Pour sa part, Olivier Voirol développe, dans la présente publication (NB : ce texte a été publié dans Réseaux, N°2, 2005), une interrogation sur la visibilité de l’histoire du mouvement social et de ses luttes par un regard critique sur l’infrastructure médiatique de la visibilité dans nos sociétés contemporaines. Il propose une critique des apparences médiatisées qui tendent à restreindre l’horizon de la visibilité sociale. Il souligne ainsi d’autant mieux l’importance de la perspective ouverte par la reconnaissance des « résistances invisibles » inscrites dans une dynamique de l’agir en commun. Dans cet horizon élargi des luttes pour la visibilité, nous pouvons alors circonscrire l’enjeu éthique de l’écoute par l’historien des médiations réelles à l’œuvre dans un trajet d’émancipation attesté du mouvement révolutionnaire au mouvement social.

De la figure historique du porte-parole à la figure actuelle du porte-parole des sans (Guilhaumou, 1998b), un vaste espace de visibilité à forte dimension communicationnelle s’est mis en place. A vrai dire, Habermas avait déjà notifié l’importance de cette figure éphémère en soulignant la présence, dans les mouvements sociaux, d’acteurs émergents du public et participant eux-mêmes à la création d’un espace public inscrit à l’horizon du droit (Habermas, 1992). Cependant il apparaît qu’une recherche encore plus ample sur la visibilité sociale des mouvements actuels, toujours à la lumière de la Révolution française, nécessite une évaluation des apports et des limites, donc une critique du modèle habermasien de l’agir communicationnel initialement pris en compte sous la forme d’ « un pouvoir engendré communicativement » présent dans la Révolution française en tant que « chaîne d’événements bardée d’arguments » (Habermas, 1989).

En effet, une telle mise à l’épreuve de l’actualité des luttes sociales sous une description renouvelée de la langue politique de la Révolution française a fait son chemin à l’intérieur même du mouvement social à travers la désignation des nouvelles Bastilles à prendre. Elle a même pris récemment sa place dans des considérations particulièrement originales sur le rapport de réflexion que la théorie de la critique sociale entretient avec la prise de parti pour le mouvement social (Renault, 2004a).

Ainsi la dimension éthique - certes déjà pensée en terme habermasien d’intérêt pour l’émancipation comme condition de la connaissance (Habermas, 1976) - a acquis une importance grandissante au regard des considérations strictement pragmatiques sur les actes spécifiques des mouvements en lutte. Ce souci éthique s’est d’abord ancré dans une réflexion ontologique sur la formation du moi au plus près de l’accession en 1789 à la dignité de soi - sous la figure emblématique de Sieyès (Guilhaumou, 2001, 2002) - et de sa réitération actuelle dans une réflexion sur les possibilités d’expression du moi comme voie d’accès privilégiée à autrui dans sa généralité sociale (Honneth, 2000). Dans cette perspective enrichie, nous nous proposons d’approfondir le lien entre la critique sociale inscrite dans la lignée d’Habermas, mais singulièrement renouvelée sur le terrain de la reconnaissance sociale, présentement en matière de visibilité sociale (Honneth 2003, 2004) d’une part, et notre approche de la Révolution française à l’horizon du mouvement social actuel d’autre part.

Prenons comme point de départ de notre réflexion une question présente dans le débat contemporain (Fraser, Honneth, 2003) : la lutte contre l’inégalité relève-t-elle exclusivement d’une justice apte à redistribuer les moyens de jouissance à part égale, ou nécessite-t-elle également la reconnaissance de la dignité individuelle pour tout un chacun ? Cette question nous oriente d’emblée vers le positionnement ontologique d’un individu-sujet au sein d’un ordre spatio-temporel déterminé, puis vers les modalités les plus expressives de sa subjectivité, donc vers la recherche de sa visibilité maximale. Elle peut alors se reformuler de la façon suivante : faut-il instituer, pour réduire les litiges issues des inégalités, un ordre consensuel de redistribution de la place des citoyens en société ou ne convient-il pas plutôt de caractériser un dispositif singulier de subjectivation, donc irréductible à tout présupposé, qui introduit dans le champ de l’expérience une visibilité bien réelle, tout aussi irréductible au paraître de la démocratie médiatique ? (Rancière, 1995).

Ces questions d’actualité au sein du mouvement social prennent une tonalité particulière si nous en situons le point d’origine dans le contexte historique de l’avènement de la démocratie française, c’est-à-dire au moment de la Révolution française.

I- De la publicité des droits à la reconnaissance sociale.

A- L’autolégitimation du droit et ses limites au sein de l’espace public.

Reinhart Koselleck a montré en quoi les catégories formelles d’expérience et d’attente sont particulièrement aptes à thématiser le temps historique à l’aube des temps contemporains. « L’horizon, c’est cette ligne derrière laquelle va s’ouvrir un nouveau champ d’expérience dont on ne peut avoir connaissance » (Koselleck, 1990, 313) : ainsi « franchir l’horizon d’attente crée une nouvelle expérience ». Tel est le fait dominant d’une expérience révolutionnaire inscrite à l’horizon des droits de l’homme et du citoyen (Gauthier, 1992). Le droit naturel déclaré une fois référencié en 1789, une dynamique de l’agir se met en place qui actualise en permanence ces droits dans « un processus de formation de l’opinion et de la volonté elles-mêmes » où se manifeste « le devenir réflexif » d’une conscience à la fois critique et normative, pour reprendre l’analyse que Habermas fait de la Révolution française en tant que « chaîne d’événements bardé d’arguments » (Habermas, 1989, 31).. L’approche habermasienne appréhende ainsi la nouvelle expérience révolutionnaire des droits de l’homme en dégageant un « concept normatif d’espace public » qui permet de décrire un espace public de réciprocité où l’attente normative de la réalisation des droits est franchie, si l’on peut dire, par le fait de la réciprocité des volontés au sein des nouvelles associations démocratiques (sociétés populaires, sections, municipalités, etc.), certes sous l’égide de la centralité législative garantie par l’Assemblée Nationale.

Au nom d’un projet républicain, une production politique se précise au sein de ces associations sur la base d’une reproduction auto-référente d’un espace public où l’argument central de souveraineté est plus perceptible dans des formes disséminées de communication que dans la parole d’acteurs stratégiques appartenant à des groupes déjà constitués (Monnier, 1994). C’est là où prend place la figure historique du porte-parole, partie prenante de la reproduction de l’espace public, qui s’avère ainsi apte à une production politique issue d’une souveraineté en acte portée par le mouvement populaire. L’acte de faire parler la loi - en l’occurrence l’expression du lien à la Constitution rapportée à ses fondements, la Déclaration des droits - mis en avant par le porte-parole n’est autre qu’un acte de dire le droit, de l’autoconstituer, de le légitimer dans l’événement même où il exprime la parole du peuple.

Cependant, un tel processus d’intégration normative de l’événement révolutionnaire dans une conception à la fois souveraine et disséminante de la démocratie au sein de l’espace public met plus en évidence le rôle autoinstituant d’arguments démocratiques tels que la liberté, la constitution, la souveraineté, etc. que le changement des valeurs, hormis le fait fondateur de la liberté, et de sa réciproque, l’égalité. Ne faut-il pas revenir, en deçà de cette réalité instituante, à un principe constituant, l’inscription du nom de citoyen, au titre du « droit au nom d’homme », au sein d’une Nation libre, avant même que les actes du citoyen s’inscrivent à l’horizon de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ? Se rendre visible nécessite certes d’aller au-delà de l’acte cognitif qui consiste à s’identifier à un être libre, mais n’est-ce pas d’abord sous la forme d’un acte de reconnaissance sociale au sein de l’espace public ? C’est pourquoi il convient d’identifier les valeurs (l’estime, la dignité, le mérite, etc.) qui sous-tendent une action qui se veut souveraine dans un cadre constitutionnel adéquat.

Au plan historique, la preuve en est que nous disposons de témoignages d’une parole populaire émergente à la fin de l’Ancien Régime tout à fait caractéristiques, même s’ils sont disparates, de formes pragmatiques de jugement et de réappropriation du discours du droit, en résistance aux privilégiés qui récusent par avance toute forme rationnelle de jugement populaire (Cohen, 2004). Ainsi, avant 1789, la résistance au mépris du peuple par les privilégiés se précise jusque dans l’affirmation d’un droit à disposer de soi-même, donc d’une possibilité de s’approprier, certes de manière très pragmatique, sa personnalité, alors que le droit à une égale reconnaissance entre le peuple, le Tiers-Etat inclus, et les privilégiés n’existe pas. L’historien peut alors décrire les linéaments d’une « petit sociologie de la revendication jusnaturaliste » (Cohen, 2004, 464) au sein même des milieux populaires alors que se précise de façon plus générale chez les penseurs nominalistes des années 1770-1780 une capacité nouvelle à observer l’individu social, son expérience propre (Kaufmann, Guilhaumou, 2004).

En focalisant notre attention sur le substrat individuel de toute nomination politique, au titre de l’existence ontologique de l’être libre, l’attente normative ne se réduit plus à la réalisation des droits, elle prend d’abord sa source dans la quête d’une reconnaissance du moi au terme du déploiement historique d’une sociodicée. La visibilité préalable d’un individu social, qui prend forme dans une nouvelle manière d’observer les mœurs - ce que le Sieyès néologue appelle sociologie - est donc nécessaire à la compréhension de l’émergence en 1789 d’un individu-nation, que l’art social du législateur rend tout particulièrement visible. Il importe alors, comme le fait justement Sieyès, de diriger d’abord notre attention vers l’attente normative d’une reconnaissance sociale, rejoignant ainsi des préoccupations très contemporaines. A travers l’expression « l’individu et ses droits », l’affirmation individuelle de l’être citoyen(ne), liée à une attente de reconnaissance sociale, précède ontologiquement l’attente d’une réalisation des droits.

B- Le paradigme fondateur de la reconnaissance nationale.

Dans ses manuscrits écrits à la veille de la Révolution de 1789, Sieyès propose le néologisme sociologie pour désigner la nouvelle façon d’observer les mœurs au sein d’un nouvel ordre social inscrit à l’horizon de l’assimilation des hommes vivant en réciprocité sociale (Guilhaumou, 2003). Il positionne donc, avant même l’existence proche d’une Nation de citoyens libres, un individu social défini comme « un être à besoins », instaurant ainsi la préséance du principe de besoin sur celui d’égalité. La visibilité sociale de l’individu et de ses besoins devient une condition nécessaire, mais non suffisante à la formation de l’individu-nation en 1789. L’autre condition nous renvoie à l’invention de la représentation nationale selon la modalité inédite d’une Assemblée nationale élue. Cette quête de la visibilité sociale ne se limite pas à la recherche des meilleurs moyens de faire accéder tout homme aux jouissances dans un lien de réciprocité à autrui. Elle relève aussi de l’établissement de « l’ordre de la vraie dignité », de la dignité de la nation, corollaire d’une nation libre.

A ce titre, Sieyès dresse un portrait de ce qu’il en est de l’estime publique à la veille de la Révolution française qui suscite « un cri d’indignation » (1). Alors que « l’estime publique » est « une monnaie morale, puissante par ses effets », Sieyès constate, dans son Essai sur les privilèges de 1788, qu’elle n’est plus qu’ « une monnaie altérée par les combinaisons d’un indigne monopole », celui des privilégiés qui maintiennent le langage de l’estime au profit de « la dignité d’une langue privilégiée » instaurant ainsi l’apparence d’une dignité de soi, en fait dissociée des droits d’autrui. A l’encontre de la raison et de l’équité, « l’injustice préside aux événements, et change les sociétés en un mélange confus d’oppresseurs et d’opprimés », précise-t-il dans les Vues sur les moyens d’exécution. Faute d’ « estime réel », « l’estime se retire au fond du cœur » des personnes les plus éclairées, seules aptes à comprendre « l’absurde déraison » de « l’idée de l’injustice » ainsi glorifiée par les privilégiés (2). Or, tout individu est un « être à besoins » au sein de l’ordre social. Son attente de reconnaissance nous renvoie donc aux « besoins de réciprocité sociale » (3).

Dans les années 1780, de tels besoins du moi se heurtent au « mépris » des privilégiés, et engendrent, suite à une attente déçue, des « sentiments d’indignation », en particulier chez l’homme éclairé qui ne voit que « des millions d’hommes entassés sans ordre et sans dessein ». De fait, au moment de la réunion des Etats Généraux en 1788, c’est une « profonde indignation » qui anime Sieyès lorsqu’il note que « la dignité d’une Nation » est encore dans « l’ordre des chimères ». Restituer la dignité du Tiers-Etat se trouve ainsi au centre de la lutte des patriotes contre les privilégiés. On connaît à ce propos sa célèbre apostrophe en ouverture de Qu’est-ce que le Tiers-Etat ?:

« 1°Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? Tout.

2° Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? – Rien.

3° Que demande-t-il ? A y devenir quelque chose. »

Certes Sieyès entend par là que l’on doit distribuer aux personnes les plus éclairées du Tiers-Etat les fonctions politiques majeures dans la mesure où le Tiers-Etat supporte la quasi-totalité des travaux particuliers : l’ordre politique doit prendre en compte l’état réel de la distribution des travaux, de la division du travail, permettant ainsi à chaque profession de « mériter l’estime publique ». Mais c’est ici avant tout une affaire de reconnaissance sociale de la dignité de la nation, et par là même des citoyens et de leur liberté individuelle. Ainsi, le Tiers-Etat incarnant « le tout de la nation », il importe de lui restituer sa dignité, véritable force de « l’idée de nation », dans la mesure où chaque citoyen pourra alors s’engager dans « la marche la plus franche, la plus généreuse, et par conséquent la plus convenable de la dignité de soi ». C’est « la marche des Etats Généraux », donc des députés présents en leur sein, qui marque le mieux cet avènement de la dignité de soi dans le respect des droits d’autrui. En effet, cette marche des futurs législateurs présente « le mérite d’avoir posé les fondements inébranlables de la liberté, de la régénération de la France » précise Sieyès dans les Vues sur les moyens d’exécution. D’autant qu’elle se termine par un événement majeur, la formation d’une Assemblée Nationale instaurant, au centre de « l’avancement social », « le grand ressort de l’estime publique », forme achevée du progrès moral par le libre concours des volontés.

Au terme de la décennie révolutionnaire, Sieyès associe étroitement « estime publique » et « reconnaissance nationale », alors que se maintient « un sentiment d’indignation » à travers le « le mouvement réel de notre commune indignation » contre les ennemis de la France (4). L’instauration de l’estime publique au sein de la nation, les égards de la considération publique envers « l’élite de la Nation » incarnant le mérite par excellence, et surtout le respect de la dignité de soi dans la relation à autrui, donc au titre de la dignité de la nation constituent les valeurs de la reconnaissance nationale. Ces valeurs s’appuient certes sur la reconnaissance des bienfaits de la division du travail. Mais elles permettent, au-delà de la visibilité individuelle, d’accéder pour tout citoyen à la visibilité nationale. Le fait de la reconnaissance n’est donc plus restreint à la simple conviction du moi de sa valeur morale, à l’exemple des personnes éclairées, mais repliées en elles-mêmes, qui témoignent des limites de l’estime de soi avant 1789; il est avant tout social dans une relation expressive de l’individu à la totalité, toujours d’actualité (Renault, 2004b).

En effet, en demandant pour le Tiers-Etat, qui n’a rien au départ, tout, Sieyès enclenche une dynamique de reconnaissance sociale qui n’a pas de raison de s’arrêter à la porte de la simple confirmation individuelle d’un rapport positif à soi dans la mesure où il s’agit du lien qui unit le citoyen à la totalité sociale. Cette demande du tout pour ceux qui n’ont rien, et non pas la distribution d’une part de ce qu’ils n’ont pas (5), peut ainsi être comprise comme une forme positive d’expression légitime de la lutte pour la reconnaissance sociale - en l’occurrence un acte de demande - que l’on retrouve jusque dans la dimension interlocutive du discours d’assemblée, avec le flux constant d’Adresses en direction des législateurs tout au long de la Révolution française (Marc, 2004). Ainsi s’enclenche une production politique de valeurs - en termes d’estime, de dignité et de respect d’autrui - qui confèrent à l’événement révolutionnaire une légitimité certaine. Certes Sieyès est historiquement avant tout un libéral, et il convient de ne pas lui imputer, dans son opposition résolue aux Jacobins en 1792, des exigences démocratiques en matière d’expressions avancées du mouvement populaire, alors que se généralise le phénomène du porte-parole. Mais, en théorisant la dignité retrouvée du Tiers-Etat, à l’écart de toute considération immédiate sur les diverses classes du peuple, Sieyès instaure, dans le discours et les pratiques politiques, un paradigme historique de la reconnaissance sociale qui s’inscrit de manière indélébile au cœur du processus révolutionnaire. Il pose l’estime de soi, et sa traduction dans la totalité sociale sous la forme de l’estime publique, comme une condition nécessaire à l’articulation de l’ordre social à l’ordre politique.

Si l’on considère que l’estime de soi est la traduction subjective d’un acte de reconnaissance, il importe de noter que cet acte précède la connaissance. Dans cette voie, Axel Honneth précise que « l’acte de reconnaissance est l’expression visible d’un décentrement individuel que nous opérons en réponse à la valeur d’une personne » (Honneth, 2004, 149): à ce titre, la reconnaissance précède bien la connaissance. Dans le même sens, Sieyès note, dans ses manuscrits inédits (6), que la formation du moi procède de « la reconnaissance de soi, et par conséquent de celle du non-soi » : à ce titre, il affirme que « Je suppose un autre ». Dans une même proximité à la vision intersubjective du moi chez Fichte (Honneth 2001, Guilhaumou, 1993), ces deux auteurs - l’un en période de démocratie médiatique, l’autre à l’aube de la démocratie - nous introduisent de plein pied au paradigme de la reconnaissance sociale.

Au-delà de l’apport habermasien à la compréhension des actes de langage - de l’acte de demande à l’acte de souveraineté en passant par l’acte faire parler la loi (Guilhaumou, 1998b) - mis en œuvre par les premiers porte-parole de la République au sein d’un nouvel espace public de réciprocité, la considération d’un acte social de reconnaissance sociale rend donc plus facilement visible les expressions de la valeur des individus, certes à travers leur parole mais aussi à travers leurs gestes et leurs émotions. L’épreuve du jugement auquel chaque révolutionnaire est assujetti est aussi une épreuve de la reconnaissance sociale des valeurs qu’il rend visibles.

II -- Du mouvement général de la Révolution française.

A- L’affirmation positive du nom de citoyen.

Nous avons focalisé notre attention, avec Sieyès, sur le positionnement moral, donc normatif, de l’acte de reconnaissance de la dignité de soi et des autres au regard d’une Nation enfin libre, par une sorte d’opération référentielle propre à dénoncer l’injustice à l’égard du Tiers-Etat tout en préconisant sa réparation sociale. Nous pensons alors pouvoir élargir la description, donc la visibilité, du « mouvement général » qui, parti de la reconnaissance de l’Assemblée Nationale comme instance légitime du nouveau système représentatif, tend à constituer, d’événement et événement, un espace public de réciprocité où se singularise la figure républicaine du porte-parole. Il s’agit en fait de décrire, une fois mise en place la présupposition normative de l’estime de soi, les modalités expressives dominantes de la reconnaissance sociale en Révolution, et par là même d’accéder à une visibilité élargie du phénomène révolutionnaire.

Confronté en permanence, tout au long de son « ambulance » dans les villes et villages, à l’expérience de l’injustice, de la division, donc au litige, au tort, le porte-parole jacobin réitère l’acte cognitif de l’identification de chacun comme citoyen - base de la connaissance de l’individu-nation - en le faisant précéder de jugements sur des actions appropriées aux circonstances, donc révolutionnaires, puis en y ajoutant des expressions publiques d’une nouvelle dynamique normative, introduisant ainsi de la visibilité dans le nouvel espace républicain inscrit à l’horizon de droits de l’homme.

Prenons l’exemple des « missionnaire patriotes » marseillais Jacques Monbrion et François Bousquet qui parcourent une partie de la Provence pendant le mois de mars 1792 en tant qu’ « apôtres de la paix » (Guilhaumou, 1992). Dans leur rapport sur leur « mission patriotique », ils soumettent tout d’abord leurs réflexions sur « l’expédition patriotique sans chefs et sans discipline » qu’ils rencontrent en chemin : il s’agit de « citoyens armés pour la défense des droits de la liberté » à l’encontre des effets vexatoires de l’incivisme, du fanatisme et de la contre-révolution contre les patriotes. Leurs jugements portent principalement sur les valeurs mises en œuvre par cet événement remarquable dans la mesure où « il présente des réflexions bien consolantes aux vrais philosophes ». Ainsi ils constatent que les patriotes rencontrés sont « animés de l’amour de la justice », donc s’en prennent aux procédures injustes mises en œuvre par « le fanatisme et l’esprit de parti », tout en s’efforçant de faire respecter les lois au titre de leur « amour de la Constitution ».

Cependant ces « missionnaires patriotes », une fois qu’ils nous ont soumis leurs réflexions, ne sont véritablement à pied d’œuvre qu’au moment où les patriotes de la contrée d’Apt les invitent à « porter un jugement sur les torts dont ils s’accusaient réciproquement » au titre de leurs divisions. Dressant un « tableau déchirant » des risques de guerre civile, Montbrion et Bousquet font alors retentir « le cri de la nature », donc de l’humanité agissante et souffrante à l’encontre de tout sentiment de haine. Au titre du mot d’ordre d’union autour de la constitution, il est désormais possible d’identifier, de rendre visible « celui qui se dit ami de la constitution, qui mérite le nom de citoyen ». L’affirmation positive du nom de citoyen, par la marque morale de son lien au mérite civique, prend ainsi une valeur maximale dans le mouvement général. Acte de reconnaissance sociale par excellence, elle est énoncée au sein d’une dynamique normative particulièrement expressive, donc d’une grande visibilité sociale. D’ailleurs l’effet spectaculaire de cet acte est souligné par les commissaires eux-mêmes dans les termes suivants :

« Les patriotes juraient en notre présence d’oublier à jamais les sujets de leurs divisions, de se regarder comme des nouveaux nés, et de sacrifier leur existence pour la Patrie Toutes les procédures entamées et objets de discorde ont été publiquement brûlées par vos commissaires » (7).

L’expression publique du litige, en présence des « missionnaires patriotes », n’est donc pas le simple constat d’un état de fait, la division récurrente entre les citoyens ; elle permet, par la formation d’un mouvement de sympathie certes éphémère, de conférer de la visibilité à l’union nécessaire au mouvement général de la révolution.

En résumé, au premier regard réflexif des « missionnaires patriotes » marseillais sur « l’expédition patriotique sans chefs », il est possible de désigner l’homme qui « mérite le nom de citoyen » par une sorte d’acte naturel de reconnaissance du mouvement social. Mais, l’action elle-même de ces commissaires n’est visible que dans leurs médiations pour réduire les litiges entre patriotes jusqu’au point de reconnaissance, par la quête de l’union, de la totalité sociale.

B- L’acte de reconnaissance sociale : justice et compassion.

D’événement en événement de la Révolution française, donc avec la formation d’un mouvement général de caractère plus populaire, l’acte de reconnaissance sociale, dont l’horizon demeure la désignation du mérite du nom de citoyen, prend alors une dimension de plus en plus expressive, de plus en plus pratique. Face au tort, il s’agit de rendre justice par l’expression de formes positives d’accord entre patriotes. Les porte-parole excellent dans une telle activité, et prennent ainsi le relais un temps des législateurs, occupés à énoncer la loi, tout en marginalisant les simples courtiers de la politique.

De fait, la manière dont les législateurs de la Révolution française ont appréhendé la question sociale au regard de l'autre est généralement définie dans les termes d'une politique de la pitié (Arendt, 1967). L’avènement, inédit sur la scène politique d’un individu-citoyen reconnu au nom des droits de l'homme confère une dimension nouvelle à l'observation millénaire du malheur des hommes. Mais s'agit-il toujours d'un spectacle édifiant, et vu d'en haut ?

Certes, au titre du droit proclamé à l'existence, le législateur tient compte de la souffrance d'autrui, mais il le fait de façon distanciée, rhétorique et généralisante: c'est la condition même, semble-t-il, d'une traduction législative des éventuels remèdes à la souffrance humaine. Dans une perspective rousseauiste, les législateurs-philosophes de la Révolution française considèrent le malheur comme la plus grande affaire des hommes, définissant ainsi le bonheur comme le but de toute législation. Le malheur est inscrit dans les faits, c'est un état, mais il est surtout le résultat d'une pensée humaine viciée, dissociée des vertus fondamentales. Aussi, à l'encontre de l'égoïsme destructeur des liens d'homme à homme, le législateur de l'an II, année de toutes les solidarités à la lecture du travail de Catherine Duprat, favorise une politique de la « vraie bienfaisance » où les « secours publics » sont considérés comme une « dette sacrée » de la société à l'égard des citoyens (Duprat, 1993). La multiplication des « secours réciproques », régénérateurs du lien social, doit ainsi favoriser le recul de la pauvreté, l'extinction de la mendicité, le soulagement des infirmités, de la vieillesse et autres calamités humaines.

Cependant il serait tout à fait réducteur de ne pas considérer les modalités d'intervention d'autres acteurs de la Révolution française sur le terrain de l'humanité souffrante. Nous voulons parler plus particulièrement des porte-parole, médiateurs par excellence en situation de face à face entre le peuple et ses représentants constitués. Présents, nous l’avons vu, dans les conflits locaux, ces porte-parole apaisent les souffrances physiques et morales des uns, combattent l'égoïsme des autres par une politique de justice au quotidien dont l'aboutissement « heureux » est tout aussi remarquable que le bonheur institutionnellement finalisé par la législation sociale.

Cette politique de la justice, localement contextualisée, tend d'abord à surseoir les exécutions punitives en introduisant, au nom de l'humanité, la distinction fondatrice de la morale civique entre innocents et coupables. Ainsi lorsque le jacobin marseillais Isoard, et d'autres « missionnaires patriotes » démantèlent en Provence à la fin du mois d'août 1792 un réseau contre-révolutionnaire par l'arrestation de ses membres, ils s'opposent avec succès à ceux qui veulent exécuter les citoyens arrêtés sur place (« S'ils étaient coupables, on voulait les punir ici »). De retour à Marseille, Isoard lui-même s'oppose aussi à la proposition faite par un volontaire national, pendant une séance de la société populaire, d'égorger les suspects ramenés et emprisonnés. Il met alors en valeur, par son intervention, l'autolégitimation du porte-parole en matière de justice populaire (8) :

« Tous les coupables ne sont pas pris, ceux qui veulent égorger les détenus sont leurs complices qui craignent des révélations ; il y en a beaucoup d'autres, attendez qu'ils soient tous arrêtés et alors les coupables seront punis ; d'ailleurs si quelqu'un doit connaître ceux qui sont coupables, c'est moi qui ai tous les papiers, et vous ne voudrez pas faire périr l'innocent ».

Mais plus largement, les porte-parole, confrontés à la mésentente entre citoyens, opèrent une médiation « heureuse » sur le terrain des inégalités sociales: ils mettent en évidence les torts de la société à l'égard des uns, et la nécessité pour les autres de participer à leur redressement. Ainsi lorsqu'une commission « souveraine » de l'Assemblée électorale des Bouches-du-Rhône intervient à Tarascon en septembre 1792, nous pouvons lire dans le procès-verbal des opérations de cette commission (9) :

« Grand nombre de citoyens se présentent ensuite à nous porteurs de différentes réclamations, ils nous exposent que livrés jusqu'à ce jour à l'arbitraire des gens en place, et à l'aristocratie des riches, il leur a été impossible d'obtenir justice sur les demandes les mieux fondées ; nous appelons auprès de nous les personnes contre lesquelles les plaintes sont portées, et , d'après notre médiation, nous éprouvons la douce satisfaction de voir finir amicalement des contestations jusqu'alors interminables ».

Ainsi ces commissaires interviennent directement sur le terrain des expériences de l’injustice, pour donner, par leur médiation, une forme particulière à la justice sociale. A l’identique des porte-parole actuels des sans, ils s’efforcent de restituer, face à la souffrance sociale, un rapport positif à soi de chaque citoyen opprimé par les privilégiés (10).

Cependant il est tout aussi important de souligner que l'expérimentation au quotidien de la justice sociale par les porte-parole suscite sympathie et compassion à l'égard des souffrances d'autrui d'une masse de citoyens-spectateurs. Il convient donc de prendre au sérieux le sentiment d'humanité invoqué par les porte-parole au moment où ils font le compte-rendu de leurs missions. Certes le sentiment d'humanité préoccupe le législateur, mais de manière quelque peu objectivée dans la mesure où le but, en matière de « centralité législative » demeure, au-delà du lien de l’action à la sympathie pour l’humain, l’instauration d’institutions sous couvert de l’instauration de l’esprit public. Présentement, l’accent est mis sur la formation d’un « espace public normatif » (Habermas) tenant sa vitalité de la dimension interlocutive du discours d’assemblée, par le fait des adresses et des pétitions qui enclenchent « un mécanisme performatif d’échange de reconnaissance et d’auto-proclamation » (Marc, 2004, 485).

Le monde des porte-parole nous introduit plutôt dans un univers plutôt arendtien où il s’agit d’élargir la pratique politique par la préservation du singulier à l’horizon d’un sens commun partagé. A ce titre, la figure du spectateur joue un rôle central dans la mesure où elle introduit, sur la scène politique, une reconnaissance de sens commun, si l’on peut dire, donc une visibilité basée sur un jugement cognitif antérieur à toute argumentation rationnelle propice à la publicité des opinions (11).

Il s’agit alors de mettre en avant la manière dont le déploiement du sentiment d’humanité par les porte-parole favorise le règlement des litiges, concrétise une union politique où les spectateurs n'hésitent plus à jouer le rôle de protagonistes des événements révolutionnaires, contribuant ainsi à l'élargissement de l'espace républicain légitime.

Revenons une seconde fois vers le jacobin marseillais Isoard. Son parcours de commissaire de la société populaire est décrit de manière à la fois laconique et authentique dans le long interrogatoire qu'il subit à la fin de l'an III, avant d'être exécuté comme « terroriste » en l'an IV (12). A l'encontre de ses détracteurs, la référence au « sentiment d'humanité » y est constamment attestée. Isoard légitime d'abord ses actes par le déploiement d'une sorte de pouvoir communicatif : « faire acte de commissaire », c'est-à-dire « propager les principes de liberté et d'égalité », valeurs centrales du jacobinisme. Au terme de sa justification, il explicite la valeur de ses actes. Un commissaire, précise-t-il, n'agit bien et ne dit vrai que dans la mesure où il met dans sa commission « toute l'humanité qu'exigeait la chose », manifestant en particulier le « sentiment d'humanité de ne vouloir pas confondre l'innocent du coupable ».

Remarquons donc que le porte-parole, à la différence du législateur, ne déploie pas principalement une politique de la pitié : il contribue tout autrement à l'émergence d'un univers de compassion où le regard sur la souffrance d'autrui est partie prenante d'épreuves propices à la promotion de spectateurs au rôle de protagonistes de l'événement, par le partage inédit du sensible qu'il contribue à singulariser. A la différence de la pitié, vertu inégalitaire, généralisante, distante, la compassion est un sentiment laconique, se déployant localement au sein d'une communauté de citoyens où le regard sur les êtres souffrants singuliers est agissant. Il est donc prioritairement question ici de l'humanité souffrante et agissante, d'un humanisme révolutionnaire où la jouissance réciproque des droits est réglée par une éthique. Il s'agit bien de valoriser les devoirs traduits dans des actes que nous impose la nécessaire prise en compte de la souffrance des autres.

En fin de compte, le lien pragmatique que nous avions établi entre le mouvement général de la Révolution française et le mouvement social actuel, au regard des acteurs émergents qui portent la parole des sans, sur le terrain de le républicanisation de l’espace public prend ici une tournure singulière dans la mesure où il acquiert une dimension plus positive, donc une visibilité plus grande. Plus exactement, il s’inverse. Au départ, nous avions voulu situer historiquement le mouvement social dans la tradition civique de la Révolution française pour le repositionner au centre du politique, au-delà de son apparente périphérie. Actuellement, c’est la revendication majeure de la dignité de soi dans le mouvement social actuel qui nous amène à rendre visible une ontologie sociale au fondement même du phénomène révolutionnaire.

En effet, il apparaît une gradation historique dans l’acte de reconnaissance sociale lui-même. Il s’agit en premier lieu d’un acte cognitif construit en deux temps : il procède d’abord d’une ontologie sociale au sens où le nouvel individu-nation de 1789 est fondé sociologiquement dans la figure du moi comme individu empirique, c’est-à-dire empiriquement observable, par le fait de la continuité entre l’ordre naturel de la réciprocité sociale au regard des besoins nouveaux et l’ordre de l’artifice politique au regard de l’institution nouvelle. Puis il confère à tout individu une valeur propre par l’accès à la dignité de soi dans un lien social au tout de la nation, grâce à une Assemblée nationale institution initialement garante de l’estime publique. En effet l’institution de l’Assemblée nationale en 1789 enclenche une dynamique instituante capable d’inscrire à l’horizon de l’identité nationale tout événement où s’actualise la reconnaissance sociale de l’individu-citoyen. C’est dire aussi que cette référence au lien inaugural entre le citoyen et la nation est toujours intersubjectivement négociable au titre des formes d’accord, donc de reconnaissance, mises en œuvre dans le processus révolutionnaire. L’institution démocratique, élargie progressivement de l’Assemblée Nationale à d’autres appareils démocratiques (sections, municipalités, sociétés populaires, etc.), contribue ainsi à l’émergence de nouvelles formes de socialisation. Nous nous retrouvons ici au point de départ historique d’une réflexion - où s’associe une fois encore le mouvement social actuel - sur les institutions en tant que lieux d’unification de l’identité personnelle par la production de nouvelles identités et donc par une action en retour sur la socialisation (Renault, 2004b).

De la demande de liberté en 1789 à la demande de régularisation des sans-papiers en 1997, du dialogue républicain en 1790 au dialogue citoyen du mouvement de 1995, des courses civiques de 1792 aux marches contre le chômage des années 1990, les pratiques républicaines des porte-parole de la Révolution sont réactualisées par le mouvement des syndicalistes, des chômeurs, des sans, leur conférant ainsi une légitimité et une visibilité certaines.

Pour autant, la question se pose, avec Emmanuel Renault (2004a), de savoir si les dynamiques normatives ainsi mises en place, par les valeurs qu’elles convoquent dans une geste d’émancipation, relèvent exclusivement de la figure du porte-parole : est-il le seul à pouvoir introduire une médiation audible dans le champ du politique, à tracer un chemin vers l’espace public politique ? N’y a-t-il pas d’autres procédures de mise en visibilité, dans une implication plus poussée du chercheur lui-même ?

Bruno Latour précise très justement qu’en invoquant la notion de porte-parole, le risque est pris de ne pas pouvoir répondre à la question, qui parle ? (Latour, 1999). Si la notion de porte-parole est donc inhérente à une délocalisation tendancielle des sujets d’énonciation - ce qui évite de convoquer des sujets préconstitués -, en négatif, le doute demeure sur la capacité du porte-parole à pouvoir parler au nom des autres : l’accusation de trahison n’est jamais loin. Il importe donc de trouver d’autres procédures de visibilisation des sujets émergents, de les co-construire dans la relation entre le chercheur et des sujets capables de parler, mais longtemps réputés socialement muets.

Vers la co-construction de la visibilité sociale.

Au titre de l’observation empirique des réalités sociales, un travail de co-construction est envisageable au moment où se met en place à la fin de l’Ancien Régime « un socle sociologique », garant du devenir de l’ordre social dans un nouvel ordre politique. Ce terrain sociologique inédit se situe à la croisée de la promotion du fait, de la primauté accordée au langage d’action et de la capacité attribuée aux individus de penser et réaliser conjointement de nouveaux objets socio-historiques. Introduisant une légitimité propre du social, il autorise le travail de l’esprit politique qui s’impose dans les années 1770-1780 autour de penseurs nominalistes tels que Condillac, D’Holbach, Sieyès, Helvétius aptes à appréhender l’ordre social à partir de la connaissance des seules entités individuelles. A ce titre, la capacité de percevoir, de reconnaître l’action d’autrui, voire d’appréhender ses jugements conditionne la réalisation effective du principe de publicité.

Au regard de l’ordre pratique instauré par un tel travail de l’esprit politique, nous évoluons au sein d’un espace d’accountability publique, si l’on peut dire. Dans cette perspective ethnométhodologique, l’opinion publique apparaît d’abord comme un système de croyances, et non d’évidences, aux ressources cognitives aptes à délimiter ce qui est de l’ordre du pensable et du possible dans les actions à venir et sous des formes de généralités nouvelles. Ainsi, en considérant la formation d’une opinion publique dans le fait de la reconnaissance mutuelle des expériences citoyennes, de leur visibilité propre, le travail récent de Laurence Kaufmann modifie l’approche de l’opinion publique en déplaçant la problématique communicationnelle vers une question d’ontologie sociale (Kaufmann, 2001). L’opinion publique apparaît alors comme une manière de décrire le monde sous la modalité d’un opérateur de totalisation sociale permettant de légitimer la capacité humaine d’agir au nom de l’accord des esprits. Ici le concept d’opinion publique possède une propriété remarquable : il permet de désigner la condition de validation de tout discours social par l’instauration d’un lieu commun de toute énonciation. Il devient ainsi disponible pour comprendre comment se mettent en place des vérités sociales avec l’aide des sujets d’action et de pensée déployés dans le nouvel ordre social.

Cependant l’approche co-constructive s’avère encore plus opératoire dans le cas de la figure du peuple marginalisée par les élites. Sous l’Ancien Régime, il n’existe nulle configuration discursive où le peuple use de mots pour donner un jugement, au regard des élites qui considèrent la parole populaire comme inaudible. Dans les décennies qui précèdent la Révolution française, l’historienne Deborah Cohen restitue, nous l’avons déjà noté, les ressources propres des acteurs populaires jusque dans leurs jugements émergents : elle décrit, archives en main, des tentatives populaires de parler, raisonner et argumenter dans une situation conflictuelle précise (Cohen, 2004). Sa démarche est avant tout co-constructive : elle permet donc de considérer que la reconnaissance, certes partielle, du peuple dans ses relations à autrui précède historiquement la connaissance d’une nation composée d’individus libres. L’émergence de la figure de l’individu-peuple dans sa visibilité propre préfigure l’avènement de l’individu-nation en rendant possible l’appréhension de la totalité sociale.

Si nous ne mesurons pas encore l’ampleur de ce « détour sociologique », abordé dans les travaux novateurs tant de la sociologue que de l’historienne, nous pouvons cependant en considérer l’intérêt majeur pour la compréhension de la part de visibilité sociale dans l’amplitude accordée par les révolutionnaires au principe de publicité. A ce titre, il n’est pas sans intérêt d’étendre ce moment sociologique à la relation entre la Révolution française et l’actualité du mouvement social de manière à pouvoir revenir ensuite, sous un angle plus élargi, au phénomène historique de la visibilité sociale.

Nous avons eu la chance, à la fin des années 1990, de pouvoir collaborer à une étude de « récits de vie » de dits « exclus » qui vivent soit à Marseille, soit en zone rurale, grâce à une enquête menée par Béatrice Mésini et Jean-Noël Pelen, publiées depuis lors (Mesini, Pelen, Guilhaumou, 2004). Nous avons ainsi été confronté à une manière d’appréhender le phénomène de l’exclusion qui se veut hors de tout surplomb interprétatif par le souci d’élaborer, entre l’enquêteur et l’enquêté, « un récit construit ensemble », titre de notre intervention spécifique au sein de ce collectif de travail. La démarche adoptée s’est avérée alors foncièrement éthique. Dans le souci de dégager un espace discursif co-construit, il s’agit bien d’investir la responsabilité morale du chercheur dans une mise en visibilité de la quête d’émancipation du dit « exclu ».

De cette recherche sur les acteurs contemporains du champ de l’exclusion, nous avons retenu essentiellement la possibilité de rendre perceptible au mieux les « résistances invisibles » d’individus réputés marginaux dans un espace de réciprocité où les chercheurs eux-mêmes partagent la responsabilité éthique des gestes et des actions émancipatrices décrits au fil des trajets narratifs. S’ils se confirme bien sûr la présence de porte-parole des sans au sein de ces « récits de vie », il n’en reste pas moins que l’effet de co-construction ne confère pas à ces porte-parole l’exclusivité de la parole légitime des sans. Si le porte-parole demeure au centre de toute production politique spécifique, il n’en demeure pas moins une préséance ontologique d’une affirmation du moi en quête d’émancipation qui touche toute personne apte à entrer dans cette expérience co-partagée, donc une primauté d’un acte ontologique de reconnaissance sociale.

Au détour de cette enquête sociologique, notre rencontre avec le sociologue André Donzel, auteur d’un ouvrage sur l’expérience de la cité à Marseille (Donzel, 1998), nous a également permis de donner une meilleure visibilité à la tradition civique, en l’occurrence marseillaise (Donzel, Guilhaumou, 2001), qui se situe au fondement du geste émancipatoire propre au devenir-sujet des citoyennes et des citoyens. Le retour périodique, en temps de crise, d’une manière spécifique d’activer les formes de délibération et de décision politique au sein des instances locales de pouvoir s’avère ainsi indissociable d’une façon d’habiter la cité de Marseille à travers les finalités pratiques d’un « vivre ensemble » qui concerne le travail, l’éducation, les loisirs, le logement, etc. Là encore la dynamique souveraine de la citoyenneté est indissociable de la vision sociologique du social qui la fonde (13).

De fait, la capacité des mouvements sociaux marseillais à intégrer l’altérité, surtout dans les cas d’exclusion, introduit une centralité des exclus dans la société locale, et par là même leur donne une visibilité paradoxale. En demandant de participer à la construction du tout social, au-delà du seul bénéfice de la redistribution sociale, les « sans-parts » enclenchent bien une dynamique de la reconnaissance sociale située au fondement de la dynamique civique. En effet, la tradition républicaine est associée à une civilité largement répandue par le fait d’un vaste mouvement de reconnaissance réciproque. Ainsi, les actes de reconnaissance sociale acquièrent leur visibilité en tant qu’ « actes de confiance personnelle » (Petitt, 2004) - actes par lesquels je me mets moi-même à la merci d’autrui - à fort potentiel de communication et de création.

La recherche historique bénéficie donc bien des apports d’un tel détour sociologique à visée co-constructive. Sans entrer plus avant dans une démarche collective de recherche qui nous a permis également de préciser les manières de rendre socialement visibles de femmes en situation dominante d’invisibilité (Dermenjian, Guilhaumou, Lapied, 2000), y compris dans leur statut d’héroïnes (id., 2004), il importait donc d’en marquer la continuité avec la part sociologique de nos recherches sur la visibilité sociale. Ainsi les recherches historiques sur la dynamique socio-historique du genre et sur le devenir-réflexif de traditions civiques toujours actives aujourd’hui constituent autant de prises de parti dans les luttes actuelles pour une visibilité sociale plus grande des sans. Des espaces communs, voire co-construits, ainsi rendus visibles, nous retiendrons bien sûr l’aspect non linéaire, le caractère disséminant, interstitiel, éphémère, aléatoire, mais aussi leur forte portée éthique avec leur caractère foncièrement unificateur au sein d’une humanité agissante et souffrante.

« Par subjectivation, on entendra la production par une série d’actes d’une instance et d’une capacité d’énonciation qui n’étaient pas identifiables dans un champ d’expérience donné, dont l’identification va donc de pair avec la reconfiguration du champ d’expérience » (Rancière, 1995, 55). Ainsi en est-il de la reconfiguration de l’expérience inscrite à l’horizon de la reconnaissance sociale que nous avons voulu rendre visible dans les champs rapprochés du mouvement révolutionnaire et du mouvement social.

N.B. Ce texte a été publié dans Réseaux, N°2, 2005, p. 155-180. Nous remercions Olivier Voirol de nous avoir permis de nous exprimer dans cette revue, et, avec Emmanuel Renault, de nous avoir incité à préciser notre réflexion sur le mouvement social à l’horizon de la Révolution française.

Notes :

(1) Les écrits imprimés de Sieyès, reprintés par Edhis en 1989, sont disponibles sur la base de données textuelles Frantext qui permet d’accéder automatiquement à la référence et au contexte des mots étudiés.

(2) Ici nous pouvons dresser le portrait de Sieyès par lui-même en 1790, à travers « l’expression fort et spontanée d’une âme livrée tout entière et dans tous les temps à l’amour de la liberté, de l’égalité, tourmentée de toute espèce de servitude et d’injustice » (Discours du 8 juin 1790).

(3) Le fait de situer les besoins au centre de l’activité de l’homme, donc de le définir comme « un être à besoins » est significativement précisé dans un manuscrit inédit de Sieyès des années 1780, intitulé Sur Dieu ultramètre. Sur la fibre religieuse de l’homme, Archives Nationales, 284 AP 2 (2).

(4) Dans ses discours du 16 septembre et du 10 août 1799.

(5) De façon plus général, Rancière précise que « Ce qui est sans part – les pauvres antiques, le tiers état ou le prolétariat moderne – ne peut en effet avoir d’autre part, que le rien ou le tout » 1995, p.28. Ce point est fondamental dans la mesure où il souligne que le libéralisme politique de la Révolution française, dans sa diversité même (Gauthier, Guilhaumou, 2002), est irréductible au simple libéralisme économique.

(6) La publication partielle de ces manuscrits est en cours, sous la responsabilité de Christine Fauré et avec notre collaboration, aux éditions Champion. Un premier volume a été publié en 1999.

(7) Rapport fait à la Société des Amis de la Constitution, défenseurs des Droits de l’Homme, de Marseille, fonds manuscrit de la médiathèque d’Avignon.

(8) La présente citation est reprise du texte cité par GUILHAUMOU, 1992, p. 114.

(9) Ibid., p. 97.

(10) Nous retrouvons ici les analyses particulièrement pertinentes d’Emmanuel Renault (2004) sur le déplacement du problème de la souffrance sociale au regard de la reconnaissance sociale.

(11) Sur la différence entre Jürgen Habermas et Hannah Arendt en matière de visibilité, voir l’introduction d’Olivier Voirol au présent volume de Réseaux.

(12) Archives départementales des Bouches-du-Rhône, L 3037.

(13) C’est d’ailleurs à ce titre que Pierre Rosanvallon lie l’approche critique de l’Ancien Régime par les révolutionnaires, et tout particulièrement Sieyès, à l’élaboration d’une philosophie politique inédite du bien commun. Voir ROSANVALLON, 2004, p.28.

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