Précisons également que, pendant la Révolution française, élections ou référendums se déroulent au sein d'assemblées. Appelées assemblées primaires, elles réunissent les citoyens d'une section dans les grandes villes, ou d'une commune, ou d'un canton. Le mode de scrutin n'est pas fixé : il peut être à bulletins secrets, par appel nominal oral, à mains levées, voire par acclamations. Théoriquement, les femmes ne participent pas à ces assemblées primaires. Mais d'autres types de vote peuvent avoir lieu, hors des assemblées primaires, auxquels participent parfois des (et non les) femmes.

Les occasions de vote hors des assemblées primaires

Rappelons d'abord que, avant même que la Révolution ne commence, en 1789 des femmes ont participé à l'élection des députés aux Etats Généraux (2). Dans l'ordre de la noblesse, les femmes possédant un fief pouvaient voter. Dans le Tiers Etat, à la campagne, les femmes chefs de feu (foyer fiscal) pouvaient participer à l'assemblée paroissiale qui rédigeait le cahier de doléances et élisait des délégués à l'assemblée du bailliage : effectivement, dans certaines régions, on retrouve les noms de quelques veuves dans les procès verbaux d'assemblée. En conclure que les femmes possédaient le droit de vote et la citoyenneté n'aurait pas de sens. Dans l'Ancien Régime, le citoyen n'existe pas et le vote n'est donc pas lié à l'idée de citoyenneté. On peut simplement remarquer que, lors de certaines occasions, certaines femmes pouvaient voter.

Puis la Révolution inscrit dans ses fondements les notions de souveraineté populaire et de citoyenneté politique. Dès juillet 1789, l'Assemblée nationale s'efforce de définir ce nouvel être qui participe à la souveraineté : le citoyen. Une semaine après la prise de la Bastille, le 21 juillet 1789, Sieyès propose à l'Assemblée de distinguer deux groupes de citoyens, les passifs et les actifs. Les premiers, qui « peuvent jouir des avantages de la société », n'ont en revanche « pas droit à prendre une part active dans la formation des pouvoirs publics ». Et Sieyès précise : « Les femmes, du moins dans l'état actuel, les enfants, les étrangers, ceux encore qui ne contribueraient en rien à soutenir l'établissement public, ne doivent point influer activement sur la chose publique (3). » I1 est donc affirmé tout à fait clairement que les femmes font partie des citoyens passifs, et ne peuvent donc voter au sein des assemblées primaires.

Après la chute de la royauté en août 1792, la distinction entre actifs et passifs est supprimée... au sein la population masculine adulte, puisque les femmes restent quant à elles exclues du droit de vote. Ou plus exactement du vote symbole de la citoyenneté politique, par lequel le citoyen participe à la souveraineté et choisit ses représentants. Car la loi du l0 juin 1793 sur le partage des biens communaux précise que, dans chaque commune, le partage sera décidé ou refusé par le vote d'une « assemblée des habitants », composée des « individus de tout sexe », âgés de 21 ans ou plus et domiciliés depuis au moins un an dans la commune. Cette loi est fondamentale dans l'histoire de la Révolution et de la paysannerie française. I1 n'est donc pas sans intérêt de noter que, à défaut du droit de vote, elle accorde un droit de vote aux femmes. Mais un vote qui n'est pas directement politique, au sens étroit du terme, un vote qui a lieu au sein de l'assemblée des habitants et non des assemblées primaires de citoyens : un vote qui, s'il confère peut être une « citoyenneté communale (4) » aux femmes, ne les insère pas pleinement dans l'espace de la citoyenneté politique.

Toujours hors des assemblées primaires proprement dites, des femmes votent parfois dans certaines assemblées politiques. A Paris (5) il leur arrive de voter dans les assemblées générales de section. Ces assemblées, qui forment le cadre des assemblées primaires (6), sont les cellules de base de la vie politique populaire : elles se réunissent plusieurs fois par semaine dans une section, dirigent la vie politique sectionnaire, envoient des pétitions aux députés, etc. Elles sont considérées par les sans culottes comme une émanation du peuple souverain, « I'organe suprême de la section » (7) : les femmes n'y possèdent donc pas le droit de délibération et encore moins celui de vote. Installées dans les tribunes ouvertes au public, elles peuvent cependant en suivre les débats. Mais l'on sait que lors des luttes intenses pour le pouvoir sectionnaire, en 1793 et 1795 notamment, des femmes ont voté, soit lors de votes par acclamations, soit même à mains levées. Ainsi, en février 1795, dans l'assemblée de la section parisienne de la République (8), « le parti /des sans culottes/ était renforcé par une grande quantité de femmes qui se cachaient derrière, mais qui vociféraient aux signaux qui leur étaient faits et qui levaient la main lorsque l'on mettait aux voix.. ». Toutefois ces votes féminins ont toujours lieu dans des contextes de crise aiguë et restent exceptionnels.

Des femmes ont également voté au sein des sociétés populaires mixtes. Politiquement très actives en 1793 et 1794, les sociétés populaires de section se réunissaient les jours où l'assemblée générale ne tenait pas ses séances. Ne représentant pas le peuple souverain mais étant de simples sociétés de particuliers, rien ne les empêchait d'être mixtes (9), si elles le désiraient. Dans ce cas, les femmes inscrites à la société en étaient membres à part entière : elles délibéraient et votaient dans les séances de la société, pouvaient même être élues au bureau ou choisies comme oratrices de députations. Or, de l'automne 1793 au printemps 1794, les sociétés populaires sectionnaires parisiennes, mixtes ou non, constituent « l'armature du mouvement populaire » (10). Dans bien des sections parisiennes, elles remplacent dans les faits les assemblées générales qui suivent leurs directives; elles contrôlent les fonctionnaires sectionnaires et distribuent les certificats de civisme (normalement délivrés par les assemblées générales) nécessaires pour ne pas être considéré comme suspect politique. Bref, elles dirigent la vie politique locale. On a donc une situation étonnante : alors que les femmes sont exclues de tout droit politique, des femmes, des militantes, participent au pouvoir sectionnaire, à la direction politique de certaines sections, au sein des sociétés populaires mixtes. Paradoxe qui n'a d'ailleurs pas échappé aux contemporains. Certains dénoncent la place des femmes dans les sociétés populaires mixtes. Un homme s'indigne de ce que des femmes interrogent « sur des questions dogmatiques et politiques les citoyens instruits qui ont besoin de certificats de civisme » et se plaint d'avoir vu « la dignité de l'homme offensée en passant sur la censure de quelques femmes pour être admis » à la Société Fraternelle des Deux Sexes du Panthéon Français, qu'il qualifie d'hermaphrodite (11). Dans une autre section, c'est une femme qui s'insurge contre le fait que quatre citoyennes de la société populaire siègent au comité épuratoire de la section : leur vote est illégal, écrit elle, car la loi défend aux femmes d'émettre leurs vœux (12).

Ces différents exemples de votes féminins rappellent qu'il a existé une pratique féminine du vote, politique ou non. Mais néanmoins aucun d'eux ne concerne un scrutin national dans les assemblées primaires, les assemblées électorales. Pour étudier la participation féminine à ce type de scrutin, on peut s'appuyer sur le vote pour l'acceptation de la Constitution de 1793.

Le vote pour la Constitution de 1793

Précédée d'une nouvelle Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, la Constitution est adoptée par les députés le 24 juin 1793, et soumise ensuite à référendum populaire : en juillet, dans toute la France, les assemblées primaires se réunissent, votent et font part de leur vote à la Convention.

Ce scrutin constitue un test particulièrement intéressant pour étudier le suffrage des femmes car il se situe à une date où le mouvement féminin révolutionnaire est particulièrement fort. Il a joué un rôle capital au printemps, rôle reconnu et même célébré par un nombre non négligeable de dirigeants révolutionnaires. On repère dans les archives un faisceau de signes qui indiquent une relative ouverture du mouvement révolutionnaire envers les femmes pendant l'été 1793, une certaine reconnaissance de leur existence en tant que sujets politiques (13). C'est par exemple alors que des sociétés populaires deviennent mixtes ou affirment vigoureusement que la mixité résulte du « principe d'Egalité sociale » ; le club parisien des Citoyennes Républicaines Révolutionnaires reçoit les éloges des autorités sans culottes parisiennes, qui leur reconnaissent le droit et même le devoir de participer activement, politiquement, à la Révolution. Symbole éloquent : lors de la grande fête révolutionnaire de l'Unité le 10 août 1793, mise en scène par David (peintre et député montagnard), les femmes sont célébrées comme membres du Souverain ayant joué un rôle actif dans le processus révolutionnaire. C’est à ma connaissance la seule fête révolutionnaire où elles ne sont pas seu1ement présentes en tant que mères, épouses ou figures allégoriques. Et que les femmes aient été légalement comprises en juin dans le vote sur le partage des biens communaux en est peut être un dernier exemple. Quoi qu'il en soit, s'il y a bien une date où des femmes ont pu transgresser la loi et voter dans les assemblées primaires, c'est bien l'été 1793.

Or, effectivement, des femmes ont voté. À Paris, je n'ai trouvé aucune mention de vote féminin. En revanche, les archives recèlent un nombre significatif de discours ou d'adresses de femmes qui assurent au députés que, elles aussi, citoyennes de la section x ou y, elles adhèrent à l'acte constitutionnel « présenté à la sanction du peuple souverain (14). Elle se placent donc d'emblée dans l'espace politique de la souveraineté.

Souvent ces discours font entendre en termes plus ou moins voilés l'amertume de ne pas posséder le droit de vote. Les citoyennes de la section de la Croix Rouge assurent ainsi que « si la nature de leur sexe ne leur permet pas de voter, leur cœur n'en est pas moins sensible ». Celles du Faubourg Montmartre, « que la loi prive du droit précieux de voter », tiennent pourtant à « manifester leur adhésion » (15).

En province, des femmes auraient participé au scrutin d'au moins une trentaine d'assemblées électorales, avec les hommes ou après eux (16). De plus, on relève plusieurs mentions de votes séparés de femmes, dans des assemblées particulières qu'elles forment à l'occasion, ou au sein de leurs clubs. Ainsi 363 « citoyennes Républicaines » de Clermont Ferrand écrivent aux députés que « elles eussent toutes signé l'acceptation de l'acte constitutionnel si la loi eut agréé de cette manière leurs vœux politiques ; c'est à ce défaut qu'elles vous expriment leur adhésion formelle » (17).

Le club des Citoyennes Sans Culottes du Mans déclare quant à lui : « Privées par notre sexe du droit honorable de donner notre suffrage dans les assemblées primaires, qu'il nous soit au moins permis de faire entendre notre voix... » (18). Le 14 juillet 1793, jour où se réunit 1'assemblée primaire du canton de Damazan (Lot et Garonne), la Société des Amies de la Liberté et de l'Egalité du canton tient parallèlement séance : la Constitution est discutée, mise aux voix et acceptée à l'unanimité. Il est même envisagé d’envoyer l'une d'entre elles à Paris pour faire connaître de vive voix leur « opinion » à la Convention; mais elles décident finalement que l'argent économisé pour ce voyage sera versé aux « frères de la Vendée » : le délégué du canton qui ira faire part à la Convention de l'acceptation des hommes « y portera également celle des femmes » (19).

Dans deux cantons de la Dordogne, Excideuil et Beaumont, des citoyennes demandent à être admises au sein des assemblées primaires, qui viennent juste de voter, pour à leur tour accepter l'acte constitutionnel. A Beaumont, elles prononcent à cette occasion un discours jugé « plein de civisme » par l'assemblée primaire, qui décide même de I'annexer à son propre procès verbal pour être lu à la Convention (20). Or ce discours, signé par 34 femmes, réclame en fait le droit de vote : « notre sexe est jaloux de partager votre empire /.../ les citoyennes n'ont elles pas aussi le droit de ratifier un acte auquel elles ont si efficacement coopérer ? /.../ Nous reconnaissons les Droits de l'Homme qui sont aussi les nôtres, nous acceptons unanimement la Constitution républicaine (21). »

Le club de femmes de Besançon aurait également demandé le droit de vote (22). Et deux citoyennes s'adressent à la Convention en termes très clairs lors du vote de la Constitution de 1793. La femme Thiefaine, de Valognes, demande aux députés de vaincre les injustes préjugés envers son sexe, qui « semblent l'éloigner sans retour de toute administration publique et lui interdire même jusqu'à l'expression de ses sentiments sur les grands intérêts de la Patrie » (23). Et une Parisienne de la section de Beaurepaire, dont le nom nous reste inconnu, prend la parole après la délégation des hommes de sa section et s'exclame : « Citoyens législateurs, vous avez donné aux hommes une Constitution, ils jouissent maintenant de tous les droits des hommes libres, mais les femmes sont bien loin d'être à cette hauteur. Elles ne sont point comptées dans le système politique. Nous vous demandons des assemblées primaires, et comme la Constitution repose sur les Droits de l'Homme, nous en réclamons aujourd'hui l'entier exercice. » (24).

Quatre revendications du droit de vote retrouvées dans les archives, c'est bien peu dira-t-on. C'est vrai, mais il semblait malgré tout important de les mentionner, ne serait ce que pour rappeler que la question a été posée, dans des termes qui méritent réflexion (25). Peut on affirmer en conclusion qu'il y a eu suffrage féminin représentatif en 1793 ? Je ne pense pas que l'on puisse assurer que les femmes ont participé au scrutin de façon significative au sein des assemblées primaires. Malgré les différents exemples cités, le vote est resté masculin. Si on considère le suffrage comme le pouvoir de participer à la décision de choix politiques, il est clair que les femmes ne possèdent pas ce pouvoir. Elles sont exclues du droit de vote par la loi et dans les faits : il n'y a pas eu transgression massive de la loi, sauf dans quelques cas particuliers.

En revanche, si on envisage le vote comme moyen de se faire entendre et, d'un point de vue symbolique, comme un des éléments de la souveraineté, il ne faut surtout pas ignorer ou sous estimer les différentes adresses de femmes qui se sont réunies pour voter ou, au moins, faire savoir aux députés que elles aussi acceptaient la Constitution. Ces adresses ne sont pas seulement le reflet de leur engagement politique, de leur soutien révolutionnaire aux Montagnards. On ne leur avait rien demandé. Leur vote est avant tout symbolique : il n'est pas illégal mais il n'a aucun poids légal et elles le savent. Cependant, en se réunissant ainsi et en faisant solennellement part à la Convention de leur assentiment, elles transforment un acte privé, I'adhésion personnelle à la Constitution d'un individu exclu du droit politique, en un acte public, dont les auteurs, des citoyennes, s'inscrivent dans le corps politique. Elles marquent ainsi leur volonté de s'intégrer dans le Souverain, d'en être reconnues membres, d'exercer la souveraineté populaire en dépit de leur exclusion légale du corps électoral – et cela dans un lieu hautement symbolique de la souveraineté, I'Assemblée nationale, « sanctuaire des lois ». Par là même, elles font acte de citoyenneté, elles se réapproprient un droit dont elles ne jouissent pas.

Les revendications du droit

À l'occasion du vote de la constitution, certaines, peu nombreuses, ont explicitement revendiqué ce droit. Or ce n'est pas le seul moment de la Révolution où l'on trouve trace de cette revendication.

En 1789, plusieurs brochures assurent que les Etats généraux ne peuvent être qualifiés de « généraux » puisque les femmes n'y sont point représentées. Ces documents sont parfois sérieux et parfois construits sur le mode du pastiche libertin, suivant une pratique répandue à la fin du XVIIIe siècle. Leurs auteurs sont favorables ou, plus souvent, hostiles à la tenue des Etats généraux. Mais quoi qu'il en soit, la fréquence de l'argument (26) atteste bien que la question de la non représentation des femmes a dû être discutée à ce moment là – peut être dans certains cercles aristocratiques comme le laisseraient penser les opinions politiques de la majorité des auteurs, opposés à une politique de réformes.

La seconde séquence chronologique où se concentrent ces écrits revendicatifs se situe à l'été 1791. Ce n'est point un hasard. Comme en 1793,1'Assemblée nationale rédige en effet une constitution, celle de 1791, votée le 4 septembre par les députés. Ainsi la célèbre Déclaration des Droits dé la Femme et de la Citoyenne d'Olympe de Gouges est elle datée de septembre 1791. Et, quel que soit son poids particulier, ce texte peut être replacé à l'intérieur d'une production féminine non négligeable. C'est par exemple en juillet août qu'est publiée la brochure anonyme Du Sort actuel des Femmes, attribuée à Madame de Cambis (27) : son auteur demande que 1'on rende ses droits politiques (droits naturels) à son sexe et se réfère à un passé gaulois mythique où, selon elle, les femmes « siégeaient encore dans les assemblées législatives. ».

Enfin, l'on a vu que, pendant l'été 1793, quelques femmes profitent du vote de la Constitution de 1793 pour faire part de leurs revendications à la Convention. Or, d'autres réclamations sont exprimées, à d'autres occasions, pendant l'été 1793. Une marchande de tabatières, membre du club parisien des Citoyennes Républicaines Révolutionnaires, assure par exemple dans une des séances du club que « les femmes sont dignes de gouverner, je dirai presque mieux que les hommes » (28). Et le 21 septembre 1793, à la suite d'une virulente campagne de la sans culotterie féminine (29), la Convention, cédant à la pression de ces militantes, rend obligatoire le port de la cocarde tricolore pour les femmes. Or, dans ce contexte de l'été 1793, obliger les femmes à porter la cocarde du citoyen, c'était leur reconnaître une existence politique de citoyennes. Cela est très nettement visible au travers de la campagne féminine qui a contraint la Convention à prendre ce décret. Cela se lit également sans ambiguïtés dans les réactions qu'il suscite : la mesure est vécue comme un pas vers l'égalité politique entre hommes et femmes. La rumeur galope dans les rues de Paris : après la cocarde, on va accorder le droit de s'armer et de voter dans les assemblées à des femmes ressemblant de plus en plus à des hommes car elles porteront les cheveux courts ! On sent alors percer une véritable angoisse masculine de perdre la suprématie politique, qui s'exprime assez fréquemment sur le mode du fantasme : une fois les femmes armées, elles égorgeront leurs compagnons par surprise et laisseront régner « une Catherine de Médicis qui enchaînera les hommes » ! – cette image de Saint Barthélemy sexuelle et la référence explicite à Catherine de Médicis ne sont évidemment point dues au hasard (30).

Mais cette angoisse repose aussi vraisemblablement sur des revendications féminines plus accentuées. En effet, le jour même du décret sur le port obligatoire de la cocarde, un observateur de police note que « des malveillants inspirent aux femmes le désir de partager les droits politiques des hommes. Quand elles auront la cocarde, disent ils, elles demanderont des cartes civiques, elles voudront voter dans nos assemblées ». Et le lendemain, il poursuit : ces mêmes « ennemis de la tranquillité publique /.../ cherchent à persuader les femmes qu'elles ont autant de droits que les hommes au gouvernement de leur pays, que le droit de voter dans les sections est un droit naturel qu'elles doivent réclamer, que dans un état où la loi consacre l'égalité, les femmes peuvent prétendre à tous les emplois civils et militaires » (31).

Ainsi, pendant l'été 1793, ces revendications émanent de femmes qui, même si elles restent toujours une minorité, ne sont plus de simples individualités séparées comme c'était encore le cas en 1791. Conscientes de la force donnée par leur engagement et leurs actions politiques, elles semblent revendiquer différents droits devant tendre à terme à une égalité politique. Et c'est justement pour cela qu'il était nécessaire d'y mettre un terme. Parce que commençait à naître un mouvement. Encore embryonnaire et non structuré, très fragile comme le prouvera la suite des événements, il avait malgré tout dangereusement tendance à se développer. D'où les attaques politiques contre le club des Citoyennes Républicaines Révolutionnaires dès la fin septembre et l'interdiction des clubs de femmes le 30 octobre (32). D'où aussi la condamnation d'Olympe de Gouges le 3 novembre, suivie de mises en garde contre les « femmes hommes » qui voudraient comme elle « être homme d'état » (33).

À la Convention, dans son rapport précédant l'interdiction des clubs de femmes, le député Amar examinait quelle devait être la place des femmes dans la société révolutionnaire (mères et épouses) et posait la question suivante : « les femmes peuvent elles exercer les droits politiques, et prendre une part active aux affaires du gouvernement ? » Après une série d'arguments très largement inspirés des théories médicales de la fin du XVIIIe siècle sur la « nature féminine », il concluait nettement : « il n’est pas possible que les femmes exercent les droits politiques. » (34).



À ma connaissance, c'est la seule fois pendant la Révolution où les députés ont examiné de façon spécifique la question, I'ont inscrite à leur ordre du jour. Ce qui, à mon sens, s'explique non pas tant par la plus grande misogynie des Montagnards, que par l'importance grandissante des revendications de femmes. Preuve en est que six mois plus tôt, en avril 1793, lors du débat législatif sur la nouvelle Constitution, le député Lanjuinais (Girondin), rapporteur du comité chargé de sa rédaction, n'avait déjà pas compris les femmes parmi « ceux qui sont admis à exercer les droits politiques, à voter dans les assemblées du peuple, ceux qui peuvent élire et être élus aux emplois publics ». En effet, répondant à la question « qu'est ce qu'un citoyen français ? », il avait considéré que « les enfants, insensés, mineurs, femmes, condamnés à des peines afflictives ou infamantes jusqu'à leur réhabilitation ne sont pas des citoyens » dans le sens politique du mot (35).

Pourtant, lors de ce débat législatif, deux députés font des propositions allant à contresens de cette affirmation. Dans Le partisan de I'égalité politique entre les individus paru en avril, Guyomar (proche des Girondins) réclame sans ambiguïté aucune le droit de « votation » pour les femmes et assure que, si elles n'ont pas ce droit, elles ne sont pas membres du Souverain : il est dès lors ridicule de les appeler citoyennes (36). Il envisage les modalités concrètes du prochain scrutin (acceptation de la Constitution) : hommes et femmes devraient voter séparément dans les sections et, en cas de désaccord, le président de la section (un homme) aurait voix prépondérante. En effet, à cause de « I'état actuel des mœurs » et du fait qu'elles ont été « sacrifiées à la féodalité » et « dégradées civiquement », les femmes sont peut être plus réactionnaires que les hommes. L'organisation proposée permettrait donc de respecter les principes de l'égalité des droits, tout en évitant le risque d'une éventuelle opposition féminine à la Constitution, résultant de leur condition historique. Le député montagnard Romme présente son projet de constitution le 17 avril à la Convention. Pour lui, les « membres du corps politique » sont « tous ceux qui peuvent servir la chose commune », c'est à dire « les pères, les mères de famille, ou ceux qui sont en âge de l'être. /.../ Tout homme, de l'un et de l'autre sexe, dès qu'il est parvenu à l'âge de la maturité » est donc citoyen et possède « les droits politiques ou souverains » (37).

Trois autres projets de constitution envoyés à la Convention par des particuliers envisageaient la question. Le pasteur Williams considérait ainsi que les célibataires et veuves devraient pouvoir voter, mais il excluait du droit les femmes mariées car « suivant l'opinion publique l'homme et la femme unis par le lien du mariage peuvent être envisagés comme un être moral dont l'opinion est une » (38). Ces différents projets n'avaient pas échappé au rapporteur Lanjuinais. Après avoir assuré que les femmes ne sont pas des citoyens politiques, il se sentait tenu de poursuivre :

« Le comité paraît exclure les femmes des droits politiques; plusieurs projets réclament contre cette exclusion, dont notre collègue Romme vous a déjà porté ses plaintes, et sur laquelle Guyomar nous a donné une dissertation intéressante. Il est vrai que le physique des femmes, leur destination, leur emploi, les éloignent de l'exercice d'un grand nombre des droits et des devoirs politiques, et peut être nos mœurs actuelles, les vices de notre évolution rendent cet éloignement encore nécessaire au moins pour quelques années. Si les institutions les plus justes et les meilleures sont les plus conformes à la nature, il est difficile de croire que les femmes doivent être appelées à l'exercice des droits politiques. Il m'échappe de penser qu'à tout prendre, les hommes et les femmes n'y gagneraient rien de bon. » (39).

L'argumentation est déjà celle qu'Amar développera plus longuement six mois plus tard. I1 faut toutefois noter que ce 29 avril 1793, malgré ses réticences – qu'il exprimera de nouveau en 1795(40) –, Lanjuinais n'exclut pas une évolution plus ou moins rapide. Le 30 octobre, Amar est bien plus catégorique : « il n'est pas possible que les femmes exercent les droits politiques ». Entre ces deux dates, des femmes ont fait acte de citoyenneté, la sans culotterie féminine s'est affirmée, un important mouvement féminin révolutionnaire s'est développé, conférant un poids nouveau aux revendications de moins en moins isolées sur le droit de vote des femmes. Et si ces voix sont bien faibles eu égard à celles du siècle suivant, elles deviennent cependant suffisamment dangereuses pour que la porte soit brutalement refermée. Et elle restera ainsi close au moins jusqu'à la fin de la Révolution.


***

Au terme de ce tour d’horizon, que conclure ? D'abord que l’on relève finalement peu de revendications du droit de vote : il ne semble pas que la question soit alors primordiale pour les femmes, même pour les militantes. Cela ne signifie pas qu'il n'y ait pas réclamation des droits politiques. Les militantes aspirent principalement à montrer qu'elles font partie du Souverain, qu'elles participent à la souveraineté populaire, qu'elles ont une identité de citoyennes politiques. Leurs initiatives vont dans ce sens, comme on le voit très bien lors du référendum sur la Constitution de 1793 : voter, puisqu'il y a là symbole de souveraineté, mais sans en réclamer explicitement le droit, sauf exceptions. Précisons que, dans la mentalité révolutionnaire, la citoyenneté n'est pas définie par le seul droit de vote, mais également par celui de porter les armes dans la garde nationale, d'être organisé politiquement en corps armé de citoyens : le peuple souverain choisit ses représentants et il est armé. Or les revendications féminines sur l'organisation d'une garde nationale de femmes sont beaucoup plus nombreuses et significatives que celles sur le droit de vote (41).

De même, on relève autant, si ce n'est plus, de demandes féminines concernant l'accessibilité aux fonctions publiques que celles réclamant le droit de vote. Point crucial si l'on se rappelle que l'Ancien Régime, contre lequel s'est faite la Révolution, en réservait le plus grand nombre aux privilégiés. Les campagnes anti aristocratiques des années 1780 étaient axées sur ce point : les fonctions publiques doivent être ouvertes à tous les citoyens. Citoyenneté politique, suffrage et accessibilité aux fonctions publiques sont trois points liés aussi bien dans les revendications féminines que dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 dont l'article VI est ainsi conçu : « La loi est l'expression de la volonté générale; tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation (droit de vote); elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes les dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leurs talents. ».

Finalement, l'étude du suffrage féminin invite l'historien de la Révolution française à réinterroger l'articulation entre souveraineté, citoyenneté et droits politiques. Réflexion de longue haleine, à peine esquissée dans ce travail qui – du moins je l'espère – en a pourtant montré la nécessité. Nécessité pour une analyse plus fine de la citoyenneté féminine pendant la Révolution. Nécessité aussi pour une connaissance meilleure de l'histoire de la Révolution, de ses mentalités politiques, de ses catégories de pensée.

N.B. Ce texte est issu d’une communication faite au colloque « La démocratie ‘à la française’, ou les femmes indésirables », Paris, 9-11 décembre 1993, et qui a été publiée au sein des Actes de ce colloque, sous la direction d’Eliane Viennot, dans les Cahiers de Cedref, 1996.

Notes

(1) Cf. Geneviève Fraisse, Muse de la Raison. La démocratie exclusive et la différence des sexes, Aix-en-Provence, Alinéa, 1989

(2) Les élections se déroulaient à l'intérieur de chaque ordre, dans le cadre des bailliages. Les élections dans le clergé (les communautés de religieuses se faisant représenter, le plus souvent par leur prieur) et la noblesse étaient à un degré, celles du Tiers à deux degrés dans les campagnes (I'assemblée paroissiale élisait des délégués à l'assemblée du Tiers du bailliage, qui, à son tour, élisait un représentant aux Etats généraux) et à trois degrés en ville (assemblée du quartier ou de la corporation, puis assemblée de la ville et enfin assemblée du Tiers du bailliage).

(3) Archives parlementaires (A.P.), VIII, 259.

(4) L'expression est de Florence Gauthier. Cette loi (ses termes, son application, son sens pour I'histoire du suffrage féminin) mériterait une étude plus fine : ce chantier étant à peine débroussaillé en 1993 – date de la rédaction de cet article –, j'en étais réduite à simplement mentionner qu'elle avait constitué une possibilité de vote féminin. Reprenant différentes recherches locales, Serge Aberdam a depuis donné un certain nombre d’exemples concrets dans : « Deux occasions de participation féminine en 1793 : le vote sur la constitution et le partage des biens communaux », AHRF, n° 339, 2005-1, p. 17-34 (en revanche cet article n’apporte absolument rien de nouveau sur le vote de la Constitution : cf. ci-dessous). Article disponible en ligne

(5) Et peut être ailleurs, mais je ne possède pas de documentation suffisante pour l'affirmer.

(6) L'assemblée primaire est la réunion de la section à l'occasion d'un scrutin ; I'assemblée générale est la réunion de la section hors opération électorale. « Dans les assemblées primaires, les citoyens sont réunis pour voter; ils délibèrent dans les assemblées générales » : Albert Soboul, Les sans culottes parisiens en I'an 11. Mouvement populaire et gouvernement révolutionnaire, 2 juin 1793 9 thermidor an 11, Paris, Clavreuil, 1958, p. 584.

(7) Ibid.

(8) A.N. (Archives Nationales), F7 47 7486 d. Racine (tous les extraits de citations soulignés le sont par moi).

(9) À Paris, chacune des 48 sections a sa société populaire : sur 31 à propos desquelles nous possédons des renseignements, on est sûr que 6 sont mixtes et on peut supposer que 12 le sont. Cf. Dominique Godineau, Citoyennes tricoteuses, Les femmes du peuple à Paris pendant la Révolution française, 1ère éd. 1988, 2ème éd. Paris, Perrin, 2003, pp. 200-209.

(10) A. Soboul, op. cit., p. 614.

(11) A.N., F7 4745 d. Hû.

(12) B.N. F., Mss N.A.F. 2713. En 1793 et 1794, au nom du principe sans culotte de contrôle et révocabilité des élus par le peuple souverain, dans certaines sections parisiennes les fonctionnaires sectionnaires (élus) étaient soumis à un « scrutin épuratoire » (ou censure) à l'issue duquel ils étaient renouvelés dans leur poste ou destitués par la section, représentée normalement par l'assemblée générale, et parfois par un comité épuratoire élu par la société populaire, comme c'est le cas ici.

(13) Sur ce contexte, cf. D. Godineau, Citoyennes tricoteuses...,op. cit., pp. 143 163, 277 280.

(14) A.P., t. 68, p. 286.

(15) A.N., C 261 d. 273 f 57 et A.P., t. 68, p. 255.

(16) René Baticle, « Le plébiscite sur la Constitution de 1793 », La Révolution française, 1909, t. 57, p. 496-524 ; 1910 t. 58, p. 530, 117-155, 193-237, 327-341, 385-410. On sait que les femmes ont voté grâce à des mentions particulières ou par la présence de signatures féminines.

(17) A.N., C 266 d.629 p. 15 16.

(18) A.N., C 267 d.635 p. 10.

(19) A.N., C 266 d. 629 p. 13.

(20) Louis Testut, La petite ville de Beaumont en Périgord pendant la période révolutionnaire, Bordeaux, 1922, pp. 487-488.

(21) A.N., C 267 d.631 p. 19.

(22) Henriette Perrin, « Le club de femmes de Besançon », in Annales Révolutionnaires, IX (1917) 9.

(23) A.N., C 262 d. 577 f. 1 3.

(24) A. P., t. 68 p. 254.

(25) Cf. Godineau, Citoyennes tricoteuses…,op. cit., pp. 271 280.

(26) Qui existe mais qu'il ne faut cependant pas exagérer. Sur ces brochures, cf. The French Revolution Research Collection, sous la dir. de Colin Lucas, section « Femmes et Famille » (sous la dir. de D. Godineau).

(27) Cf. également « Les droits de la femme pour faire le pendant à ceux des droits de l'homme », Journal des Droits de l'Homme, n•14, 10 août 1791.

(28) Cité par Proussinalle, Le Château des Tuileries, Paris, 1802, t. Il, p. 35. Sur cette militante, cf. D. Godineau, Citoyennes Tricoteuses..., op. cit., p. 376.

(29) Ibid., pp. 163 176.

(30) Propos tenus dans un cabaret par deux hommes : A.N., DXLII n° 11, rapport du 8 brumaire an II.

(31) A.N., F7 36883.

(32) Cf. D. Godineau, Citoyennes tricoteuses..., op. cit., pp. 166 179.

(33) « Aux Républicaines », Moniteur universel, 29 brumaire an 11.

(34) Moniteur, XV111, 299 300; Cf. D. Godineau, Citoyennes tricoteuses…, pp. 169 179, 263-268 et « "Qu'y a t il de commun entre vous et nous ?" Enjeux et discours opposés de la différence des sexes pendant la Révolution française, 1789 1793 », in C. Biety et I. Théry (dir.), La Famille, la Loi, I'Etat, de la Révolution au Code Civil, Paris, Criv C.N.R.S, 1989, p. 72-81.

(35) A.P., t. 63, p. 561 et suivantes.

(36) Cf. .D. Godineau, « Autour du mot citoyenne », Mots, n°16 (n° spécial Langages, Langue de la Révolution française), mars 1988, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, p. 91-110. Article disponible sur Persée

(37) A.P., t. 62, p. 263 et suivantes. On remarquera que Condorcet, alors député, ne fait aucune proposition dans ce sens ; de plus, Ie projet de Déclaration des Droits auquel il participe n’effleure à aucun moment, même indirectement, la question de « l’admission des femmes au droit de cité ». ». Et le 30 octobre 1793, un seul député, Charlier, s’élève à la Convention contre 1’interdiction des clubs de femmes (et aucun contre leur exclusion des droits politiques).

(38) A.P., t. 63, p. 583. Je n’ai pas retrouvé dans les archives les deux autres projets envisageant, d’après Lanjuinais, un possible suffrage féminin.

(39) A.P., t. 63, p.5 61 et suivantes.

(40) Cf. son discours à la Convention, sur la Constitution de l’an III, du 21 messidor an III : il y défend le suffrage censitaire et a quelques mots pour « répondre » (sic) par avance à ceux qui s’élèveraient éventuellement contre l’exclusion des femmes. En 1789 aucune « réponse » n’avait été nécessaire pour justifier l’exclusion féminine tant elle semblait aller de soi : le simple fait que, en 1795, la question soit abordée, même rapidement, souligne bien que, sous l’effet des diverses initiatives et réclamations, dans la dynamique révolutionnaire, l’exclusion est bien devenue un problème, et non plus une évidence.

(41) Cf. D. Godineau, Citoyennes tricoteuses…, p. 118-122 et « De la guerrière à la citoyenne. Porter les armes pendant l’Ancien Régime et la Révolution française », Clio. Histoire, Femmes, Société, n° 20 : Armées, 2004-2, p. 43-69.

Dominique Godineau, "« Privées par notre sexe du droit honorable de donner notre suffrage... ». Le vote des femmes pendant la Revolution française", Etudes, Révolution française.net, mis en ligne le 12 mars 2008, URL: http://revolution-francaise.net/2008/03/12/215-privees-notre-sexe-droit-honorable-donner-suffrage