Introduction

Le 7 vendémiaire an III, le comité révolutionnaire de Marseille instruit le Comité de Sûreté générale "des troubles qui ont agité notre commune dans la journée du 5 du courant", il qualifie ce "rassemblement de malveillants", d'"émeute contre la représentation nationale": le récit de l'événement est d'emblée recouvert par un argument finalisé (1). De même, l'acte d'accusation, du 27 brumaire an III, dressé par le Tribunal criminel des Bouches-du-Rhône, contre les "auteurs, fauteurs et complices de l'attroupement qui a lieu à Marseille le Cinq vendémiaire dernier" parle d'une "atteinte à la souveraineté du peuple français dans la personne des représentants" (2). Faut-il vraiment s'en tenir à cette désignation d' "émeute" pour qualifier cet événement ?

L'historien Guy Martinet parle d'une "émeute populaire". Il reprend donc la désignation officielle, tout en y ajoutant le qualificatif de "populaire" sur la base de son analyse socioprofessionnelle des émeutiers arrêtés (4). Au-delà de l'intérêt spécifique de cette analyse en matière d'histoire sociopolitique, Il tend à minimiser, à sa manière, le récit de l'événement, sa dynamique propre, en dépit du fait qu'il a consulté l'ensemble des sources disponibles sur cet événement, tant aux Archives Nationales, dans la série du Tribunal révolutionnaire (5) qu'aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône (6). En effet il se contente de reproduire partiellement le récit de l'acte d'accusation en le commentant dans les termes suivants: " Dans l'ensemble, cette relation de l'émeute par l'acte d'accusation est exacte". Un tel refus de l'historien d'entrer dans le "détail" de l'archive, et donc de décrire l'événement discursif proprement dit, ne pouvait aboutir qu'à la prise pour argent comptant de la désignation finale de l'événement comme émeute, même s'il la qualifie de populaire, à distance donc de la qualification péjorative des thermidoriens relative aux séditieux jacobins.

A l'encontre de cette démarche bien peu réflexive et configurationnelle, nous proposons une analyse du "rassemblement" qui s'appuie sur le dispositif d'archive configurant l'événement dans un récit, et se déployant par là même le long d'un trajet thématique propre à rendre intelligible cet événement que nous qualifions d'abord, avec ces contemporains, de "marche civique" (7). Ce dispositif relève alors en grande part des dépositions des accusés, et des témoignages oculaires de citoyens spectateurs du rassemblement dont nous reproduisons par ailleurs le contenu par séquences.

Notre analyse tend également à modifier l'interprétation usuelle de la manière dont la Convention appréhende "l'affaire de Marseille". Bronislaw Baczko, après avoir réfuté toute analogie avec les journées parisiennes de germinal et prairial an III, au titre de l'absence des femmes et de l'attitude fédéraliste des émeutiers, conclut : "Quoiqu'il en soit, l'émeute jacobine à Marseille, accident de parcours finalement mineur, a joué un rôle important dans la détermination de la politique de la Convention" (8).

S'agit-il vraiment d'une émeute sans femmes ? Peut-on minimiser à ce point cet événement, ici quasi-réduit à ses répercussions nationales ? Quelle est la part de reconstruction de l'événement par le truchement des procès-verbaux, correspondances, adresses envoyés à la Convention nationale à cette occasion ( 8 pages dans l'édition des Archives parlementaires ! (9)) ? Autant de questions auxquelles nous ne pouvons répondre sans avoir produit préalablement le récit de l'événement.

En-decà des versions officiels, essentiellement le procès-verbal des représentants en mission et l'acte d'accusation, il s'agit donc de partir d'une dispersion d'énoncés présents dans les témoignages, dénonciations, interrogatoires et justifications particulièrement abondants au sein de l'archive pour restituer in fine l'intelligibilité de l'événement.

De la "farandole" à la "marche civique"



Nous n'avons guère de témoignages sur l'origine immédiate de l'événement circonscrit par les autorités sous l'expression de "rassemblement à la plaine", vaste esplanade située sur une colline surplombant Marseille.

A la suite du conflit opposant la société populaire de Marseille et les représentants en mission Auguis et Serre, qui se terminera par la fermeture dramatique (son président se suicide) de la société populaire sur décision de la Convention nationale (10), l'agitation règne parmi les jacobins marseillais. Les témoins assignés par le comité révolutionnaire du district de Marseille signalent que ces jacobins se réunissaient dans un café en chantant "continuellement des chansons contre les administrations nouvellement nommés par les représentants du peuple", et se répandaient dans les rues en criant " Vive la république, vive la Convention, vive la Montagne et mort aux représentants du peuple". En conséquence, les représentants font arrêter, dans la nuit du 4 au 5 vendémiaire, des leaders de la société populaire "plus que suspects de conspiration".

Selon l'acte d'accusation, il s'ensuit que "dès la matinée du cinq vendémiaire, un rassemblement considérable eut lieu à la plaine. le commandant de la place ayant été informé, y envoya un détachement qui le dissipa sur le champ. Les attroupés se répandirent alors dans les divers cabarets de cette commune. On y organisa une farandole, dont l'objet devait être l'enlèvement des détenus au fort jean (11). Cette farandole composée d'hommes, de femmes, d'enfants, de militaires s'achemina vers le fort jean. La garde s'opposa à leur entrée. Vers les deux heures après midi, l'attroupement prit la direction vers la rue Brutus, en face de la maison occupée par les représentants en mission".

Peut-on reconstituer le mouvement propre de cette "marche civique" ? Comment s'opère l'agrégation progressive des individus à cette farandole ? Questions essentielles pour comprendre la dynamique d'un mouvement d'adhésion progressive, donc non préconstituée.

Un premier témoin, déjeunant à la plaine, précise qu'il est dérangé à deux reprises pendant son repas : une première fois par "une foule de femmes criant vive la montagne, vive la république", une seconde fois "par une foule d'hommes armés en partie de sabre criant de même vive la montagne, vive la république". D'autres témoignages confirment le rôle initial des femmes dans la mobilisation. Ainsi elles colportent le bruit, dès le 4 vendémiaire au soir, que "l'on devait désarmer tous les patriotes qui étaient armés". Un autre témoin ajoute que des jacobins "allaient voir toutes les compagnies pour faire marcher tous les cultivateurs contre la représentation nationale" en leur disant "que c'était le moment, qu'il fallait marcher".

Mais il importe avant tout de prendre en compte la manière dont les suspects arrêtés décrivent eux-mêmes les conditions de leur adhésion à la farandole. Barthélémy Ribbes, perruquier de 28 ans, précise: "J'étais à boire avec quelques uns de mes camarades dans la rue ci-devant Ferréol. Deux ou trois maçons ayant leur chemise retroussée me proposèrent d'aller avec eux en me disant que j'étais bon républicain. Je les suivais, moi qui me pique de l'être", et il ajoute: "L'on m'attrapa par le bras, et on m'a entraîné". La mention de l'argument "bon républicain" est décisive : elle sert ici de justification au mouvement de sympathie éprouvé par ce spectateur de la farandole qui en devient l'un des protagonistes. Plus simplement, mais de manière plus emblématique, Charles-Adrien Groud, paveur de 33 ans, dit que "Chargé du nettoiement des rues de la ville, j'étais pour cet objet à l'autel de la patrie lorsque la farandole passa; comme on ramassait tout le monde, je fus entraîné".

Ainsi les interrogatoires ne sont pas un tissu de "réponses à peu près uniformes", au plus loin de la vérité de l'émeute, comme le laisse entendre l'acte d'accusation (12). Ils témoignent au contraire de l'authenticité d'un mouvement d'entraînement de personnes (certes de caractère essentiellement masculin, dans le cadre des arrestations) installées à leur "poste ordinaire de travail", ou déambulant dans le cadre du travail de leur métier, de leurs "occupations ordinaires" et qui, poussées par "un mouvement de curiosité" (13) se rapproche du rassemblement en plusieurs étapes.

Notons d'abord que la farandole se met en place au moment du dîner de midi. Il n'est donc pas étonnant que certains de ces hommes déambulent dans les rues, en particulier sur la Canebière, dans le but de dîner à l'extérieur de leur lieu de travail, ou plus simplement pour aller au café voir des amis, ou même se procurer le journal, ou encore sortent de prison avec l'élargissement d'un nombre grandissant de détenus de la période de la Terreur ! Ainsi Lautard, le futur chroniqueur de la Révolution à Marseille, peu suspect de sympathie pour les Jacobins, écrit, en tant que témoin oculaire de l'événement (14) : "Le 5 vendémiaire se trouva précisément le jour de mon élargissement; en sortant de Sainte-Claire pour me rendre dans la rue des Petits-Pères, je pris le quai du Port, quoique le plus long chemin, dans l'intention de m'acquitter sur le champ de mes commissions dans le quartier; en débouchant sur la Canebière, j'aperçus l'avenue de la rue Beauvau obstruée par une foule formée des passants et de la population des quais accourue au bruit. le groupe actif était au centre; on n'en était encore qu'aux pourparlers". Dans la logique de sa position, Lautard se focalise alors sur "trois ou quatre cent séditieux mal armés", tout en reconnaissant le nombre important de spectateurs présents, mais il se refuse à les voir comme des sympathisants du mouvement qui s'y agrégent progressivement.

Cependant le fait est tout particulièrement attesté pour ceux des manifestants, un grand nombre d'arpès les témoignages, qui rencontrent la farandole pour des raisons professionnelles : Mailland, maçon de 33 ans, va chez le cafetier Bergamin dont il est "le maçon ordinaire"; Galabert, acheur de tabac de 27 ans, sort de l'atelier d'un marchand de tabac pour aller voir un de ses amis "afin qu'il lui procure du travail"; Flouquet, cabaretier de 36 ans, sort de chez lui "à l'effet d'aller en rive neuve pour aller prendre du vin à l'usage de mon cabaret"; Ferrand, commis à la Maison Commune de 16 ans, va chez l'imprimeur Rochebrun "pour l'impression de bons pour marchandises d'ordre de la Municipalité", etc. Plus simplement encore, la farandole passe devant leur lieu de travail et il s'y agrége à l'exemple de Joseph Larcher, cordonnier de 29 ans, qui travaille dans sa chambre. Lorsqu'il entend un bruit, il se met à sa fenêtre, descend demander ce que c'était que cet attroupement; à la réponse "c'était une députation", il se joint à la foule. De même jean Aga, tonnelier de 30 ans, vend des cerceaux à des étrangers de passage sur la Canebière et, en entendant dire Vive la Convention, vive la Montagne, rejoint l'attroupement; Bonnefoy, apprenti-menuisier de 16 ans, sort de l'atelier lorsqu'il entend le cri de Vive la Nation ; Bernard, Tissot et Marion, tous trois portefaix, sont sur le port, où ils se déplacent sans cesse à la recherche de travail, ils font donc leur "tour de port" et rencontrent le rassemblement rive neuve, etc.

De fait, simple "farandole" au départ, le rassemblement devient massif, aussi sous le regard des témoins, lorsqu'il débouche sur le port, et plus encore dans la rue Brutus où résident les représentants en mission (15). Ainsi, sur la Canebière, il n'est d'abord question que d'un attroupement, "qui s'avance", d'hommes, de femmes et de militaires "marchant de trois, quatre, cinq à la ligne" et qui "se menaient sous le bras": ils crient distinctement "Vive la Montagne, vive la république et d'autres paroles en langue provençale". Mais, quelque temps après, devant la maison Brutus, l'attroupement est jugé "considérable" par les témoins, et le bruit que les attroupés poussaient "confus". La relation officielle parle de 1.200 manifestants ! L'accent est mis alors sur la présence d' "un grand nombre de femmes" au milieu de jeunes gens, et aussi d'hommes en habit d'uniformes, "portant sabres et pistolets".

La procédure d'adhésion des spectateurs de la farandole à son mouvement même se déploie dans le passage du regard à la voix, via la demande d'information. Ainsi Guerin, portefaix, écrit, dans sa conduite politique :

"il vit un grand rassemblement de monde à la rue Brutus, qui faisait entendre les cris de vive la république, vive la Convention, n'ayant rien entendu que de louable dans ces acclamations, il s'approche et y joignit la sienne. /.../ il n'a paru dans cette foule que pour s'informer de son objet. Il n'a joint sa voix à celle des autres que parce que ces acclamations lui ont paru un hommage rendu aux bons principes" (16).

Ce mouvement d'adhésion repose donc bien sur une sympathie d'aspiration pour les principes des jacobins, leur républicanisme. Il peut être reconstitué, étape par étape, à partir des formulations utilisées par les protagonistes de l'événement au cours de leurs interrogatoires :

- " Je vis arriver une foule considérable qui criait et chantait" (Aga);

-"La curiosité me porta à voir ce que c'était" (Canastrier), "Je m'approchai de la foule pour savoir ce que c'était" ( Aga), "Voulant savoir ce que c'était, je quittai mon tablier et pris mon habit" (Larcher);

- " Je demandai ce que c'était. On me dit que c'était une députation de la société populaire auprès des représentants du peuple" (Boulay), "des femmes lui dirent que c'était une députation faite aux représentants du peuple" (Tissot) et "qu'on allait leur demander l'ouverture de la société populaire" (Olive);

- " Je les suivis jusque dans la rue Brutus" (Barral), " Je suivis la foule" (Merle), "La curiosité m'a engagé de rester dans la foule" (Robert);

- " Je me joignis à quelques amis arrivés dans la rue Brutus" (Olive), "Les attroupés criaient Vive la république, vive la Convention et vive la Montagne, je criais comme eux "(Boulay), "Là je criai comme les autres" (Mallet);

- " Les représentants se montrent ordonnant de se retirer au nom de la loi, je rentrai dans le café" (Mailland), " Je me suis retiré avec le cri du représentant" (Boulay);

- "La foule du monde m'entraîna dans le café vis-à-vis de la maison des représentants" (Garlot);

- " de suite je fus saisi" (Borrel), "je fus arrêté au café bergamin avec tous ceux qui y étaient" (Chraboulin).

La progression thématique des verbes voir, savoir, demander, dire, joindre, suivre, crier, entraîner est tout à fait significative de la manière dont des spectateurs d'un rassemblement peuvent en devenir les protagonistes, avec cette rupture significative en fin de parcours suite à l'apparition de la parole martiale des représentants en mission. Nous y reviendrons.

En prouvant, à partir d'une dispersion d'énoncés, l'existence d'une "marche civique", constituée par agrégation progressive de spectateurs, nous avons voulu d'emblée relativiser la qualification autorisée d'émeute. D'autres éléments discursifs, présents dans la suite de la description de l'événement, nous incitent à aller encore plus loin dans notre remise en cause d'une telle évidence historiographique.

Certes, si l'on s'en tient à l'inventaire des premiers cris de l'attroupement par les témoins, nous retombons dans la vision terroriste des "excès de rage" de la foule. Au-delà des cris de Vive la Montagne, vive la République, nous voulons les prisonniers " des hommes et surtout des femmes ne criaient-ils pas "Vive la Montagne, à bas les représentants, la plaine à la guillotine ", quelques uns ne disaient-ils pas que "les représentants ne méritaient pas la place qu'ils occupaient et qu'ils voulaient leur tête" !. Il n'est donc pas étonnant, dans cette logique terroriste présumée, que les femmes soient au premier rang d'un rassemblement où "les personnes faisaient des menaces, poussaient des cris effroyables". Un témoin "vit une femme de haute taille qui levait les mains sur sa tête et paraissait fort irritée", un autre est plus précis: "des femmes menaçaient les représentants avec leurs mains d'après lesquels il résultait qu'ils iraient à la guillotine".

Mais il faut prendre garde que les représentants en mission s'appuient sur cette apparente attitude terroriste des attroupés pour dénoncer leur absence de toute volonté de médiation. Ne précisent-ils pas, dans le procès-verbal, qu' "ils ont porté aux attroupés le langage de la loi /.../ que s'ils avaient quelques pétitions ou réclamations à faire, quand le calme sera rétabli, ils n'avaient qu'à députer près d'eux deux commissaires, qu'on les écouterait. ce langage leur a déplu, ils se sont portés à de nouveaux excès de rage" ! . L'acte d'accusation renchérit : " Ils invitèrent deux commissaires qu'ils chargeraient de leurs réclamations. Cette invitation fut méprisée. Les attroupés s'emportèrent en menaces".

Qu'en est-il vraiment de cette absence de médiation ? Le récit de l'événement, dans sa phase paroxystique, c'est-à-dire au moment où la foule est rassemblée devant la maison où logent les représentants, décrit-il vraiment un simple face-à-face entre les partisans de la loi et les adeptes de la terreur ? Ne s'agit-il pas d'une stratégie discursive des représentants en mission soucieux de légitimer leurs recours final à une attitude réactionnaire dans la mesure où elle met en scène le retour d'une loi martiale suspendue depuis 1793 ?

La stratégie des représentants en mission: le refus des médiations et la mise en scène de la loi martiale

A vrai dire, l'attitude d'un premier porte-parole du rassemblement dont la présence est attestée dès le début du face à face sert d'argument aux représentants pour dénoncer "l'oppression de la terreur et du crime insolent" exercée par les jacobins marseillais (17). La version du principal témoin de cette scène inaugurale, Daniel Chezan, un employé au service de la Maison Brutus, coïncide avec celle des représentants :

- "Au même moment, il se détacha un homme de cet attroupement lequel entra non seulement dans la maison Brutus, mais encore dans l'appartement où se trouvaient les représentants. Cet homme était armé de deux pistolets, et demanda aux représentants au nom du peuple souverain l'élargissement des prisonniers qu'ils avaient fait arrêtés dans la nuit auparavant. Le Représentant Auguis leur répondit que ces prisonniers avaient été arrêtés au nom de la loi et qu'il ne pouvait point les délivrer. Cet homme ayant porté la main sur ses pistolets, le représentant Auguis le saisit aussitôt et le désarma. Alors cet homme se débattit, fut vers la fenêtre de l'appartement et cria aux attroupés qui étaient dehors de venir à son secours, autrement il était pendu" (Daniel Chezan).

- "Dans le même moment, un homme que l'on su s'appeler André Marion, demeurant porte d'Aix, tourneur, est entré armé d'un sabre et de deux pistolets, et du ton le plus menaçant et le plus scélérat a dit: Voilà ici le peuple souverain qui vous demande les détenus par vos ordres, et a fait des menaces si on ne les rendait pas de suite. Dans la rue et devant la porte l'attendaient plus de douze cent hommes, presque tous armés de sabres et de pistolets. Auguis lui a ôté son sabre, ses pistolets et l'a arrêté. Aussitôt les attroupés se sont jetés devant la porte, et ont voulu forcer la garde, ils étaient exaspérés et vociférants" (Procès-verbal).

La concomitance du propos du témoin et de celui des représentants, le contraste entre les expressions au nom du peuple souverain/ au nom de la loi et l'énoncé d'une demande sous la menace tendent à nous introduire à une mise en scène conforme à la vision des autorités.

Cependant un autre témoignage montre que Marion était seulement à la tête d'une vingtaine d'hommes, arrivés sur les lieux avant le gros du rassemblement. A l'annonce de l'arrestation de leur porte-parole, cette vingtaine d'hommes "font violence aux factionnaires qui étaient à la porte de la Maison Brutus ". Aussitôt le Général Villemalet, commandant de la place de Marseille, qui dînaient avec les représentants Auguis et Serres, "s'avance vers eux et leur ordonna au nom de la loi de se retirer". "Cette injonction calma pour quelques instants les attroupés" précisé l'employé de la Maison Brutus. Entre temps, "toute la foule pénétra dans la rue", le Général Villemalet déploie alors le détachement de volontaires dont il dispose. Sans grand succès. En effet l'attroupement "fit arrêter les volontaires en criant vive la République". Des femmes vont au devant de volontaires "pour leur toucher la main, les embrasser et les engager par toutes sortes de caresses, elles leur offrirent même à boire", et "les volontaires s'étant rentournés, les personnes de l'attroupement frappèrent des mains, crièrent que la troupe était pour eux". L'arrivée d'un groupe de hussards s'avéra tout aussi peu efficace : "Lorsque les hussards arrivèrent, les personnes de l'attroupement leur firent les mêmes caresses et ceux-ci n'étaient alors qu'au nombre de sept ou huit se retirèrent encore. "

Les attroupés, après un tel succès auprès des militaires, continuent à crier Vive la Montagne, vive les jacobins, nous voulons les prisonniers, nous voulons nos frères, en arrivant à la porte de la Maison Brutus, et tente d'y entrer. Mais déjà une médiation s'est mise en place autour d'un homme, Vincent Courrier de Lyon, qui disparaîtra totalement par la suite de la procédure judiciaire et des relations officielles de l'événement (18).

En effet, deux hommes se trouvent à la tête du rassemblement, précisent un témoin, "l'un grand en faquine bleue", avec "un chapeau à trois cornes", 'l'autre petit en veste". Ils se détachent de la foule, avec cinq ou six hommes, avant que le rassemblement atteigne la porte de la maison Brutus. Aisément visible, Vincent, l'homme de haute taille, est identifié par plusieurs témoins. Au même moment, les représentants, revêtus de leurs chapeaux et de leurs écharpes, se rendent à la porte de la maison. Un dialogue s'instaure entre les représentants et nos deux hommes. Un témoin précise qu'il "ignore les discours qu'ils ont été tenus entre eux", mais en perçoit la dimension pathétique. En effet, Vincent parle pendant quelque temps avec Auguis "sans se désemparer de lui", et "le plus petit des deux hommes qui étaient en veste mis sa poitrine à découvert et y frappait dessus". A la suite de ce dialogue, les représentants rentrent une première fois dans la maison pour se concerter.

C'est alors que Vincent, qui continue à dialoguer avec le Général Villemalet, "fait signe aux attroupés de ne plus avancer", mais l'attroupement continue à avancer en criant nous voulons les prisonniers. Vincent justifie son attitude en disant à la foule "qu'il fallait attendre la réponse des représentants" et empêche, avec l'aide de son compagnon, les attroupés d'entrer dans la maison pendant une demi-heure. Il s'écrie même, face à la foule: Sacré nom, vous n'y pénétrerez pas et je ferai un rempart de mon corps.

Quelque temps après, les représentants paraissent une nouvelle fois dans la rue, à vrai dire beaucoup plus menaçant dans la mesure où Serres "tenait deux pistolets". A la demande de Vincent et de la foule qui crie toujours d'élargir les jacobins arrêtés dans la nuit, ils répondent par une fin de non-recevoir en précisant que ces jacobins "sortiraient après leur jugement". Alors, " parmi les attroupés il y en avait qui voulaient se jeter sur les représentants, mais d'autres étant de l'attroupement les repoussaient"; un des attroupés tente même de monter dans la maison par la fenêtre, un autre le tire par les pieds pour le faire descendre. Pour sa part, Auguis "découvrit entièrement sa poitrine et dit aux attroupés que si ils voulaient sa vie, ils pouvaient la lui ravir", un troisième attroupé " l'a pris au collet et déchira son jabot, lui mit le poing sous le menton et lui faisait des menaces en lui disant que s'il ne faisait pas sortir ses frères, il l'élèverait". Un employé de la maison Brutus engage alors les représentants à s'en retourner dans la maison (19).

L'échec de la médiation est patent, mais son existence tout aussi indéniable. La suite du récit de l'événement nous permet de comprendre pourquoi les représentants ne firent pas mention de l'épisode Vincent dans leur procès-verbal, tout en créant la fiction de la présence de la foule dès l'épisode Marion. Rentrés dans la maison, Auguis et Serres "montèrent au premier étage, se présentèrent à la fenêtre, exhortèrent de nouveau les factieux au nom de la loi à se retirer, mais ceux-ci leur répondirent par des cris vive la montagne. Les représentants crièrent vive la Convention. Alors ils furent hués et dirent qu'il ne fallait pas crier vive la Convention, mais vive la Montagne. Ces attroupés ajoutèrent encore des sottises contre les représentants qu'ils proférèrent en idiome provençal disant qu'ils étaient des bougres et autres.". De fait les attroupés ne cessent de crier vive les Jacobins, vive la Montagne, vive les sociétés populaires.

La stratégie des représentants se précise. Il s'agit de mettre en place une nouvelle version scénique de la loi martiale, sans la désigner comme telle puisqu'elle est illégale depuis 1793 (20) :

- en premier lieu les représentants ne cessent de dire ("pendant dix fois au moins" précise un témoin!): " J'ordonne à tous, bons citoyens, au nom de la loi, de se retirer. Ceux qui ne se retireront pas seront réputés rebelles à la loi" (21);

- dans un second temps le Général Villemallet, parti chercher des renforts, revient à la tête d'un régiment de hussards qu'il arrive à placer devant la porte de la maison (22).

- C'est alors qu'une partie des attroupés se dissipe à la suite des exhortations réitérées des représentants, mais un bon nombre reste toujours devant la porte de la maison en continuant à pousser les mêmes cris de Vive les Jacobins, vive la montagne, vive les sociétés populaires;

- Les représentants ordonnent d'abord à la troupe de "faire feu sur eux" s'ils ne se retirent pas. "La plus grande partie prirent la fuite, ceux qui restèrent furent entièrement enveloppés par la troupe" précise un témoin. Les représentants ordonnent ensuite "de saisir ceux qui étaient restés", de "procéder sur le champ à un conseil de guerre, de les fusiller". Mais la troupe peut se déployer sans avoir à tirer dans la mesure où "tous prirent la fuite, et se sauvèrent dans les maisons voisines" ajoute un autre témoin. De fait, à la demande de représentants en mission soucieux de prouver qu'il s'agit bien d'un "attroupement armé" (23), la troupe se déploie essentiellement en direction du groupe de gendarmes présent devant le café Bergamin, situé en face de la maison Brutus. Ainsi une centaine d'individus, des hommes dans leur quasi-majorité, sont arrêtés dans le café Bergamin, où ils s'étaient réfugiés, et à ses alentours immédiats (24).

Formation d'une "marche civique" par l'adhésion progressive de femmes et d'hommes du peuple à la "farandole" des jacobins, présence massive et active des femmes, tentatives réitérées de médiation, mise en scène finale d'une forme "nouvelle" de loi martiale qui ne dit pas son nom, tels sont les résultats les plus tangibles issus de la description discursive de l'événement du 5 vendémiaire an III. Nous pensons avoir ainsi montré qu'une analyse d'énoncés d'archive dispersés peut déboucher sur une nouvelle intelligibilité, distincte du jugement historiographique et qu'il convenait bien ici de rendre compte de la parole des protagonistes et des témoins de l'événement, c'est-à-dire de la prendre au sérieux.

A ce titre, la désignation d' "émeute" pour un tel événement apparaît seulement comme le résultat d'une stratégie des représentants en mission, soucieux de fournir leur contribution à la lutte entamée par la Convention contre les jacobins et les sociétés populaires. "L'affaire de Marseille" commence à Marseille même sous l'action et la plume des représentants en mission qui préparent ainsi le subtil montage des textes présentés aux conventionnels dans la séance du 12 vendémiaire an III.



Concluons donc que loin d'être un "accident de parcours finalement mineur" (B. Baczko), le mouvement du 5 vendémiaire se situe à la fois dans la continuité de la tradition des marches civiques propre au jacobinisme provençal, et dans un espace, à l'initiative des représentants, de déconstruction des formes démocratiques de représentation, toujours présentes en l'an II, et de recréation, avec de nouvelles modalités, de la loi martiale. Il s'agit donc bien d'un événement-charnière dans l'histoire de Marseille républiciane : il marque tout autant la fin d'une période démocratique centrée d'abord sur l'instauration d'un espace civique dès 1792, puis revivifiée par les initiatives institutionnelles du Représentant en mission Maignet, comme nous l'avons montré dans le dossier Marseille que le début d'une période d'affrontement entre les autorités et les républicains en appui sur des stratégies discursives à la fois novatrices et complexes.

N.B Cet article a d'abord été publié dans le volume sur L'an III, sous la dir. de M. Vovelle, CTHS, 1997, p.557-568.

Notes

(1) Guerre à tous les traîtres, Archives parlementaires, tome XCVIII, page 264.

(2) Arch. dép. des Bouches-du-Rhône, L 3041.

(3) Ce terme est également employé par le Président du Tribunal criminel des Bouches-du-Rhône au cours des interrogatoires des personnes arrêtées pour "fait d'émeute".

(4) " Les débuts de la réaction thermidorienne à Marseille. L'émeute du 5 vendémiaire an III", Actes du 90° Congrès des sociétés savantes, Nice , 1967, tome III. Il précise à ce propos: "L'analyse des professions des émeutiers arrêtés montre le caractère populaire de l'émeute. On peut affirmer que 90% des manifestants du 5 vendémiaire appartiennent au petit peuple, au menu peuple. Nous n'avons trouvé aucun repris de justice parmi les manifestants. Ils ont tous un domicile, un métier, plus de la moitié sont mariés et ont des enfants; appartenant à la population marseillaise laborieuse, beaucoup demeurent à proximité du lieu de l'émeute. Les portefaix qui, d'après les rapports de police ont peu de travail, flânent sur le port, à côté de l'hôtel des Représentants. Enfin, dernière originalité de l'émeute : la participation des gendarmes et des canonniers issus également du monde ouvrier" (p. 160)

(5) Les cartons W 86 et W 87.

(6) Les cartons L 3041, L 3042 et L 3131.

(7) Cette expression est attestée au cours des interrogatoires dans les questions des juges.

(8) Comment sortir de la Terreur. Thermidor et la Révolution, Paris, Gallimard, 1989, p. 188.

(9) Tome XCVIII du 3 vendémiaire au 17 vendémiaire an III, pages 260 à 267, Paris, CNRS Éditions, 1995.

(10) Les étapes de ce conflit sont analysées par Guy Martinet dans son étude déjà citée.

(11) Le Président du Tribunal criminel précise, au cours de l'interrogatoire de Marie Boude, femme Barral, une des trois femmes arrêtées, que " ce jour-là des femmes ont dîné avec les hommes à la plaine et ailleurs, et que c'est là qu'on a concerté cette farandole", Arch. dép. BdR, L 3042.

(12) "Lorsqu'ils ont été interrogés sur la cause de leur arrestation, ils ont fait des réponses à peu près uniformes; desquelles il résulte qu'ils n'ont eu aucune connaissance du rassemblement à la plaine qui a lieu dans la matinée du cinq vendémiaire; qu'ils n'ont pas même entendu parler de la farandole par le moyen de laquelle l'attroupement fut formé; ils ont même ignoré qu'il dut y avoir ce jour-là un attroupement; ce n'est que par hasard qu'ils se sont trouvés devant la maison des représentants du peuple; ou ayant aperçu un rassemblement considérable et des personnes qui criaient Vive la république, vive la Convention, vive la Montagne, la curiosité les porta à s'en approcher pour s'informer de la cause de ce rassemblement; qu'ils n'ont rien entendu, ni reconnu personne. La plupart disent qu'ils sont entrés dans le café de Bergamin pour y boire et que c'est là où ils ont été arrêtés", Arch. dép. BdR , L 3041.

(13) La référence à la curiosité est constante dans les interrogatoires (voir la note précédente). L'expression de "mouvement de curiosité" est exclusivement utilisée dans les conduites politiques des suspects arrêtés. Elle témoigne du souci des protagonistes de l'événement de se situer dans le trajet d'une mise en acte.

(14) Ainsi Victor Audibert, maçon, précise, dans sa conduite politique, que "Le jour de cette malheureuse affaire après midi, il était comme de coutume assis à un café sur la place de la comédie, et qu'il fréquente journellement depuis plus d'une année, où il va se récréer et se délasser, y étant à boire la bière avec quelques autres citoyens". Notre insistance sur les faits de sociabilité au moment de l'événement permet d'appréhender le lien entre la quotidienneté et le civisme des citoyens, sans cesse affirmé par les attroupés arrêtés. Le texte de Lautard se trouve dans ses Esquisses Historiques, Marseille depuis 1789 jusqu'en 1815, Marseille, 1844, tome 2, p. 404.

(15) Antoine Sevestre, tailleur d'habit de 43 ans, résidant rue Brutus, "a dit qu'il a vu le cinq vendémiaire arriver à la rue Brutus un attroupement considérable composé d'hommes, de femmes et militaires dont une partie était armée de sabres". C'est nous qui soulignons.

(16) Arch. dép. BdR, L 3042

(17) L'intérêt de la justice pour ceux qui "portaient la parole" est attesté au cours des interrogatoires. Voir le cas de Jean Aga, Arch. dép. BdR, L 3041.

(18) Réfugié dans une maison de la rue Brutus, il semble avoir est arrêté avec d'autres à la fin de "l'émeute", d'après un des occupants de la maison. Mais nous avons perdu sa trace au niveau des interrogatoires et des listes de détenus. Si cette absence du principal médiateur dans la procédure judiciaire se confirme, elle est tout à fait significative!

(19) "Une personne qui demeurait alors dans la maison Brutus voyant le danger où se trouvait le représentant du peuple l'engagea de rentrer par deux fois." (le témoin Thérèse Giraud)

(20) Pour bien marquer le caractère réactionnaire de l'attitude des représentants, rappelons la parole suivante de Robespierre: "Ne proclamons pas une nouvelle loi martiale contre un peuple qui défend ses droits " (22 février 1790, Oeuvres complètes, tome VI p. 239). N'en est-il pas de nouveau ainsi au moment où les jacobins marseillais défendent leur droit de se réunir en société populaire ?

(21) Dans la loi martiale décrétée en octobre 1789, il est dit : "La première sommation sera exprimée en ces termes: Avis est donné que la loi martiale est proclamée, que tous attroupements sont criminels; on va faire feu; que les bons citoyens se retirent. A la deuxième et troisième sommation, il suffira de répéter ces mots: On va faire feu: que les bons citoyens se retirent". Texte cité par Florence Gauthier dans son analyse de la loi martiale, Triomphe et mort du droit naturel en Révolution (1789-1795), P.U.F, 1992, page 56 et suivantes.

(22) En attendant l'ordre de dissiper l'attroupement, il dialogue avec la foule dans les termes suivants : "Les attroupés lui demandèrent les prisonniers. Le Général leur répondit: comment vous demandez les prisonniers qui ne sont détenus que depuis ce matin, tandis que vous vous opposez à la sortie de ceux qui y sont depuis une année; ceux pour lesquels vous vous intéressez, on verra de les faire sortir. Alors l'un des attroupés dit comment nous rendras-tu celui qui s'est tué ce matin".

(23) En constatant que "c'est surtout sur les militaires que s'appesantit la répression immédiate", Guy Martinet a montré le poids de la présence des militaires dans cette "émeute". Mais il a appréhendé de manière trop objective une réalité en partie construite par la volonté démonstrative des représentants en mission. En effet, Il fallait immédiatement prouver à leurs collègues de la Convention qu'il s'agissait bien d'' "un attroupement en insurrection contre les représentants du peuple". Cependant la question demeure de savoir si la présence de militaires dans le rassemblement ne justifie pas la désignation officielle d'émeute. A vrai dire, les témoins repèrent d'abord au bas de la Canebière des hommes avec des baudriers et sans armes, puis en face de la Maison Brutus quelques gendarmes avec des sabres et des pistolets. Une dizaine de gendarmes furent arrêtés et fustigés par les représentants en mission ("Ce sont eux qui ont toujours été à la tête des séditieux, qui ont protégé tous les contre-révolutionnaires"). Et quatre d'entre eux furent condamnés à mort par la Commission militaire dès le 7 vendémiaire. Des pistolets et des sabres avaient été retrouvés dans le Café Bergamin où une partie de ces gendarmes s'étaient réfugiés, prouvant ainsi leur participation armée à l'attroupement. Cependant, à aucun moment, selon les témoins, ces armes ont été tournées contre les représentants en mission (voir la note suivante). La présence de militaires, armés ou non, dans les "marches civiques" est habituelle : elle signifie simplement la toute puissance du "peuple en armes"

(24) Le cafetier Bergamin précise dans son témoignage: "Lorsque la troupe fut arrivée pour faire dissiper l'attroupement, ceux-ci se portèrent en foule dans le café du déposant, grimpèrent sur les murailles du derrière et montèrent dans la maison, enfoncèrent la porte de la terrasse, furent sur les toits et se cachèrent en divers endroits. IL y en a eut qui se déguisèrent en garçon cafetier, ils faisaient semblant de travailler. La garde étant survenue pour faire la visite la maison, plusieurs des attroupés y furent trouvés cachés et notamment un gendarme qui avait quitté son habit, et était revêtu d'une veste du déposant, on y trouva deux pistolets chargées, et dans l'intérieur de la maison plusieurs armes /../ on se saisit de trente attroupés. "

Jacques Guilhaumou, "Récit d'un événement: De la "marche civique" à "l'émeute"du 5 Vendémiaire an III à Marseille.", Révolution française.net, Mots, mis en ligne le 24 avril 2008, URL:http://revolution-francaise.net/2008/04/24/220-recit-marche-civique-emeutedu-5-vendemiaire-an-iii-marseille