Un tel choix exclusif se retrouve dans l’événementiel révolutionnaire, lorsqu’il s’agit de condamner la « femme-homme » qui veut se situer sur le terrain de la politique. Nous prendrons alors l’exemple de « l’héroïne du crime » Charlotte Corday, dont la condamnation en juillet 1793 suscite une formulation particulièrement explicite de l’antiféminisme politique au moment même où les citoyennes révolutionnaires sont à l’apogée de leurs luttes (2).

Soucieux de faire contraste, nous nous déplaçons en fin de parcours vers le contexte du Directoire, pour aborder la manière dont un philosophe allemand Wilhelm von Humboldt, en se posant le problème du « génie politique » des femmes de son temps, prend le contre-pied d’un tel choix exclusif à l’égard des femmes, théorisé par un autre philosophe allemand de son temps, Johann Gottlieb Fichte. C'est ainsi une fois de plus dans l'espace de la traductibilité franco-allemande que la Révolution française peut être appréciée dans toute son amplitude émancipatrice.

Le point de vue français sous diverses facettes

Les modalités historiques de la mixité civique.

Historiennes et historiens se sont souvent demandés pourquoi, à l’aube de la société démocratique, les femmes, en dépit de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ne possédaient pas la totalité des droits civils, et surtout étaient maintenues à l’écart des droits politiques, tout en étant assignées à la sphère domestique. La question reste posée, même si les travaux récents montrent qu’il n’est plus possible d’affirmer, comme l’avait fait Joan Landes (3) en son temps, que la république a été construite contre les femmes et non seulement sans elles. La synthèse récente de Lynn Hunt (4), et notre mise au point commune avec Martine Lapied (5) sur le rôle des citoyennes tant en province qu’à Paris montrent que s’imposent, dès la Révolution française, des formes de mixité civile, voire politique associées ou non aux luttes révolutionnaires. Les décrire succinctement devrait nous permettre de mieux cerner le lieu exact de l’exclusion politique des citoyennes.

En premier lieu, juridiquement mineure sous l’Ancien Régime dans la plupart des cas, la femme n’est pas une individue disposant du droit de se gouverner elle-même, de disposer de sa liberté originaire. En rupture, dès le début de la Révolution française, la citoyenne devient alors sujet civil, à l’égal du citoyen. Le mariage prend la forme d’un contrat civil : la voie est ainsi ouverte un temps au divorce légal. Qui plus est, au nom de leur appartenance à la nation, les citoyennes, sœurs, mères et épouses, peuvent mettre en jeu une position dominante au sein de la filiation pour participer aux événements de la Révolution française. Certes la République naissante se veut une république de frères (6), mais elle n’est pas pour autant une république sans sœurs. Olympe de Gouges ne cesse de rappeler à ses concitoyennes sœurs, mères et filles qu’elles sont des « représentantes de la nation », liant ainsi la participation des femmes à la chose publique à leur posture à l’intérieur de la filiation, tout en marquant, en la matière, la diversité des identités féminines (7).

Nous retrouvons ainsi des citoyennes qui précisent dans une adresse à l’Assemblée Nationale leur participation au serment civique en faveur de la Constitution, tout en affirmant que « les mères de famille peuvent et doivent être citoyennes », ce qui revient à souligner ainsi qu’elles sont plus aptes que les hommes à inculquer « les devoirs civiques » à leurs enfants. Ces citoyennes se qualifient alors de « premières institutrices des citoyens ». L’engagement civique des femmes patriotes est également très prononcé en matière de dons civiques, en particulier pendant l’an II. Dons de bijoux, de linge, d’argenterie et autres valeurs à la patrie qui multiplient les gestes leur conférant une place symbolique dans la Cité. Ainsi, soulignent les députés qui reçoivent ses dons au nom de la patrie, par ces gestes, « les femmes prennent leur place » dans la Cité.

Nous trouvons également des mères et des jeunes filles engagées dans la vie démocratique des sections urbaines, ces assemblées primaires qui gouvernent un temps la Cité. Nous l’avons montré dans le cas marseillais au moment du fédéralisme sectionnaire de 1793. Ainsi en est-il de Clappier mère et fille lorsqu’elles proposent des initiatives, certes de l’espace des seules tribunes. La section qu’elles animent est qualifiée d’« interprète des sentiments »des sections sœurs, alors que la section qui détient le leadership sous l’égide des hommes est plutôt considérée, en terme de rationalité politique, comme un « modèle à suivre » (8). La complémentarité du sentiment et de la raison est ici bien marquée : elle permet l’émergence d’une certaine forme de mixité civique.

Reste bien sûr l’espace des luttes des femmes révolutionnaires au tire que « les droits de l’homme sont aussi les nôtres », si bien étudié par Dominique Godineau (9). A la pointe du mouvement révolutionnaire pendant l’été 1793, les citoyennes révolutionnaires réunies dans leur propre club seront parmi les victimes à l’automne du reflux de ce mouvement face à la montée du gouvernement révolutionnaire, mais elles le seront doublement, dans la mesure il leur sera désormais interdit de se réunir en club. Cependant, le contexte d’acceptation de la Constitution de l’été 1793 leur a été à ce point favorable qu’elles participent pour une part d’entre elles aux assemblées électorales et aux actes d’adhésion à la Constitution.

De ce rapide tour d’horizon de la mixité politique pendant les premières années de la Révolution française, nous pouvons en conclure que ce sont les législateurs qui ont donné le coup d’arrêt à l’élargissement du rôle politique des femmes, dans le contexte d’affrontement entre le mouvement révolutionnaire et le mouvement national de l’automne 1793. Il convient donc d’aborder maintenant la question du choix exclusivement masculin du législateur.

Le législateur et l’exclusive masculine du savoir politique.

Dans La Réponse de Maximilien de Robespierre avocat au Parlement et directeur de l’Académie au discours de Melle de Kéralio, de 1787, Robespierre « ouvre un plaidoyer en faveur de la mixité, dont il nous décrit, sur plus de deux pages, les avantages qui en résulteraient sur le plan du développement des connaissances, mais plus encore sur celui de la vie même de ces sociétés », comme le note très justement Florence Gauthier qui vient d'en faire l'édition dans le tome XI des Oeuvres de Robespierre, publié par la Société des études robespierristes en 2007. Dans la logique naturelle d’une ontologie sociale, avec en son centre la réciprocité humaine, nul ne peut « interdire à l’un de deux sexes le soin de perfectionner les facultés communes à toute la nature humaine ». Il s’agit donc de les penser en esprit dans leur complémentarité, compte tenu du fait que l’homme est plus apte aux « sciences abstraites », et la femme plus à l’aise dans « la sensibilité et l’imagination ». Et Robespierre d’en conclure : « La perfection des travaux de l’esprit humain consiste dans l’union de ces qualités diverses et le moyen de les rassembler est d’associer les femmes aux compagnies littéraires ». Nous somme bien ici au coeur d’une réflexion sur le travail de l’esprit humain dans un rapport égalitaire femme-homme, avec en amont une ontologie de la société et de l’homme libre, et en aval la quête d’un nouvel esprit du politique. Comment les législateurs en sont-ils venus à oublier un tel partage égalitaire de l'esprit, qui plus est énoncé par l'un des plus prestigieux d'entre eux, Robespierre ?

Le texte incriminé ici, en contraste absolu avec celui de Robespierre, est un texte manuscrit de Sieyès législateur en 1791, récemment publié (10). Intitulé « Sur l’amour du vrai », ce texte court oppose « les rapports ordinaires de société » qui doivent être appréhendés du point de vue de l’utilité et les rapports mis en évidence par l’étude des sciences qui relèvent de la recherche de la vérité. A vrai dire, Sieyès ne fait nulle différence entre l’homme et la femme lorsqu’il s’agit de « courir après l’utile dans les relations civiles ». Il s’en prend au préjugé, très répandu à son époque, selon lequel il serait « impossible à une femme d’être d’aucune utilité dans la chose publique ». Dans un premier stade, la nation se forme par une assimilation égale des hommes et des femmes, et leur permet d’accéder à la liberté civile. La citoyenne est donc bien, au titre de l’égalité des droits, partie intégrante de la Cité.

A l’égal de Condorcet, dont il est proche, Sieyès est donc hostile à l’exclusion des femmes du droit de Cité, mais à sa façon. Au-delà de leur rôle civil, il conçoit qu’elles puissent, par l’éducation, influer un jour activement sur la chose publique, même si ce n’est pas le cas dans « l’état actuel ». A l’égal de Condorcet, il considère également qu’ « il n’y aura jamais qu’un petit nombre de citoyens qui puissent s’occuper des affaires publiques », donc qu’il faut s’intéresser prioritairement à la formation de « la classe politique », donc qu’une femme éduquée peut, en son sein, y exercer une activité exécutive, donc active. L’interdit de politique pour les femmes s’avère alors chez Sieyès beaucoup plus subtil : il concerne cette partie « haute » de la classe politique qui légifère et gouverne, et qui est donc « tout pensée ». Pour lui, le mouvement de la législation et du gouvernement n'est pas une action, ils sont « une pensée combinante et régulatrice » qui donne des moyens à l’exécution, et donc en dirige l’action. Les relations entre les acteurs de ce mouvement, essentiellement les législateurs, doivent reposer sur l’estime de soi entre des hommes – et non des femmes – qui partagent « l’amour du vrai ».

Sieyès précise alors :

« L’amour du vrai est le précurseur de l’ordre social. Ce n’est qu’au moment où les combinaisons d’intérêt public sont devenues une science qu’on sent la nécessité de l’étudier. Or étudier une science, c’est chercher le vrai, c’est s’accoutumer à l’aimer, à le préférer à l’erreur ».

Et il ajoute de suite, « les femmes n’ont pas en général le sens du vrai ». Ainsi les femmes mènent les hommes par la finesse, caractère utile uniquement avec les hommes qu’elles connaissent bien. Pour les autres, ne serait-ce que dans une discussion de salon, elle les égare en généralisant des observations limitées. Elles s’égarent elles-mêmes par trop d’adresse et d’observation. Certes elles sont aptes à intervenir sur des sujets d’intérêt public, d’autant plus qu’elles savent mieux que les hommes gérer « la multiplicité des petits intérêts croisés » par « un jeu convenu », mais elles ne se haussent pas là où l’instruction sur la vérité se heurte à toutes sortes d’écueils. Bref, elles n’ont pas « le sentiment du vrai », donc elles sont dupes d’elles-mêmes et rendent également les hommes dupes d’elles-mêmes par leur « manière de jouer ». Nous voilà pris de nouveau dans un argumentaire masculin plein de présupposés sur la nature des femmes.

Introduire les femmes là où on cherche le vrai, c’est-à-dire dans l’espace du « tout pensée » du législateur, équivaudrait, selon lui, à confondre l’art de jouer dans la conversation et « l’art social » permettant de connaître la manière d’être, de penser et d’agir des hommes en quête du bonheur en société. Ainsi, la formation de la classe politique suppose de rompre radicalement avec la sociabilité des salons aristocratiques d’Ancien Régime, donc d’en écarter les citoyennes, du moins sur le faîte de l’édifice politique, là où les législateurs sont les garants de la réalisation des droits de l’homme et du citoyen. D’ailleurs à Condorcet qui souhaite former une association politique par un débat large et préalable entres hommes éclairés, femmes incluses, Sieyès rétorque la nécessité de l’unité d’action impulsée en esprit par des « rechercheurs de vérité », uniquement des hommes, aptes à concevoir et à réaliser les nouvelles combinaisons de l’ordre social.

On connaît le débat en 1791, dans les colonnes du Moniteur, entre Sieyès et Paine autour de la question de la république où Sieyès prend parti contre la République. Est-ce une donnée explicative supplémentaire de son antiféminisme ? A vrai dire, même les républicains prononcés, à l'instar du député jacobin Lequinio, déjà présenté sur ce site, à partir de son livre sur Les préjugés détruits, n'est pas sans donner dans le sexisme. Le chapitre sur les femmes, dans son ouvrage, que nous reproduisons ici même en annexe, en témoigne. Nous y trouvons des considérations sur l'impossibilité des femmes, du fait de leur "constitution plus débile" que celle des hommes, à assumer "le danger des combats et les fatigues morales du gouvernement politique" ainsi que leur faiblesse en matière de dévotion, du fait de leur mauvaise éducation, et qui les rend "esclaves de la vanité". Certes, précise Lequinio, au regard de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui met les femmes au peid d'égalité avec les hommes, il ne s'agit là que d'exceptions qui "doivent être restreintes au terme le plus circonscrit que leur donne la nature". En effet, "il faut que toute femme... se trouve placée toujours sur le même degré correspondant à l'homme dans l'échelle de la liberté qui doit maintenir élevé l'espèce humaine au bonheur".

Cependant, Il est désormais facile de comprendre le penchant rapide des hommes révolutionnaires à proposer une perception négative de la « femme-homme » qui voudrait occuper la place des hommes à la tribune des assemblées révolutionnaires, à l'exemple de Charlotte Corday

La figure négative de Charlotte Corday, archétype de l’antiféminisme.

Déjà Olympe de Gouges, alors qu’elle fait des citoyennes des « représentantes de la nation » au titre de leur place de « mère, fille, sœur » dans les postures de filiation, est considérée par les Jacobins comme une virago condamnable dans ses pensées et ses actes. Mais le cas de Charlotte Corday est encore plus exemplaire de l’antiféminisme politique des notables jacobins.

Son portrait de criminelle héroïque, brossée par les journalistes modérés, intervient au moment même où les femmes révolutionnaires sont à l’apogée de leurs luttes, introduisant ainsi une ambiguïté sur l’action politique des femmes, qui n’est pas pour rien dans l’interdiction des clubs féminins. Par ailleurs, les autorités constituées adoptent une attitude très offensive en la matière par la diffusion, sous forme d’affiches, d’un article de journal dénonçant, sous le vernis d’héroïsme, le fait que Charlotte Corday s’est jetée « absolument hors de son sexe ». Il s’agit de détruite toutes les facettes du personnage par leur dénigrement systématique. Ce texte nous en apprend beaucoup sur les archétypes de l’antiféminisme politique des mâles révolutionnaires.

La revue du caractère de Charlotte Corday nous la présente, à l’encontre du portrait des journalistes, comme « n’étant pas jolie », « le cœur vide », loin de tout « amour sentimental ». Mais c’est surtout sa « prétention au savoir » qui est stigmatisé, sous couvert d’un « bel esprit » : n’a-t-elle pas déclaré qu’elle avait tout lu ! Bref, il s’agit là d’un de ses « beaux-esprits femelles » qui a « la manie philosophique ». Mais, faute de morale, elle n’est en rien philosophe.

En résumé, les « femmes-hommes » détruisent, par leur attitude, les relations de réciprocité qui s’instaurent entre les hommes dans la république. Non seulement, elles rendent les hommes dupes d’eux-mêmes, mais elles introduisent le mépris entre les sexes : « Les hommes bien pensants et aimables n’aiment pas les femmes de cette espèce ; alors celles-ci s’efforcent de parvenir à mépriser le sexe qui les méprise » précise l’affiche placardée sur les murs de Paris.

Bien sûr, ce qu’il convient de qualifier d’insulte à l’égard des femmes intellectuelles repose sur le fait que les « femmes-hommes » violeraient « les lois de la nature », justification ordinaire à cette époque de la dépendance des femmes à l’égard de l’homme. Mais l’argumentaire est plus précis. Le propre de la Révolution française est d’avoir redonné au citoyen sa dignité, lui permettant ainsi, en tant qu’individu, de constituer une nation libre. La citoyenne comme le citoyen sont concernés pas ce retour à la dignité humain. Mais l’activité de la femme en ce domaine s’en tient au processus d’assimilation des liens de civilité, alors que l’homme exerce plus fondamentalement des droits politiques par le fait de la représentation politique, expression de ce que Sieyès appelle l’adunation, la relation entre l’individu-citoyen et le tout. Ainsi, le mâle est le maître dans l’espace de l’artifice politique, situé au fondement de la République, même si cette abstraction politique n’existe que dans son extension empirique, et retrouve alors le lien civil et égalitaire entre l’homme et la femme. Or seul cet artifice de la représentation politique, selon Sieyès, est garant en fin de parcours du plein développement de la liberté individuelle. C’est donc sur le terrain de la liberté comme finalité politique, et non celui de l’égalité comme réalité empirique, que le choix exclusif et prospectif d’une représentation masculine se fait au détriment des citoyennes.

Le retrait opéré des citoyennes du champ de l’esprit de liberté, tout en les maintenant dans l’égalité juridique des droits, au nom de l’esprit d’égalité, s’accentue pendant le Directoire. Les débats entre législateurs autour de l’institution familiale nous servent ici de contexte à la manière dont les philosophes allemands, très attentifs à ce qui se passe en France, abordent la division entre les sexes.

Nous terminerons donc par le déplacement de notre regard de la France vers l’Allemagne. D’abord vers Fichte, qui justifie philosophiquement la place instrumentalisée et dominée de la femme, devenu civilement un moyen pour l’homme de satisfaire son goût de la liberté, par sa capacité de réaliser la fin de la nature par son caractère propre, donc sans aucune intervention de sa liberté. Puis, Wilhelm von Humboldt, observateur des grands caractères politiques du Directoire, femmes incluses, qui s’efforce de distinguer, dans la division naturelle entre les sexes, ce qui relève de l’accidentel, donc d’une situation historique, et ce qui nous renvoie à la nécessité d’un idéal d’égalité entre les sexes.

Le point de vue allemand dans le contexte du Directoire : le cas d'Humboldt

Les gouvernants du Directoire, à l’encontre de leurs prédécesseurs de l’an II, reconnaissent prioritairement le pouvoir politique du père de famille. Roederer précise alors que « les chefs de famille seuls sont citoyens » et ajoute que « le titre de citoyen est un titre politique. Mais une femme n’est que membre de la famille. Elle ne doit donc porter aucun titre politique » (11). Les citoyennes, de personnalités relativement autonomes dans certaines circonstances politiques, passent à la condition de personnes sous la protection du chef de famille, véritable individu qui fait le lien entre la sphère politique et la sphère domestique. Elles sont mises à l’écart de toute participation politique, sans être exclues de la sphère de la Cité. On leur impose le choix dans la Cité de se soumettre à la volonté du père de famille, donc de abdiquer leur volonté à son profit, sans dévalorisation de leurs valeurs conjugales et maternelles.

Les philosophes allemands qui écrivent sur les femmes dans les années 1796-1797, très attentifs au cas français, prennent en compte un tel contexte dans leur argumentation, qui prend, là encore, parfois l’allure d’une justification des préjugés de la domination masculine.

Pour Fichte, dans le Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science, là où le droit naturel est réalisé, il existe deux sortes d’activité libre. Une première activité libre procède de l’assujettissement à la représentation que nous avons des objets du monde qui réglent notre manière d’être naturelle. Celui qui agit se sent contraint, dans la mesure où il fait de la nécessité de l’objet la réalité elle-même, mais il est quand même libre s’il s’agit d’une nécessité naturelle, donc conforme à sa nature d’être originairement libre.

La seconde activité libre procède tout autrement de l’autodétermination de l’homme par sa libre activité, qui lui permet de déterminer lui-même à l’infini le monde sensible qui l’entoure. L’homme dispose alors, au-delà de sa capacité naturelle à être libre, même dans la contrainte, d’une capacité à poser lui-même la liberté comme finalité de son action.

Nous pouvons alors mieux comprendre là où se joue, pour Fichte, la différence entre le sexe féminin et le sexe masculin. Il écrit : « L’homme trouve en soi-même la plénitude de l’humanité, embrasse du regard tout ce qui est, comme la femme ne peut pour sa part jamais le faire » (12).

Pourquoi la femme ne peut-elle pas poser et réaliser la liberté comme finalité du tout ? Certes elle est, à l’égal de l’homme, un être originairement libre, mais elle dispose d’une « tendance naturelle » à trouver en elle-même, dans sa nature propre, sa dignité « sans intervention de sa liberté » précise Fichte. Cette tendance naturelle, c’est l’activité jugée propre à son sexe, dont la finalité est la fin même de la nature, avoir des enfants. La femme devient alors par amour un moyen pour l’homme d’avoir des enfants – « et c’est en toute liberté qu’elle se fait moyen » ajoute Fichte - ; elle transporte en quelque sorte sa personnalité d’être libre dans l’union avec l’homme pour pouvoir la conserver ; elle affirme donc sa dignité dans le fait de se donner l’homme comme maître.

Dans ce parcours des justifications philosophiques a posteriori de la domination de l’homme sur la femme, nous trouvons ici l’idée que l’accès nécessaire à l’égalité des deux sexes par leur union nécessite de la part de la femme non pas l’abandon de sa liberté – il est impossible de renoncer à sa nature d’être libre – mais le choix de réaliser à sa liberté dans le mariage en tant que moyen pour l’homme d’accéder à la plénitude de l’humanité. Le plus grave dans tout ce raisonnement, c’est qu’il impute au sexe féminin l’impossibilité d’accéder au génie philosophique, c’est-à-dire au talent de trouver dans son agir propre l’agir comme tel, c’est-à-dire l’agir effectif hors de toute détermination préalable. Ainsi la femme est écartée du travail de l’esprit (politique) qui permet au philosophe d’être le spectateur d’une pensée (politique) immédiatement étendue à sa réalisation. Mais elle demeure la garante essentielle de l’éducation morale de l’humanité dans la mesure où elle permet, par la famille, « la réalisation de l’homme entier comme produit achevé de la nature ». En résumé « la loi de la nature féminine » introduit « une loi de contrainte » au niveau le plus élevé de l’union entre l’homme et la femme.

La réponse de Wilhelm von Humboldt à ce qu’il convient bien d’appeler un antiféminisme philosophique qui, à l’égal de l’antiféminisme « scientifique » de Sieyès ou de l’antiféminisme « pratique » de certains Jacobins, tend à écarter les femmes du travail de l’esprit, relève d’une toute autre démarche.

Nous pouvons d'abord en donner les principales caractéristiques à partir de son essai sur Le dix-huitième siècle (13). Humboldt s’intéresse, dans cet ouvrage, au caractère de l’homme dans toute sa diversité, donc à ce qui le distingue en tant qu’être physique et intellectuel. Il veut ainsi accéder à ce qui différencie les hommes entre eux, et bien sûr les hommes et les femmes, soit de façon accidentelle dans une situation historique donnée, soit de façon nécessaire. Il recherche « l’essence originaire du caractère », la force qui le fait agir de telle ou telle manière. Il en vient donc à une caractérisation empirique de l’esprit, sur la base du juste rapport entre les sens, l’imagination et la raison, voir du génie, par l’unité maintenue de ce rapport, sans en exclure d’emblée le sexe féminin.

Considérant donc que le propre de l’activité philosophique est de « retrancher l’accidentel du caractère de ce qui est son essence propre », Humboldt prend justement comme exemple « la différence morale entre les sexes ». Il reconnaît aisément qu’ « il est d’usage de reprocher aux femmes de ne considérer le monde qui les entoure que d’un seul point de vue » de se hâter trop de conclure, de suivre avec peine un raisonnement abstrait, etc. Mais tout cela n’est qu’accidentel, lié à une situation historique de dépendance, dans la mesure où les hommes prennent ces justifications pour interdire à la femme d’accéder à la culture, de s’élever.



Si l’homme considère au contraire que la propension de la femme au sentiment et à l’imagination est un atout dans l’accès à la vérité au sein de l’esprit, tout change. Alors que les hommes se laissent souvent tromper par des concepts préconçus, les femmes, si elles réussissent à harmoniser la totalité de leur être, et non à porter toutes leurs forces, comme le font les hommes, dans une même direction, peuvent « rattacher immédiatement l’observation extérieure à l’individualité intrinsèque, pour accueillir la vérité en soi grâce aux sens, à l’intuition et à l’entendement », plutôt que de s’en tenir, comme le mâle philosophe, à la seul quête de la liberté humaine par l’entendement, et son corollaire les capacités d’abstraction. Ainsi Humboldt dégage-t-il « une propriété essentielle du caractère féminin », l’union dans l’harmonie de la sensibilité et de l’entendement qui ouvre la voie à la caractérisation de l’héroïsme et au génie proprement féminins.

Alors plus avant, Humboldt s’intéresse, tant dans le Plan d’une anthropologie comparée (PA), dans Hermann et Dorothée de Goethe (14) que dans son Journal parisien (15), au « caractère des femmes », d’abord du point de vue de l’idéal par une réflexion originale sur « le caractère féminin », et de surcroît sur « l’héroïsme féminin » , puis in situ à l’occasion des ses fréquentes rencontres avec des femmes de l’intelligentsia parisienne, en particulier Madame de Condorcet et Madame de Staël. Constatant l’absence du trait de caractère le plus sublime de l’homme, l’imagination poétique, chez les Français, et plus particulièrement, nous le verrons, chez les Françaises, Humboldt reporte sa réflexion en la matière sur le caractère allemand, en particulier dans ses Essais esthétiques. Sur Hermann et Dorothée de Goethe (HD).

Il est en effet soucieux de délimiter « une théorie de l’expérience ordonnée philosophiquement » qui permette, par la médiation esthétique, de « métamorphoser l’individuel en idéal » (HD, 1999 : 69), de déterminer « un caractère à la fois d’individualité absolue et d’idéalité parfaite », donc de « transporter l’homme dans un champ infini » (id. : 93), Humboldt s’intéresse alors une figure particulière.

Un observateur qui distingue l’élément le plus infime dans le monde des phénomènes, qui dispose du pouvoir d’accroître à l’infini la diversité des rapports humains, qui analyse en pensée ce que nos sens perçoivent par une démarche purement intellectuelle, et qui suscite enfin l’enthousiasme de notre faculté de sentir permet à l’homme de progresser en union harmonieuse avec la nature : tel est le poète. Ce poète figure l’observateur-philosophe qui nous fait découvrir le caractère de l’individualité, et permet ainsi à l’homme de se dresser de tout son être. Il rend possible le suivi de l’homme dans son développement, et par là même suscite un jugement moral sur ses progrès. Et Humboldt d’en conclure: « Pour cette raison, on peut qualifier notre poète, plus que n’importe quel autre, d’humain » (id. : 143).

Il s’agit alors de présenter, par l’art poétique, les contours nets de l’individu(e), et ainsi d’achever le règne des idées, condition nécessaire à la formation d’un sentiment d’enthousiasme chez ceux qui contemplent le spectacle d’une telle individualité achevée. C’est bien la poésie et son corollaire la narration, en tant qu’ « art médiatisé par la langue », qui vont « susciter quelque chose dépassant ce que l’art et la langue représentaient chacun pour soi » (id. : 93).

C’est alors à travers la présentation empirique du concept d’héroïsme, et plus particulièrement d’ « héroïsme féminin », que ce quelque chose fait son apparition, exprime l’idéalité. En effet, par ce biais narratif, il est désormais possible de considérer l’héroïsme comme « une disposition intérieure », tout en considérant « deux formes d’héroïsme ». Humboldt distingue présentement « l’héroïsme moral », qu’il va préciser à l’aide du personnage de Dorothée, de « l’héroïsme sensible ». L’héroïsme sensible procède en général d’un état d’ « exaltation héroïque » où l’imagination mobilise les sens externes de l’homme sur une grandeur posée d’emblée, donc prise dans son éclat initial, et qui n’obéit ainsi à aucune règle, ni harmonie préétablies, au risque de se laisser guider par le hasard des rencontres et pire encore par les préjugés. Il est donc dénué de toute valeur morale légalement déterminée. Il en est tout autrement pour l’autre forme d’héroïsme :

L’héroïsme moral réside tout entier dans la disposition fondamentale de l’esprit. Sa valeur est intrinsèque et indépendante de quoi que ce soit, à l’exception du sentiment dont il jaillit; il nous transporte au cœur d’une émotion grave et profonde et nous ramène en nous-mêmes (HD, 1999, 184).

De l’héroïsme moral, Humboldt retient alors la formation d’ « un état de contemplation sensible » qui permet d’appréhender le monde et l’humanité par le seul fait de la narration de faits et gestes qui prennent un caractère héroïque, puis sublime dans leur développement même, parce qu’ils se présentent à notre imagination, dans la révélation progressive d’un caractère, comme une présentation des progrès de l’humanité. C’est alors au terme de la caractérisation de l’individualité d’une famille allemande, et présentement dans la figure de Dorothée certes intimement associée à celle d’Hermann qu’Humboldt, à la suite de Goethe, décrit un tel héroïsme moral, de surcroît l’héroïsme féminin tout en précisant la difficulté de la tâche: « traiter de l’héroïsme féminin est un entreprise ardue et qui exige beaucoup de doigté » (id. :117).

Tout commence par la description aux contours nets de la silhouette de Dorothée, figure dont le devenir en mouvement est d’emblée indiqué par le vers suivant de Goethe: « Presque personne, dans son développement, lui est comparable » (HD,1999 : 88). Elle est ainsi une image sensible suscitant l’enthousiasme de celui qui en parle, Hermann, et du lecteur dans sa suite. Prise dans le regard d’Hermann, son autonomie, ou plus exactement sa fusion avec Hermann dans une grandeur sublime, n’est acquise qu’au terme d’un mouvement narratif où elle apparaît d’abord, sous le regard du narrateur, dans le convoi des émigrés forte de sa détermination, puis, dans le récit même de ses actes, faisant preuve de courage par sa résistance, arme à la main, contre « les guerriers déchaînés » qui avaient attaqué le convoi. Vient enfin la rencontre entre Dorothée et Hermann où transparaît - au-delà de son courage, de sa bienveillance, de son dévouement - sa grandeur sublime, moment donc de fusion dans un unique caractère humain.

En fin de compte, pourquoi ce poème de Goethe élève-t-il aussi haut « la puissance créatrice du sexe féminin » (id : 199) ? A vrai dire, Humboldt cherche à attirer notre attention sur la manière dont Goethe associe la révélation de la grandeur sublime de ces personnages, et Dorothée en premier lieu, et les événements exceptionnels qui président à la tension si caractéristique des personnages de Dorothée. Il s’agit en l’occurrence d’un événement unique dans l’histoire de l’humanité, la Révolution française. On y trouve d’abord « le noble enthousiasme pour la liberté » qui tend à unir l’esprit et le cœur, les idées et le sentiment dans la quête de l’autonomie de l’humanité. Mais la Révolution française renvoie aussi à une réalité nationale, née de la guerre contre l’étranger, et provoquant « le tableau émouvant » de la foule des personnes émigrés à laquelle s’agrège notre héroïne, Dorothée.

Humboldt souligne donc l’importance accordée par Goethe au caractère féminin dans de telles circonstances révolutionnaires, en précisant que « désormais, toute culture politique doit être sous-tendue par le développement moral du caractère » (HD, 1999, 199) dont la femme est la principale inspiratrice. Il montre ainsi que le rôle dominant de la femme dans la sphère domestique n’est plus dissocié de la sphère politique, par sa valeur hautement morale, sa capacité à incarner le perfectionnement croissant de l’espèce humaine. En effet, « la pure féminité », c’est-à-dire « l’essence de la féminité » incarnée par Dorothée, allie « la culture la plus naturelle et la culture la plus poussée ». « La détermination générale de la femme », c’est-à-dire son « individualité de caractère » apparaît aussi bien sous la forme domestique usuelle d’un « empressement dévoué » au sein du convoi des émigrés éplorés que sous la forme idéale d’une « adresse réfléchie » dans la conduite compréhensive, habile et raisonnée qu’elle tient auprès des hommes, et Hermann en premier lieu. Rappelons qu’Humboldt précise, dans le Plan d’une anthropologie comparée, que « le caractère propre » est le « Je originaire, la personnalité donnée avec la vie » (PA, 1995, 127). Dans une cette perspective, qui a l’idéal de perfection humaine comme horizon, « la puissance créatrice de la femme », donc son Je originaire, son individualité propre apparaît comme « l’idéalité de la description du caractère » (HD, 1999 : 227), description située au cœur, nous l’avons vu, du projet anthropologique d’Humboldt.

A vrai dire, Humboldt avaient déjà donné les raisons pour lesquelles « les femmes approchent plus que l’homme de l’idéal de l’humanité » dans son Essai sur les limites de l’action de l’Etat (traduction Les Belles Lettres, 2004, 44), rédigé en 1791-1792. « Partie la plus intéressante de l’humanité », les femmes mettent tout particulièrement en évidence « la nature des rapports de famille dans une nation ». De fait, Anne Verjus dans sa thèse, a montré que le familial, loin d’être mis à l’écart de la politique de la Révolution française, le constitue. En effet, le modèle familial du politique confère à l’artificialité politique son fondement naturel. Humboldt en retient que la progression de la liberté à travers « le développement de l’individualité et de l’originalité personnelle de l’homme » dépend pour sa majeure part du « développement du caractère de la femme » dans la mesure où elle est plus apte à « saisir l’existence intérieure de l’être humain » par sa faculté à s’exprimer plus directement donc « sans le secours des signes ». Entendons ici des signes artificiels dont la nécessité dans l’architecture du politique a pour revers le risque d’enchaîner l’homme à des buts extérieurs, donc à le détourner de sa vraie personnalité intérieure. Le langage de la femme est donc caractérisé prioritairement par la voix, jugée « plus saisissante » que celle de l’homme, et non par le style.

Nous comprenons alors pourquoi l’idéalité du caractère héroïque de la femme, dans le contexte de traduction de la Révolution française au sein de la culture allemande, fait quelque peu contraste avec la manière dont Humboldt juge de femmes françaises auteures dans son Journal parisien, à partir de leurs portraits.



Nulle surprise si le débat humboldtien sur la différence des sexes est centré autour de la question d’une union nécessaire entre individualité et idéalité dans le but d’harmoniser la progression humaine. Cependant, à l’exception de Goethe et de quelques autres, ses contemporains, lorsqu’ils abordent le caractère féminin, confondent l’accidentel avec l’essentiel au détriment de la compréhension de l’essence féminine, de son rôle majeur dans la constitution de l’individu-nation. En interdisant aux femmes l’accès à la culture politique, ils usent d’arguments, - leur manière « hâtive » de conclure, leur « incapacité » à raisonner abstraitement et leur dépendance vis-à-vis des sentiments - qui relèvent des circonstances particulières dans lesquelles les femmes sont formées, et qui tendent à leur conférer une propension dominante à la subjectivité. Mais si l’on quitte ces contingences, certes fort contraignantes pour les femmes, et si l’on s’interroge vraiment sur l’essence de la féminité, nous y trouvons une capacité, rare précise Humboldt, à harmoniser immédiatement tout son être, alors que l’homme, pris dans un système conceptuel préétabli, doit tendre toutes ses forces dans une même direction pour arriver au même but. En effet, précise Humboldt, « dès l’instant où les femmes observent la nature, elles se l’approprient ».

Et d’en conclure:

Un effort prédominant pour rattacher immédiatement l’observation extérieure à l’individualité intrinsèque, pour accueillir la vérité en soi grâce aux sens, à l’intuition et à l’entendement, plutôt que de la quêter par l’entendement et les capacités d’abstraction, la propension à unir en une paix harmonieuse les penchants et les devoirs, voilà, par conséquent, une propriété essentielle du caractère féminin. C’est un trait accidentel, en revanche, quand, chez certains individus, l’objet se perd dans le sujet, que la vérité le cède à l’imagination, et que les penchants l’emportent sur la conviction fondée (PA, 1995, 145).

Qu’en est-il, au-delà de cette caractérisation propre, de la féminité des Françaises qu’Humboldt rencontre au cours de son séjour parisien ?

Nous sommes d’abord frappé par son insistance sur le rôle négatif des femmes en politique, lorsqu’elles sont situées dans un ensemble indistinct. Ne rapporte-t-il pas que « Du 9 thermidor au 13 vendémiaire, la réaction fut principalement organisée par les femmes et elles n’admirent personne qui eût pu être républicain, fût-ce en apparence » (Journal parisien, 2001, 165). Ce rôle actif dans la réaction s’exerce tout particulièrement sur la personne de Sieyès dans la mesure où ces femmes auraient attisées en permanence la haine de ses ennemis, tout en circonvenant ses amis. Humboldt rapporte, qu’au moment du débat sur la constitution de l’An III (1795), des femmes envoyaient des billets aux députés de la Convention « disant qu’il fallait se méfier de personne plus que de Sieyès » (id. : 111) ! Il est vrai que Sieyès leur rend bien en considérant que « l’amour du vrai » est étranger aux femmes. C’est pourquoi ils se moquent des philosophes français qui, faute d’être des métaphysiciens, sont des littérateurs en philosophie, « de ces philosophes pour les femmes » précise-t-il dans une discussion avec Humboldt (§ 224). Humboldt en vient ainsi, dans une discussion sur « le caractère des femmes » avec Madame Talma (§ 386 du Journal parisien), à préciser l’attitude négative des femmes en matière de politique progressive par leur aversion aux discours politiques des hommes: « Les femmes y avaient pourtant eu leur propre part de responsabilité, ayant trouvé ennuyeux, au début de la Révolution, les discours politiques des hommes et s’en étant moquées ». La brouille entre Sieyès et les femmes ne date pas du Directoire !

Cependant, toujours soucieux d’appréhender le concret de l’héroïsme féminin, au moins dans sa dimension sensible, Humboldt explore plus positivement le caractère d’individualités particulières dont il interroge l’exemplarité, principalement Madame de Condorcet et Madame de Staël.

Dès sa première rencontre avec Madame de Condorcet, il la perçoit comme « fort française, et tout le contraire de l’idéal » ( ibid., § 213). La lecture de ses Lettres sur la théorie des sentiments moraux et sur la sympathie (ibid., § 289) le confirme dans sa première impression. De son « style sec et uniforme », il retient qu’elle n’a « rien de féminin, rien de beau, aucun caractère élevé ni charmant », conséquence de l’absence de sublime dans ses écrits. Il est vrai qu’Humboldt vient de préciser, à la lecture de l’ouvrage de Madame de Staël De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations ce qu’il en est de « la liberté absolue de l’être moral », reposant ainsi, à partir du caractère de le personne et des écrits de Madame de Staël, la difficile question de l’héroïsme féminin ( ibid., § 280).

L’héroïsme moral, rappelle Humboldt, relève de « l’idée d’humanité élevée, authentique ». Il est la synthèse de l’extériorité et de l’intériorité. Sa part de liberté négative lui permet d’abord, sous le poids de la force naturelle de la passion, d’atteindre « le principe d’une indépendance morale ». Mais il existe aussi, dans sa part de liberté positive, par sa capacité à se concentrer sur un Moi enrichi de chaque expérience passionnelle, se détachant ainsi de la possession extérieure pour « s’en tenir à ce que possède d’immuable l’être intérieur ».

Madame de Staël demeure au seuil d’un tel héroïsme par sa peur de souffrir dans les passions, donc par sa volonté d’en fuir les objets. Ecrivant un livre contre son propre objet, « la passion dans toute son intensité et toute son ardeur », elle révèle un caractère qui refuse de vivre, de posséder l’objet de son désir qui dévorerait son corps mais donnerait à son âme un caractère authentique, ce qui lui permettrait de jouir de la satisfaction atteinte, une fois la passion révolue. D’une certaine façon, chez elle, « l’objet se perd dans le sujet », pour reprendre la formule d’Humboldt lorsqu’il veut désigner les femmes prises dans les circonstances, ce qui l’empêche d’acquérir « une force autonome et libre ». Ne précise-t-elle pas devant Madame de Condorcet (ibid., § 305), et à juste titre selon Humboldt, que « Je me sens de l’esprit et du talent, mais je ne gouverne pas ce que je possède ». Au risque de se laisser envahir par les objets de la passion qui s’emparent de sa personnalité exceptionnelle, elle préfère en effet, une fois qu’elle en a éprouvés la force, s’en défaire.

Cependant Humboldt termine sa lecture critique de l’ouvrage de Madame de Staël par la remarque suivante:

Il est difficile de juger du caractère de Madame de Staël d’après ce livre. On voit aisément ce qui fait défaut. Mais il s’avère absolument impossible de déterminer par ce seul biais ce qui fait sa force, son genre d’ardeur et d’imagination qui est le sien (Journal parisien, 2001 : 168).

Humboldt s’efforce donc de partir donc à sa rencontre pour en savoir plus, mais non sans quelque difficulté. Il commence alors par discuter d’elle avec Madame Vandeul et Madame de Condorcet (ibid., § 301 et 305). La mention de son éducation fort libre au milieu de la haute société et parmi les hommes, son manque de certaines qualités féminines, en particulier le sentiment maternel, et son excès d’autres qualités féminines, sa fidélité en amitié, son côté virago dans son apparence et son commerce, fascinent immédiatement Humboldt. Lorsqu’il déjeune enfin chez elle le 16 septembre 1798, il s’efforce de résister à l’esprit, le talent et la maîtrise qu’elle manifeste dans la conversation (« Ses dons oratoires étaient sans pareils »). Une fois installé sur sa table de travail, il note ainsi qu’elle a « une individualité dénuée de poésie », donc qu’elle n’a « aucun sens de l’imagination poétique ». Il précise également que son échange avec Benjamin Constant, auquel il a assisté passivement, a été plus divertissant que profond. Mais il ne peut s’empêcher d’écrire, dans le compte-rendu de sa seconde rencontre à déjeuner, qu’ « elle me plut à nouveau extraordinairement, elle a surtout quelque chose dans les yeux qui, parce qu’il révèle un sentiment plus profond, attire infiniment » (Journal parisien, 2001 : 264), attirance dont il ne nous dira rien de plus !

A vrai dire, au-delà des critiques sur son manque d’imagination poétique et sa propension à véhiculer des stéréotypes sur l’amour et la vanité des femmes, la force qu’un Humboldt fasciné attribue à Madame de Staël demeure un énigme pour le lecteur de son Journal. On peut cependant penser qu’il lui reconnaît un certain héroïsme du fait d’une unité indéniable de sentiment et de caractère, d’une ardeur sans pareil du tempérament et de la passion, donc une force peu commune, mais sans rien d’élevé, d’idéal, de profond, de sublime à l’égal du sentiment d’harmonie, vrai supplément d’âme que l’on trouve dans le caractère allemand, à l’exemple de Dorothée.

Nous voyons donc comment Humboldt s’en sort de sa théorisation du caractère comparée de l’homme et de la femme lorsqu’il passe aux travaux pratiques dans ses descriptions de caractère français au sein de son Journal parisien de la période directoriale. Il est, à vrai dire, fasciné par deux personnalités, Sieyès d’une part, Madame de Staël. Chez l’homme, Sieyès, il recherche les traits de caractère propre au génie politique français, inventeur de l’intelligence politique, mais il est déçu en fin de compte par son manque de culture philosophique et son attention trop grande à l’avis de l’opinion publique. Chez la femme, Madame de Staël, femme de talent, il regrette malgré tout son manque d’imagination. Dans les deux cas, il confronte bien sa conception de l’essence des caractères de l’homme et de la femme à leur intellectualité propre, les traitant donc en égaux dans son jugement.


***

Vis-à-vis de la citoyenne, la République française a été, d’après Geneviève Fraisse, discriminante, mais non excluante : « La démocratie est exclusive, et non excluante », car elle n’énonce pas les règles de l’exclusion (16). Est-ce à dire qu’il n’existe pas, dans les textes fondateurs de la démocratie moderne, d’énoncé de l’exclusion des femmes, à la différence de la démocratie antique ? L’exclusion des femmes serait alors « fabriquée à la fois contre et avec les femmes », faute d’une intention délibérée de les exclure.

Il est vrai qu’entre la prononciation de droit - l’acte de liberté issu du droit naturel déclaré - et la valorisation de la posture de la filiation - la famille comme catégorie politique (17) -, il n’est guère possible d’affirmer que les citoyennes sont exclues de la cité. Ce sont les choix des frères, puis la restauration du pouvoir du père de famille qui ont contraint les citoyennes aux choix de la dépendance, certes dans le respect de leurs valeurs propres. L’esprit d’égalité – l’égalité juridique des droits -, y compris jusque dans la recherche des mérites, demeure omniprésent, certes de façon conflictuelle, dans la relation civile, voir politique, entre la citoyenne et le citoyen. Mais c’est de l’esprit de liberté, et de sa finalité, la pleine et entière réalisation de la liberté individuelle, dont il est surtout question dans notre approche des sources de l’antiféminisme (18). Un esprit de liberté lié à l’imagination, donc au lien intime entre la sensibilité et l’entendement, entre les sens et la raison au sein même du jugement. C’est là où fonctionne, selon nous, une certaine forme d’exclusion : la citoyenne, même agissante dans le cadre de l’exécutif, est bien exclue pour longtemps du travail de l’esprit politique du philosophe spectateur des événements révolutionnaires, et pire encore du savoir politique des législateurs.

Notes

(1) D’après Mona Ozouf dans Les mots des femmes. Essai sur la singularité française, Paris, Fayard, p. 326.

(2) D’après notre étude, en collaboration avec Geneviève Dermenjian, sur « Le ‘crime héroïque’ de Charlotte Corday », Les héroïnes, groupe « Femmes/Mediterranée », dans Le Panthéon des femmes. Figures et représentations des héroïnes, co-dir. avec Geneviève Dermenjian et Martine Lapied, Paris, Publisud, 2004, p. 149-160. Cependant, depuis la publication de cette analyse, la thèse de Guillaume Mazeau, sur Charlotte Corday et l'attentat contre Marat : événement, individus et écriture de l'histoire (1793-2007), Paris, 2007, sous la dir. de Jean-Clément Martin, a renouvellé ce sujet en profondeur.

(3) Women in the Public Sphere in the Age of the French Revolution, Ithacan, London, Cornell University Press, 1988.

(4) « L’histoire des femmes : accomplissements et ouvertures », La Révolution française au carrefour des recherches, colloque d’Aix-en-Provence (2001),

(5) « L’action politique des femmes pendant la Révolution française », Encyclopédie historique et politique des femmes, dir. C. Fauré, Paris, PUF, 1997, p. 139-168. voir aussi notre synthèse sur le présent site

(6)Voir Lynn Hunt, Le roman familial de la Révolution française, Paris, Albin Michel, 1995.

(7) Voir Geneviève Fraisse, Les deux gouvernements : la famille et la Cité, Paris, Gallimard, 2000, en particulier le chapitre 3. Et notre compte-rendu de son travail dans Clio

(8) D’après notre étude sur les « Conduites politiques de Marseillaises pendant la Révolution française », Provence Historique, fascicule 186, 1996, p. 471-489.

(9) Dans son ouvrage fondamental sur Citoyennes tricoteuses. Les femmes du peuple à Paris pendant la Révolution française, Aix-en-Provence, Alinea, 1998. voir aussi ses diverses interventions sur le présent site.

(10) Dans Des Manuscrits de Sieyès (1773-1799), sous la dir. de C. Fauré et avec notre collaboration, V. Paris, Champion, 1999, p. 359. Nous avons également publié et commenté ce texte dans « Sieyès, la vérité et les femmes », Annales Historiques de la Révolution française, N°306, octobre-décembre 1996.

(11) Cité par Jennifer Heuer et Anne Verjus, « L’invention de la sphère domestique au sortir de la Révolution », Annales Historiques de la Révolution française, N°327, 2002.

(12) Fondement du droit naturel, Paris, PUF, 1984, p. 322.

(13) Presses Universitaires de Lille, 1995, en particulier p. 143-145.

(14) Plan d'une anthropologie comparée, ibid., et Essais esthétiques. Sur Hermann et Dorothée de Goethe, Presses Universitaires du Septentrion, 1999.

(15) Journal Parisien (1797-1799), traduit de l'allemand par Elisabeth Beyer, Solin/Actes Sud, 2001.

(16) Les deux gouvernements…, op. cit. , p. 79.

(17) Voir les travaux d'Anne Verjus présentés sur son site de chercheure.

(18) On pourrait à l'inverse s'intéresser aux sources historiques du féminisme, en particulier au début des Temps modernes. Un bel exemple de protoféminisme avec Mary Astel et son projet "qui entend vous aider à surpasser les hommes tant en vertu qu'en intelligence" dans son célèbre ouvrage A Serious Proposal to the Ladies, for the Advancement of their True and Greatest Interest (1694), traduit et présenté par Line Cottegnies ous le titre Proposition sérieuse aux dames de qualité en vue de l’avancement de leur véritable intérêt dans Mary Astell et le féminisme en Angleterre au XVIIème siècle, collection « Les fondamentaux du féminisme », ENS Editions, 2008.



N.B. ce texte reprend notre communication au colloque Le genre face aux mutations. Masculin et féminin, du Moyen-Age à nos jours, publié sous la dir. de L. Capdeviella, S. Cassagnes, M. Cocaud, D. Godineau, F. Rouquet,J. Sainclivier, Presses Universitaires de Rennes, 2003, p. 265-278, tout en en modifiant le titre initial ("L'exclusion des femmes du savoir politique pendant la Révolution française"), du fait de l'adjonction de la partie intitulée « De l’héroïsme féminin allemand au caractère des femmes françaises » issu d'un autre article sur « Humboldt anthropologue. L’esprit et le caractère moderne des Français(es) : la langue en contexte », Kodikas/Code. Ars Semeiotica, V. 27, jan- jun 2004, p. 37-50.

Annexe

Lequinio, Les préjugés détruits

Chapitre XIV Des femmes.

Les lumières de la raison sont-elles donc faites pour demeurer toujours ensevelies dans le monstrueux chaos des préjugés de l’irréflexion et de l’erreur, et la loi de la force doit-elle rester éternellement la dominatrice de l’univers ? L’injustice qui, jusqu’à ce moment, a fait la seule base du gouvernement moral des hommes, subsistera-t-elle à perpétuité ? Cette moitié de l‘espèce humaine est-elle résolue de tenir à jamais enchaînée par mille entraves l’autre moitié d’elle-même qui fait ses plus délicieuses jouissances ? A-t-elle irrévocablement juré d’être ingrate, et de refuser toute liberté civile et morale à celle qui lui donne si péniblement l’existence, et près de laquelle encore elle cherche à chaque instant le bonheur ?

Si vous en exceptez quelques petits coins de l’univers, les femmes connaissent-elles l’ombre de la liberté ? Dans toute l’Asie, dans toute l’Afrique et dans une très grande partie de l’Europe, ce sont vraiment et très réellement des prisonnières, incarcérées dès leur naissance, réservées pour des brutalités physiques, et traitées souvent aussi durement que des esclaves étrangères. A peine ont-elles le droit de respirer le grand air à travers la grille qui les enferme ; séquestrées, soigneusement recluses et privées de toute communication au-dehors ; dénuées de toutes facultés, de toute autorité, de toute propriété ; élevées pour les seuls besoins de leurs époux, elles n’ont jamais connu les beautés de la nature, et bien moins encore les charmes de la société. Si quelque fois le caprice de leur tyran les appelle à venir à la campagne lui prodiguer des faveurs dont il est indigne de jouir, elles marchent vraiment enfermées dans une prison ambulante, enveloppées d’un double ou triple voile, ne pouvant rien observer, et ne laissant apercevoir au public qu’une sorte de tour informe établie sur une mule, ou dromadaire, animal moins malheureux sans contredit, et moins exposé aux privations que l’infortunée qu’il porte.

Les passions du monstre qui la tyrannise sont-elles assouvies, elle retourne enveloppée comme auparavant, après avoir infructueusement parcouru, de même que dans la nuit la plus obscure, un espace dont aucun point n’a pu se marquer à ses yeux ; elle rentre dans sa prison pour y couler, au milieu de la jalousie de ses compagnes, et dans une perpétuelle inertie d’ailleurs, entre de sales plaisirs, les rixes et l’oisiveté, une existence qu’elle ne connaît bien que par les douleurs qu’elle a pu souffrir pour la donner à d’autres.

Chez les nations sauvages de l’Amérique, leur triste sort s’est allégé que de quelques nuances ; et ce qu’elles gagnent un peu du côté de la liberté physique, elles le perdent surabondamment par la vie pénible et vagabonde à laquelle elles sont contraintes, pour suivre dans leurs guerres et dans leurs chasses lointaines, leur maris assemblés en hordes errantes, et parcourant habituellement cet hémisphère presque d’un pôle à l’autre.

Au centre de cette grande île cependant, chez quelques peuplades des émigrés d’Europe et dans cette dernière partie du monde, parmi cinq à six nations à moitié civilisées (car je n’en connais aucune qui doive se flatter de l’être entièrement), les femmes semblent jouir d’une teinte de liberté ; c’est en France surtout qu’elles ont à se féliciter d’éprouver le moins de privations ; la consécration des droits de l’homme par le culte public des Français, ne renfermant point d’exception contre les femmes, elles ont à se promettre sans doute par la suite un avenir plus heureux et une entière liberté. Les législateurs de France viennent enfin de faire un pas vers ce but, en décrétant la loi du divorce, quelqu’informe qu’elle soit ; et désormais dans cette République, une femme ne sera plus irrévocablement assujettie aux caprices et à l’humeur de son époux devenu arrogant, indifférent et dur depuis qu’il est devenu possesseur de l’objet auprès duquel il déposait si tendrement toute sa fierté lorsqu’il n’en jouissait pas encore. Ce qui doit surprendre le philosophe, c’est qu’une loi pareille n’ait pas été rendue plutôt, les deux sexes s’y trouvant également intéressés, puisqu’ils songent également chacun à son bonheur.

Destinés tous les deux également à régénérer l’espère humaine sans cesse défaillante et à vivre heureux d’une félicité commune, à partager leurs plaisirs pour les doubler, à diminuer leurs peines en les partageant, à effacer leurs chagrins en mêlant leurs sensations, leurs idées, leurs désirs et noyant leurs douleurs dans une espérance commune et dans la confusion de leurs âmes ; appelés enfin à semer réciproquement des fleurs sur leur marche, pour les rendre aussi fortunée qu’elle peut l’être, il faut que les deux époux soient toujours indépendants l’un de l’autre pour vivre toujours unis ; il faut que les mêmes prévenances, les complaisances et les soins qui ont formé leur chaîne, sachent encore la consolider chaque jour. Alourdie, sans cela, par les inquiétudes du ménage, par le dégoût produit de la jouissance, et par l’inconsistance naturelle, cette chaîne deviendrait bientôt aux deux un tourment égal, la désolation de leur existence et le fléau de leur vie commune.

Or il n’était que la loi du divorce qui pût établir cette précieuse et nécessaire indépendance, fortifier le nœud sacré de l’amour par la crainte de la voir rompre à chaque instant et conserver entre les deux époux les attentions, les soins, la douce amitié qui doit rendre leur union toujours nouvelle et toujours heureuse. Mais il s’en faut que cette loi nécessaire afin d’assurer le sort et l’état des enfants, et indispensable à la félicité des deux époux, soit suffisante et qu’elle assure aux femmes toute l’étendue des droits qu’elles ont reçus, comme nous, de la nature, et que nous avons, sans doute, eu l’intention de reconnaître dans notre déclaration générale des droits de l’homme ; il faut que cette liberté, cette égalité que la raison prescrit, n’aient pas des limites aussi étroites ; il faut que toute femme, à quelqu’âge et dans quelque condition que ce puisse être, se trouve placée toujours sur le degré correspondant à l’homme dans l’échelle de liberté qui doit maintenant élever l’espèce humaine au bonheur.

Si la constitution plus débile des femmes, si leur destination porter l’embryon de la race et à lui donner la première éducation physique, si la texture la plus lâche et l’irritabilité de leurs fibres leur interdisent le dur exercice des armes, le danger des combats et les fatigues morales du gouvernement politique, du moins ces exceptions doivent-elles être restreintes au terme le plus circonscrit que leur donne la nature.

C’est en vain encore que des lois équitables viendraient ici restituer au sexe le plus faible les droits que notre force et notre injustice lui ont ravis de tous les temps, si par une éducation simple et philosophique, nous n’appuyons ces lois de la destruction des préjugés de quelque genre qu’ils soient et de l’enseignement de la vérité dans tous les points ; c’est inutilement que nous tenterions de l’appeler à la liberté politique et morale, si nous continuons encore nous-mêmes à le faire esclave en naissant de mille espérances et de mille terreurs également folles et vaines ; si nous continuons enfin à le rendre tributaire, dès le berceau, de cette masse incalculable de fantômes, enfants de l’iniquité, de l’ignorance et de l’irréflexion, chéris des esprits faibles et faux qui les craignent et les aiment tous à la fois, des imaginations déréglées qui les admirent et des ames perverses dont ils servent puissamment les injustes projets.

Si l’un des deux sexes a besoin d’être prémuni contre les attaques continuelles de ces spectres gais ou tristes, nuisibles ou bienfaisants, sages ou méchants, dont le despotisme a cru devoir s’armer pour gouverner une espèce toute pleine de passions, et par elle-même généralement incapable de réfléchir ; si l’un des deux sexes a besoin de ne voir que la pure vérité, dès que ses yeux aperçoivent la première clarté du jour moral, c’est, sans contredit, celui-là qu’un sentiment plus exquis, des sens plutôt développés et une imagination plus vive assujettissent plus aisément à tout ce qui peut l’émouvoir.

Or ce sexe faible pour lequel j’écris en ce moment est tellement doué de sensibilité, tellement susceptible de vives émotions par conséquent et d’agitations dangereuses à son bonheur, qu’il semble ne vivre que par le besoin d’aimer ; aussi est-ce une consolation inexprimable pour lui que d’aimer au moins un être idéal, alors que la main inflexible du temps qui détruit tout à commencé d’altérer les agréments et les charmes qui attiraient en lui, par la loi de la nature, le sexe le plus fort et qui conserve le plus longtemps son énergie.

Voilà, sans contredit, chez les femmes, la plus grande cause de leur dévotion, genre de faiblesse qui semble si voisin de la vertu, et qui s’allie si fréquemment avec tous les vices ; elles sont dévotes, parce qu’elles ont un grand besoin d’aimer, et cela est remarquable surtout au déclin de leur carrière ; elles aiment alors le dieu dont elles se font l’image comme elles aimaient autrefois leur amant ; elles implorent son appui contre les horreurs de la mort et de l’enfer, comme elles imploraient la force de leur amant contre une insulte : souvent même elles n’attendent pas cette époque douloureuse ; elles se laissent aisément rivaliser dans leur cœur jeune encore, et l’amant céleste qui trompe leur imagination, et l’amant plus humain plus réel, mais qui trompe souvent avec plus de perfidie leur âme formé pour un sort moins malheureux.

La mauvaise éducation des femmes les rend encore esclaves de la vanité, passion singulièrement commune aux deux sexes, mais plus exaltée dans le leur, et qui, sous des symptômes différents, laisse toujours apercevoir la même cause pour générateur. Or, cette vanité, cette puérile vanité, leur plus cruel ennemi, les tyrannise, et cependant son empire leur semble trop doux, pour qu’elles cherchent à s’y soustraire. Victime alors de ces différents fléaux, principes de tous les autres, comment ce sexe pourrait-il, dans la suite, sans folie, s’aviser de croire qu’il puisse jouir de la liberté ? Il la désire sincèrement ; mais la force de l’habitude est telle que, malgré ses vifs souhaits, il n’ose pas croire capable de l’obtenir, et cette nouvelle faiblesse vient alors accroître notre domination. Il faut donc, s’il veut être vraiment libre, qu’il sache se décider à secouer avec courage ces différents jougs auxquels il a l’imprudence de s’attacher lui-même, ou de souffrir qu’on l’enchaîne.

La réforme que je propose dans son éducation serait bien difficile, je le sais, que dans la nôtre ; car quelle est la mère actuellement corrompue, et par l’instruction mensongère qu’elle-même a reçue dans sa jeunesse, et par force de l’habitude, qui pourra se résoudre à ne pas mettre dans la main de sa fille des livres religieux, de ces pieux romans qui, pour porter un titre respectable, n’en sont pas moins des chimères ? Quelle est cette mère qui osera dispenser de plier sa fille à ce qu’elle croît être au moins la bienséance, et peut-être même la vertu ? Quelle est d’ailleurs la fille qui, dès l’aurore, de cette frivole et perfide éducation, ne trouvera point à substituer des romans plus délectables à ceux-là que la folie, comme l’amour de la vertu, fit éclore dans des siècles où les connaissances physiques, encore au néant, laissaient errer l’esprit humain dans une vaste et ténébreuse sphère de songes et de fantômes !

Hé bien, tant que ce sexe aimable sera l’esclave de ses passions, il sera, malgré tout, l’esclave du sexe injuste qui profite de sa débilité même pour le tenir perpétuellement asservi ; très inutilement d’excellentes lois lui prêteraient-elles quelques secours, il n’obtiendra qu’une apparence de liberté. Des morceaux de pierre transparentes, venues de Golconde, polies, logées dans de petites feuilles de métal, et suspendues à l’oreille ou semées dans les cheveux ; de petits globes luisants, extrait d’une coquille de la mer des Indes, enfilés et pendus autour du cou d’une Européenne, comme aux narines d’une Asiatique, seront des voluptés sans prix pour ce sexe, si vif dans ses désirs, tant que son éducation ne sera pas meilleure, plus vraie, plus simple et plus sage. Or tant que ces frivolités seront pour lui de si précieuses jouissances, elles seront pour nous un sceptre ; il a cru nous tendre des filets, et nous en avons formé des liens qui nous servent à le retenir et qu’il ne peut rompre ; tant qu’il n’y mettra pas la main lui-même avec énergie, nous nous donnerons bien garde de les affaiblir ; ils nous sont trop avantageux, et nous ne saurions consentir pleinement au dépouillement d’une autorité si ancienne, si universelle et si commode.

Sexe faible, que notre injustice écrase dans tous les temps, et soumit à un esclavage presqu’universel et complet, voulez-vous enfin briser notre sceptre et rompre vos chaînes ? Ayez le courage de vous instruire, d’abandonner toutes vos anciennes erreurs ; sachez vaincre même cette passion séductrice, mais folle, dont le but est idéal, qui multiplie vos désirs et les fait renaître sans cesse à mesure qu’ils sont satisfaits ; renoncez aux frivolités qui font le tourment d’une vie dont elles semblent ne devoir opérer que les délices ; dépouillez vous de toute vanité ; ne soupirez plus après des objets qui n’ont en eux-mêmes aucune valeur réelle, et qui sont sans autre prix que celui que vous avez la duperie d’y mettre.

Sur toutes choses, apprenez à vous soustraire à l’empire des préjugés religieux, car ils sont le principe de tout aveuglement, et la mort de l’intelligence humaine, débarrassez-vous avec hardiesse de toutes les chimères ; apprenez à penser, et faites usage de votre raison ; sachez enfin vous gouverner vous-même, si vous prétendez n’être plus gouverné désormais par les caprices et la volonté suprême de vos époux forts de votre superstition seule et de vos faiblesses.

(Les préjugés détruits, édition de 1793, p. 143-154)



Jacques Guilhaumou, "Les femmes et le savoir politique pendant la Révolution", Etudes, Révolution Française.net, mis en ligne le 5 octobre 2008, URL: http://revolution-francaise.net/2008/10/05/237-exclusion-femmes-savoir-politique-revolution-francaise