Dans la présente étude, notre objectif est de préciser plus avant les enjeux doctrinaux de l'expérimentation politico-historique décrite au sein notre livre sur Marseille républicaine (1791-1793), à vrai dire centrée sur la question des fédéralismes en 1793, en la rattachant à une réflexion d’ordre général sur l'historicité d'un argument, perçu abstraitement par les historiens et qui préside pourtant aux actions quotidiennes des révolutionnaires, la souveraineté du peuple (1). Cette étude vient donc en complément discursif de notre précédente étude synthétique sur l'organisation "autonome" des pouvoirs à Marseille pendant la Révolution française, où le problème historiquement posé par le fédéralisme occupe là aussi une place centrale.

Cette réflexion s'autorise par ailleurs des catégories d'espace et de projet qui nous viennent des sciences sociales et s’inscrivent dans l'atelier de l'historien hors d’une histoire cumulative et comparative. En tant qu’historien du discours, il n’est pas étonnant que nous nous focalisions ici au plus près de la sociologie descriptive (2), qui a mis l’accent un temps sur les pratiques configurantes du cours d'action où se déploie la capacité interprétative des acteurs de l'événement (3).

Nous nous situons donc dans le laboratoire des sciences sociales, au sein duquel l'historien est présent avec ses ressources propres, issues de la lecture d'archives, mais reste en contact permanent avec les chercheurs d'autres secteurs des sciences sociales et humaines. En ce lieu, le surplomb historiographique, spécifique de la démarche ordinaire de l'historien, a perdu toute valeur descriptive (4). Il est remplacé par une position critique face à une société considérée à la fois comme objet d'investigation et espace critique en elle-même. Ainsi les arguments des sujets impliqués dans l'action sont pris au sérieux, et non pas renvoyés à l'illusion idéologique qu'il faudrait contourner par la recherche d'un sens caché (5).

Un sociologue, Luc Boltanski a décrit la spécificité d'une telle recherche en laboratoire dans les termes suivants (6) : « (Le chercheur) s'astreint à suivre les acteurs au plus près de leur travail interprétatif, frayant son chemin au travers des rapports qu'ils ont constitués. Il prend au sérieux leurs arguments et les preuves qu'ils apportent, sans chercher à les réduire en leur opposant une interprétation plus forte. ». Nous évoluons ainsi dans un espace d'expérimentation (7), où l'usage d'une approche systémique sert simplement d'introducteur à la chaîne des arguments historiquement attestés, et enclenche donc la description d'une action sous un argument puisé dans le discours réflexif des acteurs de l'événement. A vrai dire, il ne s'agit pas de prendre pour argent comptant ce que disent ces acteurs pris individuellement, mais de décrire la mise en ordre, en intrigue de l'action dans l'événement, la manière dont il se configure dans un espace foncièrement intersubjectif (8). Ainsi L'événement, en tant qu'acte configurant dans un espace public, est placé sous une description productrice d'arguments.

La formation de l'espace républicain

« L'espace apparaît comme un outil irremplaçable pour aborder dans un même mouvement la distance comme séparation des sociétés les unes par rapport aux autres et comme principe d'organisation de leur vie intérieure » (9) : cette définition très générale de l'espace, proposée par des géographes, nous introduit à un double critère méthodologique, la distanciation (externe) et le principe (interne) d'organisation. Essayons de les expliciter à travers la configuration spatiale propre à la Révolution française sous la forme d’un espace public de réciprocité, d'intersubjectivité, à ce titre fortement normatif et scénique (10).

Le principe d'organisation nous renvoie à une conception normative et communicative de l'espace public, telle que la développe le philosophe Habermas (11). Ainsi, dans cette perspective, toute action est pensée, interprétée par les sujets de cette action sous un argument à forte valeur interprétative, équivalent à la norme générale et pratique de l'action. Nous retrouvons ici l'horizon universaliste de la Révolution française, sa référence principielle aux droits de l'homme et du citoyen déclarés dès 1789, et les questions qu'il pose: qu'en est-il de l'unité et de l'indivisibilité de la souveraineté, si l'on admet une certaine diversité dans son exercice, une pluralité dans son identité même ? Jusqu'ou s'exerce le pouvoir législatif lorsque tout citoyen est détenteur du pouvoir de faire les lois ? Qu'en est-il du pouvoir exécutif lorsqu'il tombe sous la dépendance de l'opinion publique ?

L'accent est mis ici alors sur les procédures de formation de l'opinion et de la volonté, si courantes dans un espace révolutionnaire où la délibération n'est restreinte qu'un temps à l'Assemblée nationale élue, et s'étend très vite aux appareils démocratiques (des sections aux assemblées départementales, en passant par les municipalités, les sociétés patriotiques, les comités de surveillance, etc.). Il importe de préciser d'emblée que le principe d'unité et d'indivisibilité de la souveraineté ne coïncide pas nécessairement avec une Assemblée nationale représentative élue (12). Nous allons ainsi préciser en quoi l'extension, dès 1792, du pouvoir législatif, par l'usage de la faculté de dire le droit, peut rendre compte de l'élargissement de l'action révolutionnaire jusqu'à épuisement des nouvelles formes de représentation.



L'autre critère, celui de distanciation, appréhende l'espace public en tant que scène d'apparition d'événements dont la particularité préside à toute généralisation. Une sphère médiatrice, constituée de cours d'actions, associés aux capacités critiques des acteurs, se met en place sous le regard de spectateurs, qui tendent à devenir des protagonistes de l'évènement (13). L'approche est ici plus esthétique, moins attachée au lien entre l'argument général et sa raison pratique. Inscrite dans une perspective kantienne, elle convient sans doute mieux à la compréhension des événements de la Révolution française, discriminés par la présence/absence d'une scène commune où se déploie l'action des citoyens (14).

De fait, le suivi historique de ces deux critères, entre 1789 et 1792, permet de cerner avec plus de précision les conditions d'émergence du fédéralisme provençal, et plus particulièrement marseillais.

Au début de la Révolution française, la donnée majeure en matière d'organisation de la citoyenneté est le principe de possession. Paradoxe d'une assemblée nationale élue qui déclare les droits d'une part, limite la citoyenneté à la possession du marc d'argent, aux citoyens actifs d'autre part (15). Il s'ensuit une pratique délibérative généralement restreinte à l'Assemblée nationale élue, ce qui laisse une considérable marge de manoeuvre au pouvoir exécutif royal. La scène politique est alors très largement dominée par le face à face entre les bourgeois notables et le peuple émeutier sous des formes héritées de l'Ancien Régime : l'imposition de la loi martiale ne fait qu'accentuer cette réalité de la citoyenneté restreinte. En Provence, nous assistons quotidiennement à des affrontements, véritables luttes des classes, entre "bourgeois" et "peuple" (17). Mais Marseille sort déjà du lot dès 1789 en entrant pendant quelques semaines en dissidence : elle se met sous l'autorité d'une assemblée municipale soutenue par une garde citoyenne, préludant à l'installation d'une municipalité consensuelle en février 1790 (18). C'est principalement de Marseille que va "sortir" le porte-parole, figure majeure de la construction du nouvel espace républicain de réciprocité (19).

Un argument conforme au droit naturel déclaré, la Constitution, devient le référent majeur de l'action des patriotes marseillais en 1792, et plus encore des "missionnaires patriotes" qui sillonnent les routes pour "prêcher la loi" et former ainsi à un espace public où "le peuple armé de la constitution " délibère au sein des appareils démocratiques, essentiellement les sociétés patriotiques. Nous n'allons pas retracer cet épisode décisif de l'histoire de Marseille républicaine, décrit longuement par ailleurs (20). Remarquons seulement que l'argument constitutionnel (21) se répercute jusque dans la presse nationale. Une lettre d'un Marseillais du 2 mars 1792, publiée dans les Annales patriotiques et littéraires, précise qu' "il faut que la Constitution marche". De même, le Courrier des 83 départements précise que les Marseillais ne cessent de "s'assurer de la Constitution", méritant par là même "le titre de conciliateurs du midi" (4 mai). Le fait que la presse girondine amplifie le mot d'ordre des jacobins provençaux prouve l'existence, dans les premiers mois de 1792, d'un relatif consensus autour de la défense de la Constitution assimilée au pacte social, et à son fondement, la Déclaration des droits. Même si les jacobins radicaux associent directement la Constitution à la "morale" (les rapports intersubjectifs entre les hommes, selon Mably), le clivage avec les modérés n'atteint sa visibilité maximale qu'une fois déployée la catégorie de souveraineté du peuple dans les pratiques politiques les plus quotidiennes (voir ci-après).

Nous souhaitons enfin souligner à quel point ce phénomène révolutionnaire des "courses civiques", multipliées au nom du mot d'ordre d'union autour de la Constitution, contribue à épuiser les nouvelles formes démocratiques de représentation, en alternative de la représentation restreinte d'une Assemblée nationale élue qui revendiquait la totalité de l'exercice du pouvoir législatif. Ici les citoyens disent le droit, font la loi, essentiellement la sanctionnent au quotidien, donc sont co-auteurs de la loi. Cependant la multiplication des divisions entre porte-parole dès l'automne 1792 montre que le principe de la constitution perd progressivement de sa portée argumentative au détriment d'un autre principe, celui de souveraineté du peuple qui préside désormais aux destinées du républicanisme provençal, et plus particulièrement des fédéralismes marseillais.

La catégorie procédurale de souveraineté du peuple

Sur les bords du Rhône, reliée à un événement majeur, la chute de la royauté le 10 août 1792, s'impose, dans les premiers jours de septembre, l'expression désignant la politique moderne, "la souveraineté du peuple". Nous sommes à l'Assemblée électorale des Bouches-du-Rhône, le girondin Barbaroux, qui vient d'être élu député à la Convention Nationale et président de cette assemblée, prononce le discours suivant (22) :

« Le président donnant son avis avec l'agrément de l'assemblée sur le gouvernement représentatif et républicain fait sentir que le mot REPUBLIQUE ne dit pas assez pour la garantie de la liberté, puisqu'il y a eu des républiques despotiques, telles celle de Rome avec ses dictateurs; qu'il y en a eu d'aristocratiques, telle que celles de Venise et de Gênes. Il expose qu'il nous faut un GOUVERNEMENT REPUBLICAIN; mais adapté à notre état moral et physique qui laisse au peuple sa souveraineté en toutes choses. Le gouvernement fédératif ne convient pas à un grand peuple à cause de la lenteur des opérations exécutives, de la multiplication et de l'embarras des rouages. Le gouvernement représentatif lui-même serait vicieux, si l'on continuait d'y consacrer la maxime erronée que le peuple ne peut plus exercer les pouvoirs délégués à ses représentants. Il faut que tout se rapporte au peuple, comme tout vient du peuple; il faut que sa souveraineté reste sans cesse active, soit qu'il nomme des législateurs et un pouvoir exécutif temporaire, soit qu'il sanctionne les décrets des uns et juge la conduite des autres. ».

Ainsi s'enclenche une série de séquences narratives destinées à occuper la scène politique provençale pendant près de deux ans (23). Il s'agit là d'établir la démocratie en tant que "gouvernement libre dans lequel le peuple exerce constamment sa souveraineté". Mais déjà cette formulation initiale marque une position parmi d'autres; elle n'est encore, nous le verrons, qu'un énoncé, qui fait signe vers une conception libérale "minimale"de la démocratie au sein d'un trajet thématique où se déploie une réelle diversité d'expérimentations politiques.

C'est bien autour de la catégorie de souveraineté du peuple, et de l'acte de souveraineté décrit dans sa dissémination (24), que s'organise notre étude de la démocratie en acte dans la Provence révolutionnaire. Le politiste Lucien Jaume a montré en quoi la référence explicite à "la souveraineté du peuple" fonctionne, pendant la Révolution française, comme une catégorie structurante de l'action et de ses représentations. Nous partageons son point de vue, en particulier lorsqu'il insiste sur la richesse du langage courant dans les débats de politique pratique. La catégorie attestée de souveraineté du peuple, dans la mesure où elle s'inscrit dans l'immense effort des révolutionnaires pour définir lexicalement le "nouvel ordre des choses", constitue un instrument privilégié de visibilité des expériences démocratiques. Cependant l'objectif de Lucien Jaume est avant tout de dégager un modèle explicatif de la "culture politique jacobine" en comparant les données textuelles de la politique pratique et les grands paradigmes explicatifs de la philosophie politique (25).

Présentement, notre propos est moins ambitieux, volontairement resserré dans les textes de l'époque révolutionnaire. Nous nous attachons plus à la dimension réflexive des énoncés, à leur valeur de connaissance, qu'à leur aspect proprement symbolique. Il nous semble en effet possible de centrer l'attention du chercheur sur la capacité interprétative spécifique des acteurs de l'événement. A ce titre, nous suivons les propositions méthodologiques de l'analyse de discours, discipline interprétative à part entière. Le travail configurationnel sur les énoncés, à partir des archives disponibles, est au centre de notre description discursive (26).



Dans cette perspective, la notion de "souveraineté du peuple" fonctionne avant tout comme une catégorie procédurale. Nullement prisonnière de sa résonance abstraite, elle se déploie au sein de configurations discursives significatives de la mise en acte du droit naturel déclaré universel et intersubjectif. Il est donc question ici d'une raison politique à la fois procédurale, dans la mesure où la vérité d'un énoncé, son intelligibilité, procède de l'énonciation de son agir, et régulatrice, là où elle élabore un "sens commun" de la politique, au sein même d'un espace public de réciprocité (27). Une telle raison démocratique s'appréhende conjointement dans sa diversité (l'intelligibilité propre de chaque série d'événements) et son unité (l'élaboration d'un lieu commun de la politique). Elle permet d'accéder à la connaissance des événements étudiés tout en laissant visible leurs procédures discursives d'élaboration.



A l'horizon du droit naturel déclaré, le champ d'expérience que nous allons décrire confère son amplitude maximale à l'exercice au quotidien de la souveraineté du peuple. Il permet, en appui sur les avancées du "retour au politique", inauguré par le courant critique (Mona Ozouf, Keith Baker, Lucien Jaume), amplifié par les travaux des chercheurs de l'Institut d'Histoire de la Révolution française (en particulier Françoise Brunel, Marcel Dorigny, Florence Gauthier et Raymonde Monnier), et précisé par des chercheurs italiens ( Haim Burstin, Paolo Colombo, Antonino De Francesco, Paolo Viola), de rapporter le mouvement jacobin à une grande diversité d'expérimentations politiques sans préjuger par avance de leur caractère progressiste.

Unité et divisibilité de la souveraineté du peuple.

Nous pouvons d'abord circonscrire, dès 1792, un premier clivage, en matière de souveraineté du peuple, au sein du mouvement jacobin et par là même situer l'originalité des expériences démocratiques mises en oeuvre par les patriotes provençaux en l'an 1.

La position "minimaliste" en matière de souveraineté populaire est essentiellement le fait du groupe rolandin-brissotin qui occupe un temps, en 1792, une position avancée (28). Brissot fait explicitement référence à la nécessité d'établir, en conformité avec la souveraineté nationale, un gouvernement libre, représentatif et républicain, où s'associe harmonieusement le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Ce gouvernement démocratique trouve sa légitimité dans l'exercice effectif de la souveraineté du peuple sur la base de "la prononciation de droit". Ici, la relation du peuple à ses représentants est légitimée par un pacte social immortalisé dans la Déclaration des Droits de 1789 (29). Les principes de l'observance de la loi, du respect des personnes et des propriétés y occupent une place centrale. Ce pacte s'actualise certes dans l'exercice du pouvoir par les délégués du peuple, mais aussi, et surtout, au nom de la "prononciation de droit", manifestation exemplaire de "la souveraineté délibérante" qui permet à chaque citoyen d'user du droit de voter, déléguer, nommer, sanctionner.

"La prononciation de droit viendra par la force de l'opinion publique" précise Brissot dans sa Profession de foi sur le républicanisme. Dans cette voie, "l'opinion publique", distincte du gouvernement, est tout autant la conséquence du caractère absolu des droits de l'individu que le résultat du progrès des Lumières, de l'instruction publique (30). Un tel libéralisme conjoint une absolutisation des droits de l'individu, dans le trajet de la reconnaissance de l'existence individuelle (en d'autres termes, la conviction de son autonomie juridique) à la pratique universelle de délibération, et une conception progressive de la formation de l'opinion publique (31). Il est en effet bien question de traduire la souveraineté du peuple dans un dynamique d'avant-gardes formatrices d'opinion. Il apparaît ainsi que la manifestation de l'opinion publique est une étape obligatoire dans le passage du principe de la souveraineté nationale à l'exercice de la souveraineté du peuple. Sa présence atteste du caractère progressiste de l'action révolutionnaire, mais aussi des limites posées par le nouvel ordre social. A défaut de pouvoir elle-même gouverner (le contraire nous renvoie à "l'anarchie"), l'opinion publique, dirigée par ses élites les plus éclairées, privilégie le dialogue avec les autorités constituées.

Cependant le cas provençal, que nous situons dans cette mouvance modérée, fait jouer une clause exceptionnelle du pacte social: le droit à l'insurrection en cas de rupture momentanée du dialogue entre le peuple et ses délégués. Nous entrons donc dans un cas extrême, étant entendu que les jacobins modérés privilégient généralement le passage progressif, sans rupture, à la démocratie. L'expérience fédéraliste des sections marseillaises pendant le printemps et l'été 1793 actualise un exercice de la souveraineté dite "relative," ou "de localité" qui nous introduit à une théorie pratique de la "démocratie pure" quelque peu contradictoire avec le principe du gouvernement représentatif.

La position "maximaliste" est largement représentée dans le milieu des cordeliers et des jacobins radicaux. Elle est tout particulièrement attestée pendant le printemps 1791, premier moment républicain où "la réflexion théorique s'inscrit dans l'action politique" (32). Les cercles patriotiques parisiens (sections et sociétés fraternelles) mettent à l'ordre du jour la discussion sur le rapport de la souveraineté du peuple au système représentatif.

L'espace libéral où il était seulement question au départ d'un passage, par la médiation de l'opinion publique, du principe de la souveraineté à son exercice, de la traduction de l'évidence de la conviction dans la pratique de la délibération, s'élargit à un problème complexe: qu'en est-il, dans la loi elle-même, de la matière de l'identité politique ? Nous sommes ainsi confrontés à un "libéralisme de droit naturel" (Florence Gauthier) où la souveraineté est l'expression de la volonté générale qui dit la loi.

Au lien causal principe/exercice (de la souveraineté du peuple) succède le rapport identitaire essence/expression: l'essence de la souveraineté s'exprime dans l'identité du peuple souverain; l'opinion publique est l'expression même de la souveraineté, de la volonté générale. C'est ainsi que la référence au gouvernement se scinde: d'un côté le peuple souverain s'oppose à un pouvoir exécutif jugé traître à la nation, de l'autre côté ce même peuple instaure un rapport privilégié au législateur. Par ailleurs, alors que le peuple fait la loi, juge de ce qui dans la loi est conforme au droit naturel déclaré, le législateur ne fait que "des actes conservateurs de la souveraineté populaire", soit des "actes de sujet à l'opinion", "des projets à la volonté générale" (33).

L'expression de l'identité du peuple souverain, analogue au droit naturel déclaré et réalisé, repose ainsi non sur un pacte social "artificiel", garantissant à chaque individu la jouissance de ses biens, mais sur la morale publique, "naturelle", située au plus près de la "raison humaine". Là où Mably parle des "qualités sociales", qui actualise "l'action réciproque" entre les hommes, pour définir la "raison mise en mouvement" au sein du "monde moral" (34), le jacobin Lavicomterie montre en quoi la "morale publique" est l'expression du caractère fondamentalement constituant de la Déclaration des droits de 1789: avec la révolution, le "monde moral" est devenu la "raison mise en pratique". Nous sommes ici dans l'univers de la "proposition du droit" ("chacun limite sa liberté par le concept de la possibilité de la liberté de l'autre", 35) , de la "réciprocité du droit" (l'égalité comme réciprocité de la liberté) où se conjoignent, au-delà des droits-participations (l'univers de la "prononciation de droit") droits-libertés et droits de créance.

La manière d'envisager l'idée de propriété est éclairante en la matière: nullement réductible à la propriété des biens matériels, "institution sociale qui n'est pas de droit naturel", elle associe "la propriété de droit naturel attachée à la personne" (vie, liberté, citoyenneté, réunion, expression, etc.) et "la propriété de droit naturel commune au souveraine" qui comprend aussi bien le droit aux subsistances, propriété commune de la nation, que le droit à la formation de la loi et du gouvernement en conformité avec l'essence de la souveraineté populaire (36).

L'accent est donc mis sur les limites immanentes, internes, intersubjectives du processus révolutionnaire: ce qui fait le lieu commun de la politique, le droit naturel déclaré et réalisé limite l'exercice des pouvoirs par les individus. En aucun cas, une contrainte externe ne détermine l'agir révolutionnaire. La raison procédurale, associée à une conception éthique (la "morale publique") et esthétique (l'horizon seulement régulateur du droit) de l'action, atteint ici sa dimension maximale. Enfin la diversité libérale et démocratique ne procède plus simplement de l'exercice divisible de la souveraineté du peuple par rapport au principe absolu de la souveraineté nationale. Le pluralisme équivaut plutôt au fait que des expressions diversifiées de la souveraineté du peuple font signe, par analogie, vers l'identité du peuple souverain.

Cependant, une fois encore nous allons aborder, à partir de l'exemple provençal, une situation d'exception dans cette logique démocratique. Avec le fédéralisme des jacobins radicaux à Marseille en 1793, la tentative d'organiser un pouvoir exécutif révolutionnaire, identifié à l'expression de l'opinion publique souveraine, met en évidence une diversité maximale dans l'expression de la souveraineté du peuple, difficilement conciliable avec le principe intangible de "la centralité législative".

C'est là où nous nous devions de faire intervenir in fine la tentative de synthèse démocratique mise en place par les Montagnards (37) et reprise en Provence par le Représentant en mission Maignet au cours de l'année 1794. En effet, avec le cas provençal, les positions "minimaliste" et "maximaliste" en matière de souveraineté du peuple prennent une tournure extrême, se concrétisent dans des expériences fédéralistes qu'il convient, en premier lieu, d'arrimer au mouvement jacobin. Mais il importe aussi de montrer qu'elles ont été matière à réflexion pour une politique démocratique qui tente d'unir dans un "gouvernement révolutionnaire" le principe intangible de la représentation, une proportion juste des autorités constituées et la défense au quotidien de la liberté individuelle à l'horizon de la morale publique, de la réciprocité du droit naturel déclaré.

Notre présentation des ordres juridiques différentiels en matière de souveraineté se précise par l'analyse des dispositifs discursifs de mise en acte de la souveraineté populaire. Dans l'espace provençal, trois expérimentations, déjà situées, concrétisent l'inscription forte de la "souveraineté du peuple" dans des dispositifs spécifiques. Nous en proposons une approche configurante succincte à l'aide des énoncés attestés autour de la catégorie de souveraineté du peuple, et de ses équivalents ("peuple souverain", "opinion publique", "mouvement révolutionnaire", etc.)

Le fédéralisme modéré: de l'exercice de la souveraineté au projet républicain.



Considérant que le peuple est souverain, selon la formule usuelle, les patriotes modérés de Marseille affirment plus précisément que "tout principe de souveraineté réside essentiellement dans la nation qui se trouve réunie dans les assemblées primaires, ou les sections en permanence " (38). S'opposant à "tout pouvoir quelconque attentatoire à la souveraineté", principalement incarné par les Représentants en mission, le mouvement sectionnaire prend le pouvoir vers la mi-mai 1793 contre la Convention montagnarde et ses envoyés. Son dessein est alors de "consacrer les principes de la souveraineté populaire" par l'acte de "mettre en exercice le droit de souveraineté".

Ainsi, l'insurrection est proclamée contre la Montagne, accusée de vouloir détruire "l'unité de la Convention", dans diverses adresses et manifestes. C'est le recours permanent à "la souveraineté délibérante des sections" qui va permettre alors de "donner à la souveraineté du peuple toute l'extension et la latitude dont elle est susceptible". Le peuple souverain pratique "l'exercice de la souveraineté" à partir du moment où tout individu use concrètement du "droit de voter dans les assemblées primaires". Alors les sectionnaires précisent de façon réitérative qu’ "il faut que la souveraineté reste sans cesse active", qu' "il faut laisser au peuple sa souveraineté en toutes choses" : d'une section à l'autre, "on parle de la souveraineté du peuple et ses droits" étant entendu que "personne ne peut ravir au peuple sa souveraineté",



De quelle souveraineté s'agit-il ? La section 24 s’en explique longuement à propos du sens de l'expression "sections souveraines" :

« Considérant que les Sections de Marseille ne se disent point SOUVERAINES dans le sens que voudraient le faire entendre les Duumvirs, auteurs de l'Arrêté; que les sections sont trop instruites du principe de la souveraineté nationale et trop déterminé à le respecter, pour ne pas se tenir en garde contre toute atteinte qui pourrait y être portée; que quoique la souveraineté n'admette point de fractions dans le sens absolu, il est cependant une souveraineté relative dont un citoyen ou une portion de citoyens peut revendiquer l'exercice, toutes les fois que les droits qui lui ont été transmis et cédés par le pacte social sont violés à son égard: faculté qui lui est accordé par la Loi sous le nom de droit de résistance à l'oppression; que c'est purement de cette souveraineté relative, et pour ainsi dire de localité, que les sections de Marseille ont réclamé l'exercice; que cet exercice, bien loin de tendre au fédéralisme, c'est-à-dire à la division de la République, ne tend au contraire qu'à consolider son unité et son indivisibilité, puisqu'il est bien vrai que les Sections ne s'élèvent que contre les atteintes portées à la Liberté individuelle, à l'Egalité, à la sûreté des personnes et des propriétés, enfin à tous les droits de l'homme sans la libre jouissance desquels il n'est point de gouvernement juste, et surtout point de gouvernement républicain; que d'ailleurs, s'il y a quelque impropriété d'expression dans ces mots, les Sections souveraines de Marseille, employés une seule fois au titre d'une Adresse du Comité Central, c'est à la chose et non au mot qu'il faut s'attacher, lorsque la chose détruit le mot... »

Cette longue citation d’un texte, souvent cité partiellement dans nos analyses, a le mérite de préciser l'argumentaire associé au mécanisme démocratique mis en place par les citoyens des sections (39), ce qui nous introduit à la compréhension de l'acte de souveraineté investi dans une telle pratique « pure » de la démocratie. Et c’est à ce titre que l’on peut considérer le caractère républicain du mouvement sectionnaire et sa valeur processuelle, par le fait d’une dynamique spécifique sous la forme d’un rapport privilégié à l'action, sans parler du projet d’ "un Gouvernement démocratique" où « le peuple souverain veut garder immuablement le droit et l'action de sa souveraineté » que nous avons évoqué ailleurs.

Le fédéralisme radical : de « la mise à l'ordre du jour de la souveraineté » au « mot d'ordre des peuples libres, la morale publique ».

Le projet des patriotes radicaux, proche des Jacobins, procède certes d’une autre logique et s’étend sur l’ensemble de l’année 1793, avec bien sûr une interruption le temps du mouvement sectionnaire du printemps-été. Son temps fort se situe au moment du Congrès républicain des sociétés populaires des départements méridionaux réuni à Marseille au cours de l'automne 1793. Il s’agit donc de ce que nous appelons, avec d’autres, un fédéralisme jacobin (40).

Dans la logique, instaurée depuis le 10 août 1792, qui permet au peuple de prendre nom de peuple dans chaque acte le légitimant, nous sommes confronté avec un trajet de mise en acte de la souveraineté où s'actualise l'identification du peuple souverain au mouvement révolutionnaire dans son ensemble, notifié tout particulièrement par la formule, « C'est un développement urgent de nos principes politiques que nous voulons vous faire » dans les nombreuses adresses envoyées à la Convention.

Il n’est donc pas étonnant que ce mouvement de radicalisation des principes se constitue au sein même d’une dynamique de dénonciation des "Conventionnels du parti Roland" qui risquent, par l'appel au peuple, de provoquer la destruction irréversible du "centre de notre souveraineté", comprenons la centralité législative. Les Jacobins marseillais en viendront même à demander le départ de la Convention, et sa réélection, pour mieux faire pièce aux Girondins. Position critiquée par Marat lui-même dans des termes présentés sur le présent site.

Ainsi Marseille, "le foyer de l'opinion publique dans le Midi", fait entendre « le conseil d'une politique révolutionnaire devant qui l'individu, quel qu'il soit, n'est jamais rien quand il s'agir de sauver une nation ». Plus problématique pour le centre parisien est la manière dont "Marseille la Républicaine" s'identifie au "mouvement révolutionnaire" en se proclamant " la Montagne de la République" d’après la formule, « nous aussi, nous sommes de la Montagne ». Il en ressort un programme d’organisation du pouvoir exécutif, où se multiplie les instances intermédiaires, sous forme de comités centraux de sociétés populaires au niveau local, régional, voire un Conseil exécutif au niveau national. Un programme dont le gouvernement révolutionnaire, préconisé par les Montagnards, prend en tout point le contre-pied.

La synthèse montagnarde: de "l'unité d'action" autour de "la centralité législative" à la division des fonctions.

Envoyé au début de l'année 1794 dans les départements des Bouches-du-Rhône et du Vaucluse pour éradiquer les restes du fédéralisme, et surtout établir le gouvernement révolutionnaire, le législateur montagnard Maignet propose, dans la lignée de la théorie politique de Billaud-Varenne, une synthèse en matière d'organisation du gouvernement révolutionnaire, perceptible à la fois dans ses formulations théoriques et ses effets pratiques. Nous en avons détaillé les éléments discursifs dans une étude reprise sur le présent site, tout en publiant le texte de référence, l'Instruction sur le gouvernement révolutionnaire. Nous nous tenons donc ici à un point de vue comparatif, qui s'associe également à la présentation de la mission Maignet.

A l'encontre de la multiplication, propre au fédéralisme, des "autorités intermédiaires", qui tend à dresser "une hiérarchie des pouvoirs" entre le peuple et les législateurs, Billaud-Varenne s'en remet à "la seule élévation de la représentation nationale", ce qu'il appelle aussi "la centralité législative" (41). Dans cette optique, il définit les contours d'un nouvel art politique de la façon suivante: « L'art est donc de rechercher la meilleure organisation des autorités constituées pour les rendre telles, qu'elle reçoivent toute leur direction de la loi exclusivement, et jamais de ceux qui n'en sont que l'organe. ».

Cet art de précision, qui "peut être plus aisément atteint dans une démocratie", correspond à une "machine politique" où "l'action ne perd rien de sa force, ni de sa direction dans une communication plus rapide et plus réglée". Et Billaud-Varenne de préciser ce qu'il en est de la "justesse de proportion" dans un gouvernement démocratique:: « Le premier arrêt à poser est une proportion des autorités, tellement exacte, qu'étant destinée à communiquer l'action dans leur espace qui leur est relatif; elles ne puissent aller plus au-delà qu'en-deçà de leurs limites. »

En faisant référence au décret du 14 frimaire sur le mode de Gouvernement provisoire et révolutionnaire, présenté par Billaud-Varenne à la Convention, dans son Instruction sur le gouvernement révolutionnaire du 19 pluviôse an II, Maignet s'inspire explicitement des propositions de ce législateur montagnard.

Nous le savons déjà, l'action est "l'âme du gouvernement révolutionnaire". En d'autres termes, la souveraineté populaire comme procédure est mise au centre de la démocratie gouvernementale. Comment peut-on lui donner son amplitude maximale ? Telle est la question que tente de résoudre concrètement le Représentant du peuple Maignet. C'est là où il organise un partage des fonctions, véritable expression de l'unité et de la divisibilité de la souveraineté du peuple, entre les principales autorités constituées:

- Aux départements, il revient uniquement « des objets qu'ils puissent traiter avec une égale sagacité et le même succès, à quelle distance ils se trouvent, objets qui, souvent même, sont mieux aperçus quand on est dans un certain éloignement des personnes, et que ne l'on voit plus les choses à travers le prisme de considérations individuelles »;

- Les districts, pour leur part, « ont acquis la surveillance immédiate sur les municipalités, et les comité de sûreté, pour toutes les lois révolutionnaires, les mesures de gouvernement et de salut public »;

- Enfin les autorités les plus importantes, celles qui "vivent au milieu du peuple", les municipalités et les comités révolutionnaires: elles s'occupent de "tout ce qui est relatif aux personnes". C'est là où l'action gouvernementale se porte avec le plus d'activité: elle permet d'ajouter à "la sévérité" des mesures de salut public "la célérité de l'exécution". Et à ce titre, est garantie la "liberté publique", qui "seule consolide la liberté individuelle".

Il peut sembler paradoxal d'affirmer la place centrale de la défense de la liberté individuelle dans l'action du gouvernement révolutionnaire en pleine Terreur. S'agit-il alors d'un discours purement imaginaire, utopique de la part des Montagnards, Maignet compris ? (42). Nous ne le pensons pas. Au contraire, l'étude minutieuse des relations, par le biais de la correspondance, entre Maignet et les comités révolutionnaires, et même les autres autorités montre un intérêt toujours soutenu pour les hommes et les femmes suspectés, emprisonnés.. Mais il ne nous paraît pas impensable d'affirmer qu'une telle conception de l'action gouvernementale, au plus près du citoyen, correspond à une pratique très élaborée de la démocratie, à une tentative de faire agir les citoyens sans avoir recours à une hiérarchie de pouvoirs externe à la communauté des citoyens. Certes nous sommes dans une conjoncture de mise à l'ordre du jour de la terreur (43). Mais il s'agit alors simplement de souligner qu'une telle pratique démocratique concerne aussi bien les patriotes suspects, qui prouvent leur attachement à la République dans leurs Conduites politiques (44), que les patriotes ordinaires présents dans les sociétés populaires.

Conclusion

Les expériences fédéralistes marseillaises de l'an I, étendues à la majeure partie de la Provence, ont introduit sur la scène politique des modalités originales d'organisation du gouvernement démocratique, que l'on ne peut ignorer au nom d'une conception centralitaire du gouvernement représentatif. A vrai dire, l'ensemble du mouvement jacobin (modérés et radicaux) est concerné par ces expérimentations. Les Montagnards eux- mêmes, dont il convient de restituer une image doctrinale "forte", ont tenu compte des leçons de ces expériences, tout en condamnant leurs dérives tyranniques (45). Il ressort de leur pratique gouvernementale en l'an II un intérêt privilégié pour les mécanismes de fonctionnement d'un démocratie révolutionnaire située au plus près des citoyens.

Un autre acquis de notre enquête sur le cas marseillais mérite d'être souligné : le thème incontournable, sous la Révolution française, de l'unité et l'indivisibilité de la souveraineté du peuple, donc de la République n'a pas qu'une seule expression légitime, identifiée au principe de "la centralité législative" et concrétisée par l'existence d'une Assemblée nationale élue. En d'autres termes, le maintien de l'unité de la République n'est pas contradictoire avec l'exercice local de la souveraineté, et même l'extension, hors l'Assemblée nationale, du pouvoir législatif et enfin l'identification temporaire du pouvoir exécutif à l'opinion publique. C'est du moins la leçon des fédéralismes marseillais, aux modalités d'existence de la souveraineté du peuple par ailleurs divergentes.

Tout en situant la loi à l'horizon absolu du discours d'assemblée, les fédéralistes modérés conçoivent, sans appréhension aucun en matière d'unité, un exercice local de la souveraineté du peuple basé sur le droit de vote et de pétition mis en oeuvre dans une pratique particulièrement "pure" de la démocratie. A l'inverse, les fédéralistes radicaux insistent sur la mise en acte de la souveraineté du peuple à travers la formation, c'est à dire la proposition et la sanction, de la loi hors l'enceinte de la Convention élue, en conformité avec les "rapports populaires", la 'morale publique" qui sont au fondement du droit naturel déclaré et réalisé.

Cependant il convient, dans cette conclusion, de préciser le lien, dans notre démarche, entre l'argument de souveraineté, attesté dans l'archive, et notre usage "positif" de la catégorie de fédéralisme. En 1793, "fédéraliste" est un désignant toujours péjoré qui participe de la dénonciation des ennemis de la Convention. Les jacobins marseillais en sont parmi les premières victimes: ils ne peuvent donc le revendiquer positivement. Mais il importe avant tout de préciser que l'usage montagnard du terme de fédéralisme vise à démonétiser tout projet politique sur l'unité de la république qui se situe hors de "la centralité législative". En effet, les montagnards perçoivent dans les divisions institutionnelles de la puissance souveraine du peuple, mises en place par les expériences fédéralistes, les germes d'une dictature étatique. C'est au nom de leur projet d'Institutions civiles, élément fort de leur doctrine, qu'ils s'efforcent de maintenir "l'interdit d'Etat" contre le fédéralisme jacobin et ses dérives coercitives qui tendent à nier la liberté individuelle (46). C'est aussi pourquoi nous avons repris dans notre description de Marseille républicaine la catégorie interprétative de fédéralisme. Ici la promotion d'un argument, réputé abstrait et pourtant attesté, la souveraineté du peuple permet de "sortir" le terme fédéralisme du ghetto dans lequel la plate répétition du discours montagnard l'enferme, et de lui donner une dimension interprétative forte. L'action fédéraliste acquiert sa démesure démocratique, inédite dans une révolution fortement marquée par la représentation législative, sous l'argument de souveraineté du peuple.

Ainsi, des principes généraux, le droit, la loi, la souveraineté, souvent rapportés par l'historiographie à des modèles très contraignants au plan interprétatif, en particulier le modèle représentatif du discours d'assemblée, s'actualisent de fait dans des actions décrites sous des arguments qui ne préjugent pas du caractère anti-national des manifestations fédéralistes et valident, voire même légitiment une certaine dissémination de la politique nationale dans son unité même. Au sein du mouvement jacobin, la recherche de l'unité peut procéder de la dissémination des droits-participations, et aussi de la division entre l'énoncé de la loi par les législateurs et sa proposition-sanction par les citoyens. La puissance de l'opinion publique est une dans la mesure où elle ne se confond pas avec le pouvoir législatif posé empiriquement. Elle est le "pouvoir d'organiser l'universel", c'est à dire "L'agir du pouvoir législatif", qui "a fait la Révolution française" (47). La puissance de l'opinion publique est plurielle dans la mesure où la singularité de l'événement, décrite sous la catégorie de souveraineté du peuple, donne son caractère universel à la Révolution. Ici l'identité politique procède du rejet de tout idéal d'univocité, de centralité: des actions différentes exprimant des visions différentes de la loi laissent voir, par l'analogie de la souveraineté, l'identité des expériences démocratiques.

N.B. Ce texte est une version quelque peu remaniée de notre article « Un argument en révolution: la souveraineté du peuple. L'expérimentation marseilllaise (1793-1794) », Annales Historiques de la Révolution française, N°4-1994, p.695-714.

Notes

(1) La présente étude complète, de manière synthétique, nos analyses des fédéralismes marseillais et de la mission Maignet, reprises sur le présente site (voir le dossier Marseille), et bien sûr prend appui sur notre ouvrage Marseille républicaine (1791-1793), Presses de Science Po, 1992.

(2) Cf L.Quéré, "Le tournant descriptif en sociologie", Current Sociology, volume 40, N°1, 1992.

(3) Nous pouvons trouver un bon exemple des résultats de cette approche sociologique dans l'étude de Michel Barthélémy, "Evénement et espace public: l'affaire Carpentras", Quaderni, N°18, automne 1992.

(4) Notre ancrage dans les sciences sociales explique ainsi notre distance critique vis-à-vis de l'historiographie que nous avons explicité dans "L'historiographie de la Révolution française existe: je ne l'ai pas rencontrée", Raison présente, N°91, 1989. Elle explique également notre approche critique de "l'histoire déceptive" sur le présent site.

(5) C'est pourquoi l'historien du discours opère un geste de nature foncièrement descriptive, qui rend compte de la visibilité d'une action en cours, et souligne par là même la dimension intelligible du moment réflexif dans le processus révolutionnaire. Voir, à ce propos, notre récent ouvrage sur Discours et événement. L’histoire langagière des concepts Publications Universitaires de Franche-Comté.

(6) L'amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l'action, Métaillé, Paris, 1990, p. 58.

(7) Nous rejoignons donc les préoccupations de certains historiens des Annales lorsqu'ils écrivent: "Si l'objet de l'histoire ne peut être posé en position d'extériorité et s'il ne doit pas être enfermé dans des catégories à priori, c'est la démarche même de la recherche, ce sont les procédures d'expérimentation qui le construisent et le rendent intelligible" , Editorial du N°6, 1989 des Annales ESC. Il s'agit bien de mettre l'accent sur l'apport de l'expérimentation historique à la mise en oeuvre d'une description d'éléments de connaissance maintenant la visibilité de leurs procédures d'élaboration.

(8) C'est bien l'événement qui engendre le sens, donne consistance à un acte configurant, produit l'argument qui le rend intelligible et le situe dans une mise en intrigue. Cf. Paul Ricoeur, Temps et récit, Seuil, 1983. Nous avons approfondi cette donnée majeure de notre recherche dans une réflexion sur la question de l’intentionnalité. Voir notre ouvrage Discours et événement, op. cit.

(9) Durand M.F., Lévy J., Retaillé D. , Le monde: espaces et systèmes, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques et Dalloz, Paris, 1992.

(10) Nous avons précisé l'ampleur actuelle d'une telle approche communicative de la révolution française dans notre article, "Espace public et Révolution française. Autour d'Habermas", Raisons pratiques, 3, 1992, et nous l’avons mise en œuvre dans notre ouvrage L'avènement des porte-parole de la République (1789-1793), Presses Universitaires du Septentrion, 1998.

(11) Cf. en particulier "La souveraineté populaire comme procédure. Un concept normatif d'espace public", Lignes , N°7, 1989 et "L'Espace Public, 30 ans après", Quaderni N°18, 1992.

(12) Comme l'a montré, à l'encontre de F.Furet, le philosophe du droit Michel Troper dans "Sur l'usage des concepts juridiques en histoire", Annales E.S.C., novembre-décembre 1992.

(13) Le thème du protagonisme dans les attitudes politiques a été développé par Haim Burstin dans son ouvrage, La politica alla prova. Appunti sulla rivoluzione francese, Franco Agneli, Milan, 1989.

(14) Nous avons précisé ce problème décisif dans la dernière partie de notre ouvrage sur La parole des Sans, ENSéditions, 1998.

(15) Voir sur ce point l'ouvrage d' Olivier Le Cour Grandmaison, Les citoyennetés en Révolution (1789-1794), PUF, Paris, 1992.

(16) Cf. Les travaux du sociologue Bernard Conein sur les situations punitives pendant la Révolution française, en particulier "Le tribunal et la terreur du 14 juillet 1789 aux massacres de septembre", Révoltes Logiques, N°11, 1979.

(17) Comme l'a montré Monique Cubells dans son ouvrage, Les horizons de la liberté. Naissance de la révolution en Provence (1787-1789), Edisud, Aix-en-Provence, 1987.

(18) Cf. Monique Cubells, "Marseille entre en révolution (1791-1798)", Marseille en Révolution, Rivages/Musées de Marseille, Marseille, 1989.

(19) Cf notre étude, "La formation d'un nouvel espace de relations politiques: les missionnaires patriotes créateurs de la civilité en Provence (1992)", L'espace et le temps reconstruits. La Révolution française, une révolution des mentalités et des cultures, Publications de l'Université de Provence, Aix-en-provence, 1990. Pour une vue d'ensemble sur le problème du porte-parole pendant la Révolution française, nous renvoyons à notre ouvrage L’avènement des porte-parole de la République, op. cit.

(20) Dans notre ouvrage sur Marseille républicaine, op. cit.

(21) Paolo Colombo remarque très justement que "la notion-concept de "constitution" représente de manière exemplaire l'évolution lexicale en acte durant la Révolution" et en précise l'importance dans le discours d'assemblée (Governo e Constituzione. La trasformazione del regime politico nelle teorie dell'età rivoluzionaria francese, Giuffré, Milan 1993). Sur cette notion-concept, il convient également de consulter les travaux de Wolfgang Schmale, en particulier "Constitution, Constitutionnel", Handbuch politisch-sozialer Grundbegriffe in Frankreich 1680-1820, Heft 12, Oldenbourg, Munich, 1992.

(22) Ce texte se trouve aux pages 61-62 du Procès-verbal de l'Assemblée électorale du département des Bouches-du-Rhône, collection particulière.

(23) Signalons également que la mise en acte de la souveraineté populaire, le 10 août 1792, marque le point de départ d'expérimentations démocratiques, où le fédéralisme va occuper une place essentielle, comme l'a montré Antonino De Francesco dans son ouvrage, Il governo senza testa. Movimento democratico e federalismo nelle Françia rivoluzionaria, 1789-1795 (Morano, naples, 1992). Nous avons adopté le même ponit de vue dans notre ouvrage, Marseille républicaine, op. cit. Nous tenons également à préciser la proximité de notre interrogation sur le thème de la souveraineté avec celle de paolo Viola, en particulier dans son ouvrage, Il trono vuoto. La transizione della sovranità nella rivoluzione francese, Einaudi, Turin, 1989.



(24) Rappelons que la stricte orthodoxie du discours d'assemblée refuse une telle dissémination: "La Souveraineté est une/.../ Un acte de Souveraineté ne peut être produit d'une partie seulement du Souverain" (Adrien Lezay, Qu'est ce que la Constitution de 1793 ?, s.d.)

(25) Voir en particulier son ouvrage Le discours jacobin et la démocratie, Fayard, 1989.

(26) Cf. notre article A propos de l'analyse de discours: les historiens et le 'tournant linguistique' (l'exemple du porte-parole pendant la Révolution française) ", Langage et Société, septembre 1993, p.5-38.

(27) Le thème de la raison procédurale, à propos de la Révolution française, est précisé par Jürgen Habermas dans son article, " La souveraineté populaire comme procédure. Un concept normatif d'espace public", Lignes N°7, septembre 1989. Sur le rôle régulateur du droit naturel déclaré, nous renvoyons à l'ouvrage fondamental de Florence Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en Révolution, PUF, 1992.

(28) Nous renvoyons sur ce point aux travaux de Marcel Dorigny. en particulier la présentation de son Doctorat d'Etat sur les Girondins dans le N°290 des Annales Historiques de la Révoluiton française, octobre-décembre 1992.

(29) "Faire un pacte social, c'est dresser l'acte par lequel un certain nombre de personnes consentent de former une association", Isnard à la Convention le 10 mars 1793.

(30) Voir sur ce point les écrits du girondin Lanthenas, en particulier "Des sociétés populaires considérées comme une branche essentielle de l'Instuction publique", Imprimerie du Cercle Social, avril 1792. Le concept attesté d'opinion publique au XVIIIème siècle a été étudié par Keith Michael baker (Au tribunal de l'opinion. Essai sur l'imaginaire politique au XVIIIème siècle, Payot, 1993) et Mona Ozouf (L'homme régénéré. Essais sur la Révolution française, Gallimard, 1989).

(31) Voir à ce sujet l'analyse très suggestive de Philippe Raynaud, "Y a-t-il une philosophie girondine ?" in La Gironde et les Girondins, F.Furet et M.Ozouf (ed), Payot, 1991.

(32) Raymonde Monnier souligne ce point décisif dans son article, « Paris au printemps 1791. Les sociétés fraternelles et le problème de la souveraineté », Annales historiques de la Révolution française, N°287, janvier-mars 1992, et plus largement dans son livre Républicanisme, patriotisme et Révolution française, Paris, L'Harmattan, 2005.

(33) Nous reprenons ici les expressions du jacobin Lavicomterie dans son ouvrage, Les droits du peuple sur l'Assemblée nationale, publié en 1791.

(34) Voir sur ce point notre étude sur "Mably et la 'science politique'. Analyse de discours", colloque Mably, La politique comme science morale, volume 2, Bari, Palomar, p. 125-141.

(35) J.G. Fichte, Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science (1796-1797), traduction d'Alain Renaut, PUF, 1984.

(36) Florence Gauthier, op. cit., en particulier page 77.

(37) Nous renvoyons sur ce point aux études de Françoise Brunel, en particulier sa présentation critique et annotée des Principes régénérateurs du système social du montagnard Billaud-Varenne, Publications de la Sorbonne, 1992.

(38) Les textes cités dans cette succincte analyse de la doctrine de souveraineté du mouvement sectionnaire sont extraits du fonds d'archives relatif aux sections marseillaises conservé aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône. Pour une vue d'ensemble du discours sectionnaire marseillais, nous renvoyons au chapitre 4 de notre ouvrage Marseille républicaine (1791-1793), op.cit. .

(39) Nous avons décrit ce mécanisme dans notre étude, "Le fédéralisme sectionnaire à Marseille (avril-juin 1793): "démocratie pure" et communication politique", Provence Historique, fascicule 163, 1991.

(40) Cf notre ouvrage sur Marseille républicaine, op. cit.

(41) Les textes cités de Billaud-Varenne sont extraits de Principes régénérateurs du système social, op. cit., et de son Rapport sur un mode de Gouvernement provisoire et révolutionnaire du 28 brumaire an II, Imprimerie Nationale.

(42) Les Montagnards, en voulant former l'homme nouveau, ont-ils parier sur une miraculeuse et utopique liberté, qui finit par céder sous la contrainte, comme le pense Mona Ozouf (L'homme régénéré, op. cit.) ? Il n'est pas si sûr que la dialectique entre les droits-libertés et les droits de créance ne soit pas présente dans la synthèse montagnarde sous une forme originale de mise en oeuvre des droits-participations, condition nécessaire à l'existence d'un espace républicain (cf Les notes 217 et 289 du commentaire par Françoise Brunel des Principes régénérateurs du système social, op. cit. ). Sur le problème de la synthèse républicaine, nous renvoyons à l'ouvrage de Luc Ferry et Alain Renaut, Philosophie politique. Des droits de l'homme à l'idée républicaine, PUF, 1985

(43) Mot d'ordre dont nous avons décrit le cheminement dans notre étude, "La terreur à l'ordre du jour (juillet 1793-mars 1794)", Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815), fascicule 2, Klincksieck, 1987. Cette étude a été reprise et amplifiée sur le present site.

(44) Voir sur ce point la thèse de Sylvie Garnier, Les Conduites politiques en l'an II. Archive, discours, (re)présentation, Doctorat de sciences du Langage, Paris-X Nanterre, 1992. Et notre article, sur "Conduites politiques de Marseillaises pendant la Révolution française", Provence Historique, fascicule 186, octobre-décembre, p.471-489.



(45) Il convient ainsi de définir un moment montagnard fondamentalement anti-tyrannique, et dont l'assimilation pure et simple à la terreur relève d'un raccourci historiographique tout à fait caricatural. Voir à ce sujet l'ouvrage de Françoise Brunel, 1794.Thermidor. La chute de Robespierre, Complexe, Bruxelles, 1989, et le dossier Terreur sur le présent site.

(46) Formule du philosophe allemand Fichte à propos de l'éphorat (Fondement du droit naturel, op. cit., p.185) dont le lien avec la conception montagnarde de la contrainte a été explicité par Françoise Brunel dans son Introduction aux Principes régénérateurs du système social de Billaud-Varenne, op. cit.

(47) Karl Marx, Critique du droit politique hégélien (1843), Editions Sociales, 1975, pages 100 et suivantes.