La guerre révolutionnaire, vue de l’arrière Annonces
mardi 14 mars 2006Préface de Christine Peyrard, professeur à l'Université de Provence, au livre de Nathalie Alzas, La liberté ou la mort ! L’effort de guerre dans le département de l’Hérault, Aix, PUP, 2006.
Au centre de la réflexion de ce livre figure la place de la guerre dans la Révolution française. Car la guerre qui éclate le 20 avril 1792 était annoncée dès le début de la Révolution. D’emblée, la guerre présente plusieurs facettes avec, d’abord, la rumeur et la peur d’une invasion étrangère, conduite par des princes émigrés et soutenue par la contre-révolution intérieure. C’est, ensuite, le sentiment de force collective qui se développe dans le cadre d’un mouvement révolutionnaire opposant la cause des peuples à celle des rois et déclarant la « guerre aux châteaux et la paix dans les chaumières ». C’est, surtout, l’intense mobilisation patriotique et l’organisation de la défense nationale en l’an II de la République une et indivisible. Enfin, le passage de la guerre défensive à la guerre offensive ouvre une nouvelle ère à l’époque de la Grande Nation. Nathalie Alzas nous invite à distinguer ces différents moments, non point à travers les levées des soldats et l’étude de la société militaire, mais à partir de l’arrière et de la nation nouvelle.
C’est, en effet, le grand mérite de cette thèse, réduite et, en partie, réécrite pour les nécessités de sa publication, que de porter le regard sur ces grandes phases chronologiques de l’histoire de la guerre révolutionnaire à partir d’une étude de cas. Loin des frontières les plus menacées de la France, le département de l’Hérault n’en présente pas moins une façade maritime, avec ses ports d’Agde et de Sète, dont la capacité défensive nourrit de grandes inquiétudes qui sont redoublées par la proximité de l’Espagne bourbonienne et inquisitoriale. Cette situation géopolitique ne fait pas de l’Hérault un département ordinaire de l’arrière. D’autant moins que « l’événement vraiment national », dont parlait Alphonse Aulard à propos de la fuite du roi, a connu un retentissement politique considérable avec la fameuse pétition du club de Montpellier réclamant, dès le 17 juin 1791, la déchéance d’un roi traître et parjure et l’avènement de la République.
Ainsi, peut-on comprendre pourquoi Nathalie Alzas a voulu appréhender la guerre à partir des institutions de la vie politique locale, mises en place par la Révolution, à savoir les administrations de département et, également, de district. Ce sont leurs activités délibératives et exécutives qui font l’objet de ce nouveau récit de l’histoire. Pour autant, l’auteur n’oublie pas les autres instances de délibérations, les sociétés populaires par exemple, ni les diverses formes de la politisation que représentent les fêtes ou les mouvements populaires, sans oublier l’étude préalable du personnel de la vie politique locale.
Les lecteurs l’ont compris : il ne s’agit point d’une dissertation sur la guerre juste, avec les références laïcisées et les principes nouveaux dans le droit international que la Révolution française élabore au fil de la décennie, mais d’une belle enquête de terrain sur la guerre perçue et vécue par les citoyens et sur l’effort de guerre réalisé par les administrations civiles. Ce déplacement du regard s’appuie sur une remarquable enquête archivistique qu’il convient de souligner.
L’étude minutieuse et sérielle des délibérations de l’administration héraultaise, dont Georges Fournier avait élaboré la méthode pour l’étude des municipalités du Languedoc, vise à mesurer l’impact de la guerre dans toutes ses dimensions économiques, sociales, politiques et culturelles. La chronologie valorise, en conséquence, les temps forts de la mobilisation patriotique, même si une agrégée d’Histoire ne peut ignorer le legs de l’Ancien Régime. C’est la raison pour laquelle le district de Lodève a été choisi pour mieux apprécier l’héritage de longue durée, notamment en matière économique. Car l’industrie drapière, employant une dizaine de milliers de personnes à Lodève, est liée à la fourniture des troupes militaires depuis le ministère du cardinal de Fleury, « un enfant du pays ». Ainsi, la guerre déclarée peut prendre la dimension d’une bonne nouvelle, non seulement pour les fournisseurs et autres affairistes, mais aussi pour les fabricants, les ouvriers et les autorités locales. Pour autant, la menace de la guerre engendre d’abord la peur. Dès 1790, dans ce département multiconfessionnel qu’est l’Hérault, la crainte d’une Saint-Barthélemy des patriotes est avivée par les événements proches de Montauban et de Nîmes. La crainte d’une guerre civile façonne les comportements patriotiques et les premières mobilisations, comme les représentations de l’ennemi en 1792. L’étude du vocabulaire des administrateurs montre un ennemi davantage intérieur qu’extérieur et l’absence de xénophobie, conformément aux idéaux émancipateurs d’une nation qui a déclaré la paix au monde. C’est cette mentalité collective que Nathalie Alzas tente de cerner dans les premières années de la Révolution pour comprendre la formidable mobilisation de l’an II. Car l’essentiel du livre est consacré, non point à l’étonnante épopée des soldats de l’an II chère, singulièrement, à Victor Hugo, mais à l’omniprésence de la guerre dans les discours et les pratiques, justifiant les cinq chapitres qui sont consacrés à ce grand moment de la Révolution.
Peu importe à la chercheuse que l’air du temps actuel ne veuille plus considérer ce moment comme «le point d’orgue d’une phase ascendante de la Révolution », selon l’expression de Michel Vovelle. De fait, la richesse et la variété des sources mobilisent son attention pour décomposer la manière dont les citoyens héraultais ont voulu vivre libres ou mourir. Sur les bases d’une histoire sérielle, celle qui « compte, mesure et pèse», chère à Georges Lefebvre, et qui valorise le temps de la République démocratique au cours de la décennie révolutionnaire, une démarche qualitative est suivie pour rendre compte des aspects tout autant économiques et sociaux que politiques et idéologiques du patriotisme en révolution.
Parmi les grands thèmes et différentes analyses du livre, retenons la place du don qui concrétise si bien l’enthousiasme révolutionnaire. Des souscriptions publiques pour armer « Le Sans-Culotte de l’Hérault » au don de soi et à la fabrication des héros, tout un cheminement réflexif est proposé dans la lignée de grands travaux d’histoire sur la mort, la fête ou la philanthropie révolutionnaires. Loin de plagier les thèses de Catherine Duprat, Mona Ozouf ou Michel Vovelle, Nathalie Alzas explore les pistes suivies par d’illustres prédécesseurs à partir de ses archives locales. Non seulement l’historiographie existe, mais elle ne fournit pas matière à un travail de seconde main : le constat est très rassurant pour l’avenir de la recherche savante et, particulièrement, dans le champ des études révolutionnaires. Intéressante, aussi, est la problématique élaborée à propos des cérémonies civiques et nationales qui telles les fêtes funèbres, s’ancre dans une dialectique entre l’événement local et le contexte national, permettant de valoriser, par exemple, le cérémonial civique et laïque de la crémation de Charles Beauvais, représentant du peuple en mission, mort à Montpellier des suites de ses blessures sur le front méditerranéen.
Au-delà de ces études de cas, le lecteur en découvrira d’autres, qui font comprendre, à partir du quotidien des délibérations héraultaises, les rapports entre mouvements patriotique et révolutionnaire comme entre engagement citoyen et politique sociale, ce livre apporte une utile contribution à ce qui lie république et démocratie. En effet, la poursuite de l’effort de guerre sous le Directoire se heurte à de nombreux obstacles, liés à la déjacobinisation de la France après Thermidor, tout autant qu’à la paix conclue avec l’Espagne. Dans le désenchantement politique consécutif à la remise en cause des acquis de la Révolution, il n’y a plus guère que des engagements individuels et des courtes phases mobilisatrices à souligner, à défaut d’enthousiasme collectif à analyser en déployant une vaste batterie de sources. Les derniers chapitres du livre sont consacrés à décrire dans l’Hérault le passage de la révolution active à la révolution passive, dont Vincenzo Cuoco s’est fait le premier historien à propos du cas napolitain.
Si l’octroi d’une forme de citoyenneté dans des conditions définies par une classe politique qui a pris le pouvoir, en s’appuyant sur des missionnaires armés ou sur « tout un remuement de pauvreté vaillante » dont parlait Jean-Paul Bertaud, reste un grand sujet de réflexion, il est d’autant plus stimulant de suivre la dynamique du mouvement patriotique en révolution et l’interaction entre mandataires du peuple et peuple souverain qu’il induit, comme nous y invite aujourd’hui Nathalie Alzas. Nul doute, en tout cas, que cette démarche aurait été « à la hauteur des circonstances » pour son initiateur, Michel Péronnet.