Sur la Terreur : réponse à David Andress Réplique
mardi 21 novembre 2006Par Jean-Pierre Gross
Le débat que David Andress a bien voulu engager sur la Terreur, suite aux comptes rendus parus sur son ouvrage, soulève un bon nombre de questions propices à la réflexion. Ne serait-il pas possible, tout d’abord, de dissiper le flou et de se mettre d’accord sur une définition de la Terreur au sens strict du terme ? Sans la confondre, par exemple, à la violence pure et simple, consubstantielle à la Révolution dès ses débuts ? Ou en la limitant chronologiquement, à une période de douze mois (juillet 1793 à thermidor an II) ? Ou à la répression active, dans les zones et villes rebelles, en lui soustrayant les aires relativement pacifiques, exemptes de contestation, où l’incitation prit le pas sur la contrainte ? Est-il permissible de différencier les “bons aspects” et les “mauvais aspects” de la Terreur ? De séparer “la violence légitime de la violence illégitime”? Compte tenu des objections de David Andress, de telles distinctions peuvent paraître, en effet, simplistes ou tendancieuses.
Faut-il pour autant renoncer à faire la part des choses ? David Andress serait sans doute le dernier, compte tenu de la finesse de ses analyses, à abandonner une approche nuancée du phénomène ! Il me paraît utile de retenir la distinction entre une terreur officielle et une terreur anarchique. La première, telle que nous la présente Sophie Wahnich, aurait eu pour objet (ou pour effet) de canaliser les violences populaires en leur donnant une forme publique et instituée, destinée à éviter le bain de sang généralisé, déjà annoncé par les massacres de septembre 1792. Interprétation peu plausible aux yeux de David Andress, mais qui ne prétend nullement transformer la Terreur historique en régime quasi-humanitaire, préférable à un cauchemar évité de justesse ! Quant à sa forme anarchique, libre pour un temps de toutes contraintes officielles, elle a été le fait d’initiatives particulières, puisant leur force dans le climat d’extrémisme et la tendance à la surenchère qui a caractérisé la Révolution après la chute de la monarchie. Certaines de ces initiatives ont reçu le sceau de la Convention, les députés dans leur majorité décidant d’appliquer telle ou telle mesure jugée conforme à sa politique, avant de s’inquiéter des dérapages incontrôlés, susceptibles de menacer l’ordre public. Telle la création des armées révolutionnaires comme instrument économique destiné à juguler la crise des subsistances par la force ou l’intimidation; ou tel encore l’encadrement donné au mouvement déchristianisateur pendant ses premiers mois, jusqu’à l’abdication en masse, et forcée, du clergé constitutionnel. Dans ces deux cas précis, l’assemblée, sous la direction de ses deux comités de gouvernement, a décidé de corriger le tir. Politique de la corde raide, auto-contrainte décidée, ou désir de respecter certaines libertés fondamentales (droit de propriété, liberté de conscience) et de conserver ainsi l’adhésion vacillante de la population ? En tout cas, l’infléchissement apporté par les législateurs paraît indéniable.
N’a-t-on donc pas intérêt à distinguer l’économie de crise (maximum, réquisitions militaires, rationnement alimentaire) des promenades à la guillotine effectuées dans les campagnes du bassin parisien par l’armée révolutionnaire? Réquisition et rationnement sont sans doute des mesures “coercitives”, comme l’affirme David Andress, mais une telle coercition n’est-elle pas la règle depuis un temps immémorial en période de guerre ou d’extrême pénurie, quand les citoyens sont amenés à acquiescer aux privations pour le bien commun ? Cette obligation n’aurait-elle pas été imposée en l’absence même de la Terreur? D’autre part, le fait que le Comité de salut public, sous l’impulsion de Robespierre, ait décidé de couper court aux actions “énervatrices” en frimaire et nivôse an II, au temps fort du culte de la Raison, en réaffirmant clairement le principe de la liberté des cultes, n’est-ce pas le signe qu’une orientation “libérale” de la politique religieuse était encore possible malgré la Terreur ? En somme, n’a-t-on pas intérêt à souligner que les armées populaires ont été dissoutes, et que la déchristianisation à outrance a été freinée ?
Pourquoi, d’autre part, assimiler Terreur et gouvernement révolutionnaire ? Le régime d’urgence confié au Comité de salut public le 10 octobre 1793, demeure en vigueur “jusqu’à la paix”. Le décret du 14 frimaire vient articuler et centraliser cette politique gouvernementale, afin d’assurer le ravitaillement des armées et de la population, ainsi que la production d’armes et de munitions, éviter les écarts au niveau de l’application et mettre fin aux “hiérarchies parallèles” risquant d’entraver l’effort défensif. Axé sur l’efficacité, c’est un gouvernement de guerre, chargé de gérer la crise, subordonnant toute autre considération à l’impératif de la défense nationale. Un tel régime n’exclut pas le recours à la Terreur, mais n’eût-il pas été possible sans elle ? Est-on obligé, au bout du compte, d’amalgamer indifféremment gouvernement révolutionnaire et terrorisme d’Etat ? Une plus grande rigueur terminologique pourrait permettre de mieux cerner le phénomène.
La Terreur “officielle”, prérogative du Comité de sûreté générale, reposa sur deux piliers: la loi des suspects et le tribunal révolutionnaire. A celui-ci il conviendrait d’ajouter les commissions spéciales établies sur les frontières, ou dans les zones réputées rebelles, pour juger les prévenus selon des procédés expéditifs. Justice sommaire, sans appel, qui resurgit de nos jours, dans les régimes policiers du XXe siècle, ou dans la guerre menée contre le terrorisme intégriste, et qui semble justifier toute sorte d’illégalités, à Guantanamo, par exemple. Tous les citoyens ne furent pas victimes de cette justice révolutionnaire, loin s’en faut, il n’en demeure pas moins que la terrible loi des suspects laissa planer sur leur tête une menace constante: n’importe qui pouvait être dénoncé et placé en détention jusqu’à la paix. Ce régime de surveillance, instauré sur tout le territoire, engendra la méfiance: la crainte de poursuites ou de représailles eut un effet déterminant sur les comportements. Courber l’échine et obéir, ou être jugé suspect de sentiments contre-révolutionnaires: telle fut l’alternative quotidienne, vécue par les Français. Méfiance attisée par le climat de suspicion et de complots, propre au XVIIIe siècle, par la croyance en l’unanimité de l’opinion publique, qui entraîna, selon David Andress, une incapacité tragique d’accommoder les dissensions, et surtout par l’escalade du processus politique, qui sous la menace de la contre-révolution et sous l’effet des ambitions personnelles, précipita la fuite en avant.
David Andress estime que la menace pesa lourd, même en zone relativement épargnée, où la Terreur fut “douce”, cette douceur n’y étant possible qu’en raison de la sévérité de la répression exercée ailleurs. Faut-il donc penser, comme lui, que l’exemple de la Terreur suffit à l’instaurer partout, sans distinction, comme nécessité ? Que les représentants en mission ayant tous les mêmes pouvoirs “illimités”, il serait vain de chercher à nuancer leur conduite? Vouloir mettre en lumière l’action réfléchie ou circonspecte d’un certain nombre de Montagnards, même radicaux, court le risque de dédouaner une majorité des conventionnels de leurs responsabilités en rejetant la Terreur sur un petit nombre d’extrémistes, comme l’a souligné à juste titre Michel Biard : c’est minimiser la responsabilité collective de ceux qui contrôlaient alors politiquement la Convention et les Comités. Mais entre un Carrier et un Lakanal, entre un Javogues et un Paganel, entre un Taillefer et un Romme, entre un Baudot et un Brival, toute distinction serait donc superflue ? On ne peut nier, en effet, que le rappel par le Comité de salut public des “proconsuls terroristes” ne saurait être interprété comme un désaveu du terrorisme, car il précède de peu la Grande Terreur, orchestrée par ce même Comité. Face à la fuite en avant, qui aboutit à la loi de prairial et aux fournées de messidor, les dirigeants portent la responsabilité de la violence institutionnalisée. Faut-il pour autant nier le souci de légalité et la volonté de mansuétude qui animent nombre d’acteurs dans différentes régions de France, où apparaît déjà une tendance “préthermidorienne”, annonciatrice d’une sortie de la Terreur ?
Autant de questions auxquelles nous ne prétendons pas pouvoir fournir de réponse. C’est le mérite de David Andress de nous inciter à les poser et ce faisant, de souligner les ironies et les paradoxes dont est faite l’histoire. C’est ainsi que le “rêve utopique” de l’égalité aurait été irréalisable, voir inimaginable, en l’absence de la contrainte : toute solution autoritaire aux problèmes sociaux reposant sur la puissance coercitive, voire même sur la brutalité des moyens employés, la Terreur n’aurait-elle pas été nécessaire à la mise en œuvre du projet égalitaire ? Il est sans doute difficile de séparer les aspirations socialement radicales du climat de violence, et il est possible, en effet, que seule la Terreur offrait un contexte dans lequel la réduction des inégalités pouvait être tentée ; qu’au siècle des Lumières finissant, ce n’est que dans ce contexte qu’un tel projet pouvait être imaginé autrement que sous forme d’utopie. Il n’empêche, ce n’est pas le moindre des paradoxes, que cet égalitarisme se voulut “fraternel”, que le culte des droits de l’homme resta vivant sous la Terreur, et que la liberté demeura la finalité du combat dans lequel les révolutionnaires étaient engagés.
N’est-il pas souhaitable de dépasser la seule étude de la violence et de prendre en ligne de compte cette volonté de construire une cité fondée sur l’équité ? Par l’exemple, surtout : c’est ainsi que Gilbert Romme annonça que celui qui se refuserait au nivellement des subsistances serait considéré, non comme un accapareur ou un suspect, mais comme “un mauvais frère”: cette distinction n’a-t-elle pas une signification autre que sémantique ? Un triste démenti nous est donné par le vandalisme révolutionnaire, qui accompagna la Terreur, et contre lequel Romme aussi a milité. Sur les tympans de nos églises romanes, la dernière cène, où le Christ rompt le pain entouré de ses apôtres, n’a-t-elle pas été systématiquement défigurée par le marteau des déchristianisateurs? Nous savons pourtant que les jacobins n’étaient pas insensibles à cette symbolique du partage, que l’Eglise primitive avait léguée à la modernité par l’entremise de l’hétérodoxie réformée et janséniste. La Terreur aurait-elle donc réussi à oblitérer sans rappel leur vision d’une société de frères ?
N.B. Voir aussi, sur le présent site, le renvoi en ligne à un article de Jean-Pierre Gross et le compte-rendu par Florence Gauthier de son livre, Egalitarisme jacobin et droits de l’homme. La Grande famille et la Terreur, Paris, Arcantères, 2000.