Néologismes en temps de Révolution Mots
dimanche 18 mars 2007Fiction carnavalesque
Par Jacques Guilhaumou, UMR Triangle, ENS-LSH Lyon
Parmi les milliers de mécontents que la révolution a suscités, un homme très honnête voit et ne veut voir que les effets de l’anarchie ou plutôt de la panarchie, c’est-à-dire de la législation de tous (1). Mais, soucieux d’en savoir plus, il se rend à Paris de sa Province méridionale pour rencontrer d’honnêtes gens et lire de bons journaux. Suivons les flâneries burlesques à travers Paris de cet aristocruche (2) qui ne connaît que des principes inconstitutionnels et mimonarchiques (3). Ne confond-t-il pas les vrais, ardents et utiles patriotes avec les têtes exaltées par des idées fausses, vagues, exagérées, inconsistantes, associant alors à la confusion des idées l’abus des mots (4) ? Son imagination ne trouve-t-elle pas dans ce séjour une raison singulière de s’échauffer, ne lui inspire-t-elle pas une foule d’idées, que nous croyons ne pas devoir laisser échapper au lecteur, aussi burlesques soient-elles ?
N.B. La rubrique Mots s’intéresse aux termes et expressions en usage dans les pratiques langagières de la Révolution française au sens large (1770-1815). Elle s’inscrit ainsi, d’un point de vue méthodologique, dans le champ de la linguistique, de la lexicologie et de la sémantique historiques, de la rhétorique et de l’argumentation discursives à l’horizon d’une analyse de discours du côté de l’histoire. A ce titre, elle prolonge la publication du Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815), y compris par la présentation de corpus d'archives et de discours métadiscursifs associés à de telles recherches.
Mademoiselle Gaba… femme Fonte… s’est transportée à petit bruit chez la femme D’ou… vu qu’elles ont été toutes deux montérouisées (c’est un néologisme que nous n’entendons pas, et nos correspondants seront obligés de nous l’expliquer), La Chronique Scandaleuse, 1791, N°6.
L’inondation des rues de Paris par les pamphlets
Une lettre d’un ami, du 5 mars 1791 (5) avait mis notre honnête homme en garde contre la présence dans Paris de membres du club des gueux et des sans-culottes qui, liés aux Jacobins, se rassemblent dans les rues, les carrefours, les places publiques et lisent, avec une voix rugissante, les pamphlets incendiaires qu’on leur distribue pour en infecter le peuple crédule. Il veut donc se garder de cette espèce d’armée qui circule sous "la dénomination burlesque de sans-culottes" et règne, au nom d’une souveraineté factice et sur la base d’une faveur populacière, sur l’abus des mots, en introduisant la confusion entre les mots de despotisme et de royauté, de liberté et de révolte.
Cependant, il éprouve d’emblée le plus grand mal à distinguer les papiers raisonnables au milieu des papiers incendiaires, d’autant plus que la conformité des titres ajoute à la confusion. Les faux Marat, les faux "Père Duchêne", les faux "Orateur" circulent en nombre et côtoient les vrais, sans qu’il soit facile de distinguer les vrais des faux, la plupart de ces pamphlets n’étant pas signés. Ainsi jamais on a tant vu de "Père Duchêne", véritable Protée: c’est à qui sera en grande colère, en grande fureur, en grande joie, c’est à qui, sous ce titre, empoissonnera le public de tout ce qu’il y a d’abject, de dégouttant, d’atroce, de trivial et de bête (6).
A ce titre, la rue Percée-de-la-Harpe offre tous les matins quelque chose d’étonnant pour notre observateur curieux. Chaque borne de cette rue est un magasin où soit l’on vend, soit l’on distribue gratis les libelles et les pamphlets dont le parisien est inondé tous les jours. On y entend de grandes dénonciations, de grands complots pour enlever le pouvoir exécutif, de grands incendies, de grands massacres, de grands projets de contre-révolution, de grands discours des jacobites (7).
La confusion atteint son paroxysme lorsqu’il se rend rue Pavée Saint-André-des- Arts, marché ordinaire des pamphlets, où il voit en sortir des colporteurs qui les distribuent gratis en les jetant dans les maisons. Les uns, qui se disent colporteurs patriotes, dénoncent l’invasion aristo-caponienne d’écrivains stipendiés soutenus par les libraires gagés, véritable armée d’ écrivailleurs à la solde des aristocrates (8). Les autres, que l’on dit colporteurs aristocrates, précisent que ce n’est qu’un travestissement général permettant de dévoiler le carnaval jacobite, c’est-à-dire la mascarade patriote des Jacobins qui font l’accaparement criminel des tous les habits d’Arlequins, de Pierrots et de Polichinels (9). A vrai dire, notre honnête homme voit avec plaisir, aux coins des rues, de ces aristocrates, autrefois humiliés, qui reprennent le dessus en endossant le costume populaire, en affectant un langage populaire, en agissant de façon populaire (10).
L’abus carnavalesque des mots
L’occasion est donc trop belle pour que les faiseurs de nouvelles ne se modèlent pas sur l’attitude des Crispins de la comédie qui n’ouvrent jamais la bouche que pour induire en erreur ceux qu’ils ont intérêt à tromper. Est-ce un hasard si le mot popularité, dans le sens qu’on lui donne désormais, est né avec la Révolution ? Il exprime bien, pense notre honnête homme, l’enthousiasme bruyant et passager de la multitude, qui, à force d’ordonner dans les affaires de l’Etat, nous fait tomber dans l’ochlocratie (11).
Ainsi se multiplient les nouvelles figures et les nouveaux mots, en particulier sous l’impulsion de la figure du "Père Duchesne" affectant ordinairement le langage populaire. La scène la plus burlesque est cette rencontre entre "Jean-Bart" et le brave "Père Duchêne" - un faux "Père Duchêne" disent les archi-jacobins - qui dialoguent de bon sens (12). Passons sur les expressions sales qui défigurent des pensées ingénieuses car rien n’est moins gai que le retour de ces mots également rejetés par le goût et la pudeur. "Jean-Bart" dit au "Père Duchêne" que ses injures contre les aristocruches ne font pas des raisons, qu’il est fou de prononcer des bénédictions à l’envers et qu’il faut qu’il écouter ses raisons à lui: « Ce sont les aristocrates qui dominent, donc les jacobins sont des aristocrates ». Nous sommes d’accord sur les mots en conclue-t-il. A jouer au propos discordant, le Père Duchêne y retrouve le bon sens et peut dire ses sacrés raisons en jurant contre les mille millions d’aristocrates aristocrates et d’aristocrates patriotes que sont ces foutus aristocrates de jacobins. Mieux encore, se refusant à parler "la mère langue" de Mirabeau, il peut s’écrier contre les patriotes enjacobinés qui dénoncent les monarchiens: « Tu ne connais seulement au français; tu veux te mêler d’écrire et tu ne connais pas les mots ! Queuque c’est donc ces peuples que tu appelles monarchiens, triple mille diligences chargées de dictionnaire, pas un mot de français » (13). C’est ainsi que les "père" et "mère Duchêne" nous entretiennent des impostures "jacobites".
Il est vrai que les rues de Paris ne résonnent, surtout aux portes des boulangers, que des suites de l’affaire récemment suscitée par l’initiative du club monarchique, la diminution du pain. Les jacobins s’étaient déchaînés pendant l’hiver contre cette invention aristo-calotine; ils disent que ces monarchistes, qualifiés en termes de jacobinière, de monarchiens ou monarchieux, sont des aristocrates parce qu’ils dépensent leur argent à donner du pain, précise le "Père Duchesne", homme de bon sens (14). Gorsas se moque ainsi du sou de pain (15). Les "Révolutions de Paris" mettent en garde depuis longtemps les patriotes contre les aristocrates qui veulent échauffer les classes pauvres par l’idée de la diminution du pain (16). Notre honnête homme ne croît guère à ces dénonciations qui imputent de surcroît aux monarchiens de retenir des denrées en cachette, d’en constituer un magot contre-révolutionnel, avant d’en faire, une fois putréfiées, des denrées anti-révolutionnelles (17). Il pense que tout cela n’est que menteries pour mieux dissimuler l’action des agioteurs enjacobinés (18).
Les faiseurs de motions du Palais-Royal
Soucieux de contourner la chicane sur les mots, voulant éprouver le plaisir de la variété et du piquant des tableaux, il est pressé de se rendre au Palais-Royal, lieu de toutes les Nations, de toutes les factions, de tous les systèmes, de toutes les opinions, de toutes les nouveautés, etc. Car c’est là que l’on trouve, dit-on, des écrits de tous les genres à la mode: calomnies, lubricités, impostures, éloges et sottises de toute nature. Blasé sur les livres, et peu enclin à fréquenter les souterrains de la métaphysique, en bon héritier de la gaieté française, il dédaigne l’homme sans caractère, l’homme qui se range dans la classe des utilités, devenu ridicule à force de prétendre devenir autre chose que ce qu’il peut être: la gravité n’est-elle pas un mystère du corps inventé pour cacher les défauts de l’esprit ? (19).
Qui rencontre-t-il au Palais-Royal, au lieu des amours, des ris et des grâces qu’il attendait : des faiseurs de motions (20) qui savent par coeur les mots despotisme, fanatisme, liberté, aristocratie, poignards, tyrans, etc. Il entend des démagogues qui délibèrent sans fin sur les droits de l’homme. Certes il perçoit aussi des propos ordinaires. Un des orateurs précise en effet que « la nature donnant aux hommes les mêmes besoins, leur donne les mêmes droits. La Société leur ôtant ces droits, doit leur donner de nouveaux ; ces nouveaux doivent être dans la même égalité que ceux de la nature ». Mais le trouble commence lorsqu’un nouveau délibérant du Palais-Royal arrive : il annonce qu’on allait donner le veto au Roi. A cette nouvelle, tous les faiseurs de motions frémissent : "Quoi, s’écrient-ils, le Despotisme ressuscité, l’Aristocratie renaît de ses cendres ? La Noblesse va reprendre sa morgue, le Clergé ses rapines, les Foulon, les Calonne raviront encore notre argent et nos femmes". Ces mots font pâlir tous les visages, les têtes se troublent ; chacun parle et opine dans le tumulte, le patriotisme s'égare !
Au Cirque même se déroule une bien étrange cérémonie, le Duc d’Orléans, bourgeois du Palais-Royal, accompagne le Roi au devant du "Père Duchêne". Le Roi, à son indignation, s’agenouille devant ce célébrant en fumée qui lui frotte le front de cendre noire et lui dit: "Nom d’un Foutre, Monarque Français, souviens-toi que tu fus Roi, que ta faiblesse et ta sottise t’ont rendu être nul, mais que tu reviendras Roi, si tu sais devenir ferme". Le roi n’est-il plus qu’un gros garçon déguisé en Jean sans terre ? Mesdames de France, ces foutues piegrièches s’agenouillent également devant le marchand de fourneaux qui leur barbouille le crâne de cendres. Cette rencontre avec le roi ajoute à la perplexité de notre honnête homme.
A l’Hôtel de ville : fantômes et masques
Continuant ces tribulations dans Paris, il est constamment agressé par l’horrible licence des colporteurs. Ainsi sous la galerie des Tuileries, l’un d’entre eux a l’audace de crier: "La grande colère du Père Duchesne contre le roi et les aristocrates", et personne n’a la hardiesse de s’opposer à une pareille infamie. Pire encore, un autre crie le "Nouveau Te Deum du Père Duchêne". La foule se presse autour de lui pour l’acheter. Notre honnête homme finit par en prendre un exemplaire et le lire. Que d’horreurs, s’exclame-t-il, quatre pages employés à vomir, en style des halles, toutes les indécences inimaginables contre la personne du roi ! (21).
Qui plus est, il ne rencontre comme acteurs de la Révolution que masques et fantômes. A l’Hôtel de Ville, le maire Bailly se présente sur le perron avec sur la tête un bonnet à trois cornes, dont de deux de côté désignent l’une la bassesse, l’autre la turpitude, celle du milieu désignant l’abondance et la quantité des gaspillages, au milieu d’autres masques qui jettent des petits pains et des cervelas pour distraire la canaille et les affamés, qui crie alors à tue-tête, Vive la Nation.
Sa tournée carnavalesque se termine tard le soir par un bal masqué dans un superbe salon de l’Hôtel de Ville. Ce salon avait deux portes, sur deux rues différentes. Le maître, en habile homme, pour avoir plus de pratiques, met une enseigne à chaque porte; sur l’une, bal des patriotes, sur l’autre, bal des aristocrates, ce qui ne pouvait pas manquer de faire un imbroglio admirable. Lorsque notre honnête homme voit des députés du coté droit de l’Assemblée Nationale, en particulier Clermont, Malouet, Cazalès, s’engouffraient dans la porte des aristocrates, se sentant en pays de connaissance, il les suit et s’agrège à eux. On cause, on babille, on disserte, on raisonne, on déraisonne, on s’échauffe. On s’apprête à rire, d’un rire qui, pourtant, comme on dit, ne passe pas le nœud de la gorge, et à maudire la cocarde tricolore et la révolution lorsqu’un nouveau convive se présente, l’abbé Maury qui propose d’enlever le roi de Paris.
Entre temps, des patriotes déguisés sont entrés par l’autre porte, avec à leur tête Robespierre habillé en petit maître et portant bien sa figure de carême-prenant. Ils entendent ce que cela veut dire; ils sont curieux de voir jusqu’où ça ira; ils applaudissent l’abbé. Mais bientôt les masques tombent. D’abord c’est un étonnement, puis un éclat de rire universel. Le bon abbé se fâcha. Un plaisant lui cria, Taisez-vous, ou craignez d’être lanterné...De fait se trouve parmi eux Hébert, le "Père Duchesne" déguisé en seigneur allemand qui s’écria, lorsqu’il se fit connaître, contres ces bougres de gibier de lanterne, à la chie au lit, à la chie au lit C’est encore et toujours le célèbre "Père Duchesne", ou plutôt la vérité, qui, sous son enveloppe grossière, mais avec sa franchise énergique, démasque tous les intrigants, leur reproche leurs faits et gestes et exhorte donc vivement notre bon Candide à ouvrir les yeux (22).
Au club des Jacobins
Soucieux de suivre les conseils du Père Duchesne, il se décide à aller clubiner, à rencontrer les motionneurs adeptes de la clubinocratie. Lui suffira-t-il de rencontrer quelques masques et fantômes jacobiniques, en particulier l’archi-jacobin Robespierre, lui suggère "Le Babillard" ?
C’est bien au club des Jacobins que lui apparaît au milieu de Danton, Marat, Prudhomme, Desmoulins, Audouin, Gorsas, en dogues d’Angleterre, costumes de furie, torches et poignards à la main, la figure de Robespierre: il est là habillé en honnête homme comme lui, fantôme aux Jacobins, habit long et blanc, voile sur la tête, qui ne fait que passer. Son voisin le prévient de ne pas avoir peur, car ce sera la seule fois que ce masque paraîtra pendant la séance du club. Il savait que les compagnons écrituriers (23) de Robespierre, et tout particulièrement Gorsas ce bouillant journalomane (24), se chargeraient par la suite de faire publier ses mensonges comme des vérités dans le but d’ anathématiser les nouvelles lois de l’Etat (25), en confondant révolution et constitution. Mais, cette présence éphémère de Robespierre à son image devait avoir un effet momentanément apaisant sur sa personne.
Continuant de clubiner, il a tout le temps d’apprécier le portrait des autres chefs jacobites en démagogues (26). Dans la marche des révolutions, ils affectent, pense-t-il, de confondre la populace, ce "rebut des villes" qu’il a côtoyé sous le nom de sans-culottes, avec les honnêtes artisans. Ils mettent en mouvement ces prolétaires, n’ayant ni maîtres, ni propriétés, ni intérêt à la chose publique. Bourgeois insensés, ils grossissent ce torrent incendiaire de femmes éperdues. Puis ils imputent au terme réprouvé de parti des dénominations odieuses qui servent à la fois de cachet et de ralliement pour immoler les victimes proscrites par ces démagogues: parti des honnêtes gens, parti monarchique, parti des aristo-imbécillocrates, parti des coblenciens, etc.
Mais il constate, à sa grande déception, que les nombreux écrits de ses amis, que l’on appelle ici monarchiens et faux patriotes, publiée et colportés en masses énormes et gratuites dans les maisons, les cafés, les assemblées, les groupes, et même jusque dans la salle des Jacobins, comme il a pu le constater lors de sa flânerie, ont produit un effet contraire. Jamais on a vu, à ce jour, autant de candidats se présenter pour être admis à la Société des amis de la Constitution, séante aux Jacobins. Finalement, il s’amusa de l’intervention d’un orateur qui s’écria, « les factieux, messieurs ». Ces deux mots mal assortis excitèrent des murmures. L’orateur crut alors mieux faire en retournant sa phrase; « Messieurs les factieux ». Ici les hués l’empêchèrent de continuer. Il se retira de la tribune fort surpris d’un tel accueil et confia à note honnête homme qu’il était très convaincu que le club des Jacobins était difficile sur les constructions grammaticales. Seuls des aristarques outrés peuvent trouver qu’il y a amphibologie dans la contexture de cette phrase (27).
Au cabinet littéraire
Notre honnête homme devient de plus en plus précautionneux, il se risque moins dans les rues de Paris, même si le temps du Carnaval est échu. Il préfère fréquenter le cabinet littéraire et politique de M. Girardin, au Palais-Royal, où il trouve la collection complète des meilleurs journaux français, anglais et allemands (28). Il s’efforce également de rencontrer des hommes qui puissent lui faire connaître la continuité du génie de la langue portant l’empreinte du caractère de l’homme.
Après avoir lu le Journal de la Langue française, il se décide ainsi à rencontrer Urbain Domergue, en présence d’un second grammairien patriote, Antoine Tournon. La discussion entre ses deux éminents littérateurs porte sur la nécessité ou non de créer des mots nouveaux, dans le but d’en finir avec les vieux mots qui rappellent de gothiques idées. Tournon est le plus enthousiaste: il trouve que l’on respecte trop l’usage et qu’on a donc pas assez réfléchi sur les intarissables richesses de la langue française; il préconise alors de créer des mots nouveaux analogues aux idées neuves (29). Domergue est plus réservé, il répond immédiatement à Tournon que l’emploi trop fréquent de mots nouveaux rend le style barbare, et qu’il convient de s’en tenir, de façon modérée, aux heureux néologismes. Il est tout particulièrement sensible aux mots nouveaux apparus, de façon analogique, au sein du mouvement patriotique, ce qui lui donne alors force et droits: ainsi en est-il de possibiliser, qui signifie rendre possible (30).
Il cite aussi le cas du néologisme de loyaume dont tout le monde croit qu’il en est le créateur dans le Journal de la langue française, comme le souligne le Journal des journaux du 15 août 1791. Ne rend-t-il pas bien compte de l’existence non plus d’un royaume gouverné par un roi, mais d’une nation où la loi commande ? Et pourtant l’usage ne le retiendra pas. Notre honnête homme, rebattu de malheureux néologismes, opine dans un premier temps à la réflexion de Domergue, mais finit par y voir la parole d’un génie publicole qui n’échappe pas aux deux vices du temps, le philosophisme et la politicomanie (31). On parle politique et constitution jusque dans les boudoirs, les droits de l’homme et le contrat social en ont exilé Dorat et Chaulieu. Ainsi "les républicains factieux" ont renversé cette belle école de la politesse, espèce de sensitive qui fuit la main trop rude de la démocratie (32).
Qui plus est, Domergue veut ignorer que le néologisme de loyaume est déjà attesté dès 1789 de la manière suivante: " La loi faite et acceptée par tous est notre unique souverain; si on pouvait employer ce mot sans heurter la grammaire, il faudrait dire, la France est un loyaume; Le mot de royaume désigne la propriété d’un roi, or nous n’avons aliéné ni nos biens, ni nos personnes à notre délégué, donc nous ne sommes pas un royaume " (33). Pourquoi feindre ainsi de se rendre ridicule en le couchant sur le papier ? Sans doute, pour faire comprendre aux hommes en place qu’il est leur analogue littéraire dans la distinction. Un tel acte de foi politique en fait un docteur patriotisé (34). Il conviendrait plutôt de s’attarder sur le mot nouveau d 'ochlocratie (35) qui désigne, selon M. De Calonne, l’abus du gouvernement démocratique, lorsque le bas peuple se rend maître des affaires, chassant ainsi le vrai philosophe de la Cité.
Une dernière journée dans les environs de Paris
Loin de toute cette agitation, notre honnête provincial décide, pour sa dernière journée de voyage, d’aller se promener aux environs de Paris, dans un lieu assez solitaire, où il puisse rêver à tous les grands et presque incroyables événements de cette révolution. S’arrêtant un moment pour s’asseoir au bas d’un petit tertre, il entend des voix sur l’autre bord. Deux interlocuteurs, qu’il identifie comme Le Démocrate et Le Royaliste échangent des propos.
Il gardera, par la suite, le souvenir suivant de ce dialogue :
Le Démocrate. En vérité, mon ami, l’état où je vous vois depuis la révolution, me la ferai maudire, si je n’étais bon citoyen. Vous êtes d’un noir dont rien n’approche. Allons, allons, sortez de vos rêveries aristocrates.
Le Royaliste. Voilà toujours son mot. Je ne suis point aristocrate, je n’ai point de sentiments aristocratiques. M’entendez-vous ?
Le Démocrate. Fort bien. Mais quelle épithète voulez-vous donc que je vous donne ?
Le Royaliste. Belle demande ! Vous me donnerez l’épithète de royaliste.
Le Démocrate. Royaliste ! Mais je le suis aussi ; moi, j’aime bien sincérement notre monarque.
Le Royaliste. Je sais que vous l’aimez, mais je sais aussi que vous aimez la démocratie. Ainsi, en accolant les deux épithètes, je vous nommerai le Démocrate-Royaliste.
Le Démocrate. Pouvez-vous faire une telle plaisanterie ! alliez deux choses que le bon sens sépare ! « (36).
Cette conversation échauffe singulièrement l’esprit de notre honnête homme, en lui inspirant une foule d’idées confuses.
Il décide alors de passer sa dernière soirée à se distraire par une visite à ses cousins de Surêne qui possèdent une guinguette (37). Quelle ne fut pas sa surprise d’y rencontrer un dénommé Rivarol, le cousin du génie le plus célèbre de Paris. Voilà le récit qu’il fit par la suite à l’un de ses correspondants de cette rencontre tout en haut et en bas, comme dans l’inversion carnavalesque: « Je le priai de s’asseoir au haut-bout de la table. Ce haut-bout le fit rire. Je lui en demandai le motif. C’est que, nous autres, dit-il, nous avons une harmonie naturelle; et que jamais je n’ai vu dans les oeuvres de mon cousin Rivarol - au haut-bout - soit, lui dis-je, un peu piqué: ce n’est point comme vos cousins. Ce n’en est que mieux. Mangez ou buvez; ou passez au bas-bout ».
Arrive sa dernière matinée à Paris, notre honnête homme est réveillé de très bon matin, là où il loge chez un ami marchand à la Porte Saint-Denis, par le chant du coq. Un chant d’une nature bien particulière, puisqu’il s’agit d’une affiche, bruyamment commentée sous sa fenêtre par une vingtaine de personnes, et intitulée Le ''Chant du Coq ou prophéties mémorables recueillies au commencent du 14ème siècle pour la fin du dixhuitième siècle". Des affiches, il a pu le constater au cours de ses flâneries, Paris en est tapissé tant aux coins des rues que dans les promenades et dans toutes les places publiques.
Curieux, et dans l’attente de son départ, il descend voir et écoute sans mot dire les commentaires sur ce coq venu d’Angleterre qui fait retentir, à l’aurore, les sons aigus de l’anglomanie, s’en prend aux "patriotes enragés", et tout particulièrement à celui qui est porteur d’une physionomie à la cordelière (38) Voulant savoir ce que signifie ces trois lettres (uin) tracées au crayon, après le mot coq, sur l’affiche, questionneur ingénu, il s’adresse à l’un des lecteurs de l’affiche. Celui-ci, homme de beaucoup d’esprit semble-t-il, le regarde alors fixement et lui dit que ce sont les détracteurs de l’affiche qui font connaître au public leurs noms et qualités (39). Troublé, il achète le Journal de la Révolution (40) qui titre, Manoeuvres des intrigants et des aristocrates coalisés. Il y trouve la mention suivante de son affaire: " Nous ne serions pas surpris d’entendre au premier jour le coq ou coquin chanter au peuple que c’est le club des Jacobins qui a fait baisser le prix du pain". De quel coq s’agit-il ? Tantôt il parle contre les clubs, tantôt il vante les patriotes. C’est un verbiage qui change de couleur tous les jours. Tout cela n’est pas clair. Son esprit se brouille.
Que retiendra notre honnête homme de son séjour à Paris, coeur de la Révolution ? Que la Révolution s’est emparée non pas des droits de l’homme, mais des droits de Mardi-Gras. Ainsi, dit-il à ses amis de retour chez lui, il est clair que depuis le 13 juillet 1789, nous voyons parmi les pleurs et les supercheries, le vol et l’hypocrisie, la famine et les dilapidations, l’irréligion, les rapacités et les guerres intestines, régner un carnaval perpétuel (41). Il vit maintenant dans une petite ville de France, un peu méridionalisée, où il finit ses jours dans une obscurité paisible au milieu d’impitoyables garruleurs entourés d’une nichée de rats aristocroques (42). Convaincu de n’avoir rencontré à Paris que de ces philosophes, souffleurs de la "tragi-atroci-absurdo-comédie-parade" appelée la révolution, il a fait son bréviaire du Nouveau Dictionnaire pour servir à l’intelligence des termes mis en vogue par la Révolution, et dédié aux amis de la religion, du Roi et du sens commun, rédigé par l’abbé Buée. Il se rassure aussi à la lecture de "l'alphabet nouveau" fourni par Les Actes des apôtres lorsqu'il y trouve, sous le terme Français : "Je vous félicite de n'être pas dans le cas du Malade imaginaire anglais qui fit mettre ces mots sur sa tombe: J'étais bien, je voulus être mieux et je suis ici" (44).
Est-il vraiment aristocrate ? Lui trouvez-vous le profil patriote ? Serait-il philosophe ? Ou rien de tout cela. N'est-il pas de ces honnêtes hommes aveuglés pas les facéties burlesques des feuillistes et autre folliculaires qui nous font croire que les démocrates se trouvent parmi les sots et les gueux, et qui multiplient les autodafés à leur égard ? Ainsi il apparaît à l'imagination de notre honnête homme que patriote veut dire aristocrate, et aristocrate bon citoyen, puisqu’on examine plus les choses. Ce n’est plus maintenant qu’une affaire de mots : on donne à chaque nom le sens qu’on veut y donner, tout dépend de la convention (43).
N. B. Ce texte fictionnel, mais élaboré au plus près des sources, constitue une version amplifiée d’un texte paru dans Mots sous le titre « Flâneries carnavalesques en Révolution (1791) », N°69, 2002.
Notes
N.B. Tous les documents cités ci-dessous ont été consultés à la Bibliothèque Nationale de France. La plupart des références sont inédites.
(1) Le Spectateur National du 1er février 1791, La Trompette du Jugement, 1789.
(2) Les Annales patriotiques et littéraires du 27 janvier 1791.
(3) La Légende Dorée N°14 du 6 avril 1791.
(4) Nouveau Dictionnaire pour servir à l’intelligence des termes mis en vogue par la Révolution, janvier 1792.
(5) Histoire authentique et suivie de la Révolution de France, 1792, tome 2.
(6) Lettres bougrement patriotiques de Lemaire du 20 mars 1791
(7) Le Contre-poison du 12 février 1791.
(8) Le Mercure Universel du 14 mars 1791; L’ennemi des aristocrates de la rue Henri IV, 1791.
(9) Le Carnaval de 1791 ou Le Carnaval jacobite.
(10) Le Journal des clubs du 4 mars 1791.
(11) la Feuille du Jour du 19 décembre 1791 et Le Lendemain du 6 février 1790.
(12) Le tête-à-tête du Père Duchêne et de Jean-Bart de la Place Saint-Michel et la série des Entretiens entre le Père Duchêne et Jean-Bart; Le déjeuner patriotique du peuple, N°2, janvier 1791.
(13) Le véritable Père Duchêne.
(14) Lettre du Père Duchesne à l’un de ses amis, janvier 1791.
(15) Le Courrier des départements du 31 décembre 1790.
(16) Les Révolutions de Paris, N°27, 9 au 16 janvier 1790.
(17) Le Journal de la Révolution du 13 septembre 1791.
(18) Je suis le véritable Père Duchêne, 1791.
(19) Los Monolos-Dialogos ou les singularités du docteur singulos, 1791.
(20) La fin burlesque des faiseurs de motions du Palais-Royal, 1791.
(21) La Chronique de Paris du 6 février 1791, Le Lendemain du 28 mars 1791.
(22) A la chie au lit ou le Tour de Carnaval du Père Duchesne à une société d’aristocrates, N°41; Chronique de Paris du 3 février 1791.
(23) Le Lendemain du 19 avril 1791.
(24) La Rocambole des Journaux, N°1, janvier 1792.
(25) La Correspondance Nationale du 8 mars 1791.
(26) Le Contre-poison ou Préservatif du 17 mars 1791.
(27) Le Creuset du 17 août 1791 ; Le Lendemain du 2 mai 1791, Le Bulletin ou Journal des Journaux du 2 septembre 1791.
(28) La Feuille du Jour du 12 juillet 1791.
(29) Journal de la langue française, De la nécessité de créer des mots nouveaux, 1791, 296.
(30) Journal de la langue française, 1791, 203.
(31) Le Journal des Mécontents du 23 avril 1791.
(32) La Légende Dorée du 15 mars 1791.
(33) La Trompette du Jugement du premier septembre 1789, 24.
(34) Le Cousin Jacques, septembre 1790, 27.
(35) Le Lendemain du 6 décembre 1790.
(36) Correspondance des Mécontents du 22 avril 1791
(37) La Quasi-modo de Surêne, ou le tout come avec mes cousins.
(38) Le Journal des droits de l’homme du 28 juillet 1791.
(39) Le Journal général de politique du 12 septembre 1791.
(40) Le Journal de la Révolution du 21 août 1791.
(41) Le Père Duchesne d’Henri IV.
(42) Le Mercure Universel du 21 février 1792.
(43) La Légende dorée (1791), Les Nouvelles Lunes du cousin Jacques du 19 avril 1791.
(44) Les Actes des Apôtres. Alphabet nouveau à l'usage de ceux qui savent lire.
Jacques Guilhaumou, "Néologismes révolutionnaires. Fiction carnavalesque en temps de révolution", Révolution Française.net, Mots, mis en ligne le 18 mars 2007,
URL: http://revolution-francaise.net/2007/03/18/106-neologismes-revolutionnaires