I- Maignet et la suspicion dans les Bouches-du-Rhône.

De fait, une fois arrivé à Marseille, il retrouve son prédécesseur, Fréron, peu pressé de rentrer à Paris où les Cordeliers dénoncent son modérantisme. S'il fait part à ses collègues du Comité de Salut Public de son opposition à la politique de Fréron et Barras qui "ont jugé la masse et frappé sur tous également" (lettre du 19 pluviôse an II- 7 février 1794), il évite toute critique publique et attend leur départ pour prendre son poste. Mais il ne demeure pas inactif: il multiplie les contacts personnels, et par le biais de la correspondance, avec les citoyens administrateurs. En effet, conscient que "l'art de gouverner les hommes" est particulièrement difficile, il précise à ses collègues: "En attendant, j'ai écouté attentivement tous ceux qui se sont présentés: j'ai cherché à connaître et les hommes et les choses ". Une telle recherche de la connaissance concrète des faits et des hommes doit être prise au sérieux: non seulement le contenu et l'abondance de sa correspondance conservée en témoigne, mais Maignet lui-même parle de la nécessité d'acquérir, dans le cas présent, une "science des localités", traduction sur le terrain de la "science politique". L'habitude prise d'emblée de communiquer tout azimut lui permet d'établir "une communication franche et amicale", apte à "imprimer plus de célérité au mouvement révolutionnaire".

Le départ de Fréron, au début du mois de février, lui ouvre enfin la possibilité de mettre en oeuvre les principes et les mesures qu'ils énoncent dans un texte fondateur de son discours et de son action, l'Instruction sur le gouvernement révolutionnaire, publiée par ailleurs sur ce site. Certes dans ce texte où se côtoient réflexions théoriques et mesures pratiques, Maignet s'inspire explicitement du rapport de Billaud-Varenne sur le gouvernement révolutionnaire du 28 brumaire an II : le gouvernement révolutionnaire est bien la réalisation de "l'unité d'action" autour de la Convention nationale, seule garante de la "centralité législative"; il s'oppose donc au "gouvernement complexe" préconisé par les fédéralistes, et où domine, selon la formule de Billaud-Varenne, "la filière hiérarchique des autorités intermédiaires". Mais il est beaucoup plus précis sur l'organisation des autorités révolutionnaires locales.

Cantonnant les administrations départementales dans le seul traitement des objets de la politique quotidienne, Maignet précise: « La Convention a donné aux administrations les plus rapprochées des citoyens tout ce qui est relatif aux personnes /../ Enfants du gouvernement révolutionnaire, les comités de surveillance lui doivent tous leurs soins ». Il considère alors que la surveillance de ces comités ne doit pas se borner à la désignation des suspects recensés par la loi, qu'elle doit aussi s'attacher à « saisir tous ces hommes qui ont jusqu'ici échappé à la loi, à l'aide de l'obscurité dans laquelle ils se sont enveloppés, ou de l'art avec lequel ils ont su se cacher ».

Ainsi se précise, d'une proclamation à l'autre du représentant en mission, l'objectif de sa politique de suspicion: "l'homme sans morale publique" qu'il s'agit de dénoncer est celui qui refuse d' "abjurer les erreurs réciproques", de participer au mouvement si spécifique du gouvernement révolutionnaire, cette "force attractive" qui "entraîne l'homme vers l'homme" (2). Soucieux, à l'égal des Montagnards, de régénérer la langue du peuple, Maignet veut rétablir la communication originaire des consciences, un "langage de vérité" où se manifeste l'accord de la parole citoyenne avec les convictions intimes de chaque citoyen, contre les "égoïstes" qui ignorent le lien unissant tous les hommes, c'est-à-dire la Divinité. A ce titre, il accorde une importance toute particulière aux Conduites politiques envoyées au représentant du peuple par les citoyens emprisonnés, et récemment étudiées, pour le cas parisien, par Sylvie Garnier (3), dans la mesure où, selon ses propres termes, « c'est l'ensemble seul de leur conduite, dans tout le cours de la Révolution qui peut garantir leurs sentiments ».

Peut-on mesurer l'impact réel de la politique de suspicion de Maignet, en particulier pour Marseille ?

Pendant longtemps, nous avons cru perdu la totalité des archives du Comité de surveillance de Marseille. Récemment, nous avons retrouvé des restes de ce fonds dans une série non classée (I 2) des Archives de la Ville de Marseille. Nous disposons principalement d'une liste des dénoncés au Comité de surveillance de Marseille établie, semble-t-il, à la fin du mois de germinal an II, avec l'indication, pour la plupart des dénoncés, de leur occupation professionnelle (excepté la majorité des femmes), et de la section où ils résident. Il s'agit de dénoncés résidant à Marseille dont nous ne connaissons pas par ailleurs les motifs d'emprisonnement.

Les trois-quarts des 1254 sectionnaires recensés dans cette liste sont emprisonnés. La proportion des femmes (14%) est identique parmi les suspects emprisonnés et les suspects simplement dénoncés, en général soit absents de leur domicile, soit tout simplement assignés à résidence. Nous disposons donc, à un moment significatif de la politique de Maignet qui fait le bilan de sa politique de suspicion et systématise sa politique culturelle (voir ci-après), d'un instantané des résultats du processus de mise en acte de la dénonciation au sein de la population marseillaise en l'an II (4), dont nous pouvons extraire, en première approche, quelques informations sociologiques élémentaires.

L'examen des professions indiquées montre que la vague de dénonciations suscitée par le représentant en mission touche avant tout les bases sociales du mouvement sectionnaire fédéraliste qui avait dominé la vie politique au printemps 1793. Par rapport à l'évolution d'ensemble du mouvement sectionnaire étudiée par Michel Vovelle (5), l'érosion du groupe des producteurs indépendants de l'artisanat, vivier de la sans-culotterie marseillaise (49% pendant l'été 1792, 37% au printemps 1793, 27 % en l'an II) et l'ascension spectaculaire du secteur commercial, où se côtoient principalement marchands, boutiquiers, négociants, commis et portefaix,(30 % pendant l'été 1792, 37% au printemps 1793, 44 % en l'an II) s'accentuent. La politique de Maignet sanctionne en quelque sorte la rupture introduite, au moment du fédéralisme de 1793, « par l'élimination des cadres (sans-culottes) installés, artisans de 40 ans débordés par des jeunes et des vieux, négociants, commis ou portefaix » (Michel Vovelle).

Enfin, l'étude de la répartition des dénoncés par sections confirme la position médiane de la section 10, porte-parole de la démocratie fédéraliste (6), autour de laquelle se répartissent sur deux cercles concentriques, successifs et discontinus, les sections "bourgeoises" de sensibilité fédéraliste: d'abord les sections 6, 8, 9 et 18, si caractéristiques de l'alliance de la boutique et du négoce, puis les sections 1, 2, 4, lieux privilégiés d'implantation de "l'oligarchie mercantile".

II- La mission Maignet dans le Vaucluse.

Après s'être ainsi attaqué au "noyau dur" du fédéralisme marseillais, Maignet trouve dans le Vaucluse un terrain d'application privilégié de sa politique de suspicion. En effet, il considère la région comme « dangereusement gangrenée, véritable foyer d'une aristocratie qui y avait trouvé asile et protection trop longtemps « . La répression doit donc assainir le département avant qu'il puisse être régénéré ; l'action du représentant dans le Vaucluse marque l'un des temps forts de la Terreur dans le département, elle peut être étudiée à travers les deux actes les plus lourds de conséquences du représentant : la création de la Commission populaire d'Orange et l'affaire de Bédoin.



La création de la Commission populaire d'Orange

Le 4 floréal an II (23 avril 1794), Maignet demande l'autorisation d'établir un tribunal révolutionnaire investi de pouvoirs exceptionnels dans le Vaucluse. Les suspects s'accumulaient dans les prisons, leur transfert vers la capitale aurait posé de nombreux problèmes matériels et Maignet déclara qu'il ne pouvait en assumer les frais ; par ailleurs, il lui semblait beaucoup plus exemplaire que les jugements aient lieu sur place de façon à impressionner la population.

La Commission est établie par un arrêté du Comité de salut public du 21 floréal (10 mai 1794). Dans son discours d'ouverture, Maignet définit le sens des travaux du tribunal et donc l'orientation qu'il a donné à sa politique de répression (7). Le représentant s'étend sur les ravages produits dans les départements des Bouches-du-Rhône et du Vaucluse par "l'épidémie fédéraliste", il veut frapper également les dilapidateurs de biens nationaux et dénonce "le brigandage et l'immoralité des faux patriotes", il termine en indiquant qu'il faut être sans pitié pour « les ennemis de la Révolution... (qui) ont aidé la Vendée, alimenté le camp de Jalès et les troubles de Lozère, contre-révolutionné Lyon, fédéralisé le Midi ».

Les dossiers des suspects jugés à Orange ont été établis, sur ordre de Maignet, par les comités de surveillance ; ils doivent comporter des tableaux renseignant sur l'âge, la profession, le revenu et le lieu de détention du suspect, les principes qu'il a manifestés pendant toute la période révolutionnaire et les opinions qu'il a exprimées dans les différentes crises ainsi que ses relations. Là aussi, le représentant a entretenu une abondante correspondance avec les comités de surveillance, rappelant à l'ordre ceux qui n'envoyaient pas leurs tableaux et leur retournant les tableaux incomplets (8); le plus souvent les actes d'accusation reposent sur des bases solides.

En 47 jours d'exercice, la Commission prononça 595 jugements : 332 condamnations à mort, 116 peines de prison et 147 acquittements. Les deux principaux motifs de condamnation sont l'attitude pendant la crise fédéraliste qui amène devant le tribunal aussi bien des contre-révolutionnaires notoires que d'anciens patriotes ralliés au mouvement sectionnaire , et le fanatisme, en général lié à des tendances politiques contre-révolutionnaires (9). Les condamnés appartiennent à toutes les catégories de la société, mais les plus touchés, proportionnellement à leur nombre dans la société, sont les privilégiés et les bourgeois. La Commission populaire a permis à Maignet d'appliquer sa politique de répression dans le Vaucluse jusqu'à ce que les événements de thermidor provoquent l'arrêt de ses travaux alors que de nombreux suspects restaient à juger.

L'affaire de Bédoin

Ce drame qui a profondément marqué les populations vauclusiennes et l'historiographie locale se produit en mai 1794 dans une petite ville de 2 000 habitants située au pied du Ventoux entre Carpentras et Vaison. Pendant la nuit du 1er au 2 mai, l'arbre de la liberté est arraché, le bonnet rouge qui le surmontait est jeté au puit et les décrets de la Convention qui étaient affichés sont lacérés et souillés.

Maignet est alors à Avignon où, dans le cadre de la lutte contre "les faux patriotes corrompus", il s'occupe de réprimer les actions d'une société accapareuse de biens nationaux dont des responsables révolutionnaires faisaient partie. Il est informé du "crime" par l'administration du district de Carpentras qui, en plus de ces actes "inexcusables", dénonce le comportement général d'une communauté où « les autorités étaient avilies, les lois méprisées, les contributions absorbées par des orgies... » (10). Le représentant y voit une confirmation de l'opinion négative qu'il a de l'esprit public des anciens territoires pontificaux. Il promulgue dès les 14-15 floréal (3-4 mai 1794), un décret organisant l'enquête sur "un de ces crimes qui appellent toutes les vengeances de la loi". Il considère que « le soupçon doit tout envelopper dans un pays où des ennemis de la patrie, des ci-devants nobles, ont vécu jusqu'ici tranquillement au mépris des décrets qui ordonnaient leur arrestation ; que la commune ne pourra le fixer sur quelques individus qu'en indiquant elle-même les coupables; que dans tous les cas, les officiers municipaux et les membres du comité de surveillance seront toujours, avec raison, regardés comme les premiers auteurs d'un crime aussi abominable, par leur coupable négligence à remplir leurs devoirs... » (11).



Les soupçons de Maignet sur le mauvais esprit public de la commune sont justifiés, la majorité des habitants était hostile à la Révolution. Le passé de la ville ne plaidait pas en sa faveur : elle avait participé activement à la lutte contre le rattachement à la France et avait pris position pour le fédéralisme en 1793. Maignet insiste dans les instructions qu'il donne au tribunal sur le fait que les nouveaux complots qui se sont manifestés dans la commune ne sont que le prolongement des précédents. De plus, il semble que l'hostilité à la Révolution se soit aggravée lorsque les biens nationaux furent achetés par des agioteurs extérieurs. Les Jacobins qui s'étaient emparés du pouvoir municipal en décembre 1792 étaient très minoritaires et s'étaient rendus odieux par divers abus et exactions. Il est d'ailleurs possible qu'ils soient à l'origine de l'incident de l'arbre de la liberté pour s'en servir comme moyen de pression afin de "rançonner" les contre-révolutionnaires de la commune ; mais cette version est loin d'être démontrée.

L'insurrection marseillaise avait donné de l'espoir aux opposants qui s'étaient alors manifestés violemment, réglant des comptes avec les révolutionnaires au pouvoir dont les plus compromis durent s'enfuir pour rejoindre l'armée de Carteaux. Les propos contre-révolutionnaires qui s'expriment au moment de la création de la section ne proviennent pas uniquement des catégories aisées de la population. Le 14 juillet, un potier ordonne "de la part du peuple" de saisir ceux des patriotes qui n'avaient pas quitté la ville et qui sont alors emprisonnés.

L'enquête qui est menée par le directoire de district après l'échec de l'armée fédéraliste conclut à l'incivisme de la majeure partie de la population et au caractère contre-révolutionnaire des troubles de juin et juillet, mais elle établit également la réalité d'exactions commises par ceux qui se posaient en champions de la Révolution (12). Le 11 août, un mandat d'amener est établi contre 22 habitants, les plus nettement opposés à la Révolution et une trentaine de suspects sont soumis à l'appel quotidien ; des remontrances sont adressées aux exacteurs. Le nouveau comité de surveillance reçoit d'autres dénonciations (13) , il dresse des listes de suspects mais non seulement il ne semble pas presser de procéder à des arrestations mais il s'occupe de faire relâcher ceux qui avaient été emprisonnés après la crise de l'été 1793. Cette mansuétude qui ne peut s'expliquer ici par des sentiments de solidarité municipale semble justifier les accusations de malhonnêteté. Les témoignages qu'ils ont recueillis ont convaincu d'abord les autorités du district de l'Ouvèze, puis le greffier Ducros qui qualifie les révolutionnaires de la commune d'immoraux "n'ayant du patriotisme que le masque". Maignet accuse les membres du comité de surveillance de n'avoir pas arrêté et envoyé à Avignon les suspects, et il retient l'accusation de malhonnêteté puisqu'ils sont jugés comme "prévaricateurs dans leurs fonctions".

Le dossier de procédure du tribunal (14) montre qu'il s'agissait de condamner ces révolutionnaires prévaricateurs ou négligents et ensuite d'assainir la situation qui s'était instaurée à Bédoin à cause de leur inaction en jugeant les aristocrates, parents d'émigré, nobles, prêtres réfractaires et fédéralistes.

Après enquêtes et interrogatoires, 63 Bédoinais sont condamnés à mort, 10 qui s'étaient enfuis sont déclarés hors la loi, 2 hommes sont condamnés à des peines de prison, 13 femmes à la réclusion, 52 habitants qui avaient été arrêtés et interrogés sont remis en liberté. Les victimes de Bédoin ont été les révolutionnaires qui exerçaient des responsabilités que ce soit dans le comité de surveillance, la société populaire, la municipalité ou la garde nationale. Même ceux dont la malhonnêteté n'a pu être prouvée ont été exécutés pour négligence puisque la commune n'avait pas respecté la loi des suspects. Les autres condamnés sont du type de ceux que l'on trouve devant la Commission populaire d'Orange : nobles, ecclésiastiques, parents d'émigrés, fédéralistes ou du moins opposants ayant manifesté leur espoir au moment de l'insurrection marseillaise.

Le bilan est lourd car l'affaire a été jugée comme particulièrement grave par Maignet. Le geste d'arracher un arbre de la liberté assimilait, à ses yeux, les Bédoinais aux Vendéens : pendant la virée de Galerne, les arbres étaient rituellement abattus par les avant-gardes de l'armée vendéenne (15). Pour Maignet, non seulement les coupables doivent être punis, la loi sur les suspects appliquée, mais Bédoin doit être effacée puisqu'elle symbolise tout ce que le représentant veut anéantir dans le ci-devant Comtat : l'influence des nobles contre-révolutionnaires, des prêtres réfractaires, les séquelles de "l'épidémie fédéraliste", mais aussi "le brigandage et l'immoralité des faux patriotes". L'absence de dénonciations l'ancre dans sa conviction de responsabilité collective de la communauté : elle est "l'infâme" (les actes du tribunal sont tous datés de Bédoin l'infâme), elle doit être détruite. Les arrêtés de Maignet qui précisaient les condamnations et sa décision de "déporter" les habitants et d'incendier la cité furent imprimés en 12 000 exemplaires et affichés dans le Vaucluse et les Bouches-du-Rhône : le châtiment exemplaire devait être connu de tous.



III- La politique culturelle de Maignet.

Parallèlement à la mise en place de cette énergique politique de suspicion, jugée efficace, Maignet pose les bases d'une politique "régénératrice" particulièrement ambitieuse. Soucieux de la parachever, ce représentant en mission s'appuie sur des "artistes patriotes" pour promouvoir une politique culturelle susceptible, dans la perspective tracée par le projet montagnard d'Institutions civiles, de promouvoir un espace intersubjectif où se déploient des sentiments esthétiques "universellement communicables" (Kant).

Certes Maignet doit d'abord répondre à une double urgence: arrêter les destructions des édifices publiques, qui avaient servi de "repaires" aux fédéralistes, en particulier l'Hôtel-de-Ville déjà saccagé de l'intérieur; réorganiser l'administration théâtrale dans le but de constituer "une école nationale qui par les moeurs privées produise les vertus civiques" (16).

Cependant Claude Badet a montré que, dans le domaine de la création artistique, l'intervention de Maignet répond à un projet d'ensemble (17). La correspondance du représentant en mission est quasi muette en ce domaine, et les actes officiels peu nombreux. Il nous faut donc prendre en compte les réalisations des artistes qui frappent par leur diversité, des plus simples aux plus élaborées: cartes des sociétés patriotiques du graveur Pierre Poize, bustes, bas-reliefs de l'autel de l'Etre Suprême et haut-relief de la cheminée de l'Hôtel de Ville par le sculpteur Alexandre Renaud , enfin la série des tableaux en bas-relief imitant la pierre par le peintre Jacques Réattu insérée dans l'aménagement de l'Eglise des Prêcheurs en Temple de la raison par l'architecte Chabrier.

Elevé à la dignité d' "instituteur du peuple", l'artiste patriote, doit, selon Maignet, mettre "la morale en action". Sa création est donc omniprésente dans les fêtes civiques en soutien au discours du représentant en mission: ainsi en est-il de la fête du Triomphe de la Philosophie, le 1er germinal (21 mars 1794), qui marque le succès de la politique de suspicion contre le fédéralisme, et bien sûr de la fête de l'Etre Suprême, le 20 prairial (8 juin 1794).

Mais c'est l'oeuvre de Réattu, le fameux décor de la Raison, partiellement présenté en 1989 dans l'exposition "Marseille en révolution" (18), qui mérite toute notre attention.

Son programme initial est présenté dans dix dessins préparatoires qui symbolisent, selon Philippe Bordes, "les valeurs permanentes et universelles de la Révolution française" (19). Plus précisément, ils s'organisent selon deux séquences figuratives :

- les quatre premiers illustrent, à partir de la figuration de déités (le Temps, la Justice, la Vérité, etc.), le thème de la conquête de la Liberté et de l'Egalité sous l'égide de la Raison.

- les cinq derniers portent sur l'articulation, propre au discours montagnard, entre le thème du combat, de la force, et celui de l'installation du gouvernement.

Le cinquième dessin intitulé La Liberté, l'Egalité chassant de leur territoire les castes privilégiées fait pivot, dans la mesure où il inscrit en son centre Droit de l'homme, référence majeure, nous le savons, du républicanisme marseillais, mais qui renvoie surtout et aussi à l'horizon incontournable du projet montagnard, le droit naturel déclaré et réalisé.

C'est donc à une promenade civique à l'intérieur du Temple de la Raison, à un chemin de la citoyenneté que Réattu voulait nous convier. Son projet est conforme à la dialectique montagnarde de l'installation des Institutions civiles, ici principalement "les Vertus, les Sciences et les Arts", et du maintien de l'interminable révolution contre les ennemis de la liberté. A une différence près: Réattu ne figure pas "l'homme vertueux" dont parle sans cesse Maignet, sans doute parce que cette figure se construit dans la dynamique même de l'oeuvre de l'artiste, dans le sentiment du sublime que doit éprouver tout citoyen à la vue de cette série de tableaux.

Nous retrouvons, en fin de parcours, le mouvement de la conscience authentique vers la liberté par la pure présentation d'un sentiment du sublime, propice à la formation d'une totalité illimitée, la communauté politique. Une communauté créée à la fois dans le geste créateur de l'artiste patriote, dans le discours du législateur-philosophe, et dans la résultante de cette rencontre, le regard enthousiaste du citoyen-spectateur.



L'action gouvernementale de Maignet frappe par son ampleur et sa diversité. Jusqu'en Thermidor, elle a été globalement approuvée par la Convention. Il est vrai que Maignet informait toujours de manière très précise le Comité de Salut Public de ses actes, et de ses motivations. A ce titre, son abondante correspondance offre encore de nombreuses pistes de recherche. Mais en contrepartie, il fut en butte à de très nombreuses dénonciations qui aboutirent plus particulièrement, après Thermidor, au vote d'une réparation nationale pour Bédoin. La Commission populaire d'Orange fut déclarée illégale parce qu'elle avait été établie par un arrêté du Comité de salut public alors qu'il aurait fallu un décret de la Convention et ses juges furent condamnés pour "leur conduite licencieuse et inhumaine". Néanmoins Maignet continua de siéger à la Convention.

N.B. Cette étude a fait l'objet d'une première publication dans les Annales Historiques de la Révolution française sur L'an II, N°2 (1995), p. 283-294

Notes

(1) La proximité du projet de Maignet avec celui des montagnards "maximalistes", en particulier Billaud-Varenne et Robespierre, peut être précisé à partir des travaux de Françoise Brunel, en particulier dans son édition critique des Principes régénérateurs du système social de Billaud-Varenne, Publications de la Sorbonne, 1992.

(2) A ce propos, voir l’étude de Jacques Guilhaumou du discours de Maignet sur le présent site.

(3) « Les conduites politiques en l'an II. Compte-rendus et récits de vie révolutionnaire », Annales Historiques de la Révolution française, N°295, janvier-mars 1994.

(4) Sur l'acte de dénonciation en général, nous renvoyons à l' étude de Jacques Guilhaumou, « Fragments d'un discours de dénonciation (1789-1794) », The Terror in the French Revolution, Pergamon Presse, 1994.

(5) « Le Sans-culotte marseillais », Histoire & Mesure, N°1, 1986.

(6) Voir l'étude de Jacques Guilhaumou sur « Le fédéralisme sectionnaire à Marseille (avril-juin 1793). "Démocratie pure" et communication politique », Provence Historique, 163, 1991. Et sur le présent site l’analyse de la propagande sectionnaire, à paraître.

(7) Cf. le dossier sur la Commission populaire d'Orange aux Archives Départementales de Vaucluse (8 L).

(8) A.D.V. 8 L 22 à 8 L 28.

(9) Cf. LAPIED (Martine) : « Les victimes de la Commission populaire d'Orange » dans La Révolution et la Mort, Presses Universitaires du Mirail, 1991.

(10) Lettre du 14 floréal an II de l'administration du district de Carpentras au représentant Maignet, citée par Le Gallo dans « L'affaire de Bédoin », dans La Révolution Française, octobre 1901.

(11) A.D.V. 7 L 51.

(12) A.D.V. 7 L 52.

(13) A.D.V. 6 L 49 et 6 L 50.

(14) A.D.V. 7 L 51.

(15) Cf. DUVAL (Michel) : « Les arbres de la liberté en Bretagne sous la Révolution (1792-1799) » dans Les résistances à la Révolutions, Imago, 1987.

(16) Sur la question du théâtre, voir Régis Bertrand, « Le représentant en mission Etienne Maignet et les théâtres de Marseille en l'an II », 115e Congrès National des Sociétés Savantes, Avignon, 1990, Histoire de la Révolution française, CTHS.

(17) Voir Claude Badet et Jacques Guilhaumou, « Les artistes et Maignet à Marseille. La politique culturelle en l'an II, une spécificité », Images de la Provence, Publications de l'Université de Provence, 1992.

(18) Voir le livre-catalogue, Marseille en Révolution, de l'exposition publié, sous la responsabilité de Claude Badet, par les Editions Rivages et les Musées de Marseille en 1989. Voir aussi le catalogue de l’exposition Jacques Réattu sous le signe de la Révolution du Musée de Vizille, et sa recension par Michel Biard.

(19) « Réattu et le temple de la Raison à Marseille », Marseille en Révolution, ibid.

Jacques Guilhaumou, Martine Lapied, "La mission Maignet en l'an II", Etudes, Révolution Française.net, mis en ligne le 20 août 2007, URL:http://revolution-francaise.net/2007/08/20/156-la-mission-maignet