roi de France (Charles VI), que Condé, le grand Condé ait servi le roi d'Espagne contre son roi Louis XIV, cela peut et a pu passer encore, puisque le point d'honneur aristocratique n'a que faire de la conscience nationale, mais le roi, le roi lui-même qui se conduit comme un grand aristocrate sans conscience nationale, c'est inadmissible et... ce ne sera pas admis. C'est bien de la fuite à Varennes que date la rupture définitive de la France et des français avec leur monarchie. Dans ces conditions, l'exécution de Louis XVI n'est que la réalisation matérielle - les philosophes diraient l'effectuation - de cette rupture du roi avec la Nation qui, par l'intermédiaire de ses représentants, ne fait qu'entériner celle-ci qui a été voulue et initiée par le roi lui-même. On ne peut pas se séparer impunément du corps de la Nation, surtout quand on est son chef.

Relevons au passage que Louis XVI rejoint donc la longue lignée de ces personnages et des groupes dirigeants - nous avons vu les seuls Philippe le Bon et le Grand Condé, mais il y en bien d'autres - qui, comme on le dira à une époque plus contemporaine, préfèrent les prussiens à la Commune, « Hitler au Front Populaire », bref, les fourgons de l'étranger à un pouvoir populaire issu de la Nation. Ainsi la Révolution française conforte ce trait de notre spécificité politique rencontré déjà lors de la guerre de Cent-Ans : la propension des groupes dirigeants à trahir la cause de la Nation, parce que trop populaire et donc lèse-puissants. Tellement puissants d'ailleurs que, quelquefois, ils arriveraient presque à culpabiliser le peuple de France pour l'assimilation qu'il opère de sa cause avec celle de la Nation. Heureusement pour la France qu'en temps de crise grave tout rentre dans l'ordre, et que le peuple ne fait qu'un avec la Nation.

On retrouve tout cela à l'œuvre dans le gouvernement de la Terreur. A propos de celle-ci allons encore à l'essentiel, non sans avoir rappelé d'abord qu'à l'époque révolutionnaire les premiers à prononcer le mot et à vouloir pratiquer la chose sont des contre-révolutionnaires du parti aristocratique : il faut terroriser les révolutionnaires, disent-ils en substance. Comme souvent dans l'histoire, et pas seulement dans la nôtre, les agressés retournent à leurs agresseurs leur compliment. Mais revenons à l'essentiel, à savoir que, depuis le décret d'Honorius jusqu'aux terrorismes les plus contemporains, en passant par les croisades (« Tuez les tous, Dieu reconnaîtra les siens ») (1), le procès des Templiers, le dénommé “terrorisme” de la Résistance française, la terreur a toujours été, est toujours et sera toujours le moyen de réduire l'irréductible, l'arme pour briser ce qui est ou se veut un bloc sans faille, généralement conservateur d'un certain ordre établi.

Le gouvernement de la Terreur par les assemblées de la Révolution ressortit de cette règle. Celles-ci, en effet, n'ont-elles pas, pour instaurer une nouvelle société fondée sur l'égalité civile des individus constitués en Nation, l'ardente obligation de briser le front de tous les conservatismes - ô combien divers et variés, voire contradictoires, qu'ils soient culturels, religieux, sociaux, économiques - opposés à ce monde nouveau ? Soyons clair: si la France, l'Europe, le Monde même ne sont plus en 1799 tout à fait - et quand même en mieux, ne serait-ce que par l'abolition de l'esclavage - ce qu'ils étaient en 1789, c'est bien grâce au gouvernement plus ou moins terroriste de chacune des assemblées de la Révolution. Par là elles ont remarquablement assumé cet autre point essentiel de notre spécificité française, concomitant de notre refus de tout conformisme consensuel européen: la volonté ferme d'anticiper un autre système de rapports entre les êtres humains.

Ce pouvoir d'anticipation est évidemment une caractéristique de la Révolution; c'en est même son essence. En assumant - comme cela a déjà été noté - notre spécificité de longue durée. Ainsi, en matière religieuse, les Constituants continuent d'abord la tradition clovisienne de l'instrumentalisation du pouvoir religieux; c'est la « Constitution civile du clergé » du 12 juillet 1790, faisant de celui-ci un corps de fonctionnaires. C'est la logique du Concordat de Bologne de 1516 poussée à son terme. Avec la Convention et son culte de l'Être suprême (Décret du 18 Floréal an 2 / 7 mai 1794), on fait un saut qualitatif, mais toujours dans la même direction, celle de la religion au service de la cohésion civique: le culte de la Transcendance absolue, sans incarnation ni clergé de service, est un des ciments idéologiques nécessaires - avec l'éducation et l'exercice du suffrage universel - à la Nation républicaine, pour que les individus qui la constituent se subliment en citoyens; bref, c'est un acte citoyen. « L'Idée de l'Être-suprême et de l'immortalité de l'âme, dit Robespierre dans son rapport en faveur du décret susdit, est un rappel continuel à la justice; elle est donc sociale et républicaine. » C'est dire que la croyance intime, la foi profonde n'est pas concernée par cette religion civique.

La laïcité, c'est-à-dire l'exclusion du for intérieur du champ politique n'est pas loin. Elle est même déjà là, puisque c'est cette même Convention, toujours sur proposition de ce même Robespierre, qui en posent les premiers jalons, le 5 décembre 1793 - donc plusieurs mois avant de s'occuper de la religion civique -, en décrétant « 1° qu'Elle (la Convention) défend toutes violences ou menaces contraires à la liberté des cultes; 2° que la surveillance des autorités constituées et l'action de la force publique se renfermeront à cet égard, chacun pour ce qui le concerne, dans les mesures de police et de sûreté publique.» Autrement dit, chacun est et doit être libre de manifester les pratiques extérieures de sa foi intérieure, pourvu que ces manifestations ne troublent pas l'ordre public. Dire cela, ce n'est jamais que retrouver l'article X de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 26 août 1789, qui stipule que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi. » Depuis ces formulations révolutionnaires a t-on trouvé meilleure expression de la laïcité à la française ?

Autre anticipation de la Révolution pour établir d'autres rapports entre les hommes, au demeurant en congruence avec l'allergie française à la « loi du marché » : la protection due aux socialement faibles. Concrètement, c'est à l'automne 1793 la politique du « Maximum général » de contrôle des salaires, des prix et même du marché des denrées, pour que tous les français se sentent concernés par l'effort de guerre générale à l'extérieur comme à l'intérieur, et que les plus faibles puissent subsister dans ces circonstances plus que difficiles. Mais, là, on est dans le conjoncturel. Au niveau des principes, c'est dès le printemps 1793, dans la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen ouvrant la Constitution de l'an 2 (1793), qu'a été proclamé à l'aricle XXI le droit à l'existence: « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler. » Ce qui, à l'évidence, ne peut que conduire à une intervention de la puissance publique et dans le marché du travail et dans le marché des produits, tout au moins de première nécessité. Robespierre - encore lui! - a bien conscience de cela, puisque son projet de Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen, destiné à préfacer la Constitution de l'an 2 alors en discussion, est beaucoup plus explicite. En effet, l'article 11 du projet est quasiment l'article XXI cité ci-dessus: « La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler. », mais l'article 12 - qui ne sera pas repris par la Convention - ajoute cette précision: « Les secours nécessaires à l'indigence sont une dette du riche envers le pauvre; il appartient à la loi de déterminer la manière dont cette dette doit être acquittée. » La chose est exprimée dans les termes moraux, voire moralistes de l'époque, mais elle est claire: la loi, c'est-à-dire l'expression de la volonté générale manifestant la Nation tout entière, a la charge de réaliser concrètement cette nécessaire obligation à la fois politique et morale - sociale donc - de la redistribution des richesses.

Dans une telle perspective, ceux qui soutiennent qu'un impôt sur la fortune n'a pas d'efficacité économique n'ont rien compris à la volonté de longue durée de la Nation française de redistribuer les richesses, au nom de l'appartenance commune au même corps politique. Et si à cette redistribution, les riches préfèrent le placement à l'étranger, ils ne font que confirmer ce que nous avons déjà noté plusieurs fois, à savoir que, très souvent en France, et pas seulement en temps de crise, les soi-disant élites dirigeantes préfèrent les fourgons - souvent en forme de coffres ! - de l'étranger à la Nation. Par là, ils s'en excluent et l'on comprend qu'ils soient pour l'Europe. Le Luxembourg ou les Îles Vierges, c'est tellement mieux que la France... pour son fric ! Mais qu'ils fassent attention cependant, car, toujours dans notre histoire, le corps de la Nation a fini par retrancher de soi le membre dégénéré des émigrés de ce genre, de ce mauvais genre, récusateurs du bien-être général de la Nation, qui est la finalité suprême justement de tous les membres appartenant à un même corps politique. L'exemple le plus flagrant de cela est donné précisément par les émigrés les plus intransigeants sous la Révolution : ils ont eu beau revenir dans les fourgons des armées envahisseuses de 1814 et 1815, recevoir, en compensation de leurs soi-disant malheurs, le fameux milliard des émigrés, jamais plus ils ne pourront vraiment « renouer la chaîne des temps », comme ils disent: ils ne récupèreront jamais le pouvoir social qui était le leur sous l'Ancien Régime, émigrés de l'intérieur après l'avoir été de l'extérieur, exclus de la vie nationale pour près d'un siècle.

Troisième anticipation (pour ne s'en tenir qu'à une trilogie) de la Révolution pour établir d'autres rapports entre les hommes, mais cette fois au plan international: celle du droit dit d'ingérence, avec toutes les difficultés qu'il implique. C'est Robespierre - toujours lui - qui l'a formulé le premier, à la fin de son projet de Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen déjà évoqué, à l'article 26: « Celui qui opprime une seule nation se déclare l'ennemi de toutes. Ceux qui font la guerre à un peuple, pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l'homme, doivent être poursuivis partout, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles. Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu'ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain, et contre le législateur de l'univers, qui est la nature. » Changeons quelques termes du langage de l'époque pour des mots de notre temps, et l'on a tous les motifs, toutes les justifications et toutes les procédures d'interventions internationales d'aujourd'hui sur n'importe quel point de la planète. Avec la limite irréfragable que Robespierre a lui-même perçue et qu'il a énoncée en deux phrases dans son deuxième Discours contre la guerre du 2 janvier 1792: « La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d'un politique est de croire qu'il suffise à un peuple d'entrer à main armée chez un peuple étranger pour lui faire adopter ses lois et sa Constitution. Personne n'aime les missionnaires armés; et le premier conseil que donnent la nature et la prudence, c'est de les repousser comme des ennemis. » Qu'ajouter à une telle laconique clairvoyance, sinon qu'elle ferait bien de pénétrer l'esprit de dirigeants contemporains.

Bilan du moment Révolution dans l'histoire de notre spécificité: considérable. Il est celui de la cristallisation:

• du primat du politique dans l'idée et le vécu de la Nation souveraine transcendant tous les types de particularismes;

• de la relativisation du religieux dans l'idée et le vécu de la Laïcité seule garante de la liberté réelle de conscience de chaque être humain;

• du refus du conservatisme consensuel au profit d'un universalisme de l'égalité de traitement aussi bien entre les êtres humains qu'entre les nations, tous également libres et souverains.

(1) Avec mention spéciale pour la Sainte Inquisition, la plus efficace institution de terreur de masse qui ait été laissée au monde... par le christianisme.