Analyse d’énoncés : Marat est mort (13 juillet 1793) /Marat n'est pas mort (l6 juillet 1793) Mots
lundi 7 mai 2007par Jacques Guilhaumou, UMR Triangle, ENS-LSH Lyon
Notre analyse de l'événement « Mort de Marat », présentée de manière succincte sur le présent site a été effectuée dans une période, les années 1980, marquée par un élargissement de notre domaine d'investigation d’historien du discours (1). A ses débuts, l'analyse de discours s'intéressait presque exclusivement à des discours doctrinaux, donc fortement argumentés. Ses interrogations du côté de l'histoire s'étendent désormais aux réalisations discursives du savoir social les plus diverses, donc à la totalité des énoncés historiquement attestés. Soucieux de promouvoir une histoire sociale des textes, l'historien du discours n’a donc cessé de complexifier sa démarche. Le temps de la simple confrontation entre des analyses paraphrastiques en corpus et des jugements de savoir extratextuels – ce qu’on appelle les conditions de production - est bien révolu. Il s'agit désormais d'articuler la description textuelle d'un événement à un ou plusieurs moments de corpus (2).
N.B. La rubrique Mots s’intéresse aux termes et expressions en usage dans les pratiques langagières de la Révolution française au sens large (1770-1815). Elle s’inscrit ainsi, d’un point de vue méthodologique, dans le champ de la linguistique, de la lexicologie et de la sémantique historiques, de la rhétorique et de l’argumentation discursives à l’horizon d’une analyse de discours du côté de l’histoire. A ce titre, elle prolonge la publication du Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815), y compris par la présentation de corpus d'archives et de discours métadiscursifs associés à de telles recherches.
De fait, la description de l'événement « Mort de Marat » mobilise une vaste gamme d'archives, une dispersion maximale d'énoncés. Dans un premier temps, nous avons essayé de rendre compte de la totalité des propriétés langagières de l'événement : de l'annonce de l'assassinat de Marat aux formes ultimes de la réflexivité sur le devenir du nom de Marat, une multiplicité de configurations discursives est mise en jeu. La mise en état, dans une description sociale de l'espace public, des configurations discursives propres à un événement permet d'appréhender la façon dont la mort de Marat est successivement annoncée, rapportée, catégorisée et enfin conceptualisée.
A la différence des premiers travaux en analyse de discours, description et interprétation ne se situent plus dans des univers parallèles, voire même opposés. Le discursif n'est plus interprété dans les termes d'un métadiscours. Les ressources interprétatives, les possibilités réflexives de l'événement sont attestées dans la description même de l'événement. Les protagonistes de la mort de Marat, d'abord les militants sectionnaires, puis les sympathisants et les témoins de l'exposition sublime du corps de l'ami du peuple élaborent eux-mêmes, dans un mouvement de sympathie, puis d'enthousiasme, les connaissances susceptibles de conceptualiser les savoirs sociaux mis en jeu dans l'événement.
Nous retrouvons là une des préoccupations majeures de la sociologie d'inspiration ethnométhodologique. En énonçant le principe de réflexivité de toute description, ce courant de la sociologie contemporaine rend possible la description des savoirs discursifs au sein même des structures quotidiennes de l'activité historique. Ainsi, selon Garfinkel, « les structures sociales des activités courantes fournissent contextes, objets, ressources, justifications, thèmes problématiques et produits pour les enquêtes » (3).
Le critère méthodologique de la réflexivité des descriptions, qui préside à nos recherches en analyse de discours, peut alors être défini en trois temps:
- en premier lieu, il s'agit simplement d'affirmer, dans une perspective pragmatique, que tout énoncé sur l'agir humain fait réflexion sur lui-même, autodétermine sa rationalité;
- en second lieu, nous pouvons dire que la description d'un énoncé est aussi le contexte de cet énoncé, que l'énoncé n'est jamais mis en action de son extérieur idéologique, mais qu'il accomplit l'événement qu'il désigne;
- enfin, et nous touchons là au fondement philosophique du principe de réflexivité, une description textuelle qui relate, à partir de configurations significatives d'énoncés, des manières d'agir rend compte aussi de ce qui surgit dans l'action elle-même pour la réflexion.
Cependant nous nous intéressons présentement à la matérialité linguistique de la réflexivité des descriptions sociales de l'événement, c'est-à-dire à l'émergence de formes linguistiques, tant syntaxiques que narratives, dans l'événement même. Soucieux d'établir à tout moment « le langage de la vérité », I'adéquation des mots et des choses, les révolutionnaires, et plus particulièrement les jacobins, accordent à la syntaxe, disons à la langue, une place privilégiée dans « la science de la politique » (4). Ainsi les éléments textuels qui rendent compte de la conceptualisation de l'événement au sein même du réseau d'énoncés qui le relate sont souvent, à l'époque de la Révolution française, inscrits dans les termes mêmes de la langue. C'est le cas de la série d'énoncés sur la mort de Marat que nous allons étudier présentement.
Après la description proprement dite des configurations d'énoncés et des hiérarchies argumentatives relatives à l'événement « Mort de Marat », nous présentons donc maintenant l'analyse d'une dispersion d'énoncés autour d'une « raison » linguistique, d'un co-texte (5). Ce type d'étude porte sur une dispersion d'énoncés historiquement attestés, mais co-présents du seul fait des régularités de la langue. Au terme de la description de l'événement « Mort de Marat », nous avons constaté la présence d'une série significative d'énoncés autour de phrases contradictoires en apparence « Marat est mort »/« Marat n'est pas mort ». Nous nous trouvons ainsi devant un cas exemplaire d'inscription des possibilités polyphoniques de la langue à l'intérieur du discours (6).
I- Marat a été assassiné / Marat est mort
« Nous apprenons à l'instant que Marat vient d'être assassiné par une femme » (liste d’énoncés /1/ ), (7) : la forme passive met l'accent sur le nom de Marat tout en notifiant l'agent du meurtre, Charlotte Corday, à l'aide de son nom générique, celui de femme:Nous sommes dans le domaine de la relation immédiate du fait. C'est avec l'énoncé « Marat est mort » que nous entrons dans l'espace politique, celui de l'annonce, puis du rapport du fait. Selon Anscombre et Ducrot (8), I'assertion n'impose pas seulement un fait, ne se réduit pas à son contenu informatif, mais présuppose aussi un argument. De ce point de vue, il apparaît que les énoncés affirmatifs « Marat a été assassiné » et « Marat est mort », issus d'un même événement, ont des directions argumentatives sensiblement différentes. Ces deux affirmations sont historiquement attestées dans les toutes premières relations de l'assassinat de Marat, le 13 juillet au soir. La question se pose alors de savoir en faveur de quoi chacune de ces affirmations peut être un argument, vers quels autres énoncés elle nous orientent. Quelles sont donc, enfin, les structures d'activité énonciative de chacune d'elles ?
« Marat vient d'être assassiné », c'est en ces termes que l'un des organes de la presse périodique parisienne relate les premières rumeurs relatives à la mort de Marat (voir /1/). Nous disposons d'une indication sur la valeur énonciative de cette première affirmation dans le procès-verbal de la séance du Conseil Général de la Commune de Paris : « Ce citoyen annonce l'assassinat de Marat » /10/. Certes l'annonce reste très proche de la rumeur, mais prononcée devant les autorités constituées de la municipalité, elle suscite immédiatement la recherche de la vérité du fait: « Hanriot (Commandant général de la police parisienne) est venu un instant après et a confirmé la vérité du rapport qui venait d'être fait » /11/. On voit que l'énoncé « Marat a été assassiné » /2/, en dépit de l'usage de la forme passive qui met l'accent sur la personne de Marat, s'identifie à son contenu informatif, possède un faible potentiel argumentatif. L'orientation argumentative de l'affirmation « Marat est mort » est, à l'inverse, nettement marquée. La preuve en est la profusion de descriptions définies présentes dans le contexte de cette affirmation (voir en particulier /6/). Par ailleurs, cet énoncé affirmatif est associé aux sentiments punitifs exprimés par le peuple parisien à l'annonce de l'assassinat de l'ami du peuple et à la médiation que les autorités doivent effectuer pour éviter que ce sentiment se traduise par des massacres.
Le député Drouet, qui s'est chargé de la protection de Charlotte Corday au moment de son arrestation, s'écrie, au lendemain de l'assassinat, devant les Conventionnels: « (Législateur), empêche que la douleur n'égare le peuple lorsqu'on lui dira ton ami est mort » /13/). L'appel à la vengeance (voir /6/ et /13/) permet le report de la volonté punitive populaire. Le trajet de « Marat a été assassiné » à « Marat est mort » trace donc la ligne de partage entre une réalité naturelle, incontournable, la disparition physique de Marat du monde des vivants, et une représentation subjective de la mort de l'ami du peuple. D'après Frege, « si un signe dénote un objet perceptible au moyen des sens, une représentation est un tableau intérieur, formé du souvenir des impressions sensibles et des actions externes ou internes auxquelles je me suis livré. Dans ce tableau, les sentiments pénètrent les représentations (...) La représentation est subjective» (9). Le sans-culotte Genty, bouleversé par l'annonce de l'assassinat de l'ami du peuple, n'écrit-il pas au Président de la Convention Nationale: « Je conserverai toute ma vie le tableau de sa mort » /14/ ! L'énoncé affirmatif « Marat est mort » a une double fonction idéologique: d'une part, il signifie l'affectivité du peuple et son report vers des formes légales de vengeance, d'autre part il associe étroitement relation du fait et incitation à l'action.
II- Marat est mort / Marat n 'est plus
Une troisième expression de forme négative explicite les enjeux de la « traduction » de « Marat a été assassiné » par l'expression « Marat est mort » : « Marat n'est plus (n 'existe plus) ».
On reconnaît là une négation de type descriptif. Elle correspond plus particulièrement à «l'affirmation d'un contenu négatif sans référence à une affirmation antithétique » (9). Cette négation descriptive porte sur le trait vivant / non-vivant. Le présupposé d'existence de l'affirmation correspondante « Marat est (vivant) », que l'on peut énoncer sous la forme / le nom de Marat existe /, se conserve dans la négation. Le principe de l'existence du nom de Marat n'est pas mis en cause : Marat est un être humain, donc mortel, qui conserve son nom après sa mort. L'emploi d'un verbe d'existence l'illustre.
Ainsi, I'expression « Marat n'est plus » occupe une position décisive, elle rend possible l'énoncé co-présent « Marat est mort » (voir en particulier la version /12/ de l'annonce de l'événement à la municipalité). Cette modalité d'emploi de « Marat n'est plus » est explicitée, dans le co-texte, par l'adresse de la Section du Contrat-Social à la Convention le 14 juillet dont nous avons reproduit deux versions: /15/, /16/. « Marat n'est plus » s'écrie la députation, mais « la liberté a gravé ton nom dans nos cœurs » /15/. Le contexte suggère ainsi la permanence du nom de Marat. Mais Marat, encore présent dans la conscience de chaque patriote, n'est-il pas condamné à l'errance: « Nos yeux cherchent encore Marat » ?
De fait, le désir du tableau s'exprime d'emblée: «Un tableau ! Un corps ensanglanté ! (...) David ! Où es-tu David ? » /16/. En effet, la figure du tableau, si elle se réalise, peut imposer une représentation idéale de la mort de Marat et situer symboliquement Marat hors des contraintes de la mort... et de la langue. L'appel à David, peintre et législateur, donc capable à la fois de fixer Marat par des traits éternels et de formuler la légitimité de l'événement, prend ici tout son sens. L'idée du tableau de la mort de Marat, qui définit l'orientation argumentative de l'énoncé « Marat est mort », présente aussi l'avantage de réduire, au-delà du rapport entre les mots et les choses, les ambiguïtés possibles dans certains emplois de « Marat est mort ». Nous trouvons en effet des formulations de ce dernier énoncé susceptibles d'une double interprétation. C'est le cas tout particulièrement de l'emploi de « Marat est mort » sous une forme thématisée (11) : « Ce qu'il y a de certain, c'est que Marat est mort » /3/. Au premier abord, il s'agirait de la simple affirmation d'une certitude situationnelle. Cependant peut-on écarter l'idée que cette thématisation implicite le caractère fini du nom de Marat ?
De toute façon, chacune de ces lectures tend à dévaloriser le nom de Marat : dans le premier cas, Marat est présenté comme un mort parmi d'autres, dans le second cas on prend acte de la disparition de la figure de l'ami du peuple. Les patriotes suppléent à cette dangereuse indétermination, dont les journalistes modérés sont responsables, par la formation autour de « Marat est mort » d'une « famille de descriptions » (12), comme nous l'avons déjà souligné. En tête de cette série descriptive, se trouve bien sûr la qualification d'« ami du peuple » !
Cependant, la représentation symbolique de Marat dans un tableau aux traits sublimes s'avère historiquement impossible. L'évolution rapide de la putréfaction du corps de Marat subvertit toute tentative de représenter Marat dans un tableau théâtral manifestant un découpage idéal de l'événement. La voie la plus simple, celle qui consistait à élaborer une image symbolique de Marat hors des contraintes de la langue, est obstruée par le spectacle épouvantable de l'abjection, de la terreur des ennemis inscrite sur le corps en décomposition de Marat. Une quête angoissée du sens que l'événement doit attribuer au nom de Marat commence. Par quel processus de nomination la nécessaire adéquation entre les mots et les choses se constitue-t-elle enfin, et révèle-t-elle par là même le sens de l'événement ? Question cruciale qui nous renvoie à un moment clé des trois jours de la mort de Marat: les 6 heures de la pompe funèbre, le 16 juillet (voir les divers récits de presse). Le corps de Marat se putréfie et renaît tout à la fois au cours de la cérémonie. Promené par les femmes dans les rues de Paris, enveloppé du discours des orateurs à chaque station dans les places publiques, ce corps devient sublime. Un nouvel énoncé prend alors un relief particulier: « Marat n'est pas (point) mort » (/20/, /21/).
III- Marat est mort (13 juillet) /Marat n'est pas mort (16 juillet)
Nous rencontrons, pour la seconde fois, une assertion négative. Mais elle est de type métalinguistique. C'est « un énoncé sur un énoncé » selon la formule de Ducrot (13). Cette phrase négative présente en effet la particularité de contester l'énonciateur de l'énoncé affirmatif correspondant « Marat est mort » :
« La négation métalinguistique apparaît uniquement dans un dialogue réel, où le locuteur de l'énoncé négatif prend à partie le locuteur de l'énoncé positif (...). Dans cet affrontement empiriquement attesté, le locuteur de la négation s'en prend à l'énonciation qui a effectivement précédé la sienne » (14).
Plus largement, I'assertion négative « Marat n'est pas mort » correspond, selon la terminologie de Moeschler (15), à un acte de réfutation qui se trouve au centre d'un système complexe d'actes de langage. De fait, « I'acte illocutoire de réfutation n'est pas la simple énonciation d'un énoncé négatif à négation polémique, mais l'énoncé complexe formé d'un énoncé négatif et d'arguments » (16). Ainsi aux assertions positive et négative (« Marat est mort »/« Marat n'est pas mort ») s'associent deux arguments formulés dans le co-texte :
- le premier assigne à « Marat n'est pas mort » son champ d'application: « il est immortel » /19/
- le second « délimite » le foyer de « Marat n'est pas mort »: « Le nom de Marat n'aura point de fin » /22/ (17) .
Cette évidente « polyphonie énonciative » (I'expression est d'Oswald Ducrot) autour du thème du retour de la parole de Marat (voir la prosopopée de Marat en /18/) se complexifie si l'on prend en compte les désignations du foyer de cette assertion négative. Le nom de Marat est identifiable à travers la promotion des facultés majeures de l'ami du peuple: son âme et son cœur. Le cœur de Marat prend place au centre du mouvement d'union des cœurs de tous les patriotes: « Marat n'est pas mort et son séjour actuel est dans nos cœurs » /20/. Quant à son âme, elle s'apparente à une divinité tutélaire, la liberté; elle a pour rôle principal de dénoncer les ennemis du peuple: « Marat n'est point mort, son âme (...) n'en sera que plus souple pour arracher le masque des traîtres » /21/.
Ces actes d'union et de dénonciation, qui trouveront leur point d'aboutissement dans la formule énonciative spécifique de la fête du 10 août 1793, « Nous n'avons tous qu'un cœur, qu'une âme » , précisent l'orientation argumentative de l'acte de réfutation « Marat n'est pas mort ».
Qu'en est-il plus particulièrement des arguments, de « L'acte de justification » (Moeschler) associés à cette assertion négative ? Constatons d'abord qu'en formulant l'expression « Marat n'est pas mort », on ne nie pas l'énoncé affirmatif correspondant «Marat est mort». La contradiction porte plutôt sur deux des présuppositions possibles de « Marat est mort »: /Marat est mortel/, /Le nom de Marat est forclos/. Nous sommes donc en présence d'une réfutation présuppositionnelle (19) .
Dans un tel acte de réfutation, ce n'est pas le contenu de l'énoncé affirmatif correspondant qui est nié, mais l'acte de présupposition associé à l'énonciation de cet énoncé. L'usage de l'assertion négative « Marat n'est pas mort » contribue donc, par la promotion des arguments « Marat est immortel » / « Le nom de Marat n'aura point de fin », à limiter l'autonomie de l'assertion positive « Marat est mort », à la réduire au témoignage de l'impact affectif de l'assassinat et des efforts de l'institution pour détourner la punitivité populaire. La reprise énonciative « Que dis-je ! » ( voir l’énoncé /20/), qui relie les énoncés « Marat est mort » et « Marat n'est pas mort », montre qu'il s'agit bien d'instaurer, avec la phrase négative, un nouveau cadre énonciatif propice à permettre l'interprétation de l'événement. Par ailleurs, I'effectivité, pendant l'exposition et la pompe funèbre, de l'expression « Marat n'est pas mort » modifie la direction argumentative de la première phrase négative « Marat n'est plus ». Cette modification est signifiée en tant que telle dans la phrase suivante: « Marat, ce fier républicain, n'est plus à la vérité, mais il vivra toujours parmi vous » /19/.
L'usage du connecteur mais présente la particularité d'annuler a priori toute tentative d'orienter l'énoncé « Marat n'est plus » vers l'idée de la perte du nom de Marat, c'est-à-dire vers l'identification possible à l'énoncé « Marat est mort », ou plutôt à son présupposé « Marat est mortel, son nom a une fin » (20).
Nous pouvons conclure de cette analyse des énoncés assertifs à valeur positive et négative relatifs au nom de Marat que l'assertion négative « Marat n'est pas mort » inclut, de fait, la totalité de la chaîne d'énoncés, du trajet de « Marat a été assassiné » à « Marat est mort », en passant par « Marat n'est plus ». Cet acte de réfutation subsume le mouvement discursif qui, à défaut d'une représentation symbolique du corps de Marat, donne sens à l'événement. L'effet discursif qu'il suscite correspond directement à l'usage du marqueur de négation ne... pas. Négation de phrase et effet de représentation / valorisation (21) procèdent d'un même travail de la syntaxe.
Raison linguistique et raison discursive produisent, par leur coïncidence, un concept en totale adéquation avec la conscience linguistique des révolutionnaires. Hostiles à l'usage inconsidéré de mots détachés des choses, les jacobins trouvent dans les règles de la grammaire un instrument de parfaite adéquation des mots avec les choses, donc d'élaboration du « langage de la vérité ». L'énoncé à valeur de concept « Marat n'est pas mort » indique, dans l'événement même, le point culminant de la réflexivité, de la rationalité de l'activité discursive.
ANNEXE
LISTE D’ENONCES AUTOUR DES EXPRESSIONS: Marat n 'est plus / Marat est mort / Marat n 'est pas mort
/1/ Journal de Perlet, 14 juillet:
« Nous apprenons à l'instant (huit heures du soir) que Marat vient d 'être assassiné par une femme, ou suivant d'autres par un homme déguisé en femme. »
/2/ Gazette Française, 14 juillet:
« De Paris le 13 juillet - Aujourd'hui, à huit heures du soir, Marat a été assassiné par une femme qui, depuis plusieurs jours, allait chez lui pour en obtenir, dit-on, la grâce des citoyens d'Orléans. »
/3/ Observateur de l'Europe, journal du soir, 14 juillet:
« On n'est pas généralement d'accord sur cet événement; il y a différentes versions à cet égard: les uns croient à l'assassinat, les autres veulent qu'il ait succombé à la maladie /.../ Ce qu'il y a de certain, c'est que Marat est mort. »
/4/ Editorial de la livraison du 14 Juillet du Thermomètre du jour:
« Mort de Marat assassiné par une femme. »
/5/ Journal du soir de Feuillant, 14 juillet:
« Rapport de l'assassinat commis sur la personne de Marat. »
/6/ Annales de la République française:
« Peuple, Marat est mort l'amant de la patrie/ Ton ami, ton soutien, I'espoir de l'affligé,/ Est tombé sous les coups d'une horde flétrie;/ Pleure, mais souviens-toi qu'il doit être vengé.
Tels sont les vers qui furent affichés sur la porte de Marat, un moment après son assassinat. Un sans-culotte armé d'une pique, placé à cette porte, les faisait lire au peuple qui accourait de toutes parts. »
/7/ Complainte sur la mort de Marat:
« Pleurez, amis de la Patrie./ Les jours de deuil sont arrivés; / Sur nous de l'aristocratie/ Les poignards sanglants se sont levés/ Mes sens sont glacés d'épouvante / Pouvez-vous sans frémir d'horreur/ Entendre ces cris de douleur ? /.../ De Marat, c'est la voix mourante./ Marat n'existe plus: pleurez, Républicains/ Pleurez (bis), mais vengez-vous sur tous ses assassins. »
/8/ Détail de l'assassinat commis le samedi 13 juillet sur la personne de Marat:
« Marat, l'intrépide Marat, tombe aussitôt sous le fer assassin, il n'eut que le temps de dire: je me meurs, mais bientôt, l'ami du peuple, son véritable défenseur n'existe plus. »
/9/ Détail officiel de la mort du patriote Marat (Annales de la République française, 15 juillet):
« On avait publié que Marat était à toute extrémité. Il est mort hier à huit heures du soir et voilà la relation que les colporteurs répandent sur sa mort tragique: "Marat vient d'être assassiné... O Ciel, que dites-vous !... Quoi, I'intrépide ami du peuple !... Quoi ! le plus zélé défenseur de ses droits !". »
/10/ Journal des séances de la Commune de Paris, 13 juillet:
« Ce citoyen annonce ... I'assassinat de Marat /.../ Bientôt après, le commandant général se présente pour faire son rapport. Marat, dit-il, est assassiné. »
/11/ Nouvelles politiques - Commune de Paris, 13 juillet:
« Un membre a annoncé qu'une femme venait d'assassiner Marat /.../ Hanriot est venu un instant après et a confirmé la vérité du rapport qui venait d'être fait: "Citoyens, a-t-il dit avec l'accent de la douleur, il n'est que trop vrai... Marat n'est plus /.../ Jurons tous de venger ce grand homme; aimons nos magistrats et bientôt l'aristocratie sera anéantie. »
/12/ Journal historique et politique, 15 juillet:
« Voici comme la Commune a parlé sur l'horrible assassinat de Marat: A huit heures et demie, Dangé annonce que Marat n 'est plus /. . ./ Un moment après le commandant général se présente. Marat est mort, dit-il, et l'on tient son assassin, c'est une femme de 24 à 25 ans /.../ Nous devons venger sa mort. Sous peu, I'aristocratie sera terrassée. »
/13/ Le député Drouet à la Convention le 14 juillet:
« Notre collègue n'est plus: le fer d'un assassin vient de trancher le cours de sa vie orageuse. Liberté ! /.../ empêche que la douleur n'égare le peuple, lorsqu'on lui dira ton ami est mort. »
/14/ Lettre du sectionnaire Genty au Président de la Convention Nationale:
« J'appris dimanche matin la mort du célèbre ami du peuple assassiné par une femme /.../ Je conserverai toute ma vie le tableau de sa mort. »
/15/ Adresse de la section du Contrat-Social à la Convention Nationale pendant la séance du 14 juillet:
« Une députation du Contrat-Social est admise. L'orateur s'exprime ainsi: Peuple, tu as perdu ton ami, Marat n'est plus, ô immortel législateur, tu tombes sous un fer assassin; peuple, Marat n 'est plus ! /.../ Marat, la liberté a gravé ton nom dans nos cœurs, nous te cherchons avec inquiétude, et nos yeux ne te rencontrent pas; mais quel spectacle affreux vient me frapper, un corps ensanglanté, un législateur sur son lit de mort, notre ami sans mouvements et sans vie; est-ce toi, Marat, est-ce toi notre ami ? Mais non, tu n'es plus. Où est David pour conserver les traits de notre ami ? »
/16/ Version officielle de l'adresse du Contrat-Social:
« Où est-il ? Une main parricide nous l'a ravi. Peuple ! Marat n'est plus /…/ Notre âme se dégage de cet état d'anéantissement, nos yeux cherchent encore Marat (I'orateur aperçoit le tableau de Michel Lepelletier et dit) O spectacle affreux ! Un tableau ! Un corps ensanglanté ! /…/ David ! Où es-tu David ? »
/17/ Affiche du Comité de Salut Public du Département de Paris:
« Le défenseur austère des Droits de la souveraineté du Peuple, le Dénonciateur de tous ses ennemis. Marat dont le seul nom rappelle les services qu'il a rendus à la patrie /.../ Marat vient de tomber sous les coups parricides des lâches fédéralistes."
/18/ Journal de la Montagne:
« Les citoyens et les citoyennes de la section du Théâtre-Francais sont allés visiter Marat mort, et l'orateur de la section de la république qui les accompagne a prononcé un discours énergique à la gloire de l'ami du peuple: il est mort l'ami du peuple !/…/ il est mort assassiné /. . ./ Citoyennes, jetez des fleurs sur le corps pâle de Marat: il fut notre ami; il fut l'ami du peuple; c'est pour le peuple qu'il a vécu, c'est pour le peuple qu'il est mort /…/ Il me semble voir son âme magnanime, rare et sublime sortir de sa plaie sanglante et l'entendre vous dire /prosopopée/ ».
/19/ Oraison funèbre de la section de l'Indivisibilité pendant la pompe funèbre :
« Marat n 'est plus /…/ Non, il n'est plus. Que dis-je ! /.../ Républicains, Marat, votre ami, vit; il est immortel; il vous parle encore /.../ Marat, ce fier républicain, n'est plus à la vérité, mais il vivra toujours parmi vous. »
/20/ Oraison funèbre de la section du Théâtre-Francais pendant la pompe funèbre:
« il est mort enfin celui dont la vie honorait la terre /. . ./ Que dis je ! Non, patriotes, Marat n'est pas mort; I'aristocratie a envoyé sa belle âme au sein des immortels; I'aristocratie, au Iieu de porter atteinte à notre liberté, n'a fait qu'élever un nouveau trophée à cette superbe révolution. Marat n 'est pas mort et son séjour actuel est dans nos cœurs. »
/21/ Oraison funèbre de Jacques Roux, Publiciste de la République française, 16 juillet:
« Marat n'est point mort, son âme, dégagée de sa dépouille terrestre, et planant sur toutes les parties de la république n'en sera que plus souple pour arracher le masque des traîtres /.. . / Marat n 'est pas mort, son ombre courroucée va s'attacher au sanctuaire de vos lois. »
/22/ Poésie manuscrite en annexe de l'adresse des femmes révolutionnaires à la Convention, 17 juillet:
« Marat est mort Mais son génie vit encore./ Il nous dit Enfans vous pleurez un Mortel./ Consollez-vous, il est devenu immortelle (sic)./ Tant qu'il y aura de vrais républicains/ Le nom de Marat n'aura point de fin. »
/23/ Poésie du député montagnard Audouin:
« Marat n'est plus ! arme-toi de courage,/ Toi, son fidèle ami, peintre de Pelletier,/ Redonne-le nous tout entier (...)/ Immortel sur la toile. »
/24/ Lettre de Palloy à la section du Théâtre-Français, 20 juillet :
« Marat n'est plus, mais le complot perfide de son assassinat a augmenté le nombre de ses partisans: car quiconque n'était pas pour Marat est pour lui à présent /.../ Son sang répandu demande vengeance, les patriotes l'auront, chacun d 'eux est Marat /…/ Marat n'est plus, il faut que sa mémoire ne se perde pas. »
/25/ Abréviateur Universel, 16 juillet:
« Hélas ! Il ne vit plus, ce vrai républicain./ La terreur des tyrans et du peuple le père /.../ Songez qu'il vous laisse le soin de le venger,/ Et durant votre vie, ayez-le pour modèle. »
/26/ Formule inscrite sur une pancarte portée par des militants sectionnaires dans un tableau représentant le départ pour les funérailles de Marat dans l'Eglise des Cordeliers (Musée Lambinet):
« Peuple, Marat est mort, tu n'as plus d'ami. »
N.B. Nous avons souligné les expressions associées au nom de Marat qui justifient la présence de ces séries d'énoncés dans une même configuration co-textuelle.
Notes
(1) Voir sur ce point le chapitre introductif de notre ouvrage Discours et événement. L'histoire langagière des concepts, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2006.
(2) La démarche archivistique de l'historien du discours est précisée également dans notre ouvrage, en collaboration avec Denise Maldidier et Régine Robin, Discours et archive. Expérimentations en analyse de discours, Paris, Mardaga, 1994.
(3) Texte traduit et cité par Bernard Conein dans le numéro spécial de la revue Problèmes d'épistémologie en sciences sociales (C.E.M.S., E.H.E.S.S.) sur les Arguments ethnométodologiques, p.12.
(4) Voir sur ce point notre ouvrage La langue politique et la Révolution française, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1989.
(5) Le co-texte renvoie conjointement à l'agencement d'énoncés constitutifs de l'événement et à des récurrences linguistiques formellement descriptibles. Voir sur ce point notre ouvrage Discours et archive, op. cit.
(6) Ce qui explique notre recours aux travaux du linguiste O. Ducrot.
(7) Les références au co-texte sont indiquées par un chiffre entre parenthèses qui renvoie à la série des énoncés présentés en annexe
(8) "L'argumentation dans la langue", Langages, N°42, juin 1976.
(9) "Sens et dénotation" in A. Rey, Théories du signe et du sens. Lectures, tome 2, Paris, Klincsieck,1976, p. 76
(10) O. Ducrot, La preuve et le dire, Paris, Mame, 1974, p.123.
(11) Sur le critère linguistique de la thématisation, voir l"entrée thématisation/thème dans Termes et concepts pour l'analyse de discours, sous la dir. de C. Détrie, P. Siblot et B. Vérine, Paris, Champion, 2001.
(12) Cette formule est de S. Kripke, La logique des noms propres, Paris, Editions de Minuit, 1982, p.19.
(13) Dans Dire et ne pas dire, Paris, Hermann, 1972, p. 38.
(14) O. Ducrot, Les mots du discours, Paris, Editions de Minuit, 1980, p.52
(15) Dans Dire et contredire. Pragmatique de la négation et acte de réfutation dans la conversation, Berne/Francfort, Peter Lang, 1982.
(16) Id; , p.183.
(17) Sur la distinction entre champ et foyer de la négation, voir J. Moeschler, Dire et contredire, op. cit., p.88. La notion de champ est une notion sémantique. Elle renvoie, dans le cas présent, au thème de l'immortalité de Marat. Le foyer de la négation correspond à l'enjeu communicationnel de l'acte de réfutation que nous étudions: les jacobins s'attaquent à ceux qui veulent, en fin de compte, "démontrer" la finitude du nom de Marat (cf. l'énoncé 26) par le rappel de la présence du nom de Marat dans l'esprit et le coeur de chaque membre de la communauté.
(18) Voir le chapitre X ?
(19) D'après J. Moeschler, Dire et contredire, op. cit. , p. 97.
(20) "L'expression P mais Q présuppose que la proposition P peut servir d'argument pour une certaine conclusion r et que la proposition Q est un argument qui annule cette conclusion"; O.Ducrot, Les mots du discours, Paris, Editions de Minuit, 1980, p. 97.
(21) Selon J. Moeschler, la négation, en tant qu'acte de réfutation, est "un acte illocutoire de type représentatif", op. cit
Jacques Guilhaumou, "Analyse d’énoncés : Marat est mort (13 juillet 1793) /Marat n'est pas mort (l6 juillet 1793)", Révolution Française.net, Mots, mis en ligne le 8 mais 2007
URL:http://revolution-francaise.net/2007/05/07/123-analyse-enonces-marat-est-mort-marat-n-est-pas-mort