Aux origines d’une alliance improbable. Le réseau consulaire français aux États-Unis (1776 – 1815) Annonces
jeudi 26 janvier 2006par Stéphane BÉGAUD, Marc Belissa et Joseph VISSER
Les relations franco-américaines sont un sujet central dans le débat politique contemporain. Certains fustigent un prétendu antiaméricanisme typiquement français ou une francophobie états-unienne manipulée, d’autres mettent en avant la longue tradition d’interactions politiques et militaires entre les deux pays. Mais si les débats (et le plus souvent les diatribes et les imprécations) sur l’antiaméricanisme sont bien présents dans les publications historiques ou journalistiques récentes, on ne peut pas dire que l’étude concrète des relations entre Américains et Français ait été particulièrement à l’honneur ces dernières années. Ce constat est singulièrement pertinent pour la période comprise entre 1776 et 1815. C’est pourtant dans celle-ci que se mettent en place des relations diplomatiques, économiques, culturelles, des images réciproques qui ont contribué à façonner l’histoire de leurs relations.
En 1776, les Treize colonies d’Amérique du Nord proclament leur indépendance. Face à la menace britannique, elles n’ont d’autre choix que de se tourner — avec beaucoup de réticences — vers les puissances coloniales ennemies d’hier : la France et l’Espagne, seules susceptibles de contrer la Navy et d’aider les Insurgents à gagner la guerre qui vient de se déclarer. Même si les relations diplomatiques franco-américaines proprement dites naissent en 1776, l’histoire des rapports réels — et représentés — entre les deux peuples est bien plus ancienne. Tout d’abord, parce que les Américains sont encore pour la plupart des Européens récemment transplantés. Les Anglais, les Écossais, les Irlandais, les Allemands qui forment la population blanche des Treize colonies ont déjà des images particulières, pas toujours concordantes, de la France. Ensuite parce qu’en tant que puissance coloniale rivale de l’Angleterre, la France est l’ennemie détestée, d’autant plus haïe qu’elle représente l’absolutisme et le papisme, deux des raisons pour lesquelles beaucoup d’Américains ont quitté le Vieux monde pour le Nouveau. Les sujets américains de la couronne britannique ont donc une longue tradition de lutte contre la France et de rejet des modèles politiques et culturels de la monarchie française.
Au terme de notre période, en 1815, la France n’est plus l’ennemie de 1763, elle a disparu du continent américain avec la vente de la Louisiane en 1803, mais elle n’est pas non plus l’alliée de 1778, la Quasi War sous le Directoire, puis les relations conflictuelles avec l’Europe de 1800 à 1815, ont achevé l’alliance franco-américaine qui s’annonçait pourtant sous les meilleurs auspices. Les Américains se réjouissent de la fin des guerres napoléoniennes qui coïncide avec leur "deuxième guerre d’Indépendance", c’est-à-dire le conflit anglo-américain de 1812-1814 (aussi appelé Mr Madison’s War aux États-Unis). Une nouvelle période des relations franco-américaines s’ouvre, elle est marquée par une distance et une ignorance réciproques qui ne s’achèveront qu’avec la première guerre mondiale.
Si l’on voulait résumer en quelques lignes la teneur des relations franco-américaines de 1776 à 1815, on pourrait donc dresser un tableau alternant les phases de méfiance (avant 1776, 1793-1800) et celles qui sont marquées par un enthousiasme limité (1776 -1793) pour aboutir à une relative indifférence (1800-1815 et au-delà). Ce tableau schématique n’est pas faux, mais il empêche de saisir les spécificités de ces relations, au plus haut point contradictoires, qui voient des ennemis irréductibles d’hier devenir des alliés dans la lutte contre la métropole anglaise, puis être à nouveau de semi-ennemis, mais avec lesquels on ne veut pas complètement rompre.
Les historiens parlent généralement d’échec pour caractériser cette alliance franco-américaine : échec politique, puisqu’à peine vingt ans après avoir été signée, elle s’effondre pour laisser la place à une franche hostilité, échec économique parce qu’après un enthousiasme initial, les relations commerciales entre la France et les États-Unis n’ont jamais vraiment décollé, échec stratégique enfin, car la France n’a jamais réussi à enrôler les Américains au service de son entreprise de colonisation dans la région. Le tableau général de l’échec est, là aussi, assez pertinent, mais mériterait d’être affiné selon l’évolution du contexte.
L’histoire des relations diplomatiques franco-américaines dans la période 1776 - 1815 est incontestablement l’un des parents pauvres de l’historiographie des relations internationales en France. Certes, la thématique des contacts et des transferts culturels et politiques entre les Sister Republics française et américaine a été importante lors du bicentenaire de la Révolution française (1), mais l’aspect proprement diplomatique n’a jamais été au centre de ces travaux. Ainsi, malgré le renouvellement partiel des approches de l’histoire des relations internationales de ces dernières années, aucun ouvrage d’histoire diplomatique concernant les relations entre la France et les États-Unis dans la période qui va de la guerre d’Indépendance à 1815 n’est paru et la plupart de ceux qui font encore référence datent d’un peu plus de quarante ans (2). Dans le même ordre d’idée, les travaux s’inscrivant dans le paradigme de "l’Atlantic History" se multiplient, mais là encore les relations diplomatiques franco-américaines sont absentes (3).
Cette étude entend contribuer à combler cette étonnante carence, en reprenant le dossier à partir de sources peu ou pas du tout exploitées jusque-là : les archives consulaires.
Le XVIIIe siècle est le moment de l’affirmation d’une culture de la paix qui se manifeste notamment par l’extension des réseaux consulaires constituant avec les ambassades permanentes "une armature nouvelle des relations entre États et souverains" (4). Un colloque rassemblant en décembre 2003 les chercheurs travaillant sur la fonction consulaire à l’époque moderne dans diverses aires géographiques a pu faire un premier bilan des recherches engagées très récemment (5). La plupart des historiens ont mis en avant le fait que l’histoire de la diplomatie et des réseaux consulaires devait être replacée dans le mouvement long de la structuration des cadres du dialogue entre les États et de l’émergence d’une société internationale. Dans ce temps long de la diplomatie, le XVIIIe siècle apparaît comme le "temps des consuls" puisqu’on assiste à une explosion des réseaux, expression de la montée des impératifs commerciaux dans la diplomatie des Lumières. L’analyse de la constitution de ces réseaux éclaire les stratégies des États dans la société internationale.
L’histoire des réseaux consulaires a connu ces dernières années une accélération remarquable. Les travaux d’Anne Mézin ou de Charles Windler ont modifié les démarches et ont, en partie, intégré les nouvelles approches prosopographiques et culturelles de la diplomatie (6). La fonction consulaire émerge comme un objet d’étude particulier et comme un observatoire des relations internationales, d’une part, on l’a dit, parce que la mise en place des réseaux révèle la place des États dans la société internationale, mais aussi parce que les consuls appréhendent les relations entre les peuples par "en bas". L’histoire des relations internationales vue par le biais des consulats est une histoire de petites affaires, de vaisseaux échoués, de négociations commerciales, d’affaires de voisinage et de captations d’héritage, bref une histoire pratique de l’interface entre les peuples. Dans cette histoire, la décision politique est plus une toile de fond, un contexte qu’une pratique. Les consuls appliquent tant bien que mal les décisions prises ailleurs et sont autant d’observateurs réels de leurs conséquences. Longtemps délaissés par l’histoire diplomatique "classique" qui ne s’intéressait qu’aux acteurs plus prestigieux des relations internationales, les consuls sont donc bien des acteurs à part entière des rapports entre les États et entre leurs ressortissants.
Le cas américain est particulièrement intéressant pour plusieurs raisons. Tout d’abord, malgré les travaux d’Anne Mézin sur les consuls de France sous l’Ancien Régime, le réseau consulaire français aux États-Unis est encore mal connu. En effet, celui-ci est apparu sous l’Ancien régime, mais il ne prend pleinement sa mesure que sous la Révolution et l’Empire, périodes en dehors du champ chronologique abordé par cette historienne. D’autre part, il s’agit d’un réseau "neuf" construit dans le contexte très particulier d’une République fédérale, structure très étrangère à l’horizon politique de la monarchie, très problématique pour la République une et indivisible qui la remplace à partir de 1792 et franchement incompréhensible pour l’autoritarisme napoléonien.
L’éloignement est également un facteur qui distingue le réseau consulaire français aux États-Unis. Il reste pour longtemps encore le plus distant de la France continentale. Sa place à l’interface de l’Europe, de l’Amérique du Nord et du monde colonial en fait un lieu d’observation privilégié des tentatives de contrôle stratégique de l’espace atlantique.
Il ne s’agit pas ici de faire une synthèse globale des relations franco-américaines dans la période, les grandes lignes en sont largement connues et si l’historiographie française a négligé le sujet, celle des États-Unis ne l’a jamais abandonné. Il ne manque donc pas d’ouvrages synthétiques sur la période, en langue anglaise du moins. Le présent travail se propose plutôt d’étudier les relations franco-américaines à travers le prisme des sources consulaires françaises conservées au Centre des Archives Diplomatiques de Nantes (7). Il sera évidemment nécessaire de ne pas rester confiné à ces documents et nous utiliserons les sources diplomatiques classiques et l’historiographie pour contextualiser des affaires qui semblent parfois anecdotiques mais qui replacées dans un environnement global éclaire la teneur des relations entre Américains et Français pendant cette période. C’est donc le point de vue de ces acteurs "secondaires" des relations entre les peuples qui nous intéressera dans cette étude, travail qui se situe par conséquent au carrefour de l’histoire des structures diplomatiques et des relations internationales.
Nous aborderons les trois thématiques qui se rencontrent à chaque page des sources consulaires : le rôle politique des consuls et la configuration des réseaux, leurs tâches d’information et d’encadrement économiques et commerciales et enfin leur rôle stratégique de ravitaillement et de contrôle des colonies françaises, souvent lié à la gestion pratique de la guerre de course au large des côtes américaines et dans les Antilles.
Il faudra poser tout d’abord la question de la place et du rôle du consulat dans les réseaux diplomatiques : le consul est-il un agent ou un acteur des relations entre les États ? Assiste-t-on à une "politisation" des consuls en Amérique dans le contexte révolutionnaire ? Au-delà de leur rôle commercial et administratif traditionnel (délivrance d’actes officiels divers, aide au commerce national, etc.), font-ils office de relais politique entre la France et les États-Unis, entre les Français et les Américains ? Les consuls jouent un rôle essentiel dans la construction des images réciproques des Français et des Américains : de la méfiance envers un ennemi traditionnel bien qu’allié contre la métropole anglaise, les Américains passent à la gratitude (un peu froide au goût des Français) envers le royaume qui les a aidés à acquérir leur indépendance. Puis pendant la Révolution, le soutien ou non à la République française dans sa lutte contre l’Angleterre détermine les alignements politiques entre les amis de Jefferson et ceux d’Hamilton. Là aussi les consuls sont des observateurs précieux : ils doivent rendre compte de l’évolution des opinions, surveiller les émigrés, prendre des mesures pour populariser la République française chez sa consœur du Nouveau Monde.
Dans un deuxième temps, nous nous interrogerons sur l’impact de l’action consulaire dans les relations commerciales franco-américaines. Comment analysent-ils le relatif échec de la France sur le marché américain, quelles solutions proposent-ils dans les mémoires adressés régulièrement au ministre de la Marine visant à accentuer la présence commerciale française aux États-Unis au détriment de l’Angleterre ?
Enfin, une grande partie de la correspondance des consuls français aux États-Unis concerne la guerre de course et la navigation. Ils jouent un rôle important dans le ravitaillement et le contrôle des colonies françaises dans les Antilles, en particulier lors de la Révolution de Saint-Domingue, pendant laquelle les États-Unis servent à la fois de refuge pour les émigrés et de base arrière pour une reconquête éventuelle de l’île par les colons esclavagistes. Il conviendra alors de comprendre comment le réseau consulaire français aux États-Unis participe au contrôle stratégique de l’espace atlantique et caraïbe.
Introduction de Aux origines d'une alliance improbable. Le réseau consulaire français aux Etats-Unis (1776-1815), Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang, 2005, p. 7-12.
Les auteurs :
Stéphane BÉGAUD est professeur d’histoire et a travaillé sur les archives consulaires de Nantes. Marc Belissa est maître de conférences habilité en histoire moderne à Paris X Nanterre. Il a participé à de nombreux ouvrages collectifs sur les idées politiques et les relations internationales au XVIIIe siècle et a publié Fraternité Universelle et Intérêt National, 1713-1795. Les cosmopolitiques du droit des gens, Paris, Kimé, 1998. Son prochain ouvrage à paraître aux éditions Kimé en 2006 s’intitule Repenser l’ordre européen 1795-1802. Joseph VISSER est agrégé d’histoire et doctorant, il s’est notamment intéressé aux relations économiques franco-américaines.
(1) P. Higonnet, Sister Republics. The Origins of French and American Republicanism, Cambridge, Harvard University Press, 1988. D. Lacorne, L’invention de la République, le modèle américain, Paris, Hachette, coll. "Pluriel", 1991.
(2) L’ouvrage de Marie-Jeanne Rossignol, Le Ferment nationaliste. Aux origines de la politique extérieure américaine 1789 - 1812, paru en 1994 chez Belin, aborde de manière indirecte (et centré sur le point de vue américain et non sur le point de vue français) la problématique des relations diplomatiques franco-américaines.
(3) Voir la mise au point historiographique de Silvia Marzagalli dans Dix-huitième siècle, spécial Atlantique, n° 33, 2001.
(4) J. P. Bois, De la paix des rois à l’ordre des empereurs, 1714-1815, Nouvelle Histoire des relations internationales, 3, Paris, Seuil, 2003, p. 59.
(5) La fonction consulaire à l’époque moderne, colloque de Lorient, décembre 2003, Actes à paraître. Voir notamment les interventions de S. Marzagalli sur les premiers consuls américains à Bordeaux, de G. Poumarède sur les consuls vénitiens, de J. Ulbert sur le réseau prussien et M. Belissa sur le réseau consulaire français aux États-Unis.
(6) A. Mézin, Les consuls de France au siècle des Lumières (1715-1792), Paris, Ministère des Affaires étrangères, 1997. C. Windler, La diplomatie comme expérience de l’autre. Consuls français au Maghreb (1700-1840), Genève, Droz, 2002.
(7) Cette étude s’appuie notamment sur les travaux réalisés dans le cadre du Centre de Recherches sur l’Histoire du Monde Atlantique de l’Université de Nantes dirigé par le professeur Jean-Pierre Bois, d’une part par les trois auteurs, mais aussi ceux de MM. Gérald Sim (Le consulat français de Charleston (1793-1835), Mémoire de maîtrise dirigé par J. P. Bois, 1999.), Laurent Letertre (Le Consulat de Philadelphie et la question de Saint-Domingue 1793-1803. Mémoire de maîtrise dirigé par M. Belissa, 2000) et Aurélien Rocheteau (Le consulat de Boston de 1781 à 1793, Mémoire de maîtrise dirigé par M. Belissa, 2001). Nous remercions en particulier le professeur Jean-Pierre Bois pour nous avoir "aiguillé" vers les sources consulaires en Amérique du Nord, ainsi que M. Rocheteau pour nous avoir permis d’utiliser son mémoire de DEA soutenu dans la même université en 2002. Le dépouillement des sources diplomatiques de Nantes utilisées ici a été réalisé pour Baltimore par J. Visser, pour Boston par A. Rocheteau, pour Philadelphie par Stéphane Bégaud, M. Belissa et L. Letertre, pour Charleston par Gérald Sim.