La politique de la langue pendant la Révolution française. L’œuvre de Brigitte Schlieben-Lange (1943-2000). Recensions
lundi 17 juillet 2006Par Jacques Guilhaumou, UMR « Triangle », ENS-LSH Lyon
Depuis la publication des ouvrages de Renée Balibar et Dominique Laporte sur Le français national (Hachette, 1974) et de Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel sur Une politique de la langue. La Révolution française et les patois (Gallimard, 1975), deux types de travaux se sont multipliés dans le domaine de la politique linguistique pendant la Révolution française: les uns basés sur un relecture minutieuse des matériaux réunis dans la monumentale Histoire de la langue française de Ferdinand Brunot, les autres à partir de documents des Archives nationales revisités à la lumière d'interprétations nouvelles. La multiplication de ces travaux depuis vingt ans permet actuellement d'avoir une vue d'ensemble du trajet de la pensée linguistique pendant la Révolution française.
En 2000, lorsqu’elle résume son point de vue synthétique dans la partie relative à La Révolution française dans l' Histoire des idées linguistiques, Brigitte Schlieben-Lange écrit : « Il semble bien que toute révolution s'accompagne de débats linguistiques. (...) La Révolution française ne fait guère exception à cette règle, bien au contraire: il n'est pas une révolution en dehors d'elle qui se soit intéressée avec une telle ardeur et sous tant d'aspects différents aux questions linguistiques ». Elle analyse alors conjointement les mesures révolutionnaires des législateurs en vue de l’uniformisation de la langue, et l’orientation pédagogique que les Jacobins, puis les Idéologues donnent à la mise en œuvre du projet de langue analytique, par le biais des grammaires et des dictionnaires. Elle propose alors une première synthèse sur le discours des révolutionnaires en matière de langue.
Du point de vue méthodologique, il nous faut revenir à son ouvrage de 1996 sur Idéologie, révolution et uniformité de la langue pour saisir comment cette auteure alterne l'observation participante, en conséquence d'une longue fréquentation des archives (« J'ai fait un voyage dans un temps lointain où j'avais rendez-vous, dans les Archives Nationales, avec une population qui m'intéressait: j'ai vécu avec eux, j'ai essayé de comprendre leur manière d'interpréter le monde qui les entourait. J'ai lu leur textes au point de pouvoir produire des textes à leur façon »), et l'observation du linguiste actuel. Ce double mouvement interne/externe confère toute sa richesse à son travail lorsqu'il s'agit de mettre en évidence les catégories linguistiques explicites, tant du côté de la grammaire que des mots des dictionnaires, de la conscience révolutionnaire.
Alors il est possible de retracer le trajet qui nous mène d'une réalité linguistique perçue comme chaotique à un programme d'identification de l'unité politique à l'unité linguistique. D'emblée les révolutionnaires ont une perception particulièrement aiguë de la variété linguistique héritée de l'Ancien Régime, de l'éclatement de la signification des mots jusqu'aux abus les plus extrêmes et de la prolifération des images consécutives à la multiplication des symboles. Ainsi se met en place « un discours diagnostique » sur une « réalité chaotique » au sein même du discours d'assemblée. Dissociant le langage concret du « nouvel ordre des choses », cherchant à faire de la langue un pur outil de transmission, les députés à l'Assemblée nationale ont tout d'abord une conception strictement instrumentale de l'intervention linguistique. Un pas considérable est franchi lorsque la Convention en l'an II élabore un programme d'intervention dans le souci de régler une telle situation chaotique. Ce projet d'uniformisation de la langue française à l'horizon de son universalisation est décrit dans la partie centrale du livre (pages 92-185). Jamais une reconstruction aussi précise et détaillée de la politique linguistique jacobine n'avait été faite, même si elle s'intéresse essentiellement au discours sur la langue dans ses aspects systématiques à la différence de l'approche plus événementielle que nous en avions proposée dans notre ouvrage La langue politique et la Révolution française, (Meridiens/Klincksieck, 1989).
Dans l'ultime chapitre, l'auteur précise l'apport des Idéologues en matière de stabilisation, de théorisation et de systématisation d'une conception uniformisée de la langue française en tant que langue de la Révolution, langue de la liberté, langue nationale. Il s'agit alors d'explorer les diverses formulations possibles d'une langue bien faite, donc analytique, sur le modèle condillacien. Cette nouvelle langue « achève » le français national, en révèle la nature raisonnable. Langage scientifique généralisé, elle « s'appuie sur le bien fondé d'une analyse des choses et des rapports qu'elles entretiennent les unes avec les autres. Son principe de base est l'analogie ce qui implique deux choses: d'une part que les concepts ‘collent' très étroitement à la nature du monde et, d'autre part, que la langue soit totalement systématique, suite à son ajustement sur la nature raisonnable » (page 205), condition essentielle pour que l'anomalie et l'abus disparaissent.
A vrai dire, Brigitte Schlieben-Lange propose par ailleurs une approche d’ensemble du mouvement des Idéologues, donc dans l’ensemble de l’Europe. Elle a ainsi dirigé une série d’études en ce domaine, éditées en quatre volumes (Europaïsche Sprachwissenschaft um 1800. Methodologische und historiographische Beiträge zum Umkreis des ‘Idéologie’, Munster, 1989-1994) et en fournit une synthèse dans son dernier ouvrage sur Idéologie: Zur Rolle von Kategorisierungen im Wissenschaftsprozess. A vrai dire, Brigitte Schlieben-Lange met plus particulièrement l’accent sur les caractéristiques doctrinales de l’Idéologie française: un programme de recherche lié à une orientation méthodologique précise; des critères classificatoires internes qui permettent de dire qui est Idéologue et quels sont les textes qui ont un statut « idéologique »; un potentiel dynamique de catégorisations du savoir; enfin un statut linguistique spécifique de ces catégorisations cognitives. Il apparaît ainsi que la classification analytique des connaissances et l’activité scientifique de catégorisation sont indissociables chez les principaux théoriciens de l’Idéologie.
Plus précisément, la première partie de cet ouvrage montre comment s’associe, chez les Idéologues, à une théorie de la connaissance héritée de l’empirisme anglo-écossais, et surtout du sensualisme de Condillac une position sémiotique qui permet de fixer analytiquement les idées par des signes et une théorie du langage construite sur le modèle de la Grammaire Générale. Mais ce qui fait lien entre ces différents niveaux de la connaissance, c’est un modèle génétique de la formation des connaissances qui donne sa dynamique à l’ensemble. La seconde partie, la plus importante, aborde la notion classifiante d’Idéologie. Cette notion s’élabore d’abord dans les textes des Idéologues eux-mêmes, permettant ainsi de les désigner comme telles, qu’il s’agisse du concept métathéorique d’Idéologie chez Destutt de Tracy, de « l’idéologie physiologique » de Cabanis, de l’union, chez Maine de Biran, entre idéologie et psychologie, et enfin de la nécessité posée par Degerando d’un traité d’Idéologie, pour s’en tenir aux principaux Idéologues. Puis l’auteure aborde la dimension polémique de la désignation d’Idéologue par Napoléon Bonaparte qui vise à la confusion avec le métaphysicien, pourtant exclu d’emblée de l’Idéologie par Destutt au détriment, par exemple, de la métaphysique du moi telle qu’elle est proposée par Sieyès dans son Grand cahier métaphysique, manuscrit récemment publié par nos soins (Des Manuscrits de Sieyès, sous la responsabilité de C. Fauré, Champion, 1999). La troisième partie, beaucoup plus succincte, nous met en garde contre toute lecture réductrice des Idéologues en précisant leur capacité à catégoriser au plus large, donc à constituer un véritable dispositif phénoménologique avant la lettre. De fait, c’est à partir d’une théorie du langage, abordée dans la quatrième partie, que la typification des connaissances au sein du processus cognitif initié par les Idéologues prend toute sa dimension. Il s’agit tout autant de typifier le processus de connaissance lui-même à partir d’opérations d’identification, d’interprétation et d’implication collective, que de catégoriser les connaissances acquises sur la base de l’expérience.
De fait, cet ouvrage pose les bases théoriques d’une enquête en cours sur les Idéologues et la Grammaire Générale dans les Ecoles Centrales, avec la participation d’Ilona Pabst et Jochen Hafner, auteur de l’annexe qui nous donne les premiers éléments documentaires sur les écrits « idéologiques » des professeurs de Grammaire Générale dans l’attente d’un manuel comprenant, outre des éléments biographiques sur ces professeurs, un répertoire de tous leurs écrits.
L’intérêt de Brigitte Schlieben-Lange pour les sources documentaires de la période révolutionnaire en matière de langue se retrouve également dans son édition, de nouveau en collaboration avec Ilona Pabst, du Dictionnaire Républicain et Révolutionnaire (1793-1794). Jean Rodoni (1741-1806), citoyen de Genève, propose ainsi en l’an II au Comité d’Instruction Publique de la Convention Nationale le manuscrit d’un dictionnaire en deux volumes. Le premier volume a pour titre Dictionnaire Républicain et Révolutionnaire de l’Orthographe Française, Première Partie: il traite des homophones. Le second volume est intitulé Dictionnaire Républicain et révolutionnaire, Seconde Partie: il concerne les « mots qui s’écrivent et se prononcent de même, mais qui ont des significations différentes », donc des homonymes et des polysèmes. Ilona Pabst et Brigitte Schlieben-Lange nous proposent une édition critique de ces deux manuscrits respectivement de 135 pages et 137 pages. Dans leur présentation, elles insistent à la fois sur la place du français quotidien dans ces dictionnaires, à l’exemple du Dictionnaire de l’Académie française (voir la série d’articles comparés pages 56-60) et sur l’image stéréotypée de la société jacobine qu’ils transmettent en particulier dans les anecdotes de la seconde partie où chaque article commence par un récit de paroles parfois long. Elles montrent aussi l’importance de la démarcation, en leur sein, entre le « vieux langage » et les nouvelles significations issues de l’instauration du régime républicain en France. A la suite de l’édition de ces deux manuscrits, nous trouvons également les Anecdotes Curieuses et Républicaines pour instruire la jeunesse en l’amusant, publiées par Jean Rodoni en 1795. L’index terminal des personnes, des figures et des concepts s’avère fort utile pour circuler dans ce langage républicain stylisé. Nous sommes ici confronté à une entreprise originale par son souci de conférer une dimension didactique à la représentation langagière de la société républicaine dans sa version jacobine. Ainsi des citoyens qui vont voir un magistrat à la Maison Commune ne sont que « des enfants qui vont librement parler à leurs pères ». Mais, de manière moins plaisante, plus macabre, un citoyen qui veut expliquer l’usage de raccourcir les personnes menées à la guillotine précise « prens garde à toi, tu es étranger, si l’on a quelque juste motif de te soupçonner, on te raccourcira sans doute » !
En fin de compte, les travaux multiformes de Brigitte Schlieben-Lange précisent la prédominance d'un modèle condillacien de l'analogie linguistique dans la conscience linguistique des révolutionnaires qui tend à marginaliser le rhétorique, le symbolique et l'imagé. Certes la référence rousseauiste au langage énergique de l'action concurrence, du moins jusqu'en l'an II, ce que nous appelons l'économie linguistique d'origine condillacienne, sans pour autant l'emporter en matière de définition du caractère naturel du français national. Par ailleurs, dans ce triple mouvement de la phase du diagnostic à la phase de théorisation par les Idéologues, en passant par le moment décisif de formation concentrée en l'an II, l'auteure admet qu'il existe, dès les premières années de la Révolution française, des discours domesticateurs de la langue, des préfigurations du programme d'homogénéisation, tels ceux de Grégoire et Domergue. Mais du strict point de vue des caractérisations générales de la langue, elle ne leur accorde qu'un rôle prémonitoire. Appréhendés d'un point de vue plus politique, ces discours organisent, nous semble-t-il, une raison linguistique face à l'abus généralisé des mots. Ils confèrent une dimension de rationalité à des événements linguistiques susceptibles de préciser la portée d'un projet républicain, en matière de langue, antérieur à l'an II et apte à saisir la diversité linguistique dans l'identité même de la langue. Il est vrai que nous nous situons d'abord du côté de la diversité de l'expérience politico-linguistique, donc des circonstances langagières, où l'universel se construit par le particulier, plutôt que dans la lignée du projet d'uniformisation de la langue nationale sur la base de sa nature homogène, essentielle.
L'intérêt majeur de l’œuvre de Brigitte Schlieben-Lange réside dans le fait qu'elle permet de poser le problème du legs linguistique de la Révolution française sur le long terme. En instaurant l'identification de l'unité politique à l'unité linguistique, sur le modèle d'une langue bien faite, constative et monologique au vu de l'identité naturelle sur laquelle elle repose, la voie française se veut un modèle valable pour l'humanité toute entière. Le défaut principal de ce modèle est alors de ne pas rendre possible la pensée de la diversité par défaut empirique et trop-plein naturaliste. Or, précise l'auteure, « la pensée linguistique de la Révolution française, tant dans sa formule française que dans sa contrefaçon allemande, domine de nos jours encore la politique ». De ce point de vue, nous vivons donc toujours sur les apories d'un rapport de l'universel au national médiatisé par une langue uniformisée, à défaut d'une coexistence de discours contradictoires sur la relation du français national à l'individuel, au communautaire et au national. Malgré tout, la Révolution française ne demeure-t-elle pas de nos jours un laboratoire d'arguments où se déploie sans cesse, à travers des événements linguistiques, l'universalité des langages et des cultures sur la base de leur singularité ?
Note de lecture d’après les ouvrages :
Brigitte Schlieben-Lange, Idéologie, révolution et uniformité de la langue, Liège, Mardaga, 1996.
Jean Rodoni, Dictionnaire Républicain et Révolutionnaire (1793-1794), Herausgegeben und eingeleitet von Ilona Pabst und Brigitte Schlieben-Lange, index, Tübingen, Max Niemeyer, 1998.
Brigitte Schlieben-Lange, Révolution française dans Histoire des idées linguistiques, V. 3, sous la dir. de Sylvain Auroux, Liège, Mardaga, 2000.
Brigitte Schlieben-Lange; Ideologie: Zur Rolle von Kategorisierungen im Wissenschaftsprozess, Schriften der Philosophisch-historischen Klasse des Heidelberger Akademie der Wissenschaften, Bans 18 (2000), Universität Verlag C. Winter, Heidelberg, 2000.
N.B. En hommage à Brigitte Schlieben-Lange prématurément décédée en 2000, une exposition virtuelle sur Langue et société en 1800 a été organisée à l’initiative d’Ilona Pabst et avec l’aide de Eva Hieber en matière de réalisation. Le panneau 2 retrace plus particulièrement son itinéraire de Dixhuitièmiste. Par ailleurs, Jürgen Trabant a inauguré cette exposition par une conférence sur Langue et Révolution. Enfin le projet de recherche de Brigitte Schlieben-Lange se perpétue au travers d'une enquête en cours sur la Grammaire Générale au sein des Ecoles Centrales entre 1795 et 1802 sous la direction d'Ilona Pabst et de Jürgen Trabant. Les hommages à son itinéraire intellectuel et à son oeuvre sont disponible sur le Web. Enfin Jûrgen Trabant fait le point sur l'apport de son oeuvre dans la publication du colloque sur Idéologie- Ecoles centrales -Grammaire Générale là encore tenu en hommage à sa mémoire.