Sous les auspices lointains de l’essai de vulgarisation écrit par Jacques Adelaïde-Merlande (2), premier historien de profession à présenter une partie de l’histoire de la Guadeloupe sous la liberté générale, Frédéric Régent poursuit le travail entamé par Laurent Dubois dans son histoire oubliée de la première émancipation (3). Il s’agit pour les deux historiens – bien que Dubois propose des pistes d’interprétation plus nombreuses et une analyse des événements révolutionnaires à la Guadeloupe mieux resituée dans leur contexte caribéen et atlantique– de revisiter un passé effacé, de raconter « un moment oublié de l’histoire de la République » (4). S’appuyant sur des sources notariales inexploitées et sur la correspondance entre les administrateurs de la colonie de la Guadeloupe et le Ministère de la Marine et des colonies à Paris, le travail de Frédéric Régent est donc tout d’abord une solide exploration et exploitation des archives qui présente la société coloniale esclavagiste à la veille de 1789, avant de s’attacher à une description précise de la nouvelle organisation et des nouveaux rapports sociaux établis entre l’abolition et le rétablissement de l’Ancien Régime colonial.

En ces temps de « guerre des mémoires » et de « championnat victimaire », il n’est pas inutile que l’historien redise ce qu’est la chose dont l’on débat. Si « écrire l’histoire des esclaves, c’est d’abord retracer l’histoire d’une domination et d’une souffrance. (…) l’historien ne peut se contenter d’écrire l’histoire de (cette) souffrance. Il se doit de comprendre les mécanismes » (5). Frédéric Régent s’attelle en conséquence à libérer l’imaginaire de l’esclavage aux Antilles de celui « importé des États-Unis », rappelant cette différence majeure entre les îles à sucre où la population esclave est majoritaire et les États du Sud où elle est minoritaire.

L’auteur présente une société coloniale esclavagiste plus complexe que celle fantasmée aujourd’hui par certains : ainsi, si le droit de propriété du maître ne peut que favoriser sa domination sexuelle sur ses esclaves du sexe féminin, l’inégalité juridique n’entraîne pas uniquement des relations fondées sur le viol. Les faveurs sexuelles, épisodiques ou régulières, représentent pour certaines esclaves un moyen d’améliorer leur condition sociale et celle de leur descendance. Se tissent donc des « relations humaines dans un système inhumain » (6) qui participent au maintien et à la sauvegarde du système esclavagiste. En établissant une politique de gratifications diverses – pouvant aller jusqu’à l’affranchissement – et en construisant une savante attribution des places et des tâches – selon le métissage, selon l’origine créole ou africaine, les maîtres s’assurent la fidélité d’un petit nombre d’esclaves nécessaire à l’asservissement de tous les autres. Ainsi les commandeurs sont-ils eux-mêmes des esclaves promus, chargés d’encadrer et de punir la masse des esclaves de peine. Comme le rappelle encore aujourd’hui la langue créole caribéenne – Konplo a nèg se konplo a chyen - les esclaves se déchirent entre-eux : la plupart des insurrections échouent parce que dénoncées dans l’œuf par d’autres esclaves. C’est autant par « la participation active de la population de couleur au système esclavagiste aux côtés des maîtres » (7) que par le système judiciaire et carcéral qu’est permise la domination d’une minorité de maîtres sur une majorité d’esclaves. En place du mythe de l’esclavage vu comme un bloc, l’historien expose donc la diversité de condition servile vécue par chaque individu où la débrouillardise est plus répandue que le marronnage.

Mais la complexité de la société coloniale guadeloupéenne ne tient pas qu’à la diversité des conditions de vie des esclaves selon qu’ils sont bossales (nés en Afrique) ou créoles (nés dans les îles), noirs ou métis. Cassant l’opposition manichéenne maîtres blancs/esclaves noirs, Frédéric Régent réintroduit cet entre-deux essentiel du jeu colonial esclavagiste qu’a été la classe juridique des libres de couleur. Son chapitre IV Un genre de vie à l’épreuve du préjugé de couleur s’attache à présenter l’historique de l’apparition de cette classe intermédiaire, sa situation sociale et économique, son comportement et ses stratégies d’adaptation face au système ségrégationniste. On peut toutefois exprimer deux regrets à ce propos : celui de voir l’auteur récuser le travail fondamental entrepris par Yvan Debbasch sur le jeu du critère ethnique dans l’ordre colonial (8), sous le prétexte d’une supposée négligence de ce dernier dans l’observation de la pratique du Droit ; puis de constater le refus de l’auteur d’analyser et d’interpréter les mémoires rédigés par le libre de couleur Julien Raimond, en raison de leur contexte revendicatif (9).

En rejetant d’un revers de manche, et une source inestimable de l’histoire de ce préjugé de couleur, et le seul travail d’envergure qui ait jamais été fait sur cette question à l’échelle des colonies françaises de la Caraïbe, Frédéric Régent fait l’impasse sur des pistes majeures dans la compréhension et l’interprétation des faits historiques. Le contre-sens historique devient assez grave lorsqu’il affirme qu’« historiquement, c’est le métissage qui est à l’origine de la naissance d’une nouvelle classe juridique : les libres de couleur » (10) alors que l’Édit du roi touchant la police des Îles de l’Amérique française de mars 1685 (Code noir) ne reconnaissait que le statut d’esclave et celui de sujet libre sans prendre en compte la couleur de l’épiderme, notion entièrement absente du texte. À la fin du XVIIe siècle, les libres métissés et les esclaves affranchis étaient assimilés aux « sujets naturels » du royaume de France (11) et ce n’est que par la progressive mise en place, à partir de 1703, d’un système ségrégationniste fondé sur le préjugé politique liant la peau « blanche » à la liberté et la peau « noire » à la servitude qu’a été créée une classe juridique intermédiaire à celle des libres et des esclaves (12). C’est toute l’histoire de cette mise en place d’un ordre esclavagiste ségrégationniste et de sa remise en cause qui est ratée ici par Frédéric Régent. C’est d’autant plus dommage que l’auteur s’est astreint à une minutieuse étude des pratiques sociales, économiques et culturelles élaborées par la classe des libres de couleur face à cette ségrégation humiliante et qu’il a clairement retrouvé les mêmes stratégies matrimoniales visant à un « blanchiment » que celles décrites par l'anthropologue Jean-Luc Bonniol (13).

Ces défauts dans l’interprétation, dus à un manque de recoupement avec des travaux plus anciens ou portant sur d’autres îles de la Caraïbe, se retrouvent dans la partie de l’ouvrage consacrée à la période de liberté générale. On retrouve certes le même sérieux quant à l’utilisation massive de sources historiques de première main, mais l’occultation générale de tout un pan de l’historiographie caribéenne limite la problématique générale.

Par sa volonté délibérée d’exclure de sa bibliographie – donc de ses références, l’ensemble des auteurs issus du militantisme politique (14) ayant tenté de découvrir un passé différent de celui raconté pendant deux siècles par l’historiographie coloniale, Frédéric Régent reproduit une partie des travers que l’historiographie universitaire locale présente depuis une vingtaine d’années. On peut énumérer pêle-mêle la reprise des idées et points de vue des colons, le refus d’examiner les tentatives ou les tentations sécessionnistes lorsqu’elles sont pensées par des personnes de couleur et non par des blancs, la réfutation immédiate de tout aspect anticolonialiste dans les actions, les luttes et les projets des acteurs révolutionnaires ou encore la faiblesse du distinguo entre les différentes politiques initiées et mises en pratique par les administrateurs coloniaux successifs.

Ainsi si l’auteur observe, à partir des sources étudiées, que « c’est donc à partir du moment où le remplacement d’Hugues est envisagé que l’anxiété d’un retour à l’ordre ancien se manifeste dans la population de couleur » (15), il n’en vient pour autant pas à présenter le tournant politique majeur que représente le remplacement de Victor Hugues par le général Desfourneaux. Le simple choix d’un militaire en place d’un civil est pourtant, en lui-même, un programme de restauration de la dépendance des colonies par rapport à leur métropole ! En généralisant à toute la période révolutionnaire des actions initiées à des moments précis et par des agents en particulier – s’aviserait-on d’appliquer la même démarche à l’étude de la Révolution française ?, Régent “floute” la compréhension du rythme historique du processus révolutionnaire guadeloupéen et manque, par exemple, l’enjeu essentiel représenté par la question du retour des colons émigrés. La non-mise en relation de l’histoire guadeloupéenne avec les événements historiques qui se produisent à l’échelle caribéenne – pas plus d’ailleurs qu’avec les retournements et les luttes politiques en France, participe à embrumer le tableau complexe de cette révolution. Lorsque l’on songe à la résonance et à l’influence des événements historiques et du processus révolutionnaire de Saint-Domingue sur toute la Caraïbe, on ne peut que s’étonner de la rapidité avec laquelle l’auteur rejette l’hypothèse de projets d’indépendance à la Guadeloupe, alors qu’à Saint-Domingue, entre le traité de 1798 avec les Britanniques et la Constitution de 1801, Toussaint Louverture consolide un pouvoir politique autonome en vue de résister à tout rétablissement de l’Ancien Régime colonial. La présence d’Etienne Laveaux à la Guadeloupe, puis son renvoi manu militari par ses collègues qui réprouvent sa propagande révolutionnaire auprès des citoyens de couleur ; la destitution par les militaires “indigènes” des deux agents chargés par le gouvernement métropolitain de reprendre en main la colonie et de faciliter le retour des colons émigrés ; les insurrections et les mots d’ordre, enfin, qui courent dans l’archipel guadeloupéen entre 1797 et 1802 sont autant d’indices que la sécession vis-à-vis d’une métropole qui revient sur les principes de 1789 et de 1793-1794, est bien une idée en circulation sans qu’elle soit pour autant majoritaire. L’idée était d’ailleurs objet de discussion à travers l’archipel caribéen déjà depuis la guerre d’indépendance états-unienne, discussion d’autant renforcée par la participation de bataillons antillais aux combats.

Mais si cette question d’indépendance faisait débat à l’époque révolutionnaire, il est un consensus que l’on peut s’étonner de voir rejeté d’un trait de plume, c’est celui tissé autour du programme révolutionnaire de destruction de la société coloniale sur lequel a été construite la société d’après 1794. Outre le système de l’Exclusif commercial détruit de facto, ce sont en effet les deux piliers de la société coloniale qui sont abattus par la proclamation, en juin 1794, du décret du 16 pluviôse an II : l’esclavage, puisqu’il est aboli ; le préjugé de couleur puisque tous les hommes, « sans distinction de couleur », sont citoyens. Frédéric Régent commet de ce fait une erreur de taille lorsqu’il écrit que « la Révolution en Guadeloupe n’a donc pas une nature anticolonialiste »(16), confondant la question de l’indépendance étatique et celle de l’organisation sociale dont il révèle pourtant la profonde nouveauté par rapport à la société d’Ancien Régime. C’est pourtant bien l’éradication de ce programme anticolonialiste de défense de la liberté au nom de l’unité du genre humain qu’a visé le Consulat, assisté dans cette entreprise par l’Empire britannique. C’est bien ce même programme qui a été défendu jusque dans la mort lors des combats du mois de mai 1802. Ignorant ou refusant de considérer ce programme politique, certains historiens universitaires guadeloupéens en sont donc à ignorer ceux qui l’ont défendu : ignorant les rapports militaires sur l’implication populaire, notamment féminine, dans la lutte contre le rétablissement de la société colonial d’Ancien Régime, ils en viennent, pour reprendre les termes mêmes de Frédéric Régent, à présenter la théorie d’une simple défense d’“intérêts catégoriels” par « les libres avant le décret, les soldats de couleur et des néo-jacobins blancs »(17). Cette incapacité à pouvoir, ou vouloir, regarder en face le passé révolutionnaire de la Guadeloupe entraîne de sérieux doutes quant aux prétentions à l’objectivité opposées par cette historiographie universitaire à l’historiographie militante qu’elle feint d’ignorer.

En refusant d’examiner des problématiques ouvertes par des historiens non-professionnels, en avançant des conclusions contredites par les sources qu’il utilise (18) et en coupant l’histoire guadeloupéenne de son contexte antillais – sans pour autant réellement la relier aux évolutions et ruptures marquant le processus révolutionnaire français, l’auteur livre un précis sociologique particulièrement pointu et hautement instructif mais malheureusement débranché d’un certain nombre d’enjeux historiques. Plus de quarante ans après la mise au point d’Aimé Césaire (19), en qualifiant – entre autres exemples – de « Révolution française » le processus révolutionnaire guadeloupéen, Frédéric Régent participe à ce refus d’une certaine historiographie universitaire d’ouvrir son espace de réflexion et de recherches hors du chemin tracé par le discours assimilationniste. C’est ainsi qu’en analysant les révolutions dans les colonies françaises en partie avec le vocabulaire des idéologues de la reprise en main coloniale entre 1795 et 1802, cette historiographie se fait l’éternel écho d’un discours politique au détriment de problématiques fécondes en de nouvelles pistes et nouveaux débats.

Frédéric Régent, Esclavage, métissage, liberté, La Révolution française en Guadeloupe 1789-1802, Paris, Grasset, 2004

(1) Commémorations officielles du bicentenaire de la Révolution française puis du cent-cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage du 27 avril 1848 mais également, et avec parfois autant d’impact, les commémorations portées par le secteur associatif de ces mêmes événements, du bicentenaire du rétablissement de l’esclavage en 2002 ou de celui de la proclamation de la République d’Haïti en 2004.

(2) Jacques Adelaïde-Merlande, Delgrès. La Guadeloupe en 1802, Paris, Karthala, 1986.

(3) Laurent Dubois, Les esclaves de la République. L’histoire oubliée de la première émancipation 1789-1794, Paris, Calmann-Lévy, 1998.

(4) L. Dubois, Idem, p. 8.

(5) p. 13.

(6) p. 60.

(7) p. 67.

(8) Yvan Debbasch, Couleur et liberté – le jeu du critère ethnique dans un ordre juridique esclavagiste, tome 1 : L’Affranchi dans les possessions françaises de la Caraïbe (1635-1833), Paris, Dalloz, 1967.

(9) Les témoignages subjectifs ne pourraient donc permettre à l’historien d’établir une analyse du passé ayant une visée objective ?

(10) p. 143. Comment le simple enfantement d’un être humain né de parents présentant une différence de pigmentation créerait-il, à lui seul, une nouvelle classe juridique ?

(11) Article 57 de l’Édit de mars 1685. Le Code noir, introduction et notes de Robert Chesnais, Paris, L'esprit frappeur, 1998

(12) Voir l’article de Florence Gauthier, « De l’esclavage à l’aristocratie de l’épiderme – L’exemple des colonies du Royaume de France aux XVIIe et XVIIIe siècles », dans Transmettre les passés – Nazisme, Vichy et conflits coloniaux : les responsabilités de l’Université, Marie-Claire Hoock-Demarle et Claude Liauzu (dir.), Paris, Éditions Syllepse, 2001, p. 129-142.

(13) Jean-Luc Bonniol, La couleur comme maléfice. Une illustration créole de la généalogie des « blancs » et des « noirs », Paris, Albin Michel, 1992.

(14) Oruno Lara, La Guadeloupe dans l’Histoire, rééd. Paris, L’Harmattan, 1979, 1re édition 1923. Aimé Césaire, Toussaint Louverture – La Révolution française et le problème colonial, Paris, Présence Africaine, 1961. Germain Saint-Ruf, L’épopée Delgrès : La Guadeloupe sous la Révolution française, 1789-1802, Paris, 1re édition 1965, réed. L’Harmattan, 1977. Roland Anduse, Joseph Ignace, le premier rebelle. 1802 : la révolution antiesclavagiste guadeloupéenne, Pointe-à-Pitre, Éditions Jasor, 1989, Paris, Karthala, 1986. Henri Bangou, La révolution et l’esclavage à la Guadeloupe, 1789-1802, Messidor/Éditions sociales, Paris, 1989, 200 p.

(15) p. 388.

(16) p. 438.

(17) p. 438.

(18) Ainsi l’auteur n’a de cesse de parler d’une « caste des Rouges » alors qu’à la page 324 il reconnaît lui-même que « les anciens nègres libres sont témoins des contrats de mariage des sang-mêlé, se marient et font des affaires avec eux » et que la « fréquentation des Blancs par les Noirs continue de grossir la caste des Rouges ». Rappelons qu’une caste est communément définie comme une classe sociale fermée, par exemple au niveau de ses pratiques matrimoniales. On peut remarquer le parti pris par l’auteur de mettre des majuscules lorsqu’il évoque des groupes sociaux définis par la couleur de leur peau.

(19) « Il faut bien qu’on le comprenne : il n’y a pas de « Révolution française » dans les colonies françaises. Il y a dans chaque colonie française une révolution spécifique, née à l’occasion de la Révolution française, branchée sur elle, mais se déroulant selon ses propres lois et avec ses objectifs particuliers. » Aimé Césaire, Toussaint Louverture… p. 24.