Être noir en France au XVIIIe siècle Annonces
jeudi 1 février 2007par Erick Noël
Présentation de son livre Être noir en France au XVIIIe siècle, Paris, Tallandier, 2006
Des « nègres » d’hier aux « renois » d’aujourd’hui, les Noirs de France au sens large – Africains ou Antillais, voire Indiens du sud de l’Asie – n’ont cessé de représenter une minorité diversement perçue et plus ou moins bien insérée dans la société française. Mais alors que la traite négrière et l’exploitation coloniale ont, depuis les travaux de Jean Mettas et de Gabriel Debien, été amplement étudiées, Noirs et gens de couleur amenés au XVIIIe siècle des colonies, sans doute parce qu’ils étaient beaucoup moins nombreux, n’ont pas donné lieu aux mêmes investigations. Qu’on ne s’y trompe pas pourtant : c’est bien du siècle des Lumières que date la première vague d’entrées de non-Blancs sur le sol de métropole, et ce plus de cent ans avant que la formation d’un second empire outre-mer donne des assises élargies aux grandes migrations contemporaines.
Pierre Pluchon, en abordant la question du regard qu’avaient pu porter les Français de l’Ancien Régime sur ces nouveaux arrivants, avait vu dans l’attitude des élites éclairées un mépris du Noir et quelquefois même, derrière les discours humanitaires, un souci inavoué de tirer parti de la traite. De telles appréciations ont paru devoir être reconsidérées, et l’approche affinée par une relecture de tous ceux qui, du philosophe au négociant en passant par le religieux ou le médecin, ont exprimé un point de vue. Il semblerait que Noirs et gens de couleur en général appartenaient encore au début du XVIIIe siècle à un imaginaire nourri par les récits plus ou moins fiables de voyages et toute une littérature encline alors à mésestimer des hommes jugés en Europe aux limites de l’animalité. Considérés comme globalement vils et sans génie aussi bien par la société éclairée que par l’Eglise, même si les philosophes ont pu défendre l’idée qu’un « bon sauvage existait », leur image diversement revue et corrigée a finalement abouti à des conclusions qui ont surtout révélé l’intentionnalité de ceux qui les exprimaient. Dans l’affirmation de l’économie de plantation du dernier tiers du siècle s’est ainsi opposé le regard de l’homme d’affaires, grand propriétaire ou colon d’abord soucieux de profit, et la vision plus humaniste du philanthrope – au reste bien malmenée par les tensions alors croissantes outre-Atlantique
L’approche la plus intéressante de la « question noire » en France a cependant paru cette présence – inédite au sein du royaume – d’hommes et de femmes qui n’avaient jamais été globalement étudiés. Or il est apparu que malgré les lois prohibitives de 1716, 1738 et 1777 – destinées à retenir dans les colonies des « nègres » dont le statut servile posait problème en France même –, Noirs d’Afrique et surtout des « Isles » ont été introduits en nombre croissant entre la paix d’Utrecht et les guerres révolutionnaires. Des listes ont été ébauchées, afin de mieux reconnaître ces individus que la Monarchie a voulu sur sa fin renvoyer, et les fonds de l’amirauté de France conservés au CARAN (Z1D) se sont avec ceux de la police des Noirs dans les anciennes archives coloniales (F1B) révélés capitaux pour compléter des recherches restées jusqu’à présent essentiellement locales. Léo Elisabeth avait, semble-t-il, été le premier à tenter en 1955 dans son mémoire sur les non-Blancs de Bordeaux un dénombrement des nouveaux arrivants. Puis Marcel Koufinkana avait à travers sa thèse sur l’esclavage dans la France d’Ancien Régime étendu en 1989 l’enquête à d’autres ports de l’Ouest. Enfin, Pierre Boulle s’était intéressé au même moment aux Noirs parisiens entre 1777 et la Révolution. Ainsi a-t-il paru nécessaire d’étendre la recherche à tout le pays, afin de mieux identifier cette population par sexe et par âge, dans sa répartition géographique et dans ses activités.
Il s’avère au total que 4 à 5 000 « Noirs, mulâtres et autres gens de couleur » – selon la formule du ministère de la Marine à l’heure de la guerre d’Amérique – se sont dans la décennie précédant la Révolution concentrés dans les plus grandes villes – Paris venant en tête avec les 7/8 d’entre eux, suivi de Nantes et de Bordeaux, puis de La Rochelle et de Marseille… pour ne laisser qu’une part congrue à des arrière-pays où cette domesticité choisie n’a fait que temporairement suivre ceux qui la possédaient. Car dans la plupart des cas ces Noirs, laquais ou servantes au service de maisons aristocratiques dont ils ont fait le « fleuron » en suggérant des biens-fonds aux Îles, ont été appelés à suivre entre hôtels urbains et résidences campagnardes des maîtres qu’ils ont pu accompagner de nouveau aux colonies. Quelquefois spécialisés comme perruquiers, cuisiniers ou couturières, ils ont dans les villes portuaires en particulier été majoritairement artisans ou apprentis d’un métier précisément destiné à faire d’eux des « nègres à talent » lorsqu’ils repartiraient outre-mer. En somme ces êtres que les peintures de genre ont représentés en coin de toile pour mieux rehausser la blancheur des dames qu’ils servaient – lorsqu’ils n’ont pas été figés dans les mascarons des hôtels négriers nantais – n’ont guère eu une grande autonomie et connu un destin étroitement lié à la société à laquelle ils appartenaient.
Parler dans ces conditions d’intégration a donc paru risqué et l’idée d’insertion semble mieux venue pour entrevoir le devenir de jeunes gens qui n’ont que dans un nombre très réduit de cas pu trouver leur place hors des milieux coloniaux qui les avaient fait venir. Plus que le baptême, propre à donner à ceux qui n’avaient qu’un sobriquet un nom chrétien, l’indépendance économique résultant de la maîtrise d’un art a permis à une poignée d’artisans affranchis de se distinguer de la masse, et dans une cinquantaine de cas (sur 1462 nominativement connus en 1777…) de contracter un mariage – le plus souvent mixte, même si les hommes ont à cet égard eu plus de chance que les femmes. Les « comètes » comme un chevalier de Saint-George ou un général Dumas, l’un et l’autre nés d’un père blanc, ont finalement été des exceptions au destin d’ailleurs contrarié. A l’opposé les Noirs signalés pour leurs méfaits n’ont guère été nombreux, et Arlette Farge n’a relevé que des cas isolés dans la capitale même où leur présence était pourtant la plus remarquable. Nantes pourrait bien avoir été, si l’on en croit les dispositions prises pour les contenir du côté des quais où ils étaient regroupés, la seule ville où ils se sont en ce sens manifesté
Dans ces conditions la Révolution, qui, en apportant les droits de l’homme et du citoyen aux colonies, a par contrecoup entraîné la révolte des libres de couleur et des Noirs toujours asservis, n’a fait que, par un effet de ricochet, toucher la minorité de ceux de France métropolitaine. Dans le débat entre défenseurs des intérêts coloniaux – le « club Massiac » – et promoteurs de l'abolition de l'esclavage, n’ont d’ailleurs que difficilement trouvé leur place les porte-parole d’hommes de couleur arrivés de fraîche date – un Julien Raimond et un Vincent Ogé décidés à porter jusqu’à l’Assemblée Nationale la cause de leurs frères de sang révoltés. L'égalité en droits, reconnue par les lois d’avril 1792 puis de février 1794, a davantage permis l’affirmation d’une élite parlementaire qui, avec en particulier Belley et Mentor, directement venus des Îles, a pu jusqu’à la fin du Directoire défendre les acquis d’une Révolution seulement annulés par les choix du Consulat. En ce sens la politique d’un Bonaparte, influencé par les intérêts coloniaux et un personnel ministériel qui comptait des commis d’Ancien Régime, n’a fait que remettre en place l’ordre de la Monarchie.
Erick Noël, "Être noir en France au XVIIIe siècle", Révolution Française.net, Annonces, mis en ligne le 2 février 2007.
http://revolution-francaise.net/2007/02/01/103-etre-noir-france-18e-siecle