Les Sans et la Révolution française En ligne
mardi 24 janvier 2006Analysant « le récent mouvement des sans-emplois », le journaliste Yvan Jossen (Le Monde du 28 janvier 1996), y voit « la cristallisation d'une immense couche d'ilotes privés de tout, d'un tiers état d'un nouveau genre, ces sans-culottes modernes, sans-logement, sans-papiers ». Ainsi la préposition sans est d’abord « synonyme d'exclusion »: elle « étire sa longue liste d'exclusions. Sans abri, sans Sécu, sans papiers, sans travail... » (Dominique Sanchez, Libération du 4 mars). De fait « On se perd dans les méandres qui vont du sans-rien au presque sans-rien ».
Cependant, à propos de « la condition des sans » qui touche, au titre de la précarisation, un nombre grandissant de personnes, tous les citoyens sont concernés, «qu'ils soient « avec » ou « sans ». L'usage adverbial de la préposition sans affleure ici au titre d'un mouvement exemplaire de retournement de l’exclusion en inclusion dans les luttes communes.
En effet « Ce que les sans-papiers ont changé », au cours de l'été 1996, c'est notre regard sur les sans. Serge July ne s'y trompe pas :
«C'est bien une petite révolution sémantique, mais comme d'habitude, elle est le signe d'un grand bouleversement. Nous avons à nouveau basculé dans l'ère des « sans ». Cela arrive de temps à autre. Au cours de la Révolution française, les sans-culottes ont pris le pas sur le tiers état » (Libération du 30 août 1996).
Madjiguène Cissè, « la sans-papière », et Ababacar Diop deviennent ainsi, en tant que « porte-parole des sans-papiers », les « héros d'une formidable épopée » qu'ils prolongent par « la marche pour le souvenir et l'espoir » pendant l'été 1997. Qui plus est, le mouvement des chômeurs, qui s'était autolégitimé dès 1994 dans le phénomène de «la marche contre l'exclusion et le chômage», s'inscrit aussi dans cette épopée des sans : « Nous sommes tous des "sans". Des "sans-travail", "sans-toit", "sans-droit", "sans-voix", "sans-identité" » précise un « chômeur rebelle » d'Arras.
Enfin les Marches européennes convergent en juin 1997 à Amsterdam sur un programme précis : « Nous pensons que les luttes des Sans (sans travail, sans logis, sans papier, sans droit) si elles sont coordonnées avec les luttes des travailleurs, peuvent permettre de faire tomber les nouvelles bastilles afin de changer les logiques sociales dont ne nous voulons plus » (Khelil Belheine, Farid Zeroulou).
Une « espèce de révolution » s'est donc bien opérée avec l'émergence du discours en acte des sans. La revendication de « la part des sans-parts » (Jacques Rancière, La mésentente, Galilée, 1995) devient de plus en plus concrète, de plus en plus global. Le réseau No Vox prend alors forme à l’été 2002 : à l’encontre des « spécialistes des sans qui parlent en leur nom », il constitue une représentation autonome, en liaison avec d’autres mouvements, comme le « Cri des exclus » au Brésil.
Voir Jacques Guilhaumou, La parole des Sans. Les mouvements actuels à l’épreuve de la Révolution française, ENS Editions, 1998, en lecture sur le Web
et Béatrice Mésini, Anti/Altermondialisation. Des mondes en volition extrait