Contradictoirement, ce n’est pas le tumulte qui a retenu l’attention du jeune chercheur mais plutôt les convergences possibles qui se sont immédiatement imposées. Parti d’une première analyse classique de contenu « autour » de la notion d’anarchie dans le discours politique révolutionnaire, ce n’est pas comme une rupture mais comme un approfondissement logique, un affinement des outils intellectuels nécessaires à la compréhension de cette notion, que m’est d’abord apparue l’analyse de discours. Un moyen, en quelque sorte, de sortir du paradoxe de la nomenclature posé par Marc Bloch dans L’Apologie pour l’histoire, d’éviter à la fois la paraphrase et le simple déplacement de catégories de pensées contemporaines, source d’anachronisme. C’est dire à quel point l’analyse de discours m’était d’abord perceptible comme une technique et combien son potentiel interprétatif me restait étranger.

Ni l’histoire sociale des mentalités, que je plaçais comme horizon théorique de ma recherche, ni l’histoire des idées, que je découvrais en même temps que l’analyse de discours, ne me semblaient susceptibles a priori d’incompatibilité avec elle.

Pour l’histoire des mentalités, les principes énoncés dès 1938 par Lucien Fèbvre, aussi bien que les attentes manifestées par Georges Duby dans L’Encyclopédie de la Pléiade en 1961 (t.11, L’histoire et ses méthodes, « Histoire des mentalités »), quelques restrictives qu’elles soient au regard des propositions de l’analyse de discours, me paraissaient indiquer au moins une interrogation commune sur le statut de la langue dans l’analyse historienne. Procédant à l’inventaire des outils dont peut disposer l’historien des mentalités pour accéder à son objet, Georges Duby y place « en premier lieu le langage », qu’il définit comme « les divers moyens que l’individu reçoit du groupe social où il vit, et qui servent de cadre à toute sa vie mentale ». Puis il ajoute:

« Comment pénétrer dans le conscience des hommes de tel milieu, comment expliquer leur conduite, les relations qu’ils entretiennent, essayer de voir le monde et autrui par leurs yeux mêmes, sans bien connaître le vocabulaire qu’ils emploient — ou plutôt les vocabulaires, car beaucoup d’hommes en utilisent plusieurs, adaptés aux différents groupes où ils s’insèrent — donc, sans disposer d’un inventaire systématique et chronologique des mots? Si bien que l’histoire des mentalités ne peut progresser sans le concours des lexicologues. Elle attend d’eux — et impatiemment, en les pressant d’utiliser toutes les ressources de la mécanographie — les listes, les dénombrements de vocables. A elle de tirer parti de ces données fondamentales, en utilisant les progrès récents de la linguistique, en particulier la notion de champ sémantique, de s’attacher non point aux termes isolés, mais aux groupements, de repérer les expressions clés et ce qui les environne, pour faire apparaître les constellations verbales auxquelles sont attachées les articulations majeures de la psychologie collective».

Du côté de l’histoire des idées, le rapprochement était rendu plus évident encore par la rupture engendrée au sein de cette discipline par les critiques de Michel Foucault, prises en compte par Jean Erhardt et Jean-Marie Goulemot, intégrées pratiquement comme fondement dans les ouvrages de Michel Delon (L’idée d’énergie au tournant des Lumières: 1770-1820, Paris, P.U.F, Littérature moderne, 1988) et André Delaporte (L’idée d’égalité en France au XVIIIe siècle, Paris, P.U.F, 1987), selon des modalités proches des soucis exprimés, devant les risques d’anachronismes, par l’histoire des mentalités. Et cela alors que l’analyse de discours puisait son inspiration pour une part dans cette même critique. La lecture de Reinhardt Koselleck (Le futur passé: contribution à la sémantique des temps historiques, 1979, trad., Paris, EHESS, 1990), dans les pages qu’il consacre à une possible histoire des concepts comme domaine propre au sein de l’histoire sociale, alliée à l’interrogation posée par Régine Robin (Histoire et linguistique, Paris, 1973) quant à l’articulation du discours et des formations sociales, achevait de constituer un trajet théorique marqué par la double exigence de l’appréhension du discours comme réalité historique spécifique, c’est-à-dire susceptible d’une approche diachronique, et comme réalité sociale, autrement dit comme fait collectif. De ces convergences multiples se dégage le sentiment de l’émergence, avec une analyse de discours opérant comme catalyseur, d’un domaine particulier de recherche, dont la localisation au sein des disciplines constituées est sans doute problématique mais dont l’originalité est marquée.

Peut-être y a-t-il là, entre ce domaine de recherche et des disciplines fortement structurées et enclines à réduire l’analyse de discours à une technique de dépouillement de l’archive, un premier malentendu peu propice aux rencontres fructueuses. Cependant, c’est davantage dans les postulats de la démarche même de l’analyse de discours, du moins tels que posés par l’équipe de Saint-Cloud en 1969 (Arnault, Cavaciuti, Geffroy, Theuriot, Tournier, « Pour un inventaire systématique des textes », Annales historiques de la Révolution française, n°195, 1969-1), et constamment réaffirmés depuis (notamment par Antoine Prost « les mots », in Pour une histoire politique, dir. René Rémond, Paris, 1988), que réside l’une des difficultés majeures au regard de l’histoire sociale. Depuis son origine histoire cumulative et quantitative, celle-ci se révèle réticente vis à vis d’une analyse de discours fortement influencée par les démarches linguistiques. En se refusant à toute comparaison hasardeuse, en instituant l’impossible translation d’une analyse contextuelle (l’article de 1969 affirme que « dans un ensemble structuré tel que se présente le vocabulaire d’un auteur à une époque donnée, un élément ne peut jouer le même rôle qu’un élément similaire intégré à un autre ensemble, car toutes les connotations sont changées ») et le nécessaire recours à un corpus clos, l’analyse de discours invalidait elle-même ses résultats au regard de l’histoire sociale. Ce constat inspire les remarques que formule Rolf Reichardt en 1982 sur le travail accompli à Saint-Cloud (« Pour une histoire des mots-thèmes socio-politiques en France (1680-1820) », Mots, n°5, 1982): « Il faut cependant avouer que ces travaux spécialisés laissent à plusieurs égards sur sa faim l’historien qui s’intéresse, sur une échelle plus générale, aux mutations des concepts socio-politiques de l’Ancien régime à la Révolution » dans la mesure où ils « n’atteignent leur exactitude remarquable qu’au prix d’une restriction de leurs corpus ».

Force est de constater que ces réticences demeures encore vivace malgré l’évolution suivie au cours des années 1980 tant par l’analyse de discours que par l’histoire sociale, et qui conduit à retrouver des énoncés théoriques parfois proches. Les propos de Dominique Maingueneau, en introduction à une tentative de synthèse sur Les nouvelles tendances en analyse de discours, publiée en 1987, sont à cet égard, significatifs. Après avoir rappelé la définition que donne Michel Foucault d’une « formation discursive » comme « un ensemble de règles anonymes, historiques, toujours déterminées dans le temps et dans l’espace qui ont défini, à une époque donnée, et pour une aire sociale, économique, géographique, ou linguistique donnée, les conditions d’exercice de la fonction énonciative », il conclut que « dans cette perspective, il ne s’agit pas d’envisager un corpus en tant qu’il a été produit par tel ou tel sujet mais en tant que son énonciation est le corrélat d’une certaine position socio-historique pour laquelle les énonciateurs apparaissent substituables. Ainsi, pas plus les textes considérés dans leur singularité, que les corpus typologiquement peu marqués ne concernent véritablement l’analyse de discours ». Propos auquel fait écho le constat dressé par Bernard Lepetit, selon qui « l’économie, la sociologie, l’anthropologie ou la linguistique prennent aujourd’hui leurs distances d’avec le structuralisme, voire d’avec l’explication causale pour, les unes et les autres, prêter attention à l’action située et rapporter l’explication de l’ordonnancement des phénomènes à leur déroulement même » (« Histoire des pratiques, pratiques de l’histoire », Les formes de l’expérience: une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, L’évolution de l’humanité, 1995, p. 14). Un constat qui le conduit à affirmer sa volonté d’inscrire l’évolution de l’histoire sociale dans ce mouvement plus général.

J’ai entamé ma recherche sur la notion d’anarchie par une étude du champ sémantique de celle-ci dans les discours parlementaires de la période révolutionnaire. C’était le moyen le plus accessible pour l’entrée en analyse du discours d’un historien non-linguiste. Il s’agissait également de respecter le principe du corpus clos, mais en étendant ce corpus sur une durée inhabituelle (10 ans), le garde fou étant ici constitué par une étude préliminaire sur les six derniers mois de l’an III, associant archive parlementaire et presse. Ce premier travail me fournit les principales catégories interprétatives, fondées dans une analyse intertextuelle et non génétique. Ainsi armé, j’en revint à une démarche plus classique d’analyse de contenu au travers d’un large choix de textes pris dans la seconde moitié du xviiie siècle (c’est-à-dire en m’évadant du « carcan » du corpus clos), mais articulée sur ces catégories, et serrant toujours du plus près possible le mot anarchie pour éviter toute tentation de procéder à une description des manifestations du désordre dans le discours révolutionnaire que je réunirais ensuite arbitrairement sous le vocable générique « anarchie ». Ce faisant, j’entendais répondre également au soucis exprimé par André Delaporte en introduction à son étude sur L’idée d’égalité en France au XVIIIe siècle:

« Nous nous en sommes tenus fermement au refus drastique de toute espèce d’attitude anachronique consistant à partir d’un phénomène idéologique de l’époque contemporaine baptisé « socialisme » (Lichtenberger, Droz...), « communisme » (Sudre, Walter...), ou « mystique démocratique » (Rougier), pour en suivre les traces en remontant jusqu’à l’Antiquité. Toute autre se veut notre démarche: nous nous attachons d’abord à mettre en relief les thèmes se rapportant à l’idée d’égalité en France au xviiie siècle; puis à dégager à quelles sources celle-ci se rattachait, ce qui apparaîtra à l’évidence dans les références qu’en donnaient nos auteurs eux-mêmes; enfin quelles solutions, soit idéales, soit pratiques, ils proposaient en vue de régénérer le Royaume des Lys et l’Humanité toute entière. Nous avons donc veillé à répudier cette forme d’anachronisme consistant à tout ramener à notre propre siècle, et à sacrifier à des modes par définitions passagères. » (p. 3)

Cette sensibilité au risque d’anachronisme s’est trouvée renforcée par la lecture d’une historiographie, celle de la notion d’anarchie, ou plus souvent du mouvement anarchiste, riche en de tels procédés. On me permettra dans développer brièvement un exemple qui, sans prétendre à démontrer une quelconque illégitimité en soi de cette manière de faire, montre cependant les déplacements auxquels elle peut donner prise. Voici comment Claude Harmel (Histoire de l’anarchie des origines à 1880, Paris, 1949) pose la question de l’utilisation de cette notion au cours de la Révolution française:

« Y eut-il des anarchistes, un mouvement anarchiste sous la Révolution? Le mot fut alors d’un si fréquent emploi que l’on est tenté parfois de croire qu’il désignait déjà parfois un programme d’action, un corps de doctrine. Kropotkine lui-même s’y est peut-être laissé prendre, abusé par l’insistance avec laquelle les Girondins usèrent de ce terme contre les Cordeliers d’abord, puis contre les meneurs populaires qui dénonçaient la vie chère. En réalité, dans cette sorte d’inflation verbale qui caractérise l’époque, anarchiste n’est qu’une insulte entre dix autres. On ne peut même pas dire que le mot ait exclusivement servi à injurier l’une après l’autre les factions les plus avancées de l’opinion révolutionnaire. Des deux côtés on se jette le mot à la face à tort et à travers, et il est pittoresque de voir Jacques Roux, authentique précurseur de l’anarchie, attacher au terme le même sens péjoratif que ses adversaires, et reprocher aux aristocrates, aux Girondins, aux agioteurs d’être des fauteurs d’anarchie. » (p. 41)

Si l’auteur semble montrer de prime abord une certaine prudence quant à l’identification possible d’un mouvement anarchiste sous la Révolution en ne voulant pas se laisser abuser par l’abondance du terme, on remarquera qu’il fait fonctionner ce terme comme si le contenu en était intangible et ce d’une double manière. D’une part il dénie au mot tout sens positif, dès lors qu’il ne lui retrouve pas dans le discours de l’époque le sens qu’il lui attribue, de l’autre il qualifie Jacques Roux « d’authentique précurseur de l’anarchie », lors même qu’il constate que celui-ci n’use pas différemment du terme que ses adversaires. Par ailleurs il se livre à deux appréciations aussi hasardeuses l’une que l’autre, en ne concevant pas comme possible un contenu de la notion d’anarchie propre à l’époque et indépendant de celui qui lui sera donné par les anarchistes militants du siècle suivant, et en attribuant comme cible à ce qu’il considère uniquement sous l’angle de l’injure politique les Cordeliers et les meneurs du mouvement populaire, alors que le désignant nous est pour l’heure connu pour avoir été forgé contre les Jacobins, et que c’est contre eux que les Girondins en useront tout au long de l’hiver et du printemps 1793. Enfin, les précautions affichées tout d’abord n’empêchent pas Claude Harmel de poser pour terminer la question: « D’où donc jaillissait en ces premières semaines de 1793 le mouvement anarchiste »? Utilisant de nouveau un vocable qui ne peut ici avoir de sens que rétrospectivement, puisqu’il en a reconnu la vacuité dans ce moment même.

Les travaux lexicologiques eux-mêmes ne sont pas exempts d’hésitations similaires. Alain Rey indique ainsi, dans le chapitre de son étude sur le mot « révolution » qu’il consacre aux « orages » lexicaux de la période révolutionnaire, que :

« Babeuf conclut sur une assertion qu’il semble être le premier à formuler : « la révolution est à refaire ». Cette assertion est le fait de ceux que l’on nomme alors, par une perversion des mots analogue à celle qui dévie révolution, les anarchistes. » (A. Rey, Révolution, histoire d’un mot, Paris, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1989, p.153)

Une « déviation » dont on peut se demander par rapport à quelle norme elle peut être définie, et qui surprend dans un ensemble tout orienté vers l’appréhension des multiples évolutions d’un concept, parce qu’elle semble exclure un possible.

Effet d’un métadiscours habituel aux historiens, mais saisi dans ses paradoxes par l’analyse du discours. Je place sous ce terme l’ensemble des dispositifs discursifs par lesquels l’historien institue son propre discours face à celui du témoin. Sans doute y a-t-il là une interrogation étrangère aux préoccupations d’une analyse du discours soucieuse à la fois de trouver en elle-même ses propres principes interprétatifs et de laisser ouvert au maximum le champ de l’interprétation en limitant l’opération d’écriture au plus près de la parole du témoin :

« C’est à l’intérieur d’une telle lecture des textes, au plus près de l’archive, que l’historien du discours trouve les catégories interprétatives dont il a besoin pour expliquer les faits de langage qu’il exhume. Le recours à un métadiscours interprétatif devient totalement étranger à sa démarche. » (J. Guilhaumou, « Discours et Révolution : du porte-parole à l’événement discursif », Bulletin de la société d’histoire moderne, supplément à la Revue d’histoire moderne et contemporaine (n° 3, 1986), seizième série, 1986, n° 31, p. 18-25.)

Mais il est difficile, au sein de la discipline histoire, d’éluder de cette manière la question du métadiscours, dans la mesure où elle renvoie à l’exigence fondamentale, et constamment réaffirmée, d’une écriture de l’histoire comme attestation de vérité. Double attestation, au demeurant : celle de la vérité du témoin, par l’accumulation de citations et de notes garantissant de l’existence des sources sur lesquelles s’appuie cette autre vérité qu’est celle de l’historien. D’où découle un dispositif que l’on peut décrire ainsi :

« (...le discours) fonctionne comme discours didactique, et cela d’autant mieux qu’il dissimule le lieu d’où il parle (il efface le je de l’auteur), qu’il se présente sous la forme d’un langage référentiel (c’est le « réelle » qui vous parle), qu’il raconte plus qu’il raisonne (on ne discute pas un récit) et qu’il prend ses lecteurs là où ils sont (il parle leur langage, quoique autrement et mieux qu’eux). Sémantiquement saturé (il n’y a pas de trous dans l’intelligibilité), « pressé » (grâce à « un raccourcissement maximum du trajet et de la distance entre les foyers fonctionnels de la narration », Ph. Hamon) et serré (un réseau de cataphores et d’anaphores assure d’incessants renvois du texte à lui-même comme totalité orientée), ce discours ne laisse pas d’échappatoire. La structure interne du discours fait chicane. Elle produit un type de lecteur : un destinataire cité, identifié et enseigné par le fait même d’être placé dans la situation de la chronique devant un savoir. » (Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p.113)

Dans cette construction cohérente qu’est le discours historien, l’analyse du discours invite à poser la question de la place occupée par la parole du témoin. La vérité du discours de l’historien ne semble, en effet, pouvoir s’instaurer que par le jeu d’une substitution, substitution de la parole de l’historien à celle du témoin, la première prévalant sur la seconde considérée comme incomplète. « Aussi la narration historique se place-t-elle au-delà de tous les documents, puisqu’aucun d’eux ne peut être l’événement » (P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1971, p. 14). L’histoire est alors un « savoir-dire sur ce que l’autre tait » (Michel de Certeau, p. 9). Elle opère selon les principes du commentaire exposés par Michel Foucault :

« Dans ce qu’on appelle globalement un commentaire, le décalage entre texte 1 et texte 2 joue deux rôles qui sont solidaires. D’une part, il permet de construire (indéfiniment) des disocurs nouveaux (...). Mais d’autre part, le commentaire n’a pour rôle que de dire enfin ce qui était articulé silencieusement là-bas. Il doit, selon un paradoxe qu’il déplace toujours mais auquel il n’échappe jamais, dire pour la première fois ce qui cependant a déjà été dit et répéter inlassablement ce qui pourtant n’avait jamais été dit. » (M. Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 26-27)

Le rapport paradoxal de l’historien à la parole de l’autre, fondement inéluctable de sa légitimité en même temps menace constante qui pèse sur la cohérence du discours produit, met en évidence le caractère contradictoire de la façon dont l’histoire, qui se veut compréhension de l’autre, ne le révèle qu’au prix d’une distorsion porteuse d’une possible perte d’identité à double tranchant.

« C’est une technique littéraire de procès et de jugement, qui assied le disocurs dans une position de savoir d’où il peut dire l’autre. Pourtant, quelque chose de différent revient dans ce discours avec la citation de l’autre : elle reste ambivalente ; elle maintient le danger d’une étrangeté qui altère le savoir traducteur ou commentateur. La citation est pour le discours la menace et le suspens d’un lapsus. L’altérité dominée (possédée) par le discours garde, latent, le pouvoirs d’être un revenant fantastique, voire un possédant. » (Michel de Certeau, p. 256)

Le discours historien procède par organisation d’éléments disparates à partir desquels il produit un ensemble cohérent. Opération qui nécessite une déperdition de la polyphonie initiale, bien souvent dissonante, des témoignages au profit de l’harmonie de l’interprétation dispensatrice de sens. Il renverse d’une certaine manière le propos de Montaigne, préférant citer lorsque l’on a mieux dit que lui, en convoquant le témoin, certes pour fonder la véracité de ses dires, mais aussi pour appuyer une démonstration qui sur détermine la valeur du témoignage. Il cite, en quelque sorte, pour prouver qu’il a mieux dit. En réponse à l’assertion de Michel de Certeau, Antoine Prost explique :

« On peut tout aussi bien voir dans le texte de l’autre une amitié et une complicité. Dans la mesure où l’historien respecte son sujet et n’impose pas une interprétation arbitraire, ce qui est une question de méthode autant que de disposition personnelle, la parole de l’autre n’est pas une menace mais une richesse et la probabilité d’une confirmation (en note : J’ai beaucoup cité « mes » anciens combattants. A certains égards (présomption de l’historien !), je pense avoir vu mieux qu’eux ce que leur expérience a été. (...)) » (A. Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, « Points histoire », 1996, p.272)

Menace ou complicité, le discours historien semble ne pouvoir accueillir la parole de l’autre qu’au sein d’une totalité ordonnée qui lui impose un sens. Ce en quoi l’analyse du discours, dans ses propositions les plus radicales, se sépare résolument des préoccupations de l’écriture de l’histoire.

Une écriture conditionnée, précisément, par l’ambition rémanente de totalisation qui hante le discours historien, et le rend d’emblée peu réceptif aux descriptions closes sur elles-mêmes. Ce n’est donc pas tant un métadiscours perçu comme jugement, ce contre quoi les historiens sont de longue date prévenus (ainsi par Marc Bloch qui stigmatise la « manie du jugement » dans L’Apologie pour l’histoire), mais l’importance accordée à la dimension synthétique, totalisante, qui manifeste l’écart entre histoire et analyse du discours.

Cependant, cette dernière ne me semble pas exiger de l’historien qui y a recours, fusse de manière restreinte, de se détourner de cette ambition, mais au contraire lui fournir certains outils supplémentaires. Elle m’a permis d’identifier différents niveaux de fonctionnement du discours sur l’anarchie (discours de philosophie politique, débat institutionnel, polémique politique, discours social), dont j’ai tenté de saisir les corrélations, au lieu de m’en tenir à la description, aussi précise soit-elle, d’une configuration unique. Cette démarche prend ainsi en compte la dimension diachronique indispensable à l’historien, tout en la renouvelant. Là où le récit historien privilégie la résolution diachronique des effets de contradictions (Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire), l’analyse du discours permet d’opérer une mise en cohérence de ces contradictions dans la synchronie. Ainsi en va-t-il de la configuration construite autour de l’association « terreur /anarchie/royauté » en l’an III. Sans doute peut-on constater qu’il se produit un renversement entre prairial et fructidor qui fait passer l’anarchie de l’association privilégiée à la terreur, évocatrice du Gouvernement révolutionnaire de l’an II, à celle avec la royauté. Mais au-delà des effets conjoncturels (des dernières journées populaires de germinal et prairial an III aux prémices de l’insurrection royaliste de vendémiaire an IV), plusieurs énoncés révèlent la concomitance de ces associations en même temps que la cohérence qu’elle revêt dans le discours thermidorien. Trois situations peuvent se présenter, comme autant de degré dans le processus de mise en cohérence du discours sur l’anarchie. L’anarchie peut d’abord n’être que l’instrument du royalisme (« les ennemis de la République... trament sans cesse des moyens... de nous ramener sous le joug du royalisme par l’anarchie », Sieyès, 1er germinal an III); mais elle peut également se présenter comme son alter ego (« On peut distinguer tous les ennemis de la chose publique en deux classes: les anarchistes et les royalistes », Nouvelles Politiques, 11 messidor an III); l’anarchie peut enfin prendre valeur d’expression globale (Les Nouvelles politiques du 13 floréal an III dénoncent « les partisans de toutes les tyrannies, royale ou populaire, et tous les faiseurs d’anarchie »). Au-delà des effets de sens nés d’énoncés divers, on peut donc appréhender une cohérence assumée par le discours contemporain dans la simultanéité de cette association.

Mais évoquer cette cohérence restituée par l’analyse du discours, utilisée non plus seulement comme outil d’analyse mais comme ressource interprétative, n’est-ce pas à nouveau lui tourner le dos ? Puisque s’effacent derechef les dissonances, pour laisser place à une synthèse qui surdétermine la lecture des sources, c’est-à-dire la parole de l’autre. Entre une synthèse posée comme moment herméneutique incontournable, et le refus de clore l’interprétation, c’est peut-être une nouvelle rencontre manquée entre histoire et analyse du discours, à moins qu’il ne s’y ouvre la possibilité d’une parole enfin partagée entre le témoin et l’historien.

DÉCADES DE CERISY, 28 juillet 1997 Colloque : L’analyse du discours : histoire, conflits, expérimentations Table ronde: Lectures et écritures de l’histoire