Marseille et l’organisation « autonome » des pouvoirs pendant la Révolution française Synthèses
jeudi 19 juillet 2007Les formes du pouvoir communicationnel (1)
par Jacques Guilhaumou, UMR "Triangle", ENS-LSH, Lyon
L’histoire civique de Marseille est devenue une donnée majeure de la compréhension du présent des Marseillais. Cité par excellence, Marseille confère un potentiel exceptionnel à ses initiatives civiques. Notre objectif présent est de montrer de manière synthétique l’ampleur de l’action civique des Marseillais, au cours de la Révolution française, et son apport décisif à la formation des pouvoirs révolutionnaires. Nous mettons plus particulièrement l’accent sur la constitution de pouvoirs exécutifs constitués pendant « le moment fédéraliste » (1793), d’autant que leur condamnation immédiate par le centre parisien en a quelque peu obscurci la signification démocratique. Nous considérons enfin ces pouvoirs comme engendrés communicativement, ce qui leur donne une forte spécificité démocratique.
Voir la chronologie de la Révolution à Marseille pour le détail des événements.
Une tradition civique spécifique
Le partage du pouvoir sous la Révolution française procède fondamentalement du pouvoir constituant imposé à la royauté, puis fixé par la Constitution. L’acte constituant par excellence est la formation de l’Assemblée nationale en juin 1789 qui permet désormais au peuple d’instaurer sa souveraineté par le fait de donner à la Nation une Constitution (1). Des assemblées primaires, espaces électifs par excellence, à l’Assemblée constituante, la pérennité du pouvoir est alors assuré, dès 1789, par le centre législatif. Le pouvoir exécutif, toujours suspecté d’une tendance tyrannique, est progressivement relégué en position dépendante.
La première République française procède donc bien de ce que les révolutionnaires appellent eux-mêmes « la centralité législative ». Mais il convient de revenir à la définition inaugurale de la loi, qui sous-tend une telle conception du législatif, proposée par Sieyès dans les termes suivants:
« Je me figure la loi au centre d’un globe immense; tous les citoyens, sans exception, sont à la même distance sur la circonférence et n’y occupent que des places égales; tous dépendant également de la loi (..) C’est ce que j’appelle les droits communs des citoyens, par où ils se ressemblent tous » (2).
Nous sommes ainsi confronté à ce que Sieyès qualifie ailleurs d’ « égalité de civisme », au titre des « droits communs » susdits. En effet l’exercice de la part constituante au sein des assemblées primaires procède de « la qualité représentable » imprimé par le fait constituant à chaque citoyen (3).
Certes une relation directe s’instaure, par ce biais, entre le citoyen et le législateur, alors que tout pouvoir intermédiaire est suspecté d’actes attentatoires à la souveraineté du peuple. Mais il n’en reste pas moins que le fait constituant introduit d’abord la primauté de l’action civique; d’où le lien historique intime entre la formation de l’Assemblée nationale et la prise de la Bastille. Le partage du pouvoir politique, réservé chez Sieyès à une classe politique composée des hommes à talent, n’épuise pas la dynamique du civisme, loin de là. Le partage des droits, le partage des langues, le partage du bonheur, le partage des émotions, le partage du mouvement font partie intégrante du civisme, et autorisent ainsi une certaine dissémination des pouvoirs, sous réserve de leur unification autour du législatif reconnaissable par le sigle de la république une et indivisible.
Plus que d’autres, les Marseillais ont excellé dans l’enrichissement de la tradition civique qui sous-tend ainsi l’exercice du pouvoir politique. Ils ont su prendre en compte les ressources vives de l’activité citoyenne, sur la base du partage des droits, conférant ainsi aux pouvoirs locaux et régionaux une autonomie relative. Nous avons examiné les caractéristiques et le rôle de cette tradition civique dans un travail avec le sociologue André Donzel, donc de la Révolution française à nos jours (4). Présentement, nous nous en tiendrons succinctement à ses spécificités émergentes au cours de la Révolution française.
Le premier point concerne l’exercice d’une « souveraineté relative », qualifiée aussi de « souveraineté locale » dans les textes sectionnaires de 1793, qui permet l’actualisation en permanence des droits à distance de la loi positive (voir ci-après). Le faire de la loi est ressourcé dans l’acte fondateur de dire le droit. Du mouvement des sections à l’activité municipale s’ouvre ainsi tout un champ de pouvoir, dont l’étude est loin d’être épuisée, et qui s’apparente dans ses formes extrêmes à de la « démocratie pure ».
Il importe alors de préciser qu’un tel partage autonome des pouvoirs relève d’une permanence du civisme dans les lieux et les façons d’habiter une Cité de tradition antique. Cependant l’univers complexe des quartiers marseillais, et de leurs capacités d’initiative face aux pouvoirs publics s’avère mieux connu dans la période actuelle qu’au cours de la Révolution française. Nous passons donc, sans nous attarder, sur cette seconde caractéristique de la tradition civique marseillaise qui met l’accent sur l’autonomisation de l’expression collective des habitants de la Cité.
Le rapport à l’altérité est la troisième composante majeure de cette tradition foncièrement démocratique. Son rôle dans la formation du lien social explique pourquoi les catégories dites « exclues » de la politique peuvent occuper, dans les périodes de mouvement, une position centrale dans la société marseillaise. Nous l’avons maintes fois constaté pendant la Révolution française, en montrant l’activité des femmes et des jeunes citoyen(ne)s face aux notables, y compris jacobins (5). Ce fort rapport à l’altérité se traduit par une certaine manière de situer son civisme à l’intérieur et à l’extérieur de la Cité. Il nous faudra insister une fois de plus sur le rôle des « missionnaires patriotes » marseillais dans la formation du premier espace civique pendant le printemps 1792 (6). Notons seulement que ces ambulances spectaculaires, qui permettent de couvrir la Provence de sociétés populaires, se retrouvent de nos jours dans les marches contre le chômage, avec ces mêmes figures d’hommes jeunes revendiquant leur autolégitimation dans la saisie de leurs droits. En fin ce compte, le civisme marseillais est fondamentalement une quête d’autonomie, et ne peut donc se réduire à la recherche de moyens communs dans un but d’émancipation par le biais de la seule activité législative.
Il nous reste à préciser les modalités et la finalité pratique d’une telle autonomie en matière d’exercice du pouvoir politique. Il nous faut donc revenir aux expériences les plus significatifs en ce domaine, les initiatives fédéralistes des jacobins modérés et radicaux en 1793.
La démocratie sectionnaire: un pouvoir local constituant
Le cas le plus marquant est bien sûr celui de la démocratie sectionnaire de 1793, dont les qualificatifs de modérée et fédéraliste, voir de royaliste, ont pendant longtemps occulté l’originalité. Dans la mesure où Michel Vovelle a resitué, la place du mouvement sectionnaire au sein du mouvement sans-culotte, nous nous en tenons à la description de la mise en acte de son projet démocratique (7).
Au nom de « ce grand principe que le peuple est souverain », les patriotes de Marseille affirment que « tout principe de souveraineté réside essentiellement dans la nation qui se trouve réunie dans les assemblées primaires, ou les sections en permanence ». S'opposant à « tout pouvoir quelconque attentatoire à la souveraineté », en l'occurrence la Société populaire et la Municipalité, le mouvement sectionnaire prend le pouvoir vers la mi-mai 1793. Son dessein est de consacrer les principes de la souveraineté populaire par l'acte de « mettre en exercice les droits de souveraineté du peuple ».
Cet acte procède tout autant d’une réalité empirique (« Tout principe de souveraineté réside essentiellement dans la nation qui se trouve réunie dans les assemblées primaires, ou des sections en permanence ») que d’un principe naturel (« La souveraineté naturelle et imprescriptible n’est due qu’au peuple »). C’est pourquoi l’accent est mis, au titre de la nécessaire « extension de la souveraineté », sur « l’exercice de la faculté de citoyen » par le droit de voter. « Tout individu dans une République étant membre du souverain doit participer à l’exercice de sa souveraineté qui consiste pour l’individu dans le droit de voter dans les assemblées primaires » précise un membre de la section 10, dont nous verrons bientôt le rôle de porte-parole au sein des sections marseillaises.
Ainsi, l'insurrection contre les Montagnards, accusée de vouloir détruire « l'unité de la Convention » suscite le recours permanent à « la souveraineté délibérante des sections » qui doit permettre de « donner à la souveraineté du peuple toute l'extension et la latitude dont elle est susceptible ». « Le «droit de résistance à l’oppression » justifie que le peuple se ressaisisse de « l'exercice de la souveraineté » par le fait que tout individu use concrètement du droit de voter au sein des assemblées sectionnaires primaires.
Etant désormais acquis qu' « il faut que la souveraineté reste sans cesse active », et donc qu' « il faut laisser au peuple sa souveraineté en toutes choses », les commissaires des sections de Marseille parcourent la Provence « pour y faire exercer le droit de souveraineté du peuple dans les sections permanentes »; ils remontent en quelque sorte les chemins empruntés par « les missionnaires patriotes » jacobins de 1792, tout en les présentant comme des terroristes. Il s’agit alors de susciter « l’exercice en masse de la souveraineté locale » à l’encontre du mouvement jugé nocif que les sociétés populaires, sociétés dites particulières, ont antérieurement suscité. Ainsi des simples propos de sections aux organes sectionnaires de propagande, « on parle de la souveraineté du peuple et ses droits » sans cesse. S'il est donc toujours affirmé que « personne ne peut ravir au peuple sa souveraineté », de quelle souveraineté s'agit-il plus précisément ?
A l'inquiétude de la section 12 qui considère que « les sections de Marseille ne sont point en insurrection pour faire la contre-révolution », mais « font usage de la souveraineté pour consolider la république une et indivisible » répond l'explication par la section 24 du sens de l'expression « sections souveraines », à l’encontre de son assimilation au fédéralisme par les Montagnards:
« Considérant que les sections sont trop instruites du principe de la souveraineté nationale et trop déterminées à le respecter, pour ne pas se tenir en garde contre toute atteinte qui pourrait y être portée; que quoique la souveraineté n'admette point de fractions dans le sens absolu, il est cependant une souveraineté relative dont un citoyen ou une portion de citoyens peut revendiquer l'exercice, toutes les fois que les droits qui lui ont été transmis et cédés par le pacte social sont violés à son égard: faculté qui lui est accordé par la Loi sous le nom de droit de résistance à l'oppression; que c'est purement de cette souveraineté relative, et pour ainsi dire de localité, que les sections de Marseille ont réclamé l'exercice; que cet exercice, bien loin de tendre au fédéralisme, c'est-à-dire à la division de la République, ne tend au contraire qu'à consolider son unité et son indivisibilité. ».
Ainsi se précise l'argumentaire qui préside au mécanisme démocratique mis en place par les citoyens des sections que nous allons décrire. L'acte de souveraineté est bien investi dans une pratique immédiate de la démocratie. Certes nous pouvons parler ici d'une expérience de « démocratie pure », en position limite par rapport à la théorie du gouvernement représentatif basé sur un pacte social. Mais, le caractère indéniablement progressiste, républicain du mouvement sectionnaire, sa valeur processuelle, induit une dynamique spécifique, un rapport privilégié à l'action, non totalement réductible à un modèle théorique attesté. En effet, une telle pratique de la « démocratie pure » est pensée dans un projet, intitulé Idées à développer et soumis aux citoyens de Marseille par la section 18.
Il y est question d' « un Gouvernement démocratique » où « le peuple souverain veut garder immuablement le droit et l'action de sa souveraineté », c’est-à-dire le droit à la parole et à l’action, donc refuse toute délégation à des Représentants qui s'arrogent des « pouvoirs illimités », dans le cas présent les Montagnards. Le système démocratique proposé a pour objectif de faire que « toutes les représentations ne soient qu'une », qu'il existe qu' « une seule hiérarchie de droit » dont le peuple « tient les deux bouts et fixe le mouvement sans crainte de scission ». Un tel refus de la centralité législative ne se veut donc pas en contradiction avec le principe d’unité et d’indivisibilité de la République. S’il existe, dans chaque Cité, un point central « vers lequel elle réunira plusieurs citoyens détachés de chaque section », puis d’autres points centraux au niveau départemental pour aboutir à « une représentation nationale », la hiérarchie des délégués d’un point à l’autre de l’édifice politique demeure sous la dépendance régulatrice du principe du peuple souverain.
En fin de compte, l’objectif des républicains sectionnaires est de jouir de la souveraineté de droit naturel au sein même d’une pratique empirique de la démocratie tout à fait spécifique, donc qu’il convient maintenant de décrire dans ses rouages les plus intimes.
« L’assemblée considérant que tout principe de souveraineté réside essentiellement dans la nation qui se trouve réunie dans les assemblées primaires »: c’est à ce titre que les assemblées sectionnaires de Marseille acceptent en leur sein la masse des citoyens, à la limite près que la présence des citoyennes dans les tribunes, voir dans la salle elle-même, fait l’objet de discussions contradictoires d’une section à l’autre. Toujours est-il que les sectionnaires refusent le contrôle par certificat de civisme (« C’est contre les lois et la souveraineté du peuple »), antérieurement imposé par la société populaire qui, se réunissant en corps constitué, s’est mise ainsi, à leurs yeux, en situation « attentatoire à la souveraineté des assemblées primaires ».
Tout individu de nationalité française peut exercer sans entrave sa « fonction de citoyen » dans la mesure où la concrétisation du principe de souveraineté lui a permis, dès 1789, de retrouver sa « faculté d’énoncer ses pensées ». Cette volonté d’ouverture se traduit par une brusque augmentation du nombre de votants: par exemple de 400 le 12 avril 1793 dans la section 6, ils sont 950 le 26 avril, alors que la société populaire a perdu son rôle dominant dans cette section.
Considérant que « le temps de parler librement et sans crainte est arrivé », tout sectionnaire peut prononcer un discours (« Un membre, après avoir obtenu la parole, a dit... »), et espérer sa traduction finale sous la forme d’une motion de la section assemblée (« discours suivi de la délibération de nos frères qui ont converti en pétition le dit discours »). Après délibération, une telle motion devient, par adhésion des membres de la section, une pétition adressée aux sections soeurs. D’une section à l’autre, par la médiation de délégués, la pétition est de nouveau prononcée, délibérée et éventuellement adhérée jusqu’à son terme, c’est-à-dire au moment où il devient possible de la présenter aux autorités constituées, surtout la Municipalité, qui doivent faire « droit à la demande ». De fait, les registres de délibérations des sections sont remplis de formule du type: « Il a été fait lecture d’une pétition de la section n°- », « Une députation de la section n°- est entrée et a remis sur le bureau une pétition dont la lecture a été faite », « Deux commissaires ont présenté le projet adhéré par la section n°- », « La section - nous a fait présenter, pour y adhérer, une délibération qu’elle a prise ».
Compte tenu de la complexité du trajet délibératif, l’attention à la bonne marche du mécanisme démocratique est très forte: désormais « tout citoyen ne quitte plus sa carte de section ». La quantité de lampes nécessaire pour « bien distinguer ceux qui prennent la parole » est même un objet de discussion ! Certes l’essentiel des citoyens concernés sont des hommes, mais des citoyennes, parfois très jeunes, peuvent quitter les tribunes, prononcer des discours et manifester ainsi leur adhésion à des pétitions, en particulier dans la section 8 où un groupe de jeunes filles s’avère particulièrement actif. Jeunes et citoyennes, le fait est suffisamment important dans un monde de la politique révolutionnaire dominé par des individus masculins d’une quarantaine d’années pour qu’il soit souligné.
La lenteur d’un tel système n’échappe à personne, surtout pas aux sectionnaires. C’est pourquoi s’impose très vite l’établissement d’organismes exécutifs internes aux sections, les comités. S’instaure aussi un Comité Général Central des 32 sections marseillaises chargé des « parties d’exécution, de correspondance et de salut public » au point de prendre le risque d’enrayer un tel mécanisme démocratique, c’est-à-dire de « s’asservir à un ordre ».
Cependant le mécanisme démocratique lui-même engendre la parade à un tel risque de bureaucratisation du mouvement sectionnaire. Tout vient de la section 10, proche de l’Hôtel de Ville, où se configure progressivement un lieu central de rassemblement des délégués de section, en toute indépendance du Comité Central, donc en toute souveraineté. Dès la fin avril 1793, la section 10 est présentée comme « le modèle à suivre » par les sections soeurs à cause de sa capacité à « concourir au bien général », à concrétiser l’union et la fraternité entre citoyens. A ce titre, là où elle se réunit, se tient, de façon quasi-journalière, des réunions de commissaires de section qui délibèrent sur la bonne marche des pétitions adhérées par la majorité des sections. Il s’agit en quelque sorte d’un comité précisant les modalités d’exécution des décisions unanimes, et renvoyant ainsi le Comité central au seul règlement des affaires courantes. L’extension de la souveraineté concerne donc tout aussi bien la délibération sur l’exécution des demandes que leur énonciation et leur adoption par le vote ouvrant « droit à la demande » des citoyens réunis.
A ce stade de notre analyse, soulignons plusieurs points importants:
- L’activité unificatrice de la section 10 est complétée par l’activité de la section 4, fortement marquée par l’action de citoyennes, qui devient progressivement « l’interprète des sentiments « des sections soeurs. Dans la raison démocratique, l’union du coeur et de l’esprit est l’expression même de l’unité républicaine. Présentement, elle s’actualise aussi sur l’axe masculin/féminin.
- Au sein des modalités concrètes de cette expérience démocratique, le refus doctrinal de toute représentation permanente (les commissaires changent d’une délégation à l’autre) n’implique pas l’absence de processus énonciatif spécifique sous la modalité du porte-parole, incarné ici par une section particulière, la 10, qui énonce sans cesse sa capacité à traduire « l’impulsion spontanée » des citoyens délibérant dans leur section en « un assentiment général ».
- La première réunion des commissaires prend acte du vote à l’unanimité des délégués de la permanence de la garde nationale. Ce n’est pas un hasard si la section 10 est la première à formuler cette demande auprès des autres sections: « La section 10 nous a présenté une pétition demandant à la municipalité de mettre la garde nationale en réquisition permanente, que tout citoyen a le droit d’opposer la résistance à l’oppression » (section 2). C’est donc bien sur la question des « citoyens en armes » en référence au droit de résistance à l’oppression que s’enclenche une telle manière de porter la parole en nom collectif.
Ainsi les sectionnaires puisent, par l’intermédiaire de la section 10, leur « énergie républicaine » dans un contexte d’union et de mobilisation toujours formulé dans l’argument du droit souverain. Un tel rapprochement, jusqu’à l’indistinction, entre les notions de droit et de souveraineté devrait nous faire réfléchir sur la manière souvent très abstraite dont les historiens abordent en général le principe de souveraineté nationale. Le trajet de la proclamation de l’intangibilité du principe de souveraineté à l’exercice effectif des droits de souveraineté est de bout en bout pris dans le même argumentaire. Rien de plus concret donc qu’une telle souveraineté en acte, sans pour autant qu’une telle constatation pratique nie la valeur principielle de la catégorie de souveraineté.
Le fédéralisme jacobin et l’organisation du pouvoir exécutif
Le projet fédéraliste des patriotes marseillais radicaux est d'une toute autre nature. Il se concrétise en deux temps: d'abord au cours des premiers mois de 1793 avec la tentative des jacobins marseillais, autour de la figure d’Isoard, de constituer un pouvoir exécutif régional, initiative mise en échec par la montée victorieuse du mouvement sectionnaire. Puis pendant le Congrès républicain des sociétés populaires des départements méridionaux réuni à Marseille au cours de l'automne 1793. Nous sommes ainsi confronté à des manifestations exemplaires du fédéralisme jacobin de tendance radicale (8).
L'horizon doctrinal d'un tel projet démocratique ne procède pas d'un argumentaire serré et d'une pratique empirique, relatif à l'exercice au quotidien de la souveraineté du peuple, comme dans le cas sectionnaire. Il s'agit plutôt d'un trajet de mise en acte de la souveraineté où s'actualise l'identification du peuple souverain au mouvement révolutionnaire dans son ensemble. Nous pouvons reconstituer l’argumentaire de ce trajet discursif à partir du corpus des Adresses de la société populaire de Marseille rédigées au cours de la première phase du fédéralisme jacobin (janvier-avril 1793) (9), avant même d’en caractériser le programme d’organisation du pouvoir exécutif.
« C'est un développement urgent de nos principes politiques que nous voulons vous faire »: tout commence donc, dans la conjoncture du procès du roi en janvier 1793, par une volonté d'exprimer dans l'action le principe de souveraineté. Qu'en est-il plus exactement ?
L'objectif le plus urgent des jacobins radicaux est alors de dénoncer les « Conventionnels du parti Roland » qui risquent, par l'appel au peuple, de provoquer la destruction irréversible du « centre de notre souveraineté », c'est-à-dire du « gouvernement représentatif » menacé par l’aventure de la « démocratie pure ». Marseille joue alors un rôle décisif dans une telle dynamique dénonciatrice des Girondins. Elle est « le foyer de l'opinion publique dans le Midi ». Elle tient un « langage d'opinion » à l'endroit du législateur:
« Entendez donc, législateurs, ce cri puissant de la nature. Entendez la voix de la justice éternelle tonnant contre tout ce qui est coupable, rois et sujets. Entendez le conseil d'une politique révolutionnaire devant qui l'individu, quel qu'il soit, n'est jamais rien quand il s'agit de sauver une nation. »
Par là même se concrétise, dès mars 1793, la volonté des patriotes radicaux de susciter une nouvelle insurrection où « Marseille la Républicaine » s'identifierait au « mouvement révolutionnaire » en devenant « la Montagne de la République » aux côtés de la Montagne de la Convention:
« Frères et amis, saisissons nos armes! Levons-nous!...Que le peuple souverain se montre dans toute sa force et dans toute sa majesté. Et nous aussi, nous sommes de la Montagne. Les sans-culottes, vrais républicains de Marseille, se sont levés. Levez-vous, armez-vous. C'est au peuple de se sauver lui-même, comme il le fit dans les crises mémorables de notre révolution. Aujourd'hui, c'est à nous, frères et amis, qu'il appartient d'imprimer à la France le dernier mouvement révolutionnaire et de sauver, à note tour, Paris, qui tant de fois nous a sauvé tous. »
Reste à préciser, au-delà de la dynamique propre du fédéralisme radical, le projet d'organisation d'un pouvoir exécutif révolutionnaire à la fois identifié au peuple souverain, à l'opinion, à la faculté de dire la loi, à la volonté générale, et distinct de « la centralité législative ». Dans la lignée du programme cordelier d'organisation du pouvoir exécutif (10), il s'agit de multiplier les instances intermédiaires, entre le Conseil exécutif et les appareils démocratiques de base, essentiellement les municipalités et les comités de surveillance
Résumons les caractéristiques de ce plan d’organisation du pouvoir exécutif, que nous avons déjà présenté ailleurs (11). Après avoir affirmé que « la Convention nationale est le seul centre d’unité auquel doivent se réunir tous les bons Français », au nom du principe intangible de la République une et indivisible, les délégués du Congrès de Marseille demandent à Convention de décréter qu’ « il sera fait chaque année des réunions générales d’un membre de chaque société populaire dans les lieux désignés par le corps législatif; cette réunion aura lieu deux mois après la convocation de chaque législature; ces assemblées alterneront dans les principales villes de la République et ne pourront se déclarer permanentes. La durée de leurs séances sera de quinze jours au moins, et d’un mois au plus » (12).
Une telle proposition ne manque pas d’envergure: elle tend à promouvoir le principe de la réunion, une fois par an, de toutes les sociétés populaires de la République française, par l’intermédiaire de délégués et au frais du ministère de l’intérieur. Par ailleurs, il est prévu une réunion annuelle de délégués des sociétés populaires de chaque département, chargée en particulier de nommer un comité de surveillance permanent entre deux réunions. Un tel organe exécutif s’occuperait de l’exécution des lois, en particulier sur les suspects, sans négliger pour autant « aucun des objets d’utilité publique, et surtout ceux des subsistances et de l’instruction ». Les délégués au Congrès de Marseille formulent aussi une demande d’élargissement de la mission de surveillance des sociétés populaires par son extension au contrôle des districts et des municipalités. Nous sommes bien là confronté à un programme complémentaire du projet cordelier par son souci de quadriller la France à l’aide des comités de surveillance des communes, des sociétés populaires et présentement des Congrès nationaux et départementaux.
Il s’agit alors d’instaurer l'identité du peuple souverain par la multiplication de « rapports populaires »:
« Le moyen le plus prompt et le plus efficace de faire échouer ce système de désorganisation (...) c'est de ne pas nous occuper des individus, mais bien des choses, c'est de nous serrer, de nous presser, de nous réchauffer mutuellement; c'est de confondre nos lumières, nos forces et nos moyens (...) c'est de rétablir avec plus d'activité que jamais les rapports populaires; de former un cordon électrique qui fasse correspondre les sociétés, qui rende communes à toutes les opérations de chacune, lorsqu'il s'agira de l'intérêt général. C'est à nous, frères et amis, qu'a été confié le dépôt sacré de nos lois républicaines; c'est dans nos mains qu'ont été spécialement remises les tables immortelles des Droits de l'Homme ; (...) Veillons toujours pour la souveraineté du peuple; que son repos , que son bonheur soient sans cesse, parmi nous, à l'ordre du jour; (...)Ne nous lassons point de lui répéter cette grande vérité, conservatrice des Républiques : que la véritable liberté ne se trouve que dans la loi. » (13) .
A la différence de l’expérience sectionnaire, ce projet fédéraliste radical s’est exprimé brièvement au cours des quelques semaines de l’automne 1793, et n’a donc connu qu’en début d’exécution (14) . Le Congrès républicain des sociétés populaires des départements du Midi, se tient en effet à Marseille sous le regard désapprobateur des représentants en mission qui s’efforce avec succès d’en écourter l’existence. Cependant l’envergure de ce projet permet d’en souligner la valeur d’achèvement en matière d’instauration d’un pouvoir exécutif révolutionnaire relativement indépendant du pouvoir législatif central.
Conclusion
Notre insistance conjointe sur la place du civisme dans l’autonomie des pouvoirs à Marseille pendant la Révolution française et sur la portée démocratique des expériences fédéralistes républicaines devrait nous inciter à ouvrir plus largement la perspective présentée. Il conviendrait ainsi de reprendre l’ensemble de la politique municipale pendant la Révolution française dans sa liaison avec les nouvelles manières de vivre et d’habiter dans les quartiers marseillais et leur délimitation politique en section. Il reste donc un vaste travail à faire pour nous aider à mieux comprendre l’héritage civique de Marseille, sa capacité d’autonomie par rapport au centre législatif, son aptitude à la créativité permanente en matière d’autonomie des pouvoirs.
N.B Ce texte a fait l'objet d'une publication dans Marseille face au(x) pouvoir(s), actes du colloque de Marseille, 4-5 février 2000, Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 2002, p.82-89.
Notes
(1) Voir sur ce point Olivier Beaud, La puissance de l’Etat, Paris, PUF, 1994. Et sur la description des événements discursifs qui président aux premières manifestations du pouvoir constituant, notre ouvrage L’avènement des porte-parole de la République (1789-1792), Lille, Presses Universitaires de septentrion, 1998.
(2) Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? , reprint Edhis, tome 1, 1989, p. 116.
(3) Sur la question du civisme pendant la Révolution française, voir sur le présent site.
(4) Voir notre contribution à ce sujet dans le numéro spécial sur Marseille de la revue électronique FaireSavoirs. Les éléments de l’enquête historique sur la Révolution française sont également présentés dans notre ouvrage sur Marseille républicaine (1791-1793), Paris, Presses de Science Po, 1992.
(5) Voir en particulier notre étude sur les « Conduites politiques des Marseillaises pendant la Révolution française », Provence Historique, 186, 1996.
(6) Voir en particulier notre présentation synthétique dans « Les jacobins marseillais et la propagation des idées républicaines », catalogue de l’exposition Marseille en révolution, Editions Rivages, 1989.
(7) Nous reprenons ici, en les reformulant quelque peu, notre analyse des arguments et du mécanismé démocratique propre au mouvement sectionnaire présenté dans notre étude « Le fédéralisme sectionnaire à Marseille: « démocratie pure » et communication politique », Provence Historique, 163, 1991. Les sources de l’histoire du fédéralisme sectionnaire marseillais se trouvent aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône. Le travail de Michel Vovelle sur Le sans-culotte marseillais a été publié dans le n°1 (1986) de la revue Histoire & Mesure. Enfin, nous traitons plus spécifiquement de la propagande sectionnaire dans une autre étude en cours de publication sur le présent site.
(8) Pour une vue d’ensemble de la place du fédéralisme radical au sein des fédéralismes, voir le colloque sur Les fédéralismes publié en 1995 par les Publications de l’Université de Provence.
(9) Ce corpus est présenté dans notre ouvrage Marseille républicaine (1791-1793), op. cit. , p. 160-161.
(10) La constance des cordeliers dans le projet de former un exécutif révolutionnaire est soulignée par J. Guilhaumou et R. Monnier dans " Les cordeliers et la République de 1793", Révolution et république. L'exception française, M. Vovelle ed., Paris, Kimé, 1993.
(11) Nous reprenons ici le contenu des pages 214 et 215 de notre ouvrage Marseille républicaine (1791-1793), op. cit.
(12) Précis des opérations des sociétés populaires des départements méridionaux réunis en assemblée générale à Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, L 2070.
(13) Discours prononcé par J.L. Giret à l'Assemblée générale des Sociétés populaires du midi le 4 octobre 1793, Bibliothèque Nationale. Les passages en italiques le sont de notre fait.
(14) Constat que l’on peut faire à la lecture des papiers des comités de surveillance conservés aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône.
Jacques Guilhaumou, « Marseille et l’organisation ‘autonome‘ des pouvoirs pendant la Révolution française », Synthèses, Révolution Française.net, mis en ligne le 18 juillet 2007, URL: http://revolution-francaise.net/2007/07/19/146-marseille-organisation-pouvoirs-revolution-francaise