Un texte inédit de Condorcet sur la République (1791) Textes
vendredi 16 novembre 2007La "trop célèbre polémique", selon la juste expression de Raymonde Monnier dans son étude du débat autour de la République, entre Sieyès avec Paine, reproduite dans le Moniteur en juillet 1791, est souvent commentée par les historiens. A l'inverse, l'intervention de Condorcet dans ce débat, par une réponse à Sieyès, est peu connue, dans la mesure où elle est restée manuscrite. Nous la publions présentement, en la présentant dans le contexte des échanges entre Sieyès et Condorcet en 1791.
Présentation: L’amitié intellectuelle entre Sieyès et Condorcet
Par Jacques Guilhaumou, UMR «Triangle », ENS-LSH Lyon
Léon Cahen constate, non sans un certain regret, que les événements de la Révolution française rapprochent singulièrement Condorcet et Sieyès. Cette proximité entre deux hommes, qu'il perçoit très différents, le surprend. En effet, il n'a guère d'estime pour Sieyès: « Par la variété de ses connaissances, la force de son génie, Condorcet l'emportait de beaucoup sur Sieyès. Le premier étant vraiment philosophe, le second était surtout rhéteur » (1). Ainsi, refusant à Sieyès le statut de philosophe, Léon Cahen concède cependant à cette amitié un fondement politique et intellectuel: la recherche d'une politique modérée et le goût de la spéculation métaphysique.
Le jugement des Badinter, dans leur biographie sur Condorcet, est plus équilibré. Constatant également que les liens entre Condorcet et Sieyès se resserrent significativement dès 1790, avec la création de la Société de 1789, ils précisent: « Le seul parti de Condorcet est celui des idées. Il est à cet égard proche de Sieyès, avec lequel il paraît lié sinon par une chaleureuse amitié, du moins par la qualité de leurs échanges intellectuels » (2). Nous pouvons donc parler d'une véritable amitié intellectuelle entre ces deux "génies philosophiques" Mais de fait quel est leur degré d'affinité intellectuelle ? S'agit-il alors de considérer que leur désaccord, en 1791, sur la question de la République est une simple "divergence de mots", et repose en fait sur un "accord secret" (3) ? C'est sans aucun doute tordre le bâton exagérément dans l’autre sens..
Partons du constat, dressé par Condorcet lui-même, du haut niveau de son échange intellectuel avec Sieyès. Ainsi, intervenant dans le débat Sieyès-Payne sur la République en juillet 1791, il écrit à son ami Sieyès:
« L'engagement que vous prenez avec M. Paynes nous permet d'espérer de connaître enfin l'ensemble de vos idées sur la Constitution. Accoutumé à me trouver en accord avec vous sur les principes et sur les faits, souvent même sur les individus, je serais affligé de me trouver dans une opinion opposée, si je croyais qu'une discussion faite de bonne foi, loin de tout intérêt, d'ambition et de gloire peut-être toujours utile, et si je n'étais sûr qu'elle ne peut ni altérer mon respect pour votre génie, ou mon estime pour votre caractère, ni refroidir l'amitié qui nous unit » (4).
Nous sommes ici au coeur d'un passionnant échange au cours de l’année 1791 dont nous pouvons reconstituer quelques étapes avant d’en arriver à cette intervention de Condorcet, publiée intégralement après notre présente présentation. Au début de l'année 1791, Condorcet et Sieyès prennent leur distance avec la Société de 1789 et envisage d'adhérer au Club des jacobins. Cependant, alors que Sieyès rallie momentanément les jacobins, Condorcet réfléchit à la constitution d'une association dont le but est « la recherche et la propagation des vérités utiles » (5), il soumet son projet au seul Sieyès qui émet quatre objections. Condorcet tente de réduire ses objections dans sa réponse. Ce premier échange est conservé dans le fonds Sieyès aux Archives nationales (6).
Par la suite, l'adresse du 17 juin aux patriotes des départements, édité par Cahen dans la version manuscrite conçue par Condorcet (7), aboutit à un texte publié, généralement attribué à Sieyès (8), mais fruit de leur collaboration. Elle permet de réaffirmer le caractère intangible des principes de l'égalité des droits et de l'unité de la représentation partagés par nos deux philosophes.
Cependant le texte le plus important est l'intervention de Condorcet dans le débat Sieyès-Paine, publié dans le Moniteur du 6 juillet 1791 (9), par une longue lettre, très argumentée, envoyée à Sieyès. C’est ce texte que nous publions présentement
Nous allons donc concentrer mon attention sur cette ensemble cohérent de textes avec le souci de contribuer, pour notre modeste part, à la compréhension du postionnement de Condorcet.
Un préalable : la définition de l’art social.
Cependant il nous est apparu indispensable, dans un premier temps, de préciser, par un exemple, la différence intellectuelle entre nos deux penseurs révolutionnaires. A cet effet, nous nous proposons de préciser ce qu’il en est du sens de l'expression "art social" chez Condorcet et Sieyès au début de la Révolution française.. Certes Sieyès et Condorcet s'accordent pour distinguer dans "l'art social" l'ordre abstrait des principes et le domaine de leur utilité pratique. Cependant ils conçoivent différemment l'articulation, le lien entre ses deux niveaux.
Condorcet écrit à ce propos:
« Nous avons regardé l'art social comme une véritable science fondée, comme toutes les autres, sur des faits, des expériences, sur des raisonnements, et sur des calculs; susceptible, comme toutes les autres, d'un progrès et d'un développement infini, et devenant utile à mesure que les véritables principes s'en répandent davantage » (10).
Il ne faut pas en conclure trop rapidement au caractère envahissant de l'historicisme fondateur de Condorcet, souvent souligné par les commentateurs. Certes les progrès de l'art social procèdent de l'application des principes selon un schéma "linéaire" en relation avec la genèse sensible des idées, qui détaille nos connaissances grâce à la méthode analytique et sur la base de l'expérience. Mais il n'est pas dissociable de la discussion politique sur les idées, et de leur mise en pratique, dans l'événement révolutionnaire. C’est alors que Condorcet insiste sur le rôle central du calcul dans la mesure où il permet un travail constant d’évaluation, de mesure entre ce que l’on veut et ce qui est, à distance de toute sacralisation de la volonté rousseauiste. C’est ainsi qu’ « il passe d’une mathématique sociale de la décision centralisée à une science sociale de la décision citoyenne », comme le souligne très justement Jean-Louis Morgenthaler, en essayant « d’établir dans quelles conditions une assemblée peur parvenir à une décision rationnelle » (11), ce qui fait une part de son débat avec Sieyès, nous le verrons. Reste quand même une historicisation de l'ordre des sensations et des connaissances sous la forme « terminale » d'un Tableau historique des progrès de l'esprit humain, qui induit un modèle historique de perfection de la nature raisonnable et introduit alors, sous le concept de "progrès", une constance normative de la nature humaine, le principe pensant, de nature foncièrement rationnel.
Nous retrouvons, en fin de compte, le modèle, décrit par Keith Baker (12) d'un progrès continu de la science à la politique par la promotion de la connaissance publique formatrice d'un consensus libre et rationnel. De la science à la décision politique, une continuité s'affirme sous l'égide du savant. Ici domine la figure incontournable du géomètre qui tout à fois approfondit l'apport des sciences sociales dans la connaissance de la société civile, objet de l'art social, et éclaire ceux qui veulent répandre ces nouvelles vérités politiques.
Pour sa part, Sieyès distingue nettement le niveau métaphysique de l'ordre des connaissances où le spectateur-philosophe, métaphysicien avant tout, détermine, sur la base du principe d'activité inhérent au Moi, ce qu'il en est de "l'acte libre de volonté", de l'ordre pratique de la science politique qui procède des combinaisons savantes de l'administrateur, et surtout du législateur, et de leurs effets sur la liberté par la médiation du corps politique. A l'élucidation des principes de l'art social au sein de la métaphysique politique peut s'associer le progrès de l'art social, non par simple déploiement de tels principes dans la pratique, mais par le calcul de leurs effets dans l'action.
C’est alors que les qualités humaines originaires, hétérogènes d'un individu à l'autre, n'acquièrent une part commune que dans leur agencement quantitatif et au nom de l'utilité réciproque. Ainsi Sieyès écrit à propos de l'art social: "Il se propose de plier et d'accommoder les faits à nos besoins et à nos jouissances; il demande ce qui doit être pour l'utilité des hommes". Et il ajoute, insistant sur son caractère artificiel, donc humain: "L'art est à nous; la spéculation, la combinaison et l'opération nous y appartiennent également; or, de tous les arts, le premier sans doute est celui qui s'occupe de disposer les hommes entre eux, sur le plan le plus favorable à tous" (13).
Qui plus est, si Sieyès et Condorcet réfutent tous deux l'existence d'un contrat originaire au sens rousseauiste, Condorcet, proche à ce titre des girondins, définit, au titre de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, l’engagement réciproque comme un simple contrat historique entre les hommes. Sieyès, encore plus radicalement anticontractualiste, marque seulement la naissance d'un artifice politique, la Nation, où peut se déployer en toute liberté l'individu, dans la mesure où elle permet à chacun de concrétiser ses droits, c'est à dire d'obtenir un maximum de jouissances.
En fin de compte, c'est à propos de la philosophie de l'action, nous dirions aujourd'hui, que Sieyès et Condorcet divergent fondamentalement.
En-deça d'une référence commune à Locke, et à la méthode analytique, Sieyès réfute l'existence originelle d'un « principe pensant qui constitue notre nature » (D'Alembert), (14). Pour lui, le « sentiment du moi » n'a pour origine qu'un principe d'activité, une force mise en action par les sens (15). L'action précède, fonde la connaissance: "J'agis moi-même", telle est la première formule réflexive du moi qui permet ensuite la démultiplication des combinaisons selon la seconde formule : « Des forces et leurs combinaisons, voilà tout, y compris les combinaisons humaines ». Alors, lorsque Condorcet, dans son essai Sur la persistance de l'âme (16), précise qu'il ne comprend pas l'hypothèse selon laquelle "notre faculté pensante est seulement le résultat de l'organisation du corps, de manière que le sentiment du moi n'appartienne pas à un tel être persistant mais à une certaine combinaison des éléments dont le corps est formé" (17), nous pouvons saisir en partie toute la distance, et l'incompréhension qui le sépare de Sieyès, en dépit de leur échange intellectuel. En effet, pour ce dernier, et par contraste avec l'idée que l'être a par nature une faculté pensante, le sentiment du moi procède d'abord "d'une infinités d'actions différentes", de la vie en tant que cours d'actions et de passions.
Au-delà de la question métaphysique, qu’en est-il maintenant de leur rencontre en 1791 ?
Le débat politique : de l’association politique à la République.
Le débat politique de 1791 est confronté d'évidence à l'expérience républicaine (18). Investissant chacun à leur manière le philosophique dans le politique, tout en étant très proches, Condorcet et Sieyès révèlent là aussi, d'un texte à l'autre, la portée et les limites de leur échange intellectuel.
Au printemps 1791, Condorcet propose à Sieyès, nous l'avons déjà dit, de « former une confédération entre toutes les personnes » qui peuvent se mettre d'accord sur dix idées qu'il énonce à la suite (19). Remarquons qu'il commence son énumération des "vérités utiles" par le refus de toute distinction entre les hommes contraire au droit naturel, plus particulièrement "l'inégalité héréditaire". La question de l'illégitimité de la monarchie est donc d'emblée posée. Cette association aurait pour but "1° la recherche et la propagation des vérités utiles, 2° la discussion des moyens propres à créer un esprit public qui préserve les citoyens".
Le commentaire de Sieyès s'organise autour de quatre séries de réflexions, qui sont autant d'objections (20). Certes, il faut un centre de réunion, "un foyer ou parti populaire"; mais "Ce foyer existe aux jacobins. Il n'est nulle part ailleurs. C'est un fait" précise Sieyès. Ainsi les hommes extérieurs au Club des jacobins que Condorcet veut rallier à son projet sont des "individus faibles calculant leur intérêt". Qui plus est ces individus "manquent de bonne foi" et "nous regardent comme des sots dont il faut tirer ce qu'on peut, presque à leur insu".
Cependant l'objection principale de Sieyès est ailleurs: elle concerne la relation des principes à l'action. A Condorcet, il rétorque: " Des principes seuls ne suffisent pas". Ainsi peut s'expliquer qu'un aristocrate peut professer, au cours d'une année 1791 propice à toutes sortes d'abus des mots, les bons principes de manière foncièrement machiavélique. Donc " Il ne s'agit pas de principes", le problème est plutôt de constituer "une machine sociale capable de produire son effet" et "ce n'est pas un petit ouvrage" précise le Sieyès constitutionnaliste. La science politique est ici science des effets: elle doit être apte à déterminer les combinaisons susceptibles de produire dans l'action un maximum de jouissances, donc de liberté (21).
Dans sa réponse (22), Condorcet, peu sensible à l'argument central de Sieyès, part du constat de l'adhésion de l'opinion publique à la liberté (" la très grande majorité de la nation est pour la liberté") en vue d'argumenter principalement autour de deux points :
« Je crois le projet propre à réunir et non à diviser /.../ Je regarde la réunion d'un grand nombre de citoyens dans une même profession de foi patriotique comme un préliminaire fort utile": 1° à l'élévation de l'opinion publique par la discussion entre les hommes les plus éclairés, les plus clairvoyants contre la "force active", les Jacobins, "cause première de nos dangers réels"; 2° à la correction des défauts de la Constitution dans la mesure où "Notre but unique doit être de procurer à la France une constitution libre et perfectible ».
Ainsi le ralliement des citoyens éclairés autour des dix idées qu'il a exprimées antérieurement tendrait à faire partager une discussion commune et fructueuse par ceux « qui ont les mêmes intentions et des principes semblables » en dépit de leur tendance actuelle, faute d'organisation commune, à marquer leurs « différences d'opinion . Et il en conclut:
« Je crains la division du parti populaire. Or comment empêcher cette division, si on n'offre pas une forme de réunion à laquelle les honnêtes gens, les gens paisibles, les hommes attachés à leur profession, à leur famille puissent se rallier. Le club des jacobins ne peut être ce point de réunion; chaque jour on voit s'augmenter l'effroi qu'il inspire aux gens faibles ».
Là où Condorcet condamne les Jacobins au nom du nécessaire consensus sur les principes, par la discussion éclairée, et surtout de l'usage des seuls moyens « paisibles » pour les propager, Sieyès, à défaut de pouvoir prendre appui sur une machine sociale efficace, se rallie au seul centre d'action existant alors, le Club des jacobins. Nous retrouvons le clivage sur la question de l'action déjà perceptible dans leurs approches respectives de « l'art social ».
Suivons un tel fil directeur jusqu'au débat sur la République, dans la mesure où l'intervention de Condorcet dans le débat Sieyès-Paine est d'un grand intérêt. Cependant, nous la lisons sous le point de vue adopté, tout en renvoyant à une étude plus générale , dans le seul but d’en commenter le texte.
Cette confrontation sur la question de la République est introduite en quelque sorte par l'Adresse du 17 juin aux patriotes des 83 départements, rédigée conjointement par Condorcet et Sieyès. Nous disposons de ce texte sous deux versions: la première manuscrite élaborée par Condorcet, la seconde à la fois proche et réduite publiée par Sieyès après discussion.
Au-delà de l'accord des deux hommes pour fonder la politique sur la philosophie, donc sur les principes, les différences entre ces deux textes sont significatives: le paragraphe consacré par Condorcet au refus de reconnaître « toute prérogative héréditaire » n'est pas retenu dans le texte publié. Mais, mieux encore, au long développement de Condorcet sur la constitution omis dans la version finale, répond un ajout, sans aucun doute rédigé par Sieyès, dont la teneur est la suivante:
"Ce n'est pas un ensemble constitutionnel qu'il faut présenter. Quelque pur qu'il fût, il entraînerait trop d'explications, trop de discussion. Le signe auquel les vrais patriotes vont se reconnaître, doit être à la fois sûr, facile et prompt à saisir.... C'est à l'égalité qu'il faut s'attacher"
Ainsi les historiens n'ont pas eu tort d'attribuer le texte publié à Sieyès, même si nous savons que des parties sont de la plume de Condorcet. Avec Sieyès, nous retrouvons le thème de la recherche de l'efficace des signes, en-decà de tout débat prématuré sur des questions constitutionnelles particulièrement complexes. Nous sommes de nouveau dans la science politique en tant que science des quantités, donc des effets.
L'attitude de Sieyès gêne-t-elle Condorcet ? Y perçoit-il, faute de comprendre sa position, un manque à la discussion? Nous le pensons dans la mesure où son texte sur la République commence par un soulagement: « L'engagement que vous prenez avec Paynes nous permet d'espérer de connaître enfin l'ensemble de vos idées sur la Constitution ». Condorcet se trouverait donc enfin sur un terrain familier où il peut argumenter à armes égales. Il ne s'en prive pas. Il commence par énumérer tous les principes constitutionnels qu'il pense partager avec Sieyès à l'aide de la formule introductrice: « Nous convenons tous deux.. » . Puis, il déduit de ces principes le caractère attentatoire au droit naturel de l'irresponsabilité et de l'hérédité attribuées au premier magistrat de la nation. Il en conclut l'irrecevabilité de la monarchie: « C'est présentement cette même irresponsabilité, c'est avant tout l'hérédité qui m'a depuis longtemps fait regarder cette forme de gouvernement comme également contraire à la raison et à la dignité de l'homme ».
Cependant, une fois de plus, Condorcet n'argumente pas sur l'aspect central de la position de Sieyès. Encore et toujours, la question qui préoccupe Sieyès, c'est la meilleur adéquation possible dans l'action entre la forme de gouvernement et le maximum de liberté. Ainsi, au titre de la quête des effets bénéfiques, donc de "la nécessité de l'unité d'action", Sieyès fait le choix de la monarchie. Dans la République, "l'unité est mal constituée sous une multitude de rapports"; au contraire, avec la monarchie, "l'unité d'action" n'est point séparée de "l'unité individuelle". C'est donc au nom de la centralité de la représentation, et de son corollaire la meilleure action possible, seules aptes à nous faire "avancer toujours vers le maximum de liberté sociale" que Sieyès est partisan d'une "monarchie nationale" Mais, dans une telle perspective doctrinale, le monarque, - précision importante -, ne peut être l'un des représentants du peuple: il est simplement garant de l'unité et de l'efficacité de l'exécutif, il est "le représentant de l'unité stable du gouvernement" le détenteur d' "une décision individuelle responsable, contenue par une volonté électrice irresponsable", au nom de la conformité de l'action gouvernementale aux voeux du peuple.
TEXTE
Manuscrit de Condorcet sur la République
Bibliothèque de l'Institut, MS 861, feuillets 401-406
N.B. Nous remercions Anne-Marie Chouillet pour son aide dans la transcription de ce manuscrit. L’indication /…/ correspond à un mot ou une expression illisible de notre fait. L'indication <...> renvoie à un passage rayé.
(401) L'engagement que vous prenez avec M. Paynes nous permet d'espérer de connaître enfin l'ensemble de vos idées sur la Constitution.
Accoutumé à me trouver en accord avec vous sur les principes et sur les faits, souvent même sur les individus, je serais affligé de me trouver dans une opinion opposée, si je croyais qu'une discussion faite de bonne foi, loin de tout intérêt, d'ambition et de gloire peut-être toujours utile, et si je n'étais sûr qu'elle ne peut ni altérer mon respect pour votre génie, ou mon estime pour votre caractère, ni refroidir l'amitié qui nous unit. La résistance que vous avez opposée aux fureurs de vos amis va cesser et les hommes reconnaîtront enfin ce que vos longues méditations vous ont fait découvrir pour notre bonheur. Peut-être même différons-nous moins qu'il le paraît au premier coup d'oeil.
Nous convenons tous deux qu'une déclaration des droits fixe les Lumières qu'aucune puissance humaine ne peut passer sans tyrannie et montre le but vers lequel toutes les constitutions sociales doivent être dirigées, que l'égalité est un de ces droits, que toute prérogative héréditaire en est une violation, que toute distinction accordée à un fonctionnaire public est une injure pour les simples citoyens si elle n'est pas nécessaire à l'exercice de ses fonctions, qu'une législature doit être unique, qu'il est contraire à la liberté d'accorder ni à un corps, ni à un individu le droit de s'opposer à la loi, mais qu'on peut seulement lui donner celui de suspendre la détermination qu'aucune loi ne peut être fondamentale, mais qu'une nation doit conserver le pouvoir de confier à une assemblée élue par elle et chargée de cette fonction le droit de réformer sa constitution. Sans toutes ces conditions, une nation n'est pas vraiment libre, une constitution n'est pas vraiment obligatoire.
Nous convenons encore que le pouvoir exécutif doit être un, c'est-à-dire qu'il ne doit pas être formé de fiefs indépendants qui puissent agir séparément.
Nous convenons que l'inviolabilité absolue ne peut être soutenue que par des esclaves, que l'idée de regarder la corruption comme un élément nécessaire dans une constitution libre ne peut être adoptée que par des hommes qui sentent le besoin de se vendre et qu'ainsi toute la liste civile, sans destination déterminée, doit être rejetée avec horreur si elle est assez considérable pour devenir un moyen de corrompre.
Mais ce pouvoir exécutif peut être confié à un conseil peu nombreux élu par la nation, ce conseil peut n'avoir pas de chef ou en avoir avec (402) plus ou moins de prépondérance. Ou bien le pouvoir exécutif peut être remis à un seul chef /.../qui nomme lui-même ses coopérateurs, mais qui, premier magistrat de la nation, soit comme tous les autres responsable de sa conduite devant les lois. Dans ces hypothèses, nous avons une république. Mais si ce même pouvoir est conféré à un seul individu; si cet individu, qui l'a obtenu par l'élection ou par le sort de la naissance, choisit ses ministres qui ne peuvent pas agir sans lui tandis qu'il peut agir seul; si ce chef est irresponsable, dans toutes ces hypothèses vous avez une monarchie.
C'est donc parmi les constitutions libres, l'irresponsabilité et l'hérédité du chef qui constituent la monarchie. Tant que ces conditions n'existent pas, la forme du gouvernement peut être différemment combinée, mais sa nature est la même. Si l'une ou l'autre existe, alors il en change absolument, et il me paraît que c'est à ce point qu'il faut marquer la limite qui sépare la république de la monarchie quoique ce dernier mot semble plutôt désigner la forme du gouvernement que la nature d'une constitution. Et c'est présentement cette même irresponsabilité, c'est avant tout l'hérédité qui m'a depuis longtemps fait regarder cette forme de gouvernement comme également contraire à la raison et à la dignité de l'homme.
(402 v°) L'hérédité n'est-elle pas une sorte d'apothéose, ne met-elle pas entre deux êtres nés avec les mêmes facultés et les mêmes droits une distance que la nature condamne. Si le trône est héréditaire, n'étendez-vous pas cette apothéose à une famille entière. Ne vaudrait-il pas mieux choisir un Roi par le sort comme Davius ou Saül. N'est-ce pas outrager au peuple que de lui dire le hasard est préférable à votre jugement. Et vous êtes si ignorants et si corrompus, vous êtes tellement indignes de choisir ceux qui vous gouvernent qu'il vaut mieux pour vous laisser au hasard le droit de désigner celui qui les choisira (plutôt) que de vous en charger. J'avoue que ce mépris du peuple, renfermé dans toute /.../ d'hérédité, a toujours naturellement révolté mon âme amie de l'égalité.
/403/ L'irresponsabilité loin de choquer la raison serait exigée par elle si le Monarque après avoir choisi des Ministres, étant privé du pouvoir de le destituer, n'influait pas tant sur leur conduite. Mais s'il a le pouvoir de les destituer, si surtout leurs actes ont besoin de sa signature, comment un homme peut-il n'être pas responsable du bien qu'il empêchera en refusant d'agir, comment concilier avec la justice l'existence d'un citoyen qui peut violer impunément les lois pourvu qu'il trouve un complice, comment un homme qui a fourni à un autre l'instrument du crime en lui donnant la place où il peut le commettre, qui le lui ordonne sous peine de destitution, peut-il être regardé comme innocent. Substituer un maître à un roi, un domestique, un compagnon, un garçon de boutique à un ministre, cette doctrine ne révolterait-elle pas la raison et la justice ?
Ceux qui veulent un conseil élu par le peuple n'ont jamais prétendu étendre aux membres de ce conseil cette prérogative (403 v°) odieuse. La loi fixerait leurs accusateurs et leurs juges, et il ne serait pas impossible de trouver des combinaisons, qui, sans conduire à l'impunité, leur assureraient la tranquillité dont ils ont besoin pour remplir leurs fonctions et la sérénité nécessaire pour agir avec fermeté.
On ne peut objecter qu'une responsabilité commune ne peut être exercée. Là comme pour le conseil d'un Roi, il existerait une responsabilité individuelle pour les actes où chaque ministre agirait seul, une responsabilité commune pour ceux où il agirait en conseil; sans cela, ou il ne pourrait y avoir d'unité dans un Conseil Royal si chaque acte du gouvernement avait un répondant séparé, ou il n'y aurait plus de responsabilité si ceux du Conseil étaient regardés comme immédiatement émanés du <conseil> monarque irresponsable.
Il se présente donc à décider plusieurs questions distinctes. La nature humaine est-elle essentiellement imparfaite pour que l'hérédité et l'irresponsabilité soient deux éléments nécessaires d'une bonne constitution ? Cette nécessité n'existe-t-elle que pour l'état actuel et cessera-t-elle lorsque les hommes seront plus éclairés ?. Enfin un gouvernement sans hérédité, sans irresponsabilité doit-il être confié à une seule main ou à plusieurs, à un conseil avec un chef, à un conseil de ministres égaux entre eux
Si nous ne sommes divisés d'opinion que sur cette question, alors les amis de la liberté sont d'accord qu'il n' y aurait plus entre eux de véritable diversité d'opinion, mais d'une simple discussion sur la forme du gouvernement le plus propre à réunir l'activité, l'unité, la sûreté.
/404/ Jamais la nécessité de traiter ces grandes questions n'a été plus pressante. La nation française a besoin de respirer sous l'empire des lois; elle a besoin que la confiance dans le gouvernement en assure l'exécution. Comment obéirait-elle à des ordres émanés d'un palais où elle est en droit de croire qu'il se trame des conspirations contre elle ?
Qu'un conseil de gouvernement élu par la nation et revêtu de la confiance exerce provisoirement les pouvoirs confiés au Roi par la Constitution. Qu'une Convention nationale décide quel gouvernement doit être définitivement établi, alors si la voix de la raison décide que la France doit avoir un Roi, son gouvernement pourra reprendre de la force en obtenant de la confiance. Alors l'éloignement pour (404 v°) la personne du Roi actuel pourrait cesser. Telle est la seule mesure qui convienne à la majorité de la nation, à la dignité de l'assemblée nationale, aux intérêts du peuple, aux intérêts même du Roi. Quel rôle funeste que celui de ses prétendus amis qui ne veulent pas laisser au ressentiment le temps de s'affaiblir, qui les excitent au lieu de les calmer.
Dans un moment d'agitation, il est difficile de former la raison publique, mais on peut l'empêcher de s'égarer lorsqu'il est question de décider, lorsqu'il est impossible d'éviter la discussion. Pourquoi la vérité deviendrait-elle étrangère, pourquoi abandonner ses intérêts, laisser à la voix des sophistes qui plient leurs opinions au gré des circonstances, employant des raisonnements propres à flatter les passions, caressant tous les préjugés, égarent les esprits au lieu de les éclairer.
/405/ Alors sans doute, on s'expose à l'honneur d'être calomnié, alors on se fait des ennemis de tous ceux que la raison offense, alors tous les hommes faibles et orgueilleux que le pouvoir enivre et qui sont tout étonnés que la vérité ne se taise pas devant leurs préjugés ou leur intérêt abusent contre elle de leur force. Mais qu'importe ?
Occupé depuis 25 ans de suivre les progrès de la raison humaine, lié par l'amitié aux grands hommes qui en ont reculé les bornes, et que vous remplacez, j'ai vu combien il était utile de chercher à la répandre au milieu de tous les obstacles, ce lors même que tout paraît en repousser la voix.
J'ai vu au moment de la Révolution éclaté de toutes parts ces mêmes vérités annoncées par ces hommes qu'on avait longtemps appelés les perturbateurs du repos public, les ennemis des lois et de la constitution établie .
Alors on les accuse de n'enfanter que de chimériques spéculations, et des ministres vieillis dans la corruption des affaires riaient aussi de voir des géomètres et des philosophes raisonner sur la politique.
(405 v°) Alors on leur prodigue aussi les noms d'insensés et de factieux. Alors ils avaient aussi pour appui leur propre conscience, rassurée par l'estime des hommes célèbres de l'Europe entière. Pourquoi ne pas suivre aujourd'hui la même marche ? Pourquoi ne pas faire sous l'autorité d'une loi légitime ce qu'on a fait faire malgré des lois tyranniques ? < Est-ce que toutes les vérités ont été révélées aux hommes ? /../ que malgré leur habitude méconnaît encore. N'y a-t-il pas encore des hommes pour tromper le peuple ?.>
Il a importé à l'éternelle vérité que des hommes revêtus d'une puissance du moment la méconnaissent, l'outragent ou la persécutent.
/406/ Ceux qui ont reçu de la nature le talent de la découvrir ou de la répandre en ont aussi reçu la mission. <Rien ne doit arrêter leur activité et leur zèle. Qu'ils la recherchent et il leur restera toujours des moyens pour braver la tyrannie, et même de la braver sans péril>. Et ce devoir n'est-il pas sacré lorsque le peuple semble aller de lui-même au devant de l'instruction, lorsque le seul malheur est de la mal choisir, lorsque, malgré tout l'appareil imposant dont ces nouveaux inquisiteurs voudraient l'entraver, la peur qu'ils ont de la vérité et de ceux qui osent la montrer aux hommes éclate dans leur démarche et atteste leur impuissance.
NOTES
(1) Léon Cahen, Condorcet et la Révolution française (1904), Paris, reprint Slaktine, 1970, p. 129.
(2) Badinter, 1988, p. 350.
(3) Ibid., p. 378.
(4) Analysant les proximités et les désaccords entre Sieyès et Condorcet, en matière d’articulation entre la division de la société en « classes » et le projet politique, Marcel Dorigny précise : « Il y avait peut-être un objectif commun d’harmonie sociale dans la liberté des acteurs économiques, mais il n’y avait pas d’unité de vues quant aux moyens, ni même quant au projet de société à construire » ( « Condorcet et Sieyès : de la division de la société aux projets politiques », in Ulla Kölving et Irène Passeron (édit.), Sciences, musiques, Lumières. Mélanges offerts à Anne-Marie Chouillet, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, coll. «Publications du Centre international d’étude du XVIIIe siècle», 11, 2002, p. 277-288). L’accent est mis ici plutôt sur les différences.
(5) Manuscrit 861, f°401 de la Bibliothèque de l'Institut.
(6) Id. , F°419-420
(7) 284 AP 4 dossier 14
(8) Condorcet et la Révolution française, op. cit. , p. 244-246.
(9) Œuvres de Sieyès, reprint Edhis, 1989, tome 2, document 28.
(10) Le reprint de ce débat est disponible dans les Oeuvres de Sieyès, ibid. , volume 2, document 29-30.
(11) A Monsieur *** sur la Société de 1789, Œuvres, édition Arago, Paris. 1847-1849, tome X, p. 71.
(12) Jean-Louis Morgenthaler, » Condorcet, Sieyès, Saint-Simon et Comte. Retour sur une anamorphose » ; revue électronique Socio-logos, N°2.
(13) Keith Baker, Condorcet. Raison et politique, Paris, Hermann, 1988, p.105.
(14) Vues sur les moyens d'exécution..., Oeuvres, op. cit., tome 1, p. 29. Pour une vue plus générale de la position de Sieyès, voir notre ouvrage Sieyès et l’ordre de la langue, Paris, Kimé, 2002.
(15) La première chose que nos sensations nous apprennent et qui même n'en est pas distinguée, c'est notre existence; d'où il s'ensuit que nos premières idées réfléchies doivent tomber sur nous, c'est-à-dire sur ce principe pensant qui constitue notre nature, et qui n'est point différent de nous-mêmes", D'Alembert, Discours préliminaire à l'Encyclopédie, Encyclopédie, GF-Flammarion, 1986, p.78.
(16) Sieyès rapport ce "principe d'activité" au "sentiment fondamental": "La statue a ce que Condillac appelle le sentiment fondamental parce que cette sensation ne peut la quitter et que c'est la moindre à laquelle on la puisse réduire", Grand Cahier Métaphysique, in Des Manuscrits de Sieyès, sous la dir. de C. Fauré, t. 1, Paris, Champion, 1999.
(17) Republié dans le volume Sur les élections, Paris, Fayard, 1988.
(18) Ibid., p. 631.
(19) Voir sur ce point l’ouvrage de Raymonde Monnier, Républicanisme, patriotisme et Révolution française, Paris, L’Harmattan, 2005.
(20) Ms 861, f°419, op. cit.
(21) A. N. 284 AP 4, op. cit.
(22) Ainsi Sieyès écrit : " La science des quantités ne découvre point de vérités parce que toutes les propositions sont identiques, mais nous fait prévoir la valeur de l'action de telle combinaison de qualités par la connaissance qu'elle nous donne du rapport de leur quantité avec telles ou telles petites quantités dont l'action est déjà connue", Grand cahier métaphysique , in Des Manuscrits de Sieyès, sous la dir. de C. Fauré, t. 1, Paris, Champion, 1999.
(23) A. N. 284 AP 4, ''op. cit