N.B. La rubrique Mots s’intéresse aux termes et expressions en usage dans les pratiques langagières de la Révolution française au sens large (1770-1815). Elle s’inscrit ainsi, d’un point de vue méthodologique, dans le champ de la linguistique, de la lexicologie et de la sémantique historiques, de la rhétorique et de l’argumentation discursives à l’horizon d’une analyse de discours du côté de l’histoire. A ce titre, elle prolonge la publication du Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815), y compris par la présentation de corpus d'archives et de discours métadiscursifs associés à de telles recherches.

Un représentant en mission face au fédéralisme marseillais

Tout au long de l'automne et de l'hiver 1793-1794, les Représentants en mission dans les Bouches-du-Rhône, qui précèdent Maignet, considèrent quasi-unanimement Marseille comme la ville fédéraliste par excellence, y compris dans ses manifestations politiques les plus radicales. Nous avons décrit, dans notre livre sur Marseille républicaine, ce processus de condamnation, suscité plus particulièrement par la réunion du Congrès républicain des sociétés populaires des départements méridionaux.

De fait, dès le 3 novembre 1793, les Représentants Rovère et Poultier, précisent, dans leur correspondance avec le Comité de salut Public, qu' « un nouveau plan de fédéralisme va succéder à l'ancien » et dénoncent « la volonté dictatoriale des Comités centraux des sociétés populaires » (1). Mais ce sont les montagnards modérés Barras et surtout Fréron qui sont les plus virulents dans leurs attaques contre Marseille. Leur proclamation du 4 décembre 1793 est particulièrement explicite:

« On parle de république une et indivisible, et le fédéralisme est ancré dans les coeurs ! Il semble circuler avec le sang et la vie. On parle de soumission aux lois, et on se permet de discuter si on les exécutera. On parle d'obéissance à la Convention nationale, seul centre de l'unité républicaine, et on élève sans cesse une lutte criminelle de volontés particulières contre la volonté générale » (2).

Qui plus est, dans leur correspondance (3), ils fustigent la « conduite rebelle et fédéraliste » de Marseille, la décrive longuement pour conclure: « Voilà l'esprit de Marseille, un esprit d'égoisme, d'intérêt, de cupidité, de fédéralisme, d'isolement, de domination » (12 décembre 1793). Il s'agit bien, pour ces montagnards attachés à une conception territoriale de la nation, de dénoncer l'identification exclusive des Marseillais au nom de leur commune:

« Il n'y a pas un patriote, dit-on à Marseille, qui ne préférât la mort à perdre le nom de sa Commune. Nous le répétons, c'est justement pour cette raison qu'il faut le changer. Peut-on exprimer une idée plus fédéraliste? C'est le nom de français qu'il faut craindre de perdre. C'est le sein de la France qu'il ne fallait pas déchirer » (lettre au Comité de salut public du 2 février 1794-14 pluviôse an II).

Maignet est nommé, en remplacement de Fréron vivement critiqué pour son « modérantisme » à l'égard des suspects ayant participé à « la contre-révolution sectionnaire », le 9 nivôse an II (29 décembre 1793). L'objet de sa mission est défini par le Comité de Salut public dans les termes suivants:

« Il fallait que la révolution prit enfin, cher collègue, une marche indépendante et rapide. Le fédéralisme l'avait plongée dans la torpeur, il fallait l'en faire sortir; elle devait, pour ainsi dire, se régénérer. La Convention nationale l'a sentie, elle a créé le gouvernement révolutionnaire » (lettre du 19 nivôse an II- 8 janvier 1794) (4).

Maignet doit donc se consacrer à l'établissement du gouvernement révolutionnaire, seul moyen réellement efficace pour extirper définitivement le fédéralisme. Mais soucieux de ne pas heurter de front son collègue encore présent à Marseille en janvier et dont il désapprouve l'attitude à l'égard de la « destruction » du nom de Marseille, devenue "Ville-sans-Nom" (5), il consacre d'abord son temps à s'informer sur la situation complexe du Midi provençal par des entretiens et une correspondance de plus en plus suivie avec les autorités constituées. Se désolidarisant sans éclat de Barras et Fréron, à qui il reproche d' « avoir été trop loin » ( « Ils ont jugé la masse et ont frappé sur tous »), il précise aussi dans sa correspondance avec le Comité de salut public, et cet énoncé mérite d'être mis en valeur:

« J'ai cherché à connaître et les hommes et les choses » (lettre du 19 pluviôse an II )

Confondant l'établissement du gouvernement révolutionnaire et la mise à l'ordre du jour de la terreur (6), l'historien de Maignet, Paul Gaffarel, a voulu voir dans ce montagnard une personnalité paradoxale: d'un côté, il défend la liberté individuelle au nom de la justice et de l'humanité souffrante (7), de l'autre il impose des mesures de terreur particulièrement rigoureuses, en particulier la multiplication des arrestations de suspects (8). Nous allons montrer que ce paradoxe s'estompe à partir du moment où l'on s'efforce de situer l'originalité de Maignet, homme de terrain, au sein du projet montagnard.

Le groupe des montagnards "maximalistes", où Maignet côtoie Saint-Just, Robespierre, Billaud-Varenne et d'autres, ne réduit pas le fédéralisme à des formes de gouvernement local ou régional. Saint-Just précise ainsi que « le fédéralisme ne consiste pas seulement dans un gouvernement divisé, mais dans un peuple divisé. L'unité ne consiste pas seulement dans celle du gouvernement, mais dans celle de tous les intérêts et de tous les rapports des citoyens ». Dans cette perspective tendant à donner au fédéralisme une signification étendue à l'ensemble la société civile Robespierre dénonce « un fédéralisme domestique qui rétrécit les âmes en les isolant et détruit, avec l'égalité, tous les fondements de l'ordre social » (9). La lutte sans cesse continuée contre le fédéralisme, au titre de l'interminable lutte contre les ennemis de la liberté, procède donc prioritairement de la prise en considération de la liberté humaine, par la médiation de la "liberté publique", dans un "ensemble" ( la "mécanique" gouvernementale mise en action) où doit dominer la "morale publique", c'est à dire le sentiment d'humanité et de réciprocité qui lie les hommes entre eux.

Nous allons essayer de décrire le parcours communicatif qui permet à Maignet d'inscrire lui aussi le fédéralisme dans la perspective d'un devoir-être, d'un devoir-faire. Pour mener à bien notre analyse du discours de Maignet sur le fédéralisme, nous disposons d'un corpus de textes (10) particulièrement important (7 discours, une dizaine de proclamations et une cinquantaine d'arrêtés entre le 19 pluviôse et le 17 thermidor an II) qui débute par un texte fondateur, l'Instruction sur le gouvernement révolutionnaire du 19 pluviôse an II (7 février 1794) dont nous reproduisons l'intégralité sur le présent site.

Nous pouvons donc décrire un trajet communicatif qui nous mène de la notion d' "activité", "âme du gouvernement", à la notion d' "ensemble", en passant par celles de "mouvement", "communication", "combinaison", "direction" et surtout "mesures". Il devient alors possible de montrer, de Billaud-Varenne à Maignet (11), en quoi l'organisation du gouvernement révolutionnaire, avec à sa base les comités de surveillance, constitue le seul rempart efficace contre les « actes de fédéralisme ». Notre analyse débouche en définitive sur une approche anthropologique du fédéralisme. C'est dans la définition même de l'homme en révolution, de l'essence humaine de l'activité révolutionnaire que Maignet donne toute son ampleur à son analyse du fédéralisme.

Cependant la description du champ sémantique d' "homme(s)" dans les textes de Maignet ne met pas simplement en valeur, nous le verrons, les effets discursifs d'une dialectique complexe de l'individu et de l'ensemble. Elle ouvre de nouvelles perspectives de recherche sur l'histoire sociale des suspects. Une histoire sociale qui n'est pas réduite à la caractérisation socio-professionnelle des suspects, mais qui prend en compte la dimension communicative du fait social, dans ce cas précis le dialogue original établi entre Maignet et les suspects, soit par la médiation des informations transmises sous l'égide des comités de surveillance, soit plus directement à travers les Conduites politiques rédigées par les suspects eux-mêmes

Un parcours communicatif dans l’action

« Le gouvernement révolutionnaire », dont il est centralement question dans l'"Instruction'' du 19 pluviôse, constitue un « état révolutionnaire » avec ses « règles » et ses « lois ». Ses règles sont celles du mouvement, elles proviennent de son « âme », « l'activité ». Ses lois, basées sur « la morale publique » sont la force de ce gouvernement.

Ainsi, la capacité propre du « gouvernement révolutionnaire » à « communiquer l'action » (Billaud-Varenne) dans un espace de réciprocité inscrit à l'horizon du droit naturel déclaré, procède de « l'énergie républicaine » des patriotes:

« L'état révolutionnaire a aussi ses règles et ses lois; elles seules doivent gouverner tant que la crise dure; leur but est d'en amener promptement la fin; mais pour qu'elles aient ce succès, il faut que tous ceux qui sont appelés à l'administrer soient également propres à ce grand ouvrage; il faut qu'au civisme ils joignent l'énergie républicaine; cette vertu doit signaler tous ceux qui son employés dans ce gouvernement »

Une telle énergie fondatrice de la république inscrit le paradigme de l'activité au coeur du projet révolutionnaire dans les termes suivants:

« l'énergie républicaine = l'activité du mouvement révolutionnaire l'activité/le mouvement de la machine politique la vigueur du corps politique ».

Elle s'oppose à « l'apathie » et « l'état de langueur et de consomption », propices à « l'inexécution des lois », qui caractérisent le fédéralisme, ennemi principal de la liberté.

Il s'agit donc avec une telle activité immanente au « gouvernement révolutionnaire d'imprimer plus de célérité au mouvement révolutionnaire » grâce à « l'exécution des mesures révolutionnaires ». De fait, l'exécution rapide et rigoureuse des « mesures de sûreté générale », décrétées par la Convention nationale permet l'établissement d'une « communication franche et amicale » entre les citoyens, les administrateurs et les législateurs. Ainsi, - et c'est là un premier point décisif -, cet « ensemble » de mesures combinées et dirigées, qui s'apparente plus à un espace autoconstitué qu'à une institution déjà existante, devient le garant de la « liberté individuelle »:

« Citoyens, les mesures les plus sages ne réussissent qu'autant qu'elles sont combinées; les coups les plus sûrs n'ont de succès qu'autant qu'ils sont uniformément dirigés. C'est de l'ensemble dans les combattants que dépend la victoire. » (Discours du 1er germinal an II).

« Il faut qu'à la sévérité des mesures employées pour arrêter le crime, l'on ajoute la célérité de l'exécution; des formes lentes peuvent convenir dans un état où l'on n'a plus qu'à s'occuper de la liberté civile; mais elles compromettraient la liberté publique, dans un instant où il ne faut voir qu'elle seule, parce qu'elle seule consolide la liberté individuelle » (Instruction sur le gouvernement révolutionnaire ).

« L'ensemble », dont il est question ici, se veut une « machine politique » tout à fait simple, par opposition aux tentatives fédéralistes de constituer un « gouvernement complexe », dans la mesure où il n'est que l'organisation d'un espace public de réciprocité, homologue à la liberté publique, donc garant de la liberté individuelle. L'existence du gouvernement révolutionnaire repose bien sur une dialectique entre le tout (« l'ensemble ») et l'individu. Il convient maintenant de préciser plus avant les rouages, d'une telle « machine politique », et son nécessaire fonctionnement.

Dans son rapport sur la loi du 14 frimaire organisant le gouvernement révolutionnaire, Billaud-Varenne, seulement soucieux de fournir une « ébauche », s'en tient à la métaphore mécanique :

« Tout bon gouvernement doit avoir un centre de volonté, des leviers qui s'y rattachent immédiatement, et des corps secondaires sur qui agissent ces leviers, afin d'étendre le mouvement jusqu'aux dernières extrémités. Par cette précision, l'action ne perd rien de sa force ni de sa direction dans une communication et plus rapide et mieux réglée » (12).

Le « gouvernement révolutionnaire », expression de « l'unité d'action », s'oppose donc bien au « gouvernement complexe » dont Billaud-Varenne précise, à propos de la double expérience du ministère girondin et des comités centraux de sociétés populaires, qu'il procède de « la multiplication des leviers » sous la forme de « barrières entre le peuple et ses représentants », de « la filière hiérarchique des autorités intermédiaires », d'une « hiérarchie de pouvoirs » favorable à « l'indépendance de toute autorité centrale » autre que la Convention nationale.

Maignet est plus précis au plan de l'organisation des autorités constituées lorsqu'il s'efforce de traduire la loi du 14 frimaire sur le terrain, mais il se réfère aussi au couple notionnel fondateur du « gouvernement révolutionnaire »,« mouvement »/« activité »:

« La loi du 14 frimaire détermine, d'une manière précise, les fonctions qui sont confiées à chaque autorité; elle trace la ligne que chacune doit parcourir; elle détermine les relations qui doivent exister entre elles: toute entreprise des unes sur les autres serait un véritable crime, parce qu'elle entraverait la machine politique, ralentirait son mouvement, et souvent risquerait de le briser /.../. La Convention a donné aux administrations les plus rapprochées des citoyens, tout ce qui est relatif aux personnes, parce que, vivant au milieu d'eux, les ayant pour ainsi dire toujours à leur côté, elles peuvent exercer sur eux une surveillance plus active et mieux raisonnée.

Siégant à une trop grande distance des administrés, le mouvement révolutionnaire, que les administrations départementales auraient été chargées d'imprimer, eut perdu de son activité, en raison de l'éloignement du point de départ. Frappé par ceux qui vivent au milieu du peuple, le coup se fait sentir dans toutes les parties de la machine politique; également rapprochées du centre, il les anime toutes dans le même instant. C'est donc avec un sage discernement que la Convention n'a laissé aux départements que des objets qu'ils puissent traiter avec une égale sagacité et le même succès, à quelque distance qu'ils se trouvent, objets qui, souvent même, sont mieux aperçus quand on est dans un certain éloignement des personnes, et que l'on ne voit plus les choses à travers le prisme des considérations individuelles. » (Instruction sur le gouvernement révolutionnaire).

Une question se pose alors au terme de ce trajet discursif: existe-t-il un lien entre le partage juridique relatif aux « personnes » et aux « objets », ici posée, et la distinction plus philosophique entre les « hommes » et les « choses » présente dans le programme inaugural de Maignet ? A vrai dire, tout est affaire de « justesse de proportion » de « hiérarchie nécessaire » (Billaud-Varenne) à l'intérieur du « mouvement révolutionnaire ». Les autorités constitutives du « gouvernement révolutionnaire » doivent « communiquer l'action dans un espace qui leur est relatif » (Billaud-Varenne), rester « dans le cercle que la loi leur trace » (Maignet). Si elles franchissent la limite, ou la ligne qui leur est impartie, si elles restent volontairement en deçà, elles sacrifient la liberté des citoyens à leurs « jouissances personnelles ». Ainsi, les comités révolutionnaires peuvent s'occuper de tout ce qui est relatif aux « personnes », parce que leurs membres vivent au milieu des citoyens, de l'espace communautaire. Mais les sociétés populaires, chargées de la « chose publique », de la surveillance de l'espace de salut public, outrepassent leurs droits lorsqu'elles s'occupent des « personnes », des « individus ». C'est à ce titre que Maignet peut affirmer à la société populaire de Marseille, dans son discours du 1er ventôse,: « les personnes sont ici à l'ordre du jour ». Quant aux autorités plus éloignées des citoyens, elles doivent se contenter de s'occuper des « objets » d'intérêt général.

Concluons en première approche que le discours montagnard sur le fédéralisme, indissolublement lié au projet politique d'établissement d'un « gouvernement révolutionnaire », repose sur un fondement anthropologique. D'un terme à l'autre("activité", "mouvement", "énergie", "mesures", "personnes", "objets", "choses", "hommes", etc ), c'est autour d'un essai de définition de l'homme en révolution, de l'essence humaine de l'activité révolutionnaire que ses énoncés prennent cohérence.

Une ontologie politique de l'homme

Il convient donc pour clôre provisoirement notre parcours raisonné de fournir quelques précisions sur le sens des fréquents usages d' "homme(s)" dans le discours de Maignet.

Dans sa proclamation du 16 ventôse an II, où il dresse le bilan du premier mois de son activité, Maignet écrit:

« Envoyé pour organiser le gouvernement révolutionnaire, mon premier devoir a été de faire disparaître tout ce qui pourrait entraver sa marche. Le premier ennemi que j'ai dû combattre a été l'homme qui, s'élevant contre la volonté nationale, a voulu diviser la République pour l'anéantir, dénouer le faisceau pour pouvoir en briser chaque partie.

Témoin des malheurs auxquels le fédéralisme avait livré ces deux départements, ma négligence a en poursuivre les auteurs eut été un crime à vos yeux, à ceux de toute la République. »

Il est de fait que ce montagnard ne cessera jamais, pendant sa mission, d'amplifier, d'affiner, de préciser sa définition de l'homme à travers sa lutte au quotidien contre le fédéralisme. Il va très vite dépasser la simple dénonciation du « système de fédéralisme » mis en place par les « mandataires infidèles », les Girondins, et « la contre-révolution sectionnaire », pour arriver en fin de parcours discursif à une définition très large de « l'homme improbe »:



« Qu'est l'homme lui-même, lorsqu'il a perdu ce sentiment qu'inspire la présence de la divinité ? Faible jouet des passions, il rapporte tout à elle, il ne voit que lui dans l'univers. Les liens qui devaient l'unir à ses semblables sont rompus. Il n'existe plus de pacte de famille, tout est isolé, chacun ne pense qu'à son bonheur individuel. C'est alors que le despotisme peut se montrer... quand il n'existe plus de réunions entre les citoyens; quand chacun ne combat que pour assurer ses jouissances personnelles. » (Discours à la fête de l'Etre suprême du 20 prairial an II).

Reconstituons succinctement les étapes intermédiaires de ce parcours.

« L'essence primordiale de l'homme » (Billaud-Varenne), c'est à dire son son humanité primitive, puise sa réalité dans « la morale publique », base de toutes les opérations du « gouvernement révolutionnaire ». Cette morale se manifeste dans les sentiments et les « égards réciproques » (13) . Maignet précise l'importance de cette "force attractive" qui "entraîne l'homme vers l'homme" dont parle Billaud-Varenne dans les termes suivants:

« Les hommes libres ont tous les mêmes sentiments, les mêmes vertus, les mêmes principes.

(donc) les hommes sont également faits pour s'aimer et s'estimer tous les hommes sont destinés à être unis par des liens ».

Mais quel est le garant de la présence en l'homme d'un tel sentiment d'humanité ? C'est « l'existence de l'Etre suprême », de la « divinité » qui exprime l'essence humaine, son identité naturelle. De fait, nous trouvons dans le discours de Maignet le paradigme suivant:

« La Divinité est le lien qui unit tous les hommes inspire aux hommes un même sentiment fait concourir les hommes à leur bonheur mutuel »

C'est donc bien la reconnaissance du « créateur de tous les êtres », de la Divinité qui permet aux montagnards maximalistes de définir le fédéraliste comme celui qui refuse d' « abjurer les erreurs réciproques » (Maignet), de prendre en compte « l'effet naturel des égards réciproques qu'inspirent à chacun le désir d'obliger ses concitoyens, et la crainte d'offenser qui que ce soit » (Billaud-Varenne), donc de voir les liens qui doivent l'unir à ses semblables.

Désormais les désignations classiques d' « hommes d'état » et d' « hommes suspects » (14), trop globales, ne suffisent plus à caractériser les fédéralistes. Il faut entrer dans des considérations plus humaines (15) . Ainsi, Maignet se penche du côté de « l'homme sans morale publique », homme « improbe » et « vicieux ». Il s'efforce de le distinguer de l'homme « simple », « crédule », « égaré », suspect dans un premier temps, mais qui mérite l'indulgence au nom de l'humanité souffrante.

Dans cette perspective, il engage les suspects, en conformité avec le décret du 8 ventôse an II, à rédiger leur demande de liberté sur la base de leur conduite politique (16). Il définit par là même un aspect important du rôle des comités de surveillance:

« La surveillance des comités ne doit pas se borner à ces hommes que la loi met sous la main de la justice, à ceux même qu'elle désigne comme suspects; ceux-là portent avec eux le sceau de la réprobation; chaque citoyen a le droit, en les voyant paraître, de les traduire devant leurs juges ou dans les maisons d'arrêt qui les attendent. Il est pour les comités une tâche tout aussi importante, mais bien plus difficile, c'est celle de saisir tous ces hommes qui ont jusqu'içi échappé à la loi, à l'aide de l'obscurité dans laquelle ils se sont enveloppés, ou de l'art avec lequel ils ont su cacher, sous quelques traits éclatants, mais inutiles pour la République, leurs inclinations contre-révolutionnaires. Remontez pour chacun de ces hommes à l'instant où la révolution parut; suivez-en tous les développements, examinez en les différentes périodes, arrachez-vous non pas à celles où elle a eu du succès, mais à celle où la trahison a failli la renverser. Demandez à ces hommes ce que dans ces instants de péril ils ont fait pour elle; gardez-vous bien, pour les juger, de vous en tenir à quelques traits isolés, c'est l'ensemble seul de leur conduite, dans tout le cours de la Révolution, qui peut garantir leurs sentiments.

S'il est quelque époque où ils aient vu la liberté en péril, et qu'ils aient demeurés tranquilles et froids spectateurs au milieu du déchirement de leur patrie, dites que ces hommes sont des fourbes, que les actes de civisme qu'ils ont fait quelque fois, ne sont que des moyens qu'ils ont voulu se ménager pour tromper l'opinion publique et pour se donner un brevet. »

Ainsi, lorsqu'il reçoit au titre de Représentant du peuple des Conduites politiques, il les renvoie le plus souvent au comité de surveillance concerné. Dans son souci de défense de la « liberté individuelle », dans sa quête tout autant de l'innocent que du coupable, Maignet privilégie le dialogue, par le biais de son immense correspondance, avec les comités de surveillance.

Notre enquête discursive sur le discours de Maignet à l'égard du fédéralisme appelle donc une étude des suspect(e)s eux-mêmes, de leur profil sociologique, et surtout de leur dialogue, certes difficile et périlleux, avec les comités de surveillance, qui sert à Maignet d'élément décisif dans son jugement final . Des Conduites politiques aux correspondances de Maignet avec les comités révolutionnaires sur tel ou tel individu, en passant par les échanges de lettres à propos, dans des cas souvent précis, de la définition et de la recherche des suspects, nous disposons de sources suffisantes, mais très hétérogènes, susceptibles de permettre l'avancée d'une telle étude (17). Ainsi se précise la place de l'analyse de discours dans une histoire sociale attentive aux aspects communicationnels.

N.B ce texte a fait l'objet d'une première publication sous le titre, "Maignet et le fédéralisme (1794). Analyse de discours", Les fédéralismes, Publications de l'Université de Provence,1995, p. 695-714. Nous l'avons quelque peu modifié.

Notes

(1) Archives Nationales, AF II 185.

(2) Archives Nationales, AD XX C 75

(3) Publiée par l'historien Poupé dans le tome 27 (1909) du Bulletin de la Société de Draguignan

(4) Cette lettre est extraite de la correspondance de Maignet conservée par ses soins dans des registres disponibles à la Bibliothèque Municipale de Clermont-Ferrand. Un microfilm de cette importante source se trouve aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône sous la côte 1 Mi 111.

(5) Il écrit ainsi au Comité de Salut Public le 25 pluviôse an II: " On veut que Marseille n'existe plus, mais je voudrais qu'elle existât, mais qu'elle exista purgé de tous les traîtres qui ont cherché à lui faire perdre l'estime et la considération qu'elle s'était acquise par les services qu'elle avait rendus à la patrie".

(6) La mise à l'ordre du jour de la terreur constitue un processus spécifique dont nous avons décrit la mise en place dans notre étude, "La terreur à l'ordre du jour" (juillet 1793- mars 1794)", Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815), fascicule 2, Klincksieck, 1985. Etude publiée et augmentée sur le présent site.

(7) Paul Gaffarel reconnaît que "Maignet cherche sincérement à faire le bien". Il cite, à ce propos, l'extrait suivant de sa correspondance, qu'il utilise abondamment : " Nous devons à tous les détenus les mêmes égards que la justice et l'humanité peuvent commander. L'homme voit toujours en eux son semblable et le juge un innocent jusqu'à ce qu'il ait prononcé sur son sort", (Annales de la faculté de Droit, tome VI, 1913, p.36). Un tel sentiment d'humanité est en effet constamment présent dans la correspondance de Maignet avec les autorités constituées. Par exemple, il incite, en fructidor an II, les agents nationaux des districts à se concerter avec les comités de surveillance sur divers objets "en considération de l'humanité souffrante et de la justice".

(8) Dans sa lettre au Comité de salut Public du 25 pluviôse an II, Maignet s'indigne du petit nombre de suspects emprisonnés (615 dans les trois principales prisons de Marseille). Il met en doute le fait, affirmée par Fréron, que le fédéralisme est le simple résultat de l'action d'une poignée de contre-révolutionnaires, pour la plupart en fuite, ce qui expliquerait le petit nombre d'arrestations. Il s'indigne de la présence jusque dans les autorités constituées d'individus suspects d'hostilité à la Convention nationale. Et il ajoute: " Si tout ce qui a arboré l'étendard du fédéralisme était renfermé /.../, il ne serait pas de position plus agréable que la mienne /.../ Mais dans ce pays où les esprits s'enflamment si aisément /.../ celui qui a (sic) resté fidèle à l'unité de la République n'a pas été le plus nombreux" (C,69). C'est pourquoi il envisage un examen très sévère de la conduite politique des suspects. Il s'agit bien de substituer à "la perversion de l'opinion publique" la régénération de cette même opinion.

(9) Françoise Brunel précise la position des montagnards robespierristes par rapport au fédéralisme dans son livre sur Thermidor. La chute de Robespierre, Editions Complexe, 1989. Les textes cités de Saint-Just et de Robespierre se trouvent dans son commentaire des Principes régénérateurs du système social de Billaud-Varenne, Publications de la Sorbonne, 1993, note 80 page 196.

(10) Ces textes se trouvent soit aux Archives nationales, dans le dossier Maignet (F 7 4774(29) ), soit aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône ( 100 E 32 et 14 J 104 ).

(11) Les travaux et les publications de textes de Françoise Brunel, déjà cités, sur Billaud-Varenne nous servent ici de référence tout au long de cette étude.

(12) Décret du 14 frimaire précédé du rapport fait au nom du Comité de salut public sur un mode de Gouvernement provisoire et révolutionnaire par Billaud-Varenne, Imprimerie Nationale, Archives Nationales, AD XVII A 8, page 5.

(13) Cf. le commentaire de Françoise Brunel sur les Principes régénérateurs du système social de Billaud-Varenne, op. cit., note 19 page 169.

(14) Sur le mot "suspect(s)", voir l'étude, en deux temps, de Jean-Louis Matharan dans le Dictionnaire des usages sociopolitiques du français (1770-1815), fascicules 1 et 4, Klincksieck,1985 et 1989

(15) Nous revenons ici au problème de la prise en compte de la "liberté individuelle" qu'il convient de ne pas simplifier, tant il est vrai que la notion d'individu, dans le discours montagnard, est ambivalente: la réalisation de la "liberté individuelle" permet certes la pleine réalisation des facultés humaines dans un espace de réciprocité, mais la référence à l'individu singulier introduit une différence condamnable. Voir sur ce point les travaux d'Anne Viguier, en particulier « Individu (1770-1830): un processus de politisation du vocabulaire », Dictionnaire des usages sociopolitiques (1770-1815), N°4, Klincksieck,1989.

(16) Ces "conduites politiques" constituent un accès privilégié à la réflexivité des citoyens, à leur Moi révolutionnaire.

(17) Etude de la suspicion que nous avons entamé, à propos des femmes suspectes et de leurs "conduites politiques", dans notre article "Conduites politiques de Marseillaises pendant la Révolution française", Provence Historique, fascicule 186, octobre-décembre, p.471-489.



Jacques Guilhaumou, "Le représentant en mission Maignet en l’an II. Un parcours communicatif", Mots, Révolution Française.net, mis en ligne le 12 août 2007, URL: http://revolution-francaise.net/2007/08/12/153-representant-en-mission-maignet-parcours-communicatif