La Révolution française et la fin des colonies Recensions
dimanche 8 juin 2008par Florence Gauthier, ICT, Université Paris Diderot-Paris 7
A propos du du livre d'Yves Bénot, La Révolution française et la fin des colonies, Paris, La Découverte, 1988, rééd. 2004.
Le compte-rendu de ce livre a été publié dans les Annales Historiques de la Révolution Française (1988, p. 491-93). Nous le rééditons vingt ans après, car ce livre a constitué, au moment de sa parution, une véritable rupture en ouvrant un chantier novateur et, pour cette raison, nous apparaît toujours d’actualité. Yves Bénot nous a quitté le 3 janvier 2005. Nous reproduisons donc ce compte-rendu tel qu’il a été rédigé initialement, en corrigeant quelques coquilles, et en rajoutant une Note additive vingt ans après.
Voici un livre neuf sur la question cruciale de l’histoire de l’abolition de l’esclavage et de la fin des colonies. Neuf, parce qu’il rompt avec les silences de l’historiographie à ce sujet. Le dernier chapitre de ce livre intitulé « Dans le miroir truqué des historiens » est éloquent : comment est-il devenu possible que les historiens en soient venus à ne plus mentionner l’abolition de l’esclavage, votée par la Convention le 4 février 1794, et cela depuis deux siècles ?
Y. Bénot propose une démarche critique, en renouant avec l’esprit révolutionnaire des Lumières : celui de Raynal et de Diderot, celui des droits naturels de l’homme et du citoyen, celui qui porte l’éthique de la liberté et, avec elle, une conception cosmopolitique des relations entre les peuples, fondée sur la réciprocité des droits. Les Lumières ont posé le problème de l’existence des colonies et, dans L’Encyclopédie, des réponses contradictoires s’expriment, ouvrant les portes des choix à venir. Véron de Forbonnais y légitime le système colonial et esclavagiste. D’autres critiquent l’esclavage, mais pas le colonialisme, justifiant les « indépendances blanches », comme le sera celle des Etats-Unis, le remplacement de l’esclavage par des formes de servage ou de salariat rendant le colonialisme plus « efficace », ou encore, projettent de nouveaux plans de conquêtes coloniales.
Cependant, l’antiesclavagisme a pu mener à l’anticolonialisme : Damilaville, dans l’article « Population » de L’Encyclopédie, met toute conquête coloniale hors du droit. Ou encore, les réflexions de Diderot, depuis 1772, ouvrent la perspective sur une indépendance des esclaves se libérant eux-mêmes et sur des relations nouvelles entre les peuples, sans violence et sans inégalité.
Y. Bénot rompt, ici, avec les interprétations qui réduisent les Lumières à n’être que le masque d’un européocentrisme colonialiste et conquérant. Or, cette conception de relations cosmopolitiques nouvelles existe bien comme conscience critique de l’expansionnisme occidental et en rupture, précisément, avec un européocentrisme. A réduire l’idéologie au masque de l’intérêt particulier, n’a-t-on pas été jusqu’à perdre de vue qu’un courant des Lumières s’est passionné pour la cause universelle, celle du droit et de la justice ?
C’est donc du point de vue des « penseurs de la Révolution en France, de l’anticolonialisme chez les colonisateurs » (p. 20), qu’Y. Bénot ouvre, ici, le champ, encore inexploré de l’histoire des conceptions et des pratiques cosmopolitiques développées pendant la Révolution et qui mèneront, non seulement à l’abolition de l’esclavage, mais à l’ère nouvelle de « la fin des colonies », avec la première « indépendance noire », réalisée à Saint-Domingue.
L’auteur rappelle le rôle moteur joué par la Société des Amis des Noirs, et en particulier par Brissot, au début de la Révolution, ses forces et ses limites, sa tactique et ses objectifs : dans la période 1789-1791, la Société tente d’obtenir d’abord « l’abolition de la traite » des captifs africains, laissant la question de l’esclavage au second plan.
L’Assemblée constituante appuie les colons autonomistes qui ont compris tout de suite que la logique de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen menait à l’abolition de l’esclavage. L’affaire des « droits politiques des mulâtres » va occuper le premier plan, jusqu’à la révolte des esclaves d’août 1791. En 1792, le ministère brissotin joue un rôle décisif en envoyant à Saint-Domingue des commissaires civils anticolonialistes, Polverel et Sonthonax.
La politique de la Société des Amis des Noirs est antiesclavagiste, mais non anticolonialiste, et propose différents projets «d’abolition graduelle ». Cependant, les voix des anticolonialistes se font entendre et l’auteur les a retrouvées principalement dans le journal Les Révolutions de Paris, avec les articles de Sonthonax, mais aussi ceux qu’il pense pouvoir attribuer à Chaumette depuis 1790. Là, la défense de la révolution, en France, exige qu’elle prenne parti pour celle des esclaves ; là, « l’indépendance noire » est analysée et de nouvelles relations entre les peuples sont posées.
C’est bien dans ce sens que la question de l’esclavage est cruciale et renvoie à la théorie politique de la « révolution des droits de l’homme » : quelle société ? et quelles relations avec les autres peuples ? ainsi qu’aux débats de fond de la période sur les droits politiques des femmes, le droit à l’existence et aux subsistances, le droit à l’instruction, le droit des peuples à leur souveraineté, le refus de la guerre de conquête, la liberté d’expression et l’instauration d’un « gouvernement civil ». Tous ces débats demandent à être replacés dans la perspective cosmopolitique anticolonialiste, ouverte ici par l’auteur.
Y. Bénot a aussi indiqué une série d’affaires qui mériteraient approfondissement : le procès de Brissot où « l’affaire des colonies » fait partie de l’acte d’accusation auquel Chaumette témoigne, et qui demande éclaircissement ; de même les relations attribuées à Carrier avec des esclavagistes nantais, ou celles d’Amar, membre du Comité de sûreté générale, avec les défenseurs des colons esclavagistes Brulley et Page ; et encore le procès du grand Milscent au Tribunal révolutionnaire. Y. Bénot présente la politique « des robespierristes » comme « une dérive nationaliste, colonialiste et esclavagiste », mais cette affirmation n’est pas démontrée et relève davantage, me semble-t-il, de la polémique : ce n’est pas ici le lieu d’en faire l’analyse, mais il faudra lui répondre.
En tout état de cause, le très beau livre d’Y. Bénot a ouvert la perspective, ignorée, oubliée, méprisée sur l’existence d’une éthique cosmopolitique anticolonialiste dans la pensée des Lumières, développée et réalisée à l’époque de la révolution des droits de l’homme et du citoyen. Le « gouvernement des noirs », créé à Saint-Domingue sous la direction de Toussaint Louverture, à partir de 1794, illustre une « décolonisation réussie » (p. 199), re-fondation par un lien fédératif d’une fraternité entre le peuple de Saint-Domingue et celui de France, excluant le despotisme chez les deux partenaires.
Bonaparte, en cherchant à reconquérir Saint-Domingue, en février 1802, et en rétablissant l’esclavage dans les colonies le 16 mai suivant, non seulement tuait les Lumières, mais ne laissait pas d’autre possibilité à Dessalines que de mener Saint-Domingue à l’indépendance. Dessalines écrasait l’armée consulaire l’année suivante et, en 1804, proclamait l’indépendance de la République d’Haïti, qui, seule dans l’univers, défendait la cause commune de la liberté.
Souhaitons avec l’auteur que cette histoire aide à retrouver l’actualité de l’exigence éthique, en particulier en ce qui concerne notre époque, marquée par un esprit néo-colonialiste (p. 20).
Note additive vingt ans après.
Ce compte-rendu mettait l’accent sur ce qui m’avait semblé central dans ce livre pionnier, en 1988, à savoir la mise en lumière d’un courant de pensée anticolonialiste et antiesclavagiste, comme le titre le révélait. Cet apport précieux mérite d’être conservé et les recherches dans cette direction poursuivies.
Depuis, des travaux nouveaux ont permis de faire la lumière sur quelques-uns des points obscurs ou confus de cet ouvrage, en particulier sur le rôle de la Société des Amis des Noirs, qui avait focalisé l’attention d’Y. Bénot. Il est aujourd’hui démontré que cette Société des Amis des Noirs n’était ni antiesclavagiste ni anticolonialiste, mais bien au contraire au service d’une politique colonialiste, initiée par le banquier suisse Clavière, dont Brissot était le secrétaire particulier.
Il est ainsi établi que la Société des Amis des Noirs menait campagne en faveur de « l’abolition de la traite des captifs africains », pour des raisons de rentabilité économique, et proposait aux colons de remplacer ce mode de reproduction de la main-d’œuvre par l’élevage d’esclaves sur place, ou, à plus long terme, d’entreprendre la colonisation directe du continent africain. Il n’était pas question, ici, d’une « abolition de l’esclavage ». Cet éclaircissement permet de mieux comprendre le fait de la disparition de cette société depuis juillet 1791, ainsi que son absence de soutien à l’insurrection des esclaves commencée au mois d’août suivant à Saint-Domingue.
Depuis l’insurrection des esclaves, le courant qui mena campagne en faveur, cette fois, de l’abolition de l’esclavage, s’est ainsi révélé étranger à la Société des Amis des Noirs. Y. Bénot l’avait à fort juste titre repéré, mais en le rattachant de façon erronée aux Amis des Noirs.