"Un arsenal pour les séditieux" : la Déclaration des droits comme pratique politique Etudes
lundi 26 décembre 2005Par Yannick Bosc, ICT-Paris 7
La Révolution française est ponctuée par trois Déclarations des droits de l'homme et du citoyen (1789, 1793, 1795) qui sont encore souvent regardées comme des textes théoriques qui relèvent de «l'histoire des idées» et au mieux des «idées politiques» (1). Si on admet qu'ils sont précieux pour le juriste, ou le philosophe, on estime souvent qu'ils sont d'un faible secours pour l'historien qui s'intéresse aux pratiques politiques. Ce jugement repose sur le sentiment d'un décalage général, quand on considère les actions humaines, entre les principes et les faits, la théorie et la pratique. Ce sentiment est peut être justifié par le travail historique qui analysant les faits montre le difficile ajustement ou la contradiction des intentions et des réalisations. La séparation des idées et des pratiques et leur juxtaposition dans l'analyse historique est cependant moins intéressante que l'étude de leur dynamique.
Car d'une part ces décalages peuvent être étudiés, et il existe d'autre part des moments où la dynamique de l'expérience et des principes, donc également leur tension, est au coeur des enjeux politiques. C'est en particulier le cas de la Révolution française et, dans cette période, des Déclarations des droits, puisque c'est par la langue du droit et de la philosophie que les révolutionnaires ont théorisé leurs pratiques politiques : les contemporains de la Révolution ne coupent pas les "idées politiques" et les pratiques. Les Déclarations (celles de 1789 et de 1793) sont moins des "idées" qu'un programme à réaliser. Ici, nous aborderons donc la question de l'usage de la Déclaration, de l'efficacité pratique de ce programme et des craintes qu'il suscite à travers le discours des Conventionnels qui, en l'an III, veulent en réduire la fonction, voire l'éliminer. Cette réduction sera réalisée par l'adoption de la Constitution le 5 fructidor an III (22 août 1795). Nous placerons notre étude sous l'égide de Babeuf. Arrêté le 19 pluviose an III (7 février 1795), remis en liberté le 26 vendémiaire an IV (18 octobre 1795), Babeuf reprend ces activités, condamne la Déclaration et la Constitution de 1795 et se désigne alors comme le "vengeur des droits de l'homme" (2), désignation par laquelle il synthétise son travail politique.
"La Déclaration n'est pas une loi"
Si nous nous référons au Moniteur et au Journal des débats et decrets, les discussions sur la Déclaration sont, quand on les rapporte à l'ensemble du débat constitutionnel de l'an III à l'Assemblée, celles qui regroupent le plus d'interventions : c'est là une manifestation quantitative des enjeux de la Déclaration. En l'an III, le débat sur la Déclaration porte bien entendu sur les articles que contient le projet et sur la fonction du texte, mais aussi sur le rôle des Déclarations dans la Révolution française. Lorsque Babeuf s'appelle le "vengeur des droits de l'homme" il place la Déclaration au coeur du débat politique, ce que font aussi ceux qu'il combat. Tous se demandent quelle société construire ? quelle doit être la mesure de ce qui est juste ? qu'est-ce qui fonde la légitimité d'un gouvernement ? Les réponses reposent sur le contenu de la Déclaration, ou si l'on préfère, les luttes politiques passent par le conflit des conceptions de la Déclaration.
A la Convention, le 5 messidor an III (23 juin 1795), Boissy d'Anglas lit le rapport introductif au projet de Déclaration et de Constitution (3) établi par la Commission des onze. Il y expose deux aspects essentiels de la Déclaration : la fonction de ce texte et la justification de la rédaction qui a été adoptée. Boissy d'Anglas désigne d'abord la Déclaration des droits par ce qu'elle n'est pas, c'est-à-dire une loi. En d'autres termes, elle n'a pas pour fonction d'organiser la société. Elle est seulement un "recueil de tous les principes sur lesquels repose" cette organisation (4). La "Déclaration n'est pas une loi" et, poursuit Boissy d'Anglas, "nous en avons banni avec soin tous ces axiomes anarchiques recueillis par la tyrannie qui voulait tout bouleverser, afin de tout asservir" (5). Cet "axiome anarchique" dont la Déclaration a été purgée, le seul en tout cas qui est ainsi qualifié par Boissy d'Anglas est le droit à l'insurrection. "Nous avons donc, dit Boissy d'Anglas, supprimé l'article XXXV (6) qui fut l'ouvrage de Robespierre, et qui, dans plus d'une circonstance, a été le cri de ralliement des brigands armés contre vous" (7). La rédaction de la Déclaration des droits découle de sa fonction. Puisque la Déclaration n'est pas une loi, qu'elle n'a aucun caractère normatif, elle ne peut pas prétendre organiser un pouvoir au dessus du pouvoir qui fait la loi. Le droit à l'insurrection, que condamne Boissy d'Anglas, est la manisfestation la plus évidente de la Déclaration des droits comme norme, dans la mesure où c'est elle qui dit la loi lorsque le gouvernement viole les droits du peuple : elle est le recours ultime lorsque la loi positive porte atteinte aux droits naturels des hommes. Suivant Boissy d'Anglas, ce droit à l'insurrection est un attribut de la "tyrannie" et de Robespierre, elle est une marque distinctive de la "tyrannie de l'anarchie" établie par la Terreur (8). Boissy d'Anglas rappelle également des précédents dont l'Assemblée résonne encore (les "brigands armés contre vous"), en prairial par exemple où ceux qui font la loi ont été contestés au nom de la Déclaration et du droit à l'insurrection. C'est en s'appuyant sur l'expérience, sur l'usage concret de la Déclaration comme norme que celle-ci est rejetée, sous cette fonction, en l'an III.
Le 16 messidor an III (4 juillet 1795), Daunou (membre de la Commission des onze) ouvre les débats sur la Déclaration et la Constitution, dont le discours de Boissy d'Anglas a fixé le cadre. Il rappelle que la Commission a ôté à la Déclaration "ce qu'elle avait d'anarchique" : "une Déclaration des droits doit être le point de ralliement des républicains, et non un arsenal pour les séditieux" (9). Pour plusieurs députés, dont Rouzet et Mailhe (ce dernier joue un rôle important dans le débat), la Déclaration des droits, même purgée des "axiomes anarchiques", même accompagnée d'une Déclaration des devoirs, reste un texte dangereux. Ce jugement concerne la Déclaration en général et non tel ou tel article ; ce jugement couvre le principe d'une Déclaration en 1795 et non le principe d'une Déclaration en 1789. Enfin le danger est accru lorsque la Déclaration est rédigée par articles c'est-à-dire lorsqu'elle présente, dit Rouzet, "le caractère de la loi" (10), alors qu'elle n'en est pas une.
Expérience et principes
L'intervention de Rouzet est une description de la manière dont le peuple s'est emparé de la Déclaration des droits en 1789 ; cette description est suivie de l'enseignement qu'il faut tirer de l'expérience : "aujourd'hui, que l'expérience nous a si clairement démontré jusqu'à quel point peuvent se multiplier les abus de la fausse application des interprétations intéressées des meilleurs principes théoriques" (11). Quels sont ces "abus" dont parle Rouzet ? Quel fut le rôle de la Déclaration en 1789, le rôle de ces "principes théoriques"? que doit-on en attendre en 1795 ? "Lorsque, dit Rouzet, les premiers mandataires du peuple voulurent le retirer de l'assoupissement dans lequel il croupissait depuis tant de siècles, ils lui présentèrent le tableau de sa majesté outragée, de sa souveraineté envahie, de ses droits violés ; et l'enthousiasme, l'indignation, excités par de telles peintures, enfantèrent les prodiges qui auraient classé si avantageusement notre révolution dans l'histoire des siècles, si elle n'eût pas été trop souillée par les plus révoltants excès. En développant les germes de la liberté que les descendants des Francs retrouvèrent si aisément au fond de leurs coeurs, l'assemblée constituante crut devoir garantir son ouvrage par l'établissement d'une sorte de culte politique qui entretient dans l'âme des régénérés l'inquiétude inséparable de toutes les grandes passions, et la table des droits de l'homme fut le talisman avec lequel elle se promit de conserver le feu sacré qu'elle avait si facilement allumé" (12).
Rouzet ne fait pas remonter l'origine du processus ouvert en 1789 à la conscience qu'a le peuple de "ses droits violés". Le peuple "croupissait", était "assoupi". S'il y a un "germe de liberté que les descendants des Francs retrouvèrent si aisement au fond de leurs coeurs", la germination elle-même tient à l'action des "premiers mandataires du peuple" qui établissent la prise de conscience, la régénération des futurs "régénérés". L'origine est donc chez les mandataires et le processus prend corps grâce à cette conscience neuve qui se manifeste par "l'enthousiasme, l'indignation" et "l'inquiétude du peuple". L'origine est chez les mandataires, et l'entretien des manifestations de cette nouvelle conscience est aussi leur création : un "culte patriotique", dont Rouzet dit qu'il est fondé sur la Déclaration des droits, permet à cette époque, de "conserver le feu sacré si facilement allumé".
Selon Rouzet, la fonction de "la table des droits de l'homme" est donc, en 1789, d'alimenter le processus révolutionnaire, de l'entretenir, de le conserver. La Constituante, indique Rouzet, "crut devoir" agir ainsi car le "talisman" des droits de l'homme était alors "l'oriflamme des croisés de la liberté" pour déraciner l'Ancien Régime (13). En 1789, cette fonction d'arsenal contre l'Ancien Régime justifie le culte de l'enthousiasme pour les droits de l'homme. En 1795, cette fonction primordiale est épuisée et seuls restent les risques inhérents au culte des droits de l'homme. En 1795, au bout du processus, l'expérience montre que le culte raisonnable est devenu "superstition", l'enthousiasme "le délire", l'heureuse étincelle "un incendie". Rappelons que Rouzet ne parle pas ici du droit à l'insurrection, mais de la Déclaration en général : c'est la Déclaration en général et pas seulement le droit à l'insurrection qui est un "axiome anarchique".
Cette lecture de l'expérience qui doit permettre d'établir les institutions de l'an III contre le "délire" produit par les droits de l'homme, est identique à celle qui est menée par Boissy d'Anglas le 5 messidor, qui lui aussi, indique que la Constituante et la législative furent "forcées de favoriser l'enthousiasme qui ne connaît pas de bornes" : "les institutions, dit Boissy d'Anglas, qui leur étaient le plus utile pour défendre l'esprit de liberté, pour électriser le peuple et pour vaincre le despotisme, étaient par la même raison destructives du gouvernement nouveau qu'elles venaient d'établir" (14). Cette description du rôle de la Déclaration depuis 1789, qui est faite dans l'objectif de l'éliminer (Rouzet) ou d'en réduire considérablement la fonction (Boissy d'Anglas) donne l'image d'un texte singulièrement concret dans ses conséquences, des principes qui ont été accaparés par le sens commun, par le mouvement populaire, au point que les Assemblées qui se sont succédées ont été incapables de les maîtriser. Cette efficacité politique de la Déclaration a pu être utile au moment de la conquête de la liberté, mais lorsqu'il s'agit "d'établir la liberté" (Boissy d'Anglas), c'est-à-dire de faire une Constitution, l'expérience a montré que la Déclaration n'était que destructrice, ne produisait que l'anarchie.
Laisser la philosophie dans les livres
Ceux qui, en 1795, contestent à la Déclaration le statut de loi et la rejette dans la métaphysique, montrent en même temps l'efficacité de la Déclaration en 1789, l'efficacité de ces "principes métaphysiques". En 1795, c'est moins l'abstraction qui est rejetée en tant qu'elle serait irréaliste, que l'abstraction en tant qu'elle soutient une pratique politique populaire, "terroriste", "anarchique" qui a été subie par les mandataires du peuple et utilisée par la "tyrannie" de Robespierre : "aujourd'hui, dit Rouzet, nous avons si péniblement acquis la certitude que les plus heureuses conceptions métaphysiques peuvent produire les effets les plus désastreux (...)". (15)
Cette lecture de la Déclaration conduit ceux qui la soutiennent à formuler l'idéal d'un texte de purs principes, d'une Déclaration qui serait enfermée dans "les idées" et les livres qui les contiennent, donc coupée de sa fonction politique. Ainsi Rouzet dit :"Que toutes nos lois soient basées sur les meilleurs principes ; mais gardons nous de présenter avec le caractère de lois ces mêmes principes desquels l'ignorance, l'ambition, l'intérêt et les haines ont trop souvent tiré des conséquences si fatales. Le législateur doit bien établir tous ses travaux sur la raison, mais le citoyen ne doit pas être exposé à substituer le raisonnement à la soumission qu'il doit à la loi, si l'on ne veut pas que la raison et la volonté privée, se mettant à la place de la volonté générale, tiennent la société dans d'éternelles convulsions. Un code doit bien être le résultat d'un traité de morale publique ; mais pour l'ordre public, rien ne serait plus dangereux que de substituer un bon traité de morale même à de mauvaises lois, dont l'exécution aurait moins d'inconvénient que n'en entrainerait la faculté que chacun aurait de raisonner sur un traité de morale" (16). Mailhe expose les mêmes considérations : "On dit que la Déclaration n'est pas une loi, mais un exposé de principes. Si ce n'est pas une loi, il est inutile d'en faire une, car nous trouverons toujours les principes qu'elle renferme dans les ouvrages de nos philosophes ; ils seront beaucoup moins dangereux là qu'en tête de la Constitution, dont ils pourraient amener la chute, car les écrits de nos sages n'exciteront jamais de guerres civiles" (17). A propos de l'article "les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits"qui, à la demande de Defermon, a été ajouté à la Déclaration des droits en première lecture et qui sera supprimé du texte final, Lanjuinais (membre de la Commission des onze) explique : "laissons aux philosophes le soin de traiter d'une matière aussi délicate, de discourir sur une maxime qui n'est pas sans danger aux yeux des véritables métaphysiciens, aux yeux de ceux qui ne se laissent point égarer par des sophismes, mais dont les méditations et les calculs ont pour objet constant le bonheur général de l'espèce humaine. Ne nous occupons que de donner à notre pays une constitution solide et durable".(18)
Dans cette conception, le peuple, le législateur et le philosophe sont séparés en trois sphères qui sont définies par des fonctions, afin de garantir l'ordre social. Mais si leurs fonctions impliquent que les sphères soient hermétiques les unes aux autres, cela ne signifie naturellement pas qu' il n'y ait aucune relation possible entre le peuple, le législateur et le philosophe. Ainsi le peuple qui ne "doit pas être exposé à substituer le raisonnement à la soumission qu'il doit à la loi" (Rouzet), peut très bien puiser chez le philosophe, à condition de rester soumis à la loi c'est-à-dire de ne pas substituer les principes à la loi. De même le "législateur doit bien établir tous ces travaux sur la raison" mais sa fonction n'est pas de produire un "traité de morale publique", des principes, mais la loi. Enfin, le peuple intervient dans la désignation des législateurs, mais sa fonction n'est pas de faire la loi. La confusion des fonctions était utile quoique douloureuse, dans la phase de conquête de la liberté, ce moment où les Assemblées ont été obligées de favoriser l'enthousiasme. La séparation des fonctions marque la rupture avec cette phase de conquête et l' entrée dans la phase de fondation de la liberté, c'est-à-dire la rupture avec la Déclaration des droits en tant que texte symbolisant et favorisant la confusion des trois fonctions, représentant l'unité entre la loi, la morale publique et un peuple acteur de ses droits.
Ce qui gêne Rouzet, Mailhe ou la Commission des onze n'est pas l'existence de principes ("une morale publique"), ni même que cette morale puisse guider la loi, mais le fait qu'elle puisse se substituer à la loi, être au dessus d'elle. Ce qui s'exprime par le rejet de la fonction normative de la Déclaration, c'est-à-dire l'affirmation d'une Déclaration qui n'est pas une loi. De même, tout ce qui pourraît instituer une visibilité de l'unité entre la loi et la "morale publique" doit être masqué en 1795, puisque c'est la mise en visibilité de cette unité qui en 1789 a déclenché le "feu sacré" que la Convention veut éteindre. En 1789 (et 1793), le préambule de la Déclaration a cette fonction de mise en visibilité (19). Dans le projet de Déclaration de la Commission des onze (et le texte définitif) ce préambule, ou un équivalent, n'est pas repris. Le seul article que l'on puisse associer à la fonction du préambule de 1789 est l'article 1 du projet présenté en première lecture. Cet article disparaît en deuxième lecture (20). Cette différence est cohérente avec la lecture qui est faite de la fonction de la Déclaration en 1789, et de la fonction d'une Déclaration en 1795.
Le 19 messidor an III (7 juillet 1795), Thomas Paine combat le projet de la Commission des Onze, un projet qui est, dit-il, "rétrograde des véritables principes de la liberté". Contre Boissy d'Anglas qui justifie la limitation de la liberté politique et la majorité de la Convention qui le suit, Paine rejette toute réduction de la citoyenneté et l'usage de la propriété pour en définir les conditions ; il refuse que la Déclaration soit soumise à la Constitution ; il défend l'égalité et l'enthousiasme comme étant les principes premiers de l'ordre social (21). Jean-Baptiste Louvet, qui est membre de la Commission des onze et qui a été aussi un ami de Paine, disqualifie Paine et en même temps le sauve en le réduisant au statut de "philosophe" (22). Ainsi isolée dans la sphère du philosophe, des spéculations, des livres, "l'électrisation" que génèrerait sa conception politique se trouve circonscrite et ne prête pas à conséquences. Elle "n'excitera jamais de guerre civile" (Mailhe). Le système de Paine, ainsi réduit à la philosophie est jugé incompétent en matière de législation, il ne peut pas fonder un ordre social, seulement maintenir le désordre.
Le philosophe peut s'incarner dans la figure de Thomas Paine puisqu'il est désigné comme tel par ceux qui combattent son système. Il peut l'être également dans la définition qu'en donne Kant puisqu'elle convient parfaitement à Paine : "éclairer le peuple, c'est lui enseigner publiquement ses devoirs et ses droits vis-à-vis de l'Etat dont il fait partie. Comme il ne s'agit ici que de droits naturels, dérivant du bon sens commun, les annonciateurs et commentateurs naturels en sont auprès du peuple, non les officiels professeurs de droit, établis par l'Etat, mais des professeurs libres (de droits), c'est-à-dire des philosophes ...". (23)
En l'an III, avec le rejet de la fonction normative de la Déclaration des droits, ce sont les droits naturels de l'homme qui disparaissent comme base de la constitution d'une société (24), c'est-à-dire le fait que les hommes possèdent, de par leur nature humaine, l'égalité en droit et que cette égalité puisse être le régulateur des relations au sein de la société, puisqu'alors, la norme ne serait pas dans la Constitution, dans la loi positive, mais hors d'elle, en l'homme. La conséquence pratique serait l'insurrection légitime, soit l'expression concrète de la fonction normative des droits naturels. Ainsi la Déclaration de l'an III nomme "les droits de l'homme en société" et non pas pas les "droits naturels de l'homme" comme c'était le cas en 1789 et 1793. On peut toujours endiguer une insurrection quand on dispose des moyens de répression légaux appropriés, ce qui est prévu par les articles 365 et 366 de la Constitution de l'an III (25). Comment faire, en revanche, lorsqu'on reconnait, par une Déclaration qu'il existe une norme au dessus de la loi positive qui est établie par la Constitution ? A la différence des droits naturels, les droits de l'homme en société sont sous le contrôle de la loi qui organise la société, donc de la Constitution, il peuvent toujours être considérés comme soumis à la loi martiale qui protège l'inégalité de l'accès aux droits de citoyens, "le gouvernement des propriétaires" dont Boissy d'Anglas dit qu'il est dans l'ordre social, quand celui des "non propriétaires est dans l'état de nature" (26).
Au cours de la deuxième lecture de la Déclaration, certains députés s'indignent de l'absence de l'article (adopté en première lecture) qui indiquait : "les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits". Cet article est banni parce qu'il réintroduit les droits naturels qui avaient été éliminés du texte présentés par la Commission. Mailhe leur répond : "Je vous demande quel est l'homme qui, avec l'article dont on parle, ne pourra point aller dans des rassemblements, dans des groupes, exciter à l'insurrection. Il dira tous les hommes sont égaux en droits, la Convention l'a reconnu dans la Déclaration des droits de l'homme, et cependant la constitution m'interdit l'exercice de ces droits qu'elle accorde à mon voisin, parce qu'il paie une contribution que je ne paie pas : l'égalité est donc violée ; insurgeons nous pour détruire une constitution qui, en reconnaissant que tous les hommes sont égaux en droits, ne les leur accorde pas tous également". (27)
C'est sans cet article, mais en se référant au droit inscrit "dans le coeur des hommes" (Paine) que Babeuf s'appelle désormais le "vengeur des droits de l'homme". Il écrit, proposant ainsi un commentaire de la fonction de la Déclaration qui est l'inverse de celui de la Commission des onze et des députés qui la soutienne : "quand les institutions mauvaises et abusives d'une nation ont produit l'effet que sa masse est ruinée, avilie, chargée de chaînes insupportables ; quand l'existence de la majorité est devenue tellement pénible qu'elle ne peut plus y tenir, c'est ordinairement alors qu'éclate une insurrection des opprimés contre les oppresseurs .... Il vient naturellement à l'esprit de réfléchir sur les droits primitifs des hommes. On les discute, on examine quels ils sont dans l'état naturel, quels ils doivent être au passage dans l'état social. On reconnait facilement que la nature fait naître chaque homme égal en droits et en besoins avec tous ses frères ; que cette égalité doit être imprescriptible et inattaquable ; que le sort de chaque individu ne doit éprouver aucune altération en arrivant à la sociabilité ; que les établissements civils, loin de porter atteinte au bonheur commun, qui ne peut résulter que du maintien de cette égalité, ne doivent qu'en garantir l'inviolation". (28)
Ce texte a été publié en russe dans A. Tchoudinov, Etudes historiques sur la Révolution française. Hommage à Victor Daline, Moscou, 1998.
(1) Il est symptômatique à cet égard que l'article de Florence Gauthier, "Les Déclarations du droit naturel" dans L'état de la France pendant la Révolution (Sous la direction de Michel Vovelle, Paris, Ed. de la Découverte, 1988, p.416-420), soit situé dans un chapitre intitulé "le mouvement des idées", alors même que le contenu de l'article tend à montrer qu'il s'agit moins là "d'idées" que de théorie des pratiques politiques.
(2)Le Tribun du Peuple ou le défenseur des droits de l'homme, "prospectus", p.8. Ce "prospectus" suit sa sortie de prison et annonce la reparution de son journal. Ce sera le n° 34 qui est daté du 15 Brumaire an IV (6 novembre 1795).
(3) Ce projet doit remplacer le Déclaration et la Constitution de 1793. La Commission des onze était initialement chargée de rédiger des lois organiques pour mettre en oeuvre la Constitution de 1793, non de lui substituer un autre texte.
(4) Le Moniteur, réimpr., T. 25, p.109
(5) Idem
(6) L'article 35 de la Déclaration de 1793 : "Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs".
(7)Le Moniteur, réimpr., T.25, p.109.
(8) Daunou, un des pourfendeurs de la Terreur, fait de la défense de "la charte des droits de l'homme" une des caractéristiques des terroristes (Le Moniteur, réimpr. , T.25, p.150). Pendant le débat sur la Déclaration de l'an III, le "système de la Terreur" est associé à la Déclaration des droits comme loi qui produit "l'anarchie". Boissy d'Anglas caractérise "l'anarchie de la tyrannie" par le fait que "les riches sont suspects", le "peuple constamment délibérant", "l'opposition organisée", "l'exécutif faible", par la décentralisation et la reconnaissance du droit à l'insurrection. Constatons que les ennemis de la Terreur proposent une image pour le moins dépaysante de ce que l'historiographie appelle "la centralisation de la dictature jacobine".
(9) Le Moniteur, réimpr., T.25, p. 148.
(10) Le Moniteur, réimpr., T.25, p. 150.
(11) Le Moniteur, réimpr., T.25, p. 149
(12) Idem
(13) Idem
(14) Le Moniteur, réimpr., T.25, p.84.
(15) Le Moniteur, réimpr., T.25,p.150.
(16) Idem
(17) Le 26 thermidor, au cours de l'examen en deuxième lecture de la Déclaration des droits, Le Moniteur, réimpr., T.25, p.497.
(18) Séance du 26 thermidor, Le Moniteur, réimpr., T.25, p.499.
(19) Ainsi dans la Déclaration de 1789 : "Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d'exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme, afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous".
(20) "Article 1 : le but de la société est le bonheur commun. Le gouvernement est institué pour garantir à l'homme la jouissance de ses droits".
(21) Le Moniteur, réimpr., T.25, p. 171-172.
(22) La Sentinelle, 1er thermidor an III, n° 26, p.103.
(23) Le conflit des facultés, Paris, Vrin, 1973, (trad. Gibelin), p.106.
(24) Florence Gauthier, art. cit. ; Yannick Bosc, "Le droit naturel : enjeux d'une référence dans le débat sur la Déclaration de l'an III", Langages de la Révolution, Paris, Klincksieck, 1995, p.287-299.
(25) Art. 365 : "tout attroupement armé est un attentat à la Constitution ; il doit être dissipé sur-le-champ par la force". Art. 366 : "tout attroupement non armé doit être également dissipé, d'abord par voie de commandement verbal, et, s'il est nécessaire, par le développement de la force armée".
(26) Le Moniteur, réimpr., T.25, p.92.
(27) Le Moniteur, p.497.
(28) Le Tribun du Peuple, n°34, p.11-12.
Yannick Bosc, " 'Un arsenal pour les séditieux': la Déclaration des droits comme pratique politique", Révolution Française.net, Etudes, mis en ligne le 26 décembre 2005, http://revolution-francaise.net/2005/12/26/14-un-arsenal-pour-les-seditieux-la-declaration-des-droits-comme-pratique-politique