Les secours aux indigents : un droit ou une faveur Etudes
dimanche 1 juin 2008Par Dominique Godineau, CERHIO UMR 6258, Université de Rennes II
Il ne s'agit pas d'étudier ici toute la politique de bienfaisance des révolutionnaires, mais un exemple particulier du traitement de la pauvreté pendant la Révolution. À travers ce cas particulier, seront ainsi mises en relief certaines (et non pas toutes) représentations de la figure du pauvre de 1788 à 1795.
Rappelons d'abord que les toutes dernières années de l'Ancien Régime sont marquées par une très grave crise du travail, souvent mise au compte du traité de commerce avec l'Angleterre (1786). Cette crise touche de nombreux métiers où la main d'œuvre féminine est abondamment utilisée, notamment dans l'industrie textile. De plus, plusieurs contemporains s'indignent de ce que des hommes « envahissent » des professions considérées comme féminines (travaux d'aiguille), entraînant chômage ou prostitution pour les femmes (1).
La Révolution aggrave encore le chômage féminin. En effet, très tôt les industries de luxe (qui emploient un fort pourcentage de femmes (2)) sont atteintes par les effets de l'émigration d'une bonne partie de la cour. Dans les certificats d'indigence, l'on note que « par l'effet de la Révolution », de nombreuses travailleuses ont perdu leur état : « telles sont les gazières, les brodeuses, les agréministes, les ouvrières en dentelle, en éventails, les dévideuses de soie, les passementières, les découpeuses de gaze, les ouvrières en bas de soie, etc » (3). Et la liste n'est pas close. Ces différentes ouvrières, qui avaient exercé des métiers relativement bien payés, se retrouvent dans des situations de dénuement terrible, ayant grand peine à obtenir les secours de première nécessité.
Pauvre «oisif» ou occupé ? Bienfaisance privée ou secours de l'Etat ?
Pendant l'Ancien Régime, des secours étaient distribués aux pauvres par l'intermédiaire des curés de paroisse, souvent à partir de dons d'origine privée. Mais dans les dernières décennies de l'Ancien Régime commence à se développer l'idée que l'Etat ne doit pas totalement laisser la gestion de cette assistance aux particuliers et au clergé, qu'il lui faut arriver à contrôler et régler, et même faire disparaître, dans la mesure du possible, ces masses d'hommes et de femmes qui survivent tant bien que mal sans travailler. Dans la ville ordonnée et transparente dont rêvent les autorités, dans cette ville où tout doit être clair, où chacun doit avoir une place définie(4), il n'y a plus place pour le pauvre « oisif », comme l'on disait, pour celui qui ne travaille pas en échange des secours qu'il perçoit. C'est dans cette optique que le Lieutenant général de police Sartine crée dans les années 1760 un « Bureau de filature pour les pauvres » : ce Bureau fournit aux curés parisiens du chanvre à filer pour les indigentes de leurs paroisses, qui ne restent pas ainsi sans rien faire. En 1779, son successeur, Lenoir, améliore le système : le fil fabriqué par les indigentes est désormais vendu et le pauvre secouru n'est plus improductif.
Dans les tout premiers mois de la Révolution va encore s'affirmer cette conception. Par exemple, I'auteur d'un rapport sur le « Bureau de filature pour les pauvres » note que, malgré la bienfaisance privée, le nombre de mendiants valides se multiplie : sans un mot sur l'aggravation de la crise économique, il se demande si ce n'est point parce que « l'on s'est plus préoccupé d'assister le pauvre dans son besoin que de l'aider à en sortir ». « Parlons clairement, écrit il, ne serait ce point qu'on a donné au pauvre ce qu'il fallait lui faire acheter par le travail ? ... Tout homme en naissant contracte l'obligation d travailler... le pauvre n'est pas dispensé de cette dette... aucun homme, s'il est valide, a droit à des secours gratuits» (5). En juin 1790, La Rochefoucault Liancourt, rapporteur des travaux du Comité de Mendicité de l'Assemblée Constituante, ne dira pas autre chose : après avoir insisté sur le fait que l'assistance est un devoir de l’Etat, que c'est là une question essentielle qui touche aux droits de l'homme, il ajoute qu'il ne peut y avoir de salaire sans travail, que ce serait une «prime à l'oisiveté » (6).
En accord avec cette conception, en 1789 des ateliers de charité sont créés dans lesquels plusieurs milliers d'hommes au chômage sont occupés à des travaux de terrassement en échange d'une rémunération très basse. Mais il n'y a pas pour la population féminine parisienne de travaux de ce type qui correspondraient à ses qualifications particulières. En effet, le « Bureau de filature pour les pauvres » a été remis en octobre 1789 entre les mains de la Municipalité parisienne, qui a fait appel à la charité privée et n'arrive pas à faire face au nombre de demandes d'indigentes. En février 1790, le maire de Paris (Bailly) et sa femme, comptant encore sur la bienfaisance de « personnes charitables », ont créé un atelier de filature situé sur la Montagne Sainte Geneviève : mais la charité privée s'avère encore une fois insuffisante et, devant l'ampleur de la demande, Bailly demande que celles qu'il appelle « mes pauvres » soient prises en charge par l'Etat. Aussi, le 30 mai 1790, l'Assemblée Constituante décide-t-elle d'établir des ateliers de filature pour donner du travail aux vieillards, aux femmes et aux enfants dénués de toutes ressources. En activité dès juillet 1790, ces ateliers vont très rapidement absorber le « Bureau de filature pour les pauvres » et les ateliers de Sainte Geneviève (7).
Les ateliers de filature nationaux
Dans deux « ateliers » (entendre manufactures concentrées), les ouvrières filaient coton, chanvre et lin. L'un était installé dans l'ancien couvent des Jacobins de la rue Saint Jacques, à ne pas confondre avec les Jacobins de la rue Saint-Honoré où se tenaient les séances du club du même nom. Les Jacobins de la rue Saint Jacques se situaient sur la rive gauche, entre la Sorbonne et l'Observatoire : ils furent d'abord appelés « atelier des Jacobins », puis en l'an II « atelier du Midi ». L'autre manufacture, dans les faubourgs nord de la ville, fut d'abord désignée sous le nom « d'atelier des Récollets », puis « d'atelier du Nord ». L'implantation de ces deux établissements ne relève pas du hasard : ils sont situés dans des quartiers où habitent à la fois de très nombreuses fileuses et surtout ces ouvrières en gaze (soie) qui ont tant de mal à se procurer du travail. Un magasin général est installé dans les locaux de l'ancien « Bureau de filature pour les pauvres » : il est chargé de la comptabilité générale et commercialise le fil fabriqué dans les deux ateliers. Il reçoit de l'Etat une certaine somme pour les dépenses des établissements (3000 livres pas jour en 1794) et verse au Trésor public le produit de la vente des fils. Les filatures sont donc des établissements de secours, mais qui rapportent quelque chose : l'argent qui y est consacré par l'Etat n'est pas totalement « perdu ». On retrouve le même système que celui instauré par Lenoir pour le « Bureau de filature des pauvres » : il est simplement plus perfectionné et ne dépend plus du tout du clergé.
En effet, c'est la Municipalité de Paris qui est d'abord chargée de l'administration. Après le 9 Thermidor an II (27 juillet 1794), la Commune est supprimée et les établissements passent alors sous contrôle national et non plus local : ils sont administrés par la Commission nationale d'Agriculture et des Arts, puis par la Commission nationale des Secours publics. Ce changement montre bien la difficulté de penser le statut de ces manufactures, et par extension des femmes qui y travaillent : en effet, la Commission d'Agriculture et des Arts est chargée des questions du travail alors que celle des Secours publics s'occupe, comme son nom l'indique, de tout ce qui concerne les secours distribués.
Dès août 1790 les ateliers sont surchargés : en septembre 1790, il n'y a plus de place aux Jacobins ; en février 1791, 300 personnes attendent que des places se dégagent. Aussi, dès la fin 1790, l'on n'y accepte plus que les femmes remplissant le maximum des conditions suivantes. Tout d’abord, être née ou domiciliée à Paris depuis longtemps – le but est d'exclure toute la population flottante, non domiciliée, qui va de garni en garni : les ateliers de charité sont réservés aux pauvres honnêtes (domiciliées) parisiennes. La postulante doit également être chargée d'enfants en bas âge, ou avoir perdu son état « par l'effet des circonstances » (la crise), ou être infirme, âgée (plus de 50 puis de 60 ans), et à partir de 1792 avoir un mari soldat aux frontières.
L'établissement des Jacobins, le plus important, comprend sept ateliers, dont l'un de jeunes garçons (8); celui des Récollets n'en compte que quatre (dont un également de jeunes fileurs). Par ailleurs, une partie des ouvrières, mères de jeunes enfants ou trop âgées pour se déplacer, travaillent à domicile, les ateliers leur fournissant la matière première et parfois le rouet contre la caution morale d'un citoyen solvable. Le nombre des femmes employées par les filatures, chez elles ou en atelier, varie d'une semaine (puis d'une décade) à l'autre. Les effectifs sont ainsi toujours plus faibles pendant l'été ou au début de l'automne, quand les indigentes vont travailler aux moissons ou aux vendanges, qui leur rapportent plus financièrement. Pour les mois de février octobre 1794, la moyenne aux Jacobins est de 1798 ouvrières, dont près des deux tiers (1091) travaillent « à l'intérieur » de la manufacture – mais l'on peut trouver jusqu'à 1130 ouvrières réunies dans les locaux de la filature. Chaque atelier des Jacobins concentre donc en moyenne de deux à trois cents personnes (chiffre tout à fait remarquable à une date où le travail est organisé à Paris dans de petits ateliers d'une dizaine de personnes, les manufactures étant très rares). Aux Récollets, une moyenne calculée sur les six premiers mois de 1793 donne les chiffres suivants : 78 jeunes garçons et 646 ouvrières dont les deux tiers (437) dans l'établissement et le tiers (209) à domicile. Les ateliers des Récollets sont donc composés de cent à cent cinquante personnes. Chaque atelier est sous la direction d'un chef et de plusieurs sous chefs, de sexe masculin dans les ateliers de garçons et féminin dans ceux de femmes. Outre les fileuses, chaque manufacture compte aussi quelques cardeuses et plieuses, divers employés et un directeur.
Les ouvrières sont embauchées à la semaine, puis à la décade (soit six puis neuf jours ouvrables). Elles travaillent environ douze heures par jour, de 7 heures du matin à 7 heures du soir, horaire souvent prolongé jusqu'à 9 heures du soir sur leur demande, car elles sont payées à la tâche. Ces longues journées de travail sont coupées par les repas, le matin de 10 à 11 heures et l'après midi de 2 à 3 heures. Elles perçoivent leur salaire le samedi, puis le nonodi (9ème jour de la décade). Seules les apprenties et les plieuses reçoivent une somme fixe, les autres sont payées à la tâche, suivant la quantité et la qualité (estimée par les chefs d'atelier) du fil fabriqué. Le travail du coton est le mieux payé, puis celui du lin et enfin celui du chanvre, mais, de toutes les façons, la majorité des ouvrières touchent des salaires dérisoires, de 10 à 16 sols par jour en 1793 et 1794, ce qui représente environ la moitié du salaire féminin moyen – lui même inférieur généralement de moitié aux salaires masculins. Or, aux mêmes dates, il est admis que 30 sols par jour, soit deux à trois fois plus que ce que reçoit une indigente travaillant dans les filatures, sont nécessaires à une personne seule pour se loger et se nourrir (9).
Les administrateurs des filatures ne cachent d'ailleurs pas que « le but de l'établissement a été de payer un prix au dessous de celui des manufactures privées » afin de ne pas débaucher leurs ouvrières (10). Les manufactures nationales, qui sont avant tout des ateliers de charité pour femmes, fournissent un travail de secours à des indigentes au chômage et il n'est pas question de faire du tort aux entreprises privées. Pour arrondir leurs salaires de misère, les ouvrières font embaucher leurs petites filles, des gamines de moins de 10 ans, comme apprenties payées 4 sols par jour. À la somme gagnée s'ajoutaient deux soupes par jour, jugées immangeables et très vite remplacées par du pain : d'abord six livres par semaine et par personne, puis, prenant comme prétexte la cherté du pain, les administrateurs réduisent cette ration à quatre livres par semaine à partir d'octobre 1791.
Les ouvrières
Pour postuler une place dans les ateliers de filature, il était nécessaire de présenter un certificat de résidence et d'indigence rédigé d'abord par le curé de la paroisse, puis par les autorités sectionnaires. Six cartons aux Archives nationales contiennent ainsi 4514 demandes de femmes (11). Certains certificats nous renseignent sur l'âge de la postulante, sa profession et celle de son mari, la raison de sa demande, mais sur la plupart ne figurent que son nom et son adresse : les chiffres fournis ci-dessous ne sont donc que des minima.
Les indigentes habitent dans les mêmes quartiers que les fileuses ou les ouvrières en gaze, quartiers d'ailleurs choisis pour abriter les manufactures : faubourgs du nord et surtout faubourg Saint Marcel (45,61% des demandes en proviennent) ; l'ensemble de la rive gauche totalise à elle seule les trois quarts des demandes (et même 78% si on lui ajoute les îles de 1a Cité et Saint Louis). La prédominance des sections de l'Observatoire et du Jardin des Plantes est due d'une part à la proximité des ateliers des Jacobins, et d'autre part au grand nombre d'ouvrières en gaze de ces quartiers. Les sections artisanales du centre ou bourgeoises à l'ouest de la rive droite sont en revanche très peu représentées, notamment eu égard au nombre de leurs habitantes. Une petite quantité d'indigentes proviennent du faubourg Saint Antoine, qui abritait de nombreuses ouvrières en gaze ou fileuses ; mais leur part dans la population féminine de ce quartier est en fait très faible et tient probablement à l'éloignement géographique des deux filatures.
De 4 à 93 ans, tous les âges sont représentés dans les filatures. Certaines tranches reviennent cependant plus souvent : fillettes de 10 à 15 ans dont la mère travaille généralement aussi dans l'atelier ; femmes de 30 à 34 ans, mères de famille chargées de jeunes enfants, dont le mari est aux frontières et qui viennent parfois filer dans les ateliers leurs nourrissons dans les bras ; enfin l'on a une proportion assez importante de vieilles femmes de plus de 60 ans qui épluchent le coton dans les ateliers.
Celles qui précisent leur profession d'origine sont en majorité des ouvrières du textile : 21% de fileuses et d'ouvrières en coton, 20% d'ouvrières en linge, 10% d'ouvrières en gaze – ces dernières sont en fait plus nombreuses car les habitantes des deux sections à fort recrutement de l'Observatoire et du Jardin des Plantes qui n'indiquent pas leur ancienne profession mais simplement que « leur état ne va plus » travaillaient le plus souvent dans cette branche. Viennent ensuite les domestiques sans condition (15%), les marchandes trop pauvres pour se procurer les fonds nécessaires à la poursuite de leur commerce (11%), les blanchisseuses sans occupation ou hors d'état physique de continuer leur métier, très éprouvant physiquement (7%). Quant aux ouvrières de l'artisanat, elles sont peu nombreuses (6%), ce qui est parfaitement conforme au peu de demandes des sections du centre.
Dans certaines demandes est précisée la profession du mari ou du père de la postulante. Ce sont en majorité des compagnons artisans, des gagne deniers, des porteurs d'eau, des forts du port ou des ouvriers du bâtiment. Plusieurs indigentes sont mariées à des travailleurs de secteurs touchés par la crise : le cas le plus courant est celui de l’ouvrière en gaze au chômage mariée à un ouvrier en gaze lui même sans travail. Bon nombre d'époux de postulantes (au moins 74) sont d'ailleurs chômeurs et plusieurs (au moins 48) employés dans les ateliers de secours pour hommes. Malades ou infirmes, d'autres sont à la charge de leur épouse. Enfin, à partir de 1792, nombreuses (148) sont les demandes qui précisent que le père, le mari ou le fils qui fournissai(en)t en partie aux besoins de la postulante est à l'armée.
Le chômage reste la cause première du désir des ouvrières d'être admises dans les ateliers : plusieurs centaines de demandes proviennent de femmes qui sont sans ouvrage depuis six semaines à deux ans. Les autres raisons sont la vieillesse, l'infirmité ou la mauvaise santé de la travailleuse. Quelques unes sont faites par des femmes qu'un accident (vol, incendie, etc.) a réduites à la misère. Au moins 107 de ces indigentes sont d'ailleurs secourues par leur paroisse, puis par leur section, et reçoivent donc des secours en nature ou en argent en plus du secours en travail qu'elles vont chercher dans les filatures.
Des indigentes en lutte
Dès l'ouverture des ateliers de filature, les directeurs s'inquiètent de ces énormes rassemblements d'ouvrières et rappellent que « l'on a plusieurs exemples de révoltes excitées par des femmes » (12). Effectivement, jusqu'à leur fermeture, les filatures sont sans cesse agitées par les explosions de colère des ouvrières. On relève ainsi des mouvements d'insubordination et des pétitions d'ouvrières en 1790, 1791, 1792, mais toutes ces agitations prennent une ampleur particulière dans la filature des Jacobins pendant l'hiver et surtout le printemps de l'an II (1794). Politiquement, cette époque est marquée par l'offensive des « Hébertistes » qui s'opposent aux Jacobins. Economiquement, Paris connaît une importante crise de subsistances. Ce contexte politique et économique n'est pas sans incidence sur l’effervescence qui règne alors dans la filature des Jacobins.
Je ne développerai pas ici dans le détail les luttes des ouvrières (13). Disons brièvement que pendant l'hiver et le printemps de l'an II les ouvrières adressent pétitions sur pétitions aux administrateurs municipaux et à la Convention, qu'elles se tournent vers les sociétés populaires des sans culottes qui vont d'ailleurs les défendre : à l'intérieur de la filature, l'insubordination est portée à un tel point que le directeur est obligé de démissionner le 18 mars 1974.
Les plaintes des fileuses des Jacobins sont multiples. Les plus fréquentes concernent leurs misérables salaires : le tarif est insuffisant, on a supprimé des heures de veillée, le cardage du coton n'est pas payé ; elles demandent également que l'entretien des rouets, qui leur a été attribué depuis peu, soit de nouveau pris en charge par l'administration car il diminue leur salaire. Et surtout, elles demandent que les deux livres de pain supprimées en 1791 leur soient de nouveau distribuées chaque semaine en plus des quatre livres restantes et même qu'on leur « rembourse » (sic) toutes celles qu'on leur a « retenues » (sic) de 1791 à 1794 (14). Par ailleurs, elles tiennent à travailler dans des conditions correctes, demandent un bon éclairage, se plaignent de ce que les ateliers sont malsains faute de carrelage et réclament une augmentation de bois pour le poêle.
Leurs pétitions sont intéressantes car elles montrent que ces travailleuses ne considèrent pas que le fait d'être des indigentes à qui l'on fournit des travaux de secours soit une raison pour justifier leur exploitation. La Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1793 assure que « les secours publics sont une dette sacrée et que la société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler » (article 21). Les ouvrières connaissent la Déclaration, elles ne considèrent pas que les secours en travail que leur procure l'Etat soit un acte de charité mais elles pensent plutôt que c'est là un devoir de la Nation, une ressource qui leur est due. Comme leur sont dues ces deux livres de pain que, bien qu'elles leur aient été supprimées il y a trois ans, elles ne cessent de réclamer à corps et à cris. Est également intéressant le langage employé dans leurs pétitions, construites avec des termes politiques. Révélatrice enfin, leur propre perception d'elles mêmes : elles ne se pensent pas comme des pauvres quémandant un travail comme une aumône, mais comme des citoyennes, comme des femmes de sans culottes et de soldats révolutionnaires dont la République doit assurer la subsistance.
Voici par exemple la pétition qu'elles présentent aux sociétés populaires en février 1794 (15)
« L'oppression est au dernier degré et nos réclamations faites à l'administration en différentes fois sont devenues illusoires (...) Point de réclamations, tout cela devenait inutile, point de réplique, sans quoi la porte, il fallait nous taire. Voilà, citoyens, les hommes qu'on a mis pour gouverner les pauvres infortunées. Vous ne devez pas douter que ces messieurs sont fort indifférents pour le sort des femmes de sans culottes. Point d'honnêteté et encore moins de pitié. Vous êtes justes, républicains, nous espérons tout de vous, que vous ferez tout pour adoucir notre sort. »
Et les sociétés populaires qui les défendent écrivent de la même façon le 9 mai 1794 (16) :
«Les citoyennes ont réclamé des secours de pain qu'on leur a ôtés, des augmentations sur le prix de leur ouvrage, pourroit on voir dans leurs démarches de la fermentation, des mouvements ? Un vrai sans culotte ne pourrait il donc faire entendre sa voix quand il souffre sans que l'on le regarde comme un perturbateur ? »
Car, effectivement, les administrateurs n'ont pas pris le parti des ouvrières. Ils ont au contraire remplacé le directeur démissionnaire par « un homme ferme, sachant maintenir I'ordre et assurer par son énergie le succès des mesures rigoureuses que l'administration se propose de prendre pour rappeler au devoir ceux qui s'en sont écartés » (17). Ce nouveau directeur renvoie les meneuses ou les soumet à des mesures discriminatoires et vexatoires. De plus, il diminue la quantité de travail accordé à chaque ouvrière : comme elles sont payées à la tâche, cette mesure représente pour elles un manque à gagner dont elles se plaignent par des pétitions. Mais la « fermeté » porte ses fruits et, avec en arrière plan la perte de vitesse que connaît alors le mouvement sans culotte, I'agitation cesse peu à peu dans la manufacture des Jacobins.
En revanche, à partir de l'automne 1794, elle reprend dans l'autre filature, celle du Nord (ci devant des Récollets), qui a traversé la crise du printemps de l'an II sans émoi visible. Le 30 septembre 1794, son directeur appelle à 1'aide la Commission nationale en lui indiquant « que depuis quelques temps c'est un enfer d'exister avec ces femmes ». Le 11 novembre 1794, il lui écrit de nouveau que « les ouvrières cabalent entre elles, qu'elles montent leur filature à un prix excessif et disent ouvertement que si elles ne sont pas payées ainsi qu'elles doivent l'être, elles iront à la Convention et fermeront les ateliers en mettant les chefs dehors, que les ateliers leur appartiennent » (18). Encore une fois, l'on est loin de l'image d'indigentes dociles. Comme leurs camarades des Jacobins, les fileuses de la manufacture du Nord estiment qu'elles ont des droits, et que ce n'est pas parce que sans ce travail elles seraient sans aucune ressource, qu'on peut se permettre de les sous payer. Plus, elles estiment que les ateliers leur appartiennent parce qu'il s'agit d'ateliers nationaux, de propriétés nationales qui appartiennent à la Nation, au peuple dont elles font partie. On est bien éloigné de l'idée de charité.
Mais les administrateurs affirment ouvertement leurs intentions : faire du profit (du moins un minimum) et surtout éviter les troubles. Dans ce but, ils prennent le 4 janvier 1795 un arrêté généralisant le travail à domicile : « Le grand nombre d’individus de tout âge que les ateliers réunissaient chaque jour ayant dans plusieurs occasions donné lieu à des troubles ou à des désordres inquiétants pour la tranquillité publique, il a paru convenable de supprimer le travail intérieur et d'y substituer le travail à domicile », qui réunit les avantages « d'éviter de grands rassemblements d'individus (...) et de procurer à l'établissement de plus belles filatures», qui de plus coûtent moins cher à l'Etat (19).
Le travail en chambre est souvent impraticable pour des indigentes qui vivent dans des réduits où elles n'ont pas la place d’installer un rouet – I'une d'elles affirme même être « obligée faute de place de filer dans une cour »(20). Les ouvrières de la filature du Nord refusent donc de quitter les locaux de la manufacture, en affirmant qu'on ne les en chassera pas. Une cinquantaine d'entre elles assiègent le directeur dans son bureau. La Commission d'Agriculture et des Arts est alors obligée de s'incliner et d'accepter la majorité de leurs revendications. Mais peu de temps après l'administration essaie de nouveau d’imposer le travail à domicile : les ouvrières recommencent leurs démarches et finalement le 7 avril 1795 (18 germinal an III), quelques jours à peine après l'échec de l'insurrection populaire des 12 et 13 germinal, la Commission nationale des Secours publics pose la question suivante : « Les réclamations des fileuses de coton et leur résistance (...) doivent elles arrêter la Commission et l'obliger à condescendre à leurs désirs ? ». Elle rappelle qu'après tout ce ne sont que des indigentes « qui ne peuvent se procurer du travail ailleurs et que c'est une ressource qui leur est offerte » : «celui qui vient réclamer ce travail a t il le droit de choisir l'ouvrage qui lui convient le mieux ou qui lui plaît davantage ? La Commission ne le pense pas... » (21).
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Ce rapport est caractéristique de l'an III et de la nouvelle société que les Conventionnels s'efforceront de mettre en place à travers la nouvelle Constitution (1795). À la veille du Directoire, les établissements de filature ne sont plus ni les œuvres de charité de l'Ancien Régime comme les concevait encore en 1789 Bailly, ni les ateliers fournissant du travail à des femmes que la République avait le devoir de secourir puisque la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1793 considérait les secours comme une « dette sacrée ». En 1795, il est affirmé sans détours que ce sont des entreprises qui doivent être rentables. Quant aux femmes qui y travaillent, ce ne sont plus ni des « pauvres » secourues par charité chrétienne, ni des indigentes « malheureuses » à qui « la société doit la subsistance (...) en leur procurant du travail » (article 21 de la Déclaration des Droits de 1793), mais de simples ouvrières qui n'ont pas leur mot à dire, devant se borner à écouter les directives de leurs employeurs sans faire entendre leur voix, et qui devraient encore s'estimer heureuses qu'on leur fournisse du travail.
Bien sûr, l'on trouvait déjà des traces de telles théories dans le courant du XVIIIe siècle, mais ce sont elles qui sortent en vainqueurs de la Révolution et non pas l'idée que la société est redevable envers ceux que l'on appelait les « malheureux » (sociaux). Idée déjà présente en 1790 chez La Rochefoucault Liancourt et nettement précisée en 1793 et 1794, que ce soit dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen qui fait de l'assistance un principe constitutionnel, ou dans les discours de révolutionnaires comme Barère, Collot d'Herbois, Saint Just (22), etc.
L'exemple des filatures nationales ne doit pas faire oublier que les révolutionnaires, reprenant la tâche d'assistance dévolue au clergé pendant l'Ancien Régime, ont eu une politique d'aide sociale : des secours, en argent ou en nature, étaient distribués, sans demander un travail en contrepartie, aux indigents, aux femmes enceintes, aux familles des soldats. Des Comités de bienfaisance ont été créés par les sections ou les communes. L'assistance a été laïcisée et, toujours en accord avec ce principe qu'il y avait là « dette » de la société, les révolutionnaires ont tenté pendant l'an II de l'organiser comme une affaire nationale et non plus privée, laissée à la libre générosité de bienfaiteurs particuliers qui auraient « leurs pauvres ». C'est ainsi que le 22 floréal an II (11 mai 1794), après un rapport de Barère au nom du Comité de Salut public, la Convention créait un Livre de la bienfaisance nationale : ce décret du 22 floréal instaurait pour les indigents ruraux (travailleurs âgés ou malades, familles nombreuses) un système de protection sociale et de médecine gratuite, système profondément anticipateur qui n'eût malheureusement pas le temps d'être appliqué (23).
Mais ce que met néanmoins à jour l'exemple des ateliers nationaux de filature, c'est une mutation de la figure du pauvre, de l'indigent. Les indigentes employées par les filatures le sont par manque d'ouvrage, ce sont des chômeuses. Pour les révolutionnaires de 1795, le fait de leur procurer du travail est amplement suffisant et elles n'ont plus rien à dire ou à demander, même si la rémunération de ce travail ne leur permet pas de vivre. En revanche, ces indigentes devenues fileuses partagent avec la sans culotterie parisienne la notion du droit à l'existence qui, pour elles, ne passe pas simplement par l'application d'un maximum des denrées de première nécessité, mais également par une juste rétribution de leur travail. L'idée de droit est d'ailleurs au cœur de leur propre représentation d'elles mêmes : comme « infortunées », « malheureuses », comme membres du peuple, comme citoyennes, elles ont le droit de pourvoir à leur existence, de se défendre et d'être traitées avec dignité. Entre elles et les commissions nationales de l'an III (qui sont, soulignons le, rétrogrades par rapport au Comité de Mendicité de 1790), il y a tout le fossé qui sépare ceux qui pensent que percevoir des ressources quand on en est dénué est une faveur et ceux qui pensent que c'est un droit.
Notes
(1) Cf. Par exemple L.S. MERCIER, Tableau de Paris, Amsterdam 1783, t. IX ; DE VILLETTE, Mes cahiers, Senlis 1789 ; Pétition des femmes du Tiers Etat au Roi, janvier 1789.
(2) 4000 ouvrières pour 2000 ouvriers dans la fabrication des éventails, 4000 ouvrières et 1000 ouvriers dans la passementerie sous 1'Empire, d'après R. MONNIER, «L'évolution de l'industrie et le travail des femmes sous l'Empire», Bulletin d'histoire économique et sociale de la Révolution française 1979, Paris 1980.
(3) AN, Paris F15/ 3582.
(4) A. FARGE, Vivre dans le rue à Paris au XVlIIe siècle, Paris, Gallimard, 1979 ; Daniel ROCHE, Le Peuple de Paris, Essai sur la culture populaire au 18e siècle, Paris, Aubier-Montaigne, 1981.
(5) Cité par A. TUETEY, L'assistance publique à Paris pendant la Révolution, Paris 1895 1897, 4 vol., t. II, p. 547.
(6) LA ROCHEFOUCAULT LIANCOURT, Premier rapport du Comité de Mendicité, Paris 1790.
(7) A. TUETEY, L'assistance publique…., t. II, p. 547.
(8) Tous les renseignements donnés sur l'organisation des manufactures, les effectifs, les salaires des ouvrières proviennent de AN, F 15/ 3586, 3571, 3564, 3461, 3566, 3567, 3569. Une série de graphiques construits à partir de ces renseignements sont publiés dans : Dominique GODINEAU, Citoyennes Tricoteuse. Les femmes du peuple à Paris pendant la Révolution française, Aix-en-Provence, Alinéa, 1988 ; rééd. Paris, Perrin, 2004, p. 92-93.
(9)En Messidor an II, le Comité de Salut public décidait par exemple d'accorder 30 sols par jour, pendant 3 jours, à la jeune provinciale arrivant à Paris : A.N., F7*/ 2485 f. 163.
(10) AN F 15/ 3575 3576.
(11) AN F15/ 4579, 4580, 4582, 4588, 4589, 3603 3604.
(12) AN F15/ 3581.
(13) Pour le détail de ces luttes, cf. D. GODINEAU, Citoyennes Tricoteuses..., « Quand l’ouvrière est citoyenne », p. 89-105.
(14) AN, F15/ 3603 3604.
(15) AN, W 351 d. 717, Neuve Eglise
(16) AN, F15/ 3575 3576.
(17) Ibidem.
(18) AN, Fl5/ 3567, lettres des 7 vendémiaire et 21 brumaire an III.
(19) AN, F15/ 3567.
(20) AN, F15/ 3603 3604, rapport du 18 germinal an III.
(21) Ibid.
(22) Cf. en particulier : Collot d’Herbois, Instruction adressée aux autorités des départemens de Rhône et Loire…. (dite Instruction de Commune-Affranchie), 26 brumaire an II ; Saint-Just, Rapport fait à la Convention, au nom du Comité de Salut public, le 13 ventôse an II (sur les « décrets de ventôse ») ; Barère, Rapport fait à la Convention, au nom du Comité de Salut public, le 22 floréal an II « sur les moyens d’extirper la mendicité » (Livre de la bienfaisance nationale)
(23) Cf. aussi : J.-P. Gross, Egalitarisme jacobin et droits de l'Homme, 1793-1794, Arcanteres, 2000.
N.B. Ce texte est issu d’une communication faite au colloque « Povertà e beneficenza in ambiente urbano », Naples, février 1988, et publiée dans G. BOTTI, L. GUIDI, L. VALENZI (ed.), Povertà e beneficenza tra Rivoluzione e Restaurazione, Napoli, Morano Editore, 1990, p. 125-142.
Dominique Godineau, "Les secours aux indigents : un droit ou une faveur", Etudes, Révolution Française.net, mis en ligne le 1er juin 2008, URL: http://revolution-francaise.net/2008/06/01/236-secours-indigents-droit-faveur
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