Actuellement aussi bien en France qu'en Italie les mots dictateur / dictature sont utilisés du point de vue persuasif (1) : ils ont des valences négative et péjorative. C'est une évidence empirique facilement vérifiable. Dictature contamine tout ce qui est autour de ce mot, projette son ombre sinistre sur toute chose. Pour discréditer l'idée de bonheur (concept éthique essentially contested, mais lexie à l'acception indiscutablement positive) (2) il est suffisant de parler de “dictature du bonheur” (3), pour mettre (avec raison) en discussion un des indicateurs les plus utilisés pour mesurer le bonheur il n'y a rien de plus efficace que de dénoncer déjà dans le titre La dittatura del Pil (4), pour infliger un coup mortel à des positions éthiques jugées hétérodoxes voilà la formule “dictature du relativisme” (Benoît XVI) (5), pour se libérer hâtivement du jacobinisme il suffit d'évoquer la “dictature de Robespierre”.

Il n'en a pas toujours été ainsi (même si dans le cas de Robespierre, oui). En France, jusqu'à la révolution, l'acception prédominante est descriptive. Il suffit de faire une vérification rapide à l’aide des outils linguistiques disponibles sur le site de l'ATILF pour s'en rendre compte. Puis, soudainement, le décor change et émerge avec arrogance l'utilisation ad deterrendum, qui continue de nos jours. En Italie, en revanche, jusqu'à l'avènement du fascisme, l'acception prédominante est descriptive et positive. Puis petit à petit, l'acception négative, qui règne encore, commence à s'affirmer. Au cours de mes recherches sur les notions de dictature et bonheur en période moderne et contemporaine j'ai toujours été frappé par le sort différent du terme dictature en France et en Italie après la révolution. Et je n'ai pas encore trouvé d'interprétation satisfaisante.

Dans la rupture qui se vérifie en France en 89 (passage brusque d'une dimension descriptive à une dimension persuasive négative) l'engouement des révolutionnaires pour Plutarque, critique impitoyable – comme on le sait - de la dictature de Sylla, joue probablement un rôle décisif. Le culte pour l'antiquité des protagonistes de la révolution trouve chez Plutarque son livre de chevet (6) et à travers Plutarque élève Sylla, sa dictature (et corollairement toutes les dictatures) comme incarnation du mal politique absolu.

Dans la continuité d'acception positive qu'on enregistre en Italie à l'époque moderne jusqu'au début du XX siècle, la leçon de Machiavel, louangeur de l'institution de la dictature comme point de force de la constitution de la Rome républicaine, pèse vraisemblablement. L'affirmation également en Italie - durant les premières décennies du XX siècle - d'une acception persuasive négative renvoie aux retombées linguistiques des dynamiques culturelles et politiques, ouvertes depuis la révolution d'octobre. Et les dures répliques de l'histoire aux espoirs soulevés par la révolution d'octobre, par le mouvement communiste international et par les promesses palingénésiques de la dictature du prolétariat expliquent le discrédit irréversible de nos jours.

Je proposerai ici quelques réflexions sur les vicissitudes des mots dictateur / dictature (et de leurs dérivés) dans la France et dans l'Italie des XVIII et XIX siècles. Ce sont des réflexions déjà en partie exposées dans certains de mes travaux précédents, corroborées par des recherches lexicologiques en cours près le Département d'Histoire de Trieste sur de vastes corpus concernant la révolution française et le Risorgimento italien et enrichies de nouvelles évidences documentaires et de vérifications auprès de différents sites, en premier lieu ATILF, Gallica, NEA 1789-1794, Bibliothèque digitale italienne, Bibliothèque Italienne. Dans cette exposition je ferai peu de référence en note, je renvoie le lecteur - aussi bien pour la littérature scientifique que pour les sources - à ce que j'ai déjà publié (7) et au deuxième tome de La felicità è un'idea nuova in Europa, en cours de préparation. Dans le deuxième tome, entre autres, nous proposerons les concordances de dictature... chez Hébert, Marat, Robespierre, Saint-Just. Dans le troisième volume je compte pouvoir présenter les concordances de dictature... en segments significatifs du Moniteur et des Archives Parlementaires.

1. France: la révolution française.

Avec la révolution française les mots dictateur / dictature (variante rare: dictatoriat) assument soudainement - et en nette discontinuité avec la tradition précédente - une connotation négative. Ils sont utilisés ad deterrendum comme instrument efficace de polémique politique et de diffamation de l'adversaire. A ce propos, la déposition d'un témoin lors du procès Hébert (mars 1794) est significative: François-Joseph Westermann (14° témoin) affirme que l'un des inculpés (Laumur) lui avait déclaré que les conspirateurs se proposaient de confier le sort de la France à un “grand juge”, parce que le terme “dictateur” était trop connu et faisait trop peur (8).

Dans la période de la Constituante, Mirabeau utilise maintes fois dictateur et dictature, pour attaquer La Fayette aussi bien dans les notes secrètes envoyées à la cour que dans les interventions à l'Assemblée. Dans une note du 1er juin 1790 l'argumentation procède ainsi dans un habile crescendo rhétorique :

Que sera cet homme devenu tout à coup, d'intrigant souple, d'humble courtisan, le gardien des rois, si rien ne l'arrête, ne l'embarrasse dans sa carrière ? Maître de l'armée parisienne, et, par cette armée, de Paris; maître, par Paris, d'une grande partie des gardes nationales du royaume; pouvant disposer du pouvoir exécutif, si les ministres sont de son choix; par là de l'armée; par là des législatures; si des ministres dévoués à son ambition ne lui refusent aucun moyen d'influence, ne sera-t-il pas le plus absolu, le plus redoutable dictateur ?

Dans le texte en question “dictateur”, “maître”, “tyran”, “despote” constituent une chaîne synonymique et Mirabeau observe amèrement que “la multitude ignore parfaitement la dictature que M. de La Fayette a la maladresse d'exercer”.

Une note du 24 octobre 1790 indique dans les dangers de “dictature” la motivation de fond de la non-disponibilité à un arrangement avec La Fayette :

M. de La Fayette répand partout que lui seul a obtenu le renvoi des ministres, que lui seul, organe fidèle du peuple, intermédiaire tout puissant entre le monarque et ses sujets a vaincu tous les obstacles et déjoué le parti ministériel. La renommée publiera bientôt le nouveau bienfait que ce héros des Deux mondes vient d'accorder au royaume, et, comme on n'obtient pas le changement des ministres sans influer sur le choix de leurs successeurs, on verra bientôt ce même homme, maître absolu du seul pouvoir qui aurait pu le renverser. Qu'il cherche des ministres attentifs à lui plaire, empressés de le servir, dociles à ses leçons, tremblant devant ses menaces, il en trouvera. Mais qu'il n'espère pas atteler à son char celui qui, ayant juré de maintenir le gouvernement monarchique, regarde la dictature sous un roi comme un crime; celui qui, ayant juré de maintenir la liberté, regarde l'obéissance à un maire de palais comme le plus honteux esclavage.

La “dictature” de La Fayette est rappelée dans l'intervention que Mirabeau prononce à la Constituante le 2 octobre 1790, pour se défendre de l'accusation d'avoir comploté en faveur du duc d'Orléans:

J'apprends par la notoriété publique qu'après une conversation entre M. d'Orléans et M. de La Fayette, très impérieuse d'une part, et très résignée de l'autre, le premier vient d'accepter la mission, ou plutôt de recevoir la loi, de partir pour l'Angleterre. Au même instant, les suites d'une telle démarche se présentent à mon esprit. Inquiéter les amis de la liberté, répandre des nuages sur les causes de la révolution, fournir un nouveau prétexte aux mécontents, isoler de plus en plus le roi, semer au-dedans et au-dehors du royaume de nouveaux germes de défiance, voilà les effets que ce départ précipité, que cette condamnation sans accusation devait produire. Elle laissait surtout sans rival l'homme à qui le hasard des événements venait de donner une nouvelle dictature : l'homme qui, dans ce moment, disposait, au sein de la liberté, d'une police plus active que celle de l'ancien régime.

Le 28 février 1791 - durant le débat sur le projet de loi pour l'émigration - Mirabeau sera à son tour accusé de “dictature”, dans une confrontation qui illustre d'une manière incisive l'utilisation ad deterrendum du mot en question :

M. de Mirabeau : Je demande la parole.

M. Gualtier-Biauzat : La délibération est commencée; on ne peut rouvrir une nouvelle discussion.

M. Goupil de Préfeln : C'est une espèce de dictature de M. de Mirabeau dans cette Assemblée.

Un membre: C'est vrai !

M. d'André : Quelle est la dictature dont parle M. Goupil ? Monsieur le Président, faites mettre ces messieurs à l'ordre et à leurs places.

M. de Mirabeau : Je n'ai que trois mots à dire, monsieur le Président.

M. Goupil de Préfeln : Je demande qu'il me soit permis de répondre à M. de Mirabeau.

M. le Président : Je ne lui ai point accordé la parole, quoiqu'il soit à la tribune; elle sera à lui si l'Assemblée veut l'entendre.

M. de Mirabeau : Je prie Messieurs les interrupteurs de remarquer que j'ai toute ma vie combattu le despotisme et que je le combattrai toute ma vie (Applaudissements.)

Un membre : Ce n'est pas vrai; vous l'exercez.

M. de Mirabeau : Je prie aussi M. Goupil de se souvenir qu'il s'est autrefois mépris sur un Catilina dont il repousse aujourd'hui la dictature...

Précédemment à ce vif échange d'accusations, Mirabeau avait qualifié l'idée d'une loi sur l'émigration comme une “infamie d'établir une inquisition dictatoriale”. Le soir même du 28 février 1791, Mirabeau sera accusé de “dictature parlementaire” à la Société des Amis de la Constitution (le club des jacobins) (9). A propos de la période de la Constituante je signale encore une curiosité linguistique: en juillet 1791 La Fayette et de Lameth sont définis par Desmoulins comme des “co-dictateurs”.

Pendant la période et lors des les débats de la Législative, l’utilisation ad deterrendum des mots dictateur / dictature semble moins fréquente. Nous la retrouvons, par exemple, dans la séance du 25 juillet, quand Brissot dénonce la « faction de régicides, qui veut créer un dictateur ». Précédemment, la proposition formulée le 5 juillet 1792 par Torné, évêque de Bourges, de prévoir la suspension de la constitution et l'éventualité d'un pouvoir extraordinaire avait soulevé de fortes hostilités (10). Le qualificatif injurieux dictateur est souvent adressé (comme dans la période de la Constituante) à La Fayette (en premier lieu par Robespierre). Ainsi, par exemple, Louvet le 7 juillet, le 9 juillet, le 17 juillet, le 20 juillet, le 9 août 1792 (La sentinelle, n° 27, 29, 34, 36, 37, 46). Et dans la séance de la Législative du 8 août 1792, Brissot évoquera les projets de “dictature” de La Fayette.

Parfois j'ai cependant relevé une utilisation descriptive des termes dictateur / dictature. Le 25 octobre 1791 Pastoret, en soutenant que “les remèdes extrêmes sont permis quand les maux sont extrêmes” rappelle qu'”à Rome, on créait quelquefois un dictateur”. Le 2 septembre 1792, Reboul propose - sous les applaudissements - d'investir “le pouvoir exécutif” d'”une espèce de dictature en tout ce qui concerne les mesures militaires”. Des évaluations définitives pourront être exprimées seulement avec la digitalisation complète des Archives Parlementaires, du Moniteur et d'autres recueils documentaires.

Le spectre de la dictature apparaît sur les bancs de la Convention déjà dans la séance inaugurale du 21 septembre 1792. Dans une telle occasion Couthon propose de voter “une exécration égale à la royauté, à la dictature, au triumvirat”. Danton reprenant cette idée dénonce “les vains fantômes de la dictature, l'idée extravagante de triumvirat”. Sur ce sujet la Convention revient avec un débat tendu et soutenu - prélude des luttes successives entre Gironde et Montagne - dans la séance du 25 septembre 1792. La députation de Paris - dans la bouche de Robespierre et de Danton - repousse avec dédain la dénonciation de certains députés de la Gironde, au sujet de présumés dessins dictatoriaux. Pour Robespierre “cette accusation est un crime”, l'”inculpation” est “misérable”. Danton se déclare pour la peine de mort contre quiconque ose proposer la “dictature” ou le “triumvirat”. Couthon s'associe à cette requête. L'unique voix discordante est celle de Marat, qui renforce sa préférence pour la dictature (entendue, dans cette intervention, avec des fonctions de type quasi exclusivement judiciaire) et assume la pleine et directe responsabilité des prises de position à cet égard, exprimées plusieurs fois dans ses textes :

Je dois à la justice de déclarer que mes collègues, nommément Robespierre, Danton, ainsi que tous les autres, ont constamment improuvé l'idée, soit d'un tribunat, soit d'un triumvirat, soit d'une dictature. Si quelqu'un est coupable d'avoir jeté dans le public ces idées, c'est moi. J'appelle sur ma tête la vengeance de la nation ; mais avant de faire tomber l'opprobre ou le glaive, daignez m'entendre. Au milieu des machinations, des trahisons dont la patrie était sans cesse environnée ; à la vue des complots atroces d'une cour perfide; à la vue des menées secrètes des traîtres renfermés dans le sein même de l'assemblée législative, me ferez vous un crime d'avoir proposé le seul moyen que je crusse propre à nous retenir au bord de l'abîme entr'ouvert ? /.../ j'ai donc plusieurs fois proposé de donner une autorité instantanée à un homme sage et fort, sous la dénomination de tribun du peuple, de dictateur, etc. ; le titre n'y fait rien (11).

L'utilisation positive du mot "dictature" de la part de Marat constitue une exception dans le domaine du débat politique pendant la révolution française: le même Marat, d'un autre côté, est parfois tenté par l'utilisation courante - négative et polémique - du mot. Ainsi, par exemple, dans L’Ami du peuple du 19 août 1792 il fait allusion de manière méprisante à La Fayette, en l'appelant “dictateur” et le 6 avril 1793 il affirme que les girondins “ont voulu mettre la dictature entre les mains de Roland”.

Parmi les plus éclatantes exceptions que j'ai relevées au cours de mes enquêtes (mais il est évident qu'un bilan complet ne pourra être fait qu'avec la digitalisation intégrale des Archives parlementaires, du Moniteur et d'autres recueils documentaires) je signale Saint-Just (à propos duquel je renvoie à la liste des concordances en préparation pour le deuxième tome de La felicità) et une intervention de Barère à la Convention le 5 avril 1793 (débat sur l'institution du Comité de salut public) :

On parle sans cesse de dictature ! je n'en connais qu'une qui soit légitime, qui soit nécessaire, et que la nation ait voulue : c'est la Convention nationale ; c'est par vous que la nation exerce la dictature sur elle-même ; et je crois fermement que c'est la seule dictature que des hommes libres et éclairés puissent supporter.

Préalablement, de toute façon, Barère s'était empressé de rassurer l'auditoire, qu'il savait sensible à la puissance évocatrice des mots :

J'ai voué une haine implacable à toute espèce de tyrannie, et ce n'est pas moi qui viendrai, à cette tribune, défendre des mesures qui pourraient même n'avoir que de la tendance à une dictature quelconque.

Dans le lexique de la période révolutionnaire le terme « dictateur » - avec les éclatantes exceptions de Marat et de Saint-Just - est juxtaposé et assimilé à « tyran », « dominateur », « chef », « despote », « maître », « roi ». A ce propos un document exprimé par la section du Panthéon-Français en mars 1793 est significatif :

Citoyens, on nous menace d'un dictateur ! A l'instant l'assemblée se lève tout entière saisie d'horreur ; elle a juré à l'unanimité de poignarder tout dictateur , protecteur, tribun, triumvir, régulateur, ou tous autres, sous quelque dénomination que ce soit, qui tendraient à détruire la souveraineté du peuple ; et l'assemblée a ajouté : Qu'ils paraissent, le poignard est aiguisé. L'assemblée arrête de plus que pendant huit jours le serment sera renouvelé dans son sein, et que le procès-verbal de cette séance sera communiqué à la Convention nationale et aux quarante-sept autres sections (12).

Après la fête de l'Etre Suprême, Robespierre sera appelé « prêtre-dictateur » et « pontife ». Le 9 Thermidor il sera maintes fois apostrophé comme « tyran » et dénoncé comme « dominateur ». Le 24 octobre 1792 Brissot dénonce que le « véritable crime » pour lequel il a été chassé du club des jacobins est de ne pas avoir « voulu me prosterner devant la dictature de Robespierre et de ses protecteurs ou protégés » (13). Le 26 ou 27 juin (le jour exact est difficile à établir) 1794, au cours d'une réunion conjointe des Comités, Billaud-Varenne apostrophe durement Robespierre avec le qualificatif injurieux de « dictateur ». Le 29 juin Robespierre et Saint-Just sont traités de « dictateurs ridicules » (14).

L'accusation d'aspirer à la « dictature » résonne continuellement dans les attaques à Robespierre et culminera le 9 Thermidor dans les cris de « à bas le tyran ». Une accusation terrible, comme le souligne Robespierre avec une lucide conscience dans son dernier discours (le 8 thermidor) devant la Convention nationale, justement pour la puissante charge évocatrice contenue dans le mot même :

Ce mot de "dictature" a des effets magiques : il flétrit la liberté ; il avilit le gouvernement ; il détruit la République ; il dégrade toutes les institutions révolutionnaires, qu'on présente comme l'ouvrage d'un seul homme; il rend odieuse la justice nationale, qu'il présente comme l'ouvrage d'un seul homme; il dirige sur ce point toutes les haines, tous les poignards du fanatisme et de l'aristocratie. Quel terrible usage les ennemis de la République ont fait du seul nom d'une magistrature romaine ! Et si leur érudition nous est si fatale, que sera-ce de leurs trésors et de leurs intrigues ?

Les accusés se transforment souvent en accusateurs et vice versa. Le 5 novembre 1792 Robespierre retourne contre Louvet l'accusation de dictature, que celui-ci lui avait adressée dans un long et passionné discours prononcé devant la Convention le 29 octobre 1792. Nous avons vu Brissot dénoncer la « dictature » de Robespierre, mais Brissot même lors des séances et dans les circulaires du Club des Jacobins sera accusé d'être le « véritable dictateur ». Et il sera associé dans l'accusation de « dictature » à Roland. Le comportement de Roland dans l'affaire de l'armoire en fer sera qualifié par Desmoulins comme « l'acte le plus dictatorial qu'on puisse imaginer » (15). Dans le procès aux girondins, Chaumette renversera sur Brissot et Roland l'accusation de « dictature », si souvent agitée par la Gironde contre la Députation de Paris. Lors du procès Danton, les accusés déclarent qu'ils voulaient dénoncer à la Convention la « dictature » du Comité de salut public, mais Danton même - aux séances de la Convention - avait été plusieurs fois apostrophé par l'invective « à bas le dictateur » (voir, par exemple, la séance du 10 avril 1793). La question de la dictature figure parmi les chefs d'accusation du renvoi de Marat au Tribunal révolutionnaire (12 avril 1793) et parmi les inculpations attribuées à Hébert. Mais aussi bien Marat qu'Hébert dans leurs textes et dans leurs interventions avaient dénoncé maintes fois les projets de « dictature » de leurs adversaires.

Le spectre de la dictature - dans les débats de la révolution française - revêt souvent l'apparence de personnages historiques, interprétés comme symboles de vexation et d'arbitraire: les noms qui reviennent le plus fréquemment sont ceux de Catilina, César, Cromwell et Sylla. Le 9 Thermidor, pour nous limiter à un exemple connu, Tallien appelle Robespierre « nouveau Cromwell ». Le 19 brumaire de l'année VIII Napoléon se plaindra devant le Conseil des Anciens d'avoir été comparé à César et à Cromwell. De tels noms continueront à être reproposés comme des exemples négatifs dans les débats du XIX siècle.

2. Dictature dans le débat politique français du XIX siècle.

Dans le débat politique français, dictature continue à maintenir une caractérisation essentiellement négative tout au long du XIX siècle. Ce qu'écrit à ce propos Elias Regnault dans le Dictionnaire politique de Duclerc et Pagnerre, une œuvre de position démocratique, publiée pour la première fois en 1842 et qui jouira de nombreuses réimpressions (parmi lesquelles une en 1848) et d'un large succès éditorial, est significatif. Regnault trace sommairement - dans une proportion très réduite par rapport à d'autres articles du dictionnaire - les caractéristiques de la dictature dans la Rome antique (magistrature extraordinaire et provisoire chargée de faire face à des situations exceptionnelles de danger) et il indique en Cincinnatus et Quintus Servilius des exemples de bon usage de l'institution. Il souligne ensuite le profond tournant gravé par le « farouche » Sylla et la définitive dégénération due à César, qui commence sous un tel titre le pouvoir impérial. Arrivant enfin à parler de la « politique moderne », il exprime sur la dictature un jugement exécuteur sans appel :

Nous n'avons pas à nous occuper de la Dictature comme élément de la politique moderne. Une institution dont le principe est l'anéantissement des volontés générales et des volontés individuelles, une protestation odieuse contre l'intelligence publique et particulière, un insolent mépris de tout droit et de toute pensée, une institution pareille ne saurait être invoquée de nos jours sans crime ou sans folie. Aucune circonstance ne pourrait la justifier, aucun danger l'absoudre, aucune limite la faire tolérer. Il n'y a pas de circonstances exceptionnelles où la voix des citoyens doive être étouffée ; il n'y a pas de moment, même transitoire, où la majorité n'ait le droit d'être consultée. Invoquer la Dictature, c'est invoquer la violence: invoquer la violence, c'est avouer qu'on est en minorité; c'est se condamner soi-même en protestant contre le principe le plus sacré de la démocratie, le principe de la majorité.

Le Dictionnaire de Duclerc et Pagnerre est une œuvre militante et en tant que telle s'occupe aussi - d'une manière polémique - de l'acception moderne de dictature .Cela ne se produit pas en revanche dans les éditions du dix-neuvième siècle du Dictionnaire de l'Académie française, qui continue à proposer - dans une lecture descriptive - l'acception classique des éditions précédentes (pour dictateur: l'utilisation figurée débonnaire et plaisante, attestée dès la cinquième édition de 1798 et l'utilisation extensive, mais générique, attestée à partir de la sixième édition de 1832-1835). Viscosité érudite, prudence opportuniste, embarras ? Je me limite à signaler la question, en renvoyant pour les vérifications opportunes au site de l'ATILF. La donnée, entre autres, est en pleine dystonie avec la production équivalente italienne, sur laquelle je reviendrai plus loin.

Dans le cadre de la connotation négative des lexies dictateur / dictature - dans le débat politique français de la première moitié du XIX siècle - on enregistre des articulations et des nuances : on passe ainsi de la paisible et parfois embarrassée mise en discussion de l'intérieur même de positions qui se réfèrent à la tradition babouviste, à la ferme mais mesurée polémique de socialistes démocrates, comme Thoré; de la correcte dénonciation de républicains modérés comme Carrel, aux haineuses invectives de l'historiographie antirobespierriste. Dans l'ensemble cependant le mot dictature semble maintenir et développer une puissante charge péjorative, comme l'atteste - par exemple - l'utilisation habile qu'il est fait d'elle dans les rapports et dans les réquisitoires devant la Cour des Pairs. Son impact émotif dévastant est significativement souligné en 1851 par Alphonse Esquiros: « l'obstacle au succès des idées démocratiques et sociales est, nous le savons bien, le fantôme de la dictature » (16).

Je n'ai pas suivi dans les détails, avec des recherches systématiques et de première main, les vicissitudes du mot dictature dans le débat politique français successif au coup d'état du 2 décembre 1851. Il me semble, cependant, que, même dans la deuxième moitié du XIX siècle, il continue à maintenir une caractérisation principalement négative. C'est ce qu'on peut en tirer, par exemple, de la documentation relative à la Commune de Paris en 1871. L'appel aux électeurs diffusé le 25 mars par le comité central, l'organisme qui tient en main le sort de Paris après l'insurrection du 18 mars, s'empresse déjà de dissiper les soupçons de dictature :

Paris ne veut pas régner, mais il veut être libre; il n'ambitionne pas d'autre dictature que celle de l'exemple; il ne prétend ni imposer ni abdiquer sa volonté.

La question est reprise dans la Déclaration au peuple français du 19 avril 1871, considérée comme une sorte de testament idéal de la Commune :

Nos ennemis se trompent ou trompent le pays quand il accusent Paris de vouloir imposer sa volonté ou sa suprématie au reste de la nation, et de prétendre à une dictature qui serait un véritable attentat contre l'indépendance et la souveraineté des autres communes.

Le document exprime dans une large mesure les orientations de la minorité socialiste (proudhoniens, bakouniniens et des éléments qui, d'une façon différente et avec des nuances diverses, se réfèrent au collectivisme des sections jurassiennes de l'Internationale) et n'explicite ni ne donne de place aux tendances dictatoriales, présentes dans l'aile blanquiste et jacobine de l'assemblée. Ce qui est intéressant - sous le profil du sort du mot dictature - c'est que même les interventions empreintes dans l'esprit et dans la substance d'une conception dictatoriale de la Commune (la Commune révolutionnaire opposée à la Commune sociale) évitent ou utilisent avec de grandes précautions le terme « dictature ». Du côté de la minorité ensuite les accusations de « dictature », adressées aux néo-jacobins et blanquistes, sont fréquentes et rappellent parfois des modules et des formules des débats de la révolution française. Vermorel témoigne significativement de l'aversion de ce groupe pour le mot même, dans le débat du 20 avril sur la structure organisatrice de la Commune, quand - en réponse à une intervention de Rastoul - il dénonce avec dédain « le mot fâcheux » de « dictature » (17).

Après la Commune et en concomitance avec la pénétration du marxisme en France, le tableau se fait davantage bigarré et complexe. Le mot dictature tend à perdre en partie de sa charge négative, ce qu'il faut évidemment rapporter à des modifications de caractère conceptuel. La pénétration du marxisme et la fondation du parti ouvrier ont d'évidentes retombées linguistiques, encore en large mesure à étudier.

3. L'année 1848.

Revenons maintenant à l'année 1848, événement qui se présente - pour la richesse du matériel produit dans l'intensité et dans le tragique de l'affrontement politique et social - comme terrain particulièrement favorable pour une vérification des observations jusqu'ici développées.

L'utilisation ad deterrendum des mots dictateur / dictature se révèle pleinement confirmée. L'exemplification pose seulement l'embarras du choix. Dans les débats à l'Assemblée constituante et à l'Assemblée législative, dans les pétitions des clubs, dans les opuscules et dans la presse occasionnelle et périodique l'accusation de dictature rebondit d'une extrême à l'autre des différentes coalitions et touche un peu tous les protagonistes de la lutte politique de la période. Même Proudhon en fait les frais, ce critique le plus enflammé et obstiné des présumées inclinations dictatoriales des démocrates et socialistes. Le journal Le Réveil du Père Duchêne, en mars 1850, lui reproche d'exercer une “dictature déguisée”. Le travailleur par la Mère Duchêne (n.1, 27 mai 1848) - tout en en donnant dans l'ensemble un jugement positif - dénonce la “courte et néanmoins trop longue période de dictature” du gouvernement provisoire (24 février 1848 – 4 mai 1848). Le tocsin des travailleurs (n.24, 24 juin 1848) définit la Commission exécutive (9 mai 1848 – 24 juin 1848) “dictatures d'eunuques”. Les républicains modérés du National sont à maintes reprises accusés de dictature et les dards polémiques touchent en particulier le “dictateur” Marrast, maire de Paris. En octobre 1849 Le démocrate – journal de la réforme sociale impute des tendances dictatoriales à la démocratie dans son ensemble:

Elle /la démocratie/ a manqué de radicalisme lorsque plusieurs de ses membres laissèrent voir assez clairement qu'ils rêvaient une dictature, une convention absolue, c'est -à- dire l'illogique emploi de la tyrannie pour établir la liberté, la violence de quelques - uns pour établir la souveraineté de tous. La démocratie socialiste a manqué de radicalisme lorsqu'elle a nié, dans plusieurs des divers systèmes, les principes mêmes de la démocratie, en rêvant la réalisation de ses projets au moyen d'un gouvernement absolu qui commencerait par abroger la liberté politique et civile.

Nous pourrions continuer ainsi longuement. Cela vaut peut-être la peine cependant de s'arrêter plutôt un peu plus en détail sur un cas - celui de Ledru-Rollin - qui me semble emblématique de la désinvolture avec laquelle le terme “dictature” est utilisé dans la lutte politique de l'année 48 française. Alexandre Auguste Ledru-Rollin est représentant de tête du groupe radical à la Chambre des députés sous la monarchie de Louis Philippe, ministre de l'intérieur du Gouvernement provisoire pendant la révolution de février, membre de la Commission exécutive exprimée par l'Assemblée Constituante, et leader indiscuté de la Montagne à l'Assemblée législative. Les orientations politico-idéales de ce brillant avocat parisien et l'action concrète de gouvernement qu'il exerce vont dans le sens d'un républicanisme ferme dans la défense des principes démocratiques et attentif aux problématiques sociales. La défense du suffrage universel et des règles d'une confrontation libre et ouverte entre des opinions et des intérêts distincts - chez Ledru-Rollin - est décidée et convaincue, et trouvera une expression originale dans l'œuvre Du gouvernement direct du Peuple, publiée en 1851 dans son exil londonien. Et bien, justement ce personnage est l'un des plus touchés en 48 par les accusations de dictature. L'on connaît l'anecdote plaisante selon laquelle les paysans de l'Auvergne croyaient qu'à Paris régnait un dictateur corrompu “le dru Rollin”, qui avait deux maîtresses “la Martine” et “la Marie”. Que ce soit vrai ou faux, il est certain que l'image de Ledru-Rollin dans la peau du “dictateur” circule largement dans les publications de l'époque. Après l'échec de la manifestation du 13 juin 1849 en faveur de la République romaine et la consécutive répression antidémocratique, se monte une campagne de presse, qui tend à présenter le leader de la Montagne comme un féroce “dictateur”, qui convoite de livrer la France aux “expériences sauvages du socialisme”. Dans le matériel à cet égard, que j'ai pu voir à la Bibliothèque Nationale de Paris, j'attire l'attention sur un texte publié à Caen en 1850: Le dictateur ou les Montagnards. Drame en 3 actes. Affaires des 12 et 13 juin 1849. Dans ce drame, laid et vulgaire, Ledru-Rollin est raillé à plusieurs reprises avec le titre de “dictateur”:

/.../ Je veux être le chef, l'unique dictateur

qui redonne au pays sa gloire et sa splendeur /.../

Les rimes continuent grossièrement, pour un résultat banal et désagréable :




/.../ Protecteur du commerce et de l'agriculture

tu sauras soutenir mon nom, ma dictature

/.../ Ainsi sans balancer embrasse avec ardeur

les devoirs que t'impose un maître, un dictateur /.../

Les mots “dictateur”, “dictature”, utilisés d'une façon obsessive et pressante, évoquent des images de férocité et de violence. Un personnage (le sergent Terré, qui refuse d'adhérer à la révolte) fait encore -toujours en vers- des considérations d'ordre général sur la matière:

/.../ Éloignez-vous d'ici, fuyez votre patrie

o vils aventuriers! amis de l'anarchie.

Je connais mon devoir, sachez qu'il est sacré,

à mes yeux hors de là rien n'est plus épargné,

le nom de dictateur n'a plus de cours en France,

il n'enfanta jamais que malheur et souffrance !

Si, dans Rome, jadis, il eut quelque renom,

c'est qu'il fut soutenu par la rébellion

d'odieux décemvirs et de tribuns féroces,

lançant sur leur pays mille complots atroces /.../ ( 18 ).

La réponse que Ledru-Rollin donnera à la campagne de dénigrement à son égard confirme l'utilisation ad deterrendum du terme dictature : dans le texte Le 13 juin non seulement il se prononce encore une fois explicitement et nettement contre toute hypothèse dictatoriale mais il renvoie l'accusation de “dictature” sur ses adversaires mêmes.

Les accusations incessantes, que les protagonistes de la lutte politique s'échangent les uns les autres peuvent induire à sur-dimensionner la latitude et la consistance des théorisations dictatoriales de l'année 48 française. Celles-ci seront de plus reprises dans la coutume mémorialiste et dans la production historiographe militante, qui succèdent immédiatement à l'échec de la révolution de février. En réalité, l'analyse indique que la question vit plus dans la polémique que dans l'élaboration positive effective des acteurs révolutionnaires. C'est un fantôme qu'on agite dans le but de discréditer et diffamer l'adversaire. Sa façon inquiétante de hanter les scènes de 48 confirme seulement la profonde charge de suggestion négative, employée et développée par le mot dictature dans le débat politique français à partir de la révolution de 89.

L'unique voix - en plus de Cabet et de la Commune sociale - (19) à invoquer explicitement la “dictature” pendant la deuxième république est celle d'Emile de Girardin. Le brillant et versatile directeur de La Presse, journal à grande diffusion et d'influence considérable, constitue en 48 une présence, pour beaucoup d'aspects, originale et une force politique quasiment à part. A côté des démocrates de la Montagne et avec des ouvertures également vers le socialisme, ce personnage bizarre - avant de se tourner définitivement vers le camp bonapartiste - dénonce avec emphase, dans les années de la deuxième république, les limites et l'inefficacité des assemblées électives, auxquelles il ne devrait incomber que des tâches de contrôle et non d'intervention positive dans la préparation des lois. Sa proposition est d'unifier le pouvoir législatif et exécutif dans une institution définie d'une manière provocante “dictature”. La “dictature” de Girardin s'exerce dans un contexte de complète sauvegarde des libertés politiques et civiles (en premier lieu la liberté de presse, dont il continuera à être un défenseur convaincu même durant le second empire) et sa tâche principale est la correcte administration et le développement de l'économie. Dans les textes de 1849, recueillis dans l'œuvre Le gouvernement le plus simple (1851), le schéma prévoit que l'assemblée, élue au suffrage universel, se limite au vote annuel des impôts. Il appartiendrait en revanche à un président nommé par l'assemblée même - et révocable chaque année - d'exercer d'une manière conjointe les pouvoirs législatif et exécutif :

Ce que nous proposons, dit-on, c'est la dictature élue et révocable? - Soit. Mais est-ce que la royauté, aux temps de Louis XVI, de Louis XIV, de Louis XIII, de Henri IV, n'était pas la dictature héréditaire et irresponsable ? N'abusons donc pas du mot de dictature. Si vous craignez tant l'abus de la dictature, mieux non vaut-il pas alors la dictature qu'on peut révoquer tous les ans que la dictature qu'on peut être condamné à subir pendant des siècles ?

Même si de Girardin affirme - dans une phrase à effet - qu'”il faut à tout régime nouveau pour éclore le nid de la dictature”, ses propositions n'ont rien à voir avec la notion de dictature révolutionnaire, qui s'était affirmée dans le cadre de la tradition babouviste-buonarrotienne et dans le blanquisme. Elles se représentent comme un mélange curieux d'idées antiparlementaires et des tendances efficientes et autoritaires. Le choix du terme “dictature” répond à des exigences de provocation politique et il est congruent avec la façon de voir globale d'un auteur, habitué à scandaliser à travers le recours à des formules et des raisonnements paradoxaux, de suggestion incontestable et d'efficacité journalistique éprouvée. Pour confirmer ultérieurement les désinvoltures terminologiques de Girardin on peut encore rappeler que dans l'œuvre L'abolition de l'autorité par la simplification du gouvernement (1851) la “dictature” sera remplacée, avec des fonctions principalement analogues, par l'institution du “Maire de France” (20)

4. France: Brèves conclusions et idées de recherche.

Beaucoup d'articles restent en dehors de ce rapide compte rendu (en premier lieu ceux qui appartiennent au bonapartisme, au filon babouviste-buonarrotien, au saint-simonisme, au positivisme de Compte, au blanquisme, mais pas seulement) qui au cours du XIX siècle français se servent explicitement du terme dictature pour véhiculer les propres propositions politiques. Toutefois dans ces articles (pour lesquels je renvoie à mon Dispotismo della libertà) on enregistre souvent – même si ce n'est pas toujours - un certain embarras dans l'utilisation du mot, en confirmation d'une véridicité essentielle des affirmations citées ci-dessus d'Esquiros.

Un discours à part devrait être fait pour la production historiographique pro-jacobine et pro-Robespierre (même minime), que j'ai déjà examiné analytiquement pour ce qui concerne la première moitié du XIX siècle (voir Il dispotismo della libertà), mais qui tôt ou tard devra être relue - toujours évidemment dans la perspective des problématiques affrontées ici - avec des références à toute la période des XIX et XX siècles et avec une attention particulière à son croisement avec le marxisme et l'idéologie communiste. L'historiographie libérale pourrait également réserver quelques surprises.

La question principale reste de toute façon la nette discontinuité qui se crée avec la révolution de 89. Des locuteurs habitués à se confronter dans l'utilisation descriptive de dictature chez Corneille, Rousseau, Mably, Montesquieu... (mais également, somme toute, dans la rubrique dictateur de l'Encyclopédie, critique aussi à l'égard de Sylla) soudainement chargent le mot de peur et de soupçons. Dictature devient une arme mortelle pour supprimer la légitimité de l'adversaire politique. Cela advient dès les débuts de la Constituante. Dans la séance royale du 23 juin 1789 Mirabeau dénonce les déclarations de Louis XVI comme “insultante dictature”. Mais encore en 1788 Joseph Cerutti, figure de proue du parti patriote, pour donner de la force au projet politique d'un compromis entre monarchie et tiers état n'avait pas hésité à affirmer que “le Monarque est le Dictateur perpétuel et héréditaire de la République” (21). J'ai fait allusion à Plutarque. Il est évident que l'explication littéraire culturaliste n'est pas suffisante et que l'enquête devra être reprise et approfondie, en intégrant l'approche lexicologique avec l'analyse des concrètes et effectives dynamiques historiques, faites aussi de peurs, d'espoirs, d'émotions.

Les peurs évoquées par le mot dictature sont indubitablement instrumentalisées à des fins politiques, mais renvoient à des préoccupations effectivement existantes, comme il en résulte de ce curieux débat qui s'est déroulé au Club des jacobins le 27 juillet 1792 :



M..., fédéré. « Je ne vous démontrerai pas, Messieurs, la nécessité d'une insurrection générale : elle est assez généralement reconnue pour qu'il soit inutile de s'y attacher de nouveau. Personne ne doute que, si la nation laisse encore quinze jours l'exécution de ses lois aux mains à qui elle l'a confiée, la nation ne soit perdue. On dit qu'il faut une insurrection générale, mais le moyen de faire cette insurrection ? Elle est de toute impossibilité, car partout la force publique, les autorités constituées, s'opposeront aux insurrections qui se feront sous leurs yeux. Que faisaient les Romains lorsque, chez eux, les dangers de la patrie forçaient à des mesures extraordinaires ? Ils faisaient dormir les lois, les autorités constituées, et nommaient un dictateur. Imitons leur exemple (murmures), et ne craignons pas qu'un dictateur puisse être dangereux, car il serait entouré par le peuple, qui serait juge de sa conduite, et c'est, selon moi, le seul moyen de sauver la patrie. » (Murmures généraux.)

M. Simond. « La mesure que propose le préopinant serait excellente chez un peuple vertueux ; elle était bonne à Rome, où on prenait les dictateurs à la charrue ; mais, pour nous, elle serait du dernier danger, car l'intrigue et la corruption présideraient au choix du dictateur. Je ne crois pas nécessaire de combattre plus longtemps la proposition qui, dans la bouche de celui qui l'a faite, est une preuve de la pureté de son patriotisme et du peu de connaissance que son âge lui a permis de prendre de la perversité des hommes.

Je me limite à signaler que le schéma de raisonnement proposé ici (dangerosité de la dictature, du fait que la société est corrompue) sera complètement renversé dans la position babouviste-buonarrotienne (nécessité de la dictature, justement parce que la société est corrompue).

Un saut de qualité décisif - j'insiste sur un thème qui m'est cher - pourra se vérifier uniquement avec la digitalisation intégrale des Archives parlementaires, du Moniteur et d'autres recueils documentaires et avec la mise en route de logiciels adéquats pour les enquêtes lexicologiques en réseau (la bibliothèque digitale de mes rêves). Avec de vastes corpus digitalisés et d'efficaces logiciels linguistiques on pourrait tracer des champs sémantiques utiles pour la conceptualisation et on pourrait également tenter de construire des parcours différenciés pour les mots dictateur et dictature (pour l'entière période prise en considération, évidemment, et pas seulement pour la révolution).

Dès maintenant cependant nous pouvons affirmer que, dans la France de la révolution, les protagonistes de la lutte politique recourent systématiquement à l'accusation de dictature pour se discréditer les uns les autres. La donnée n'est ni évidente ni certaine et souvent la littérature historiographique a accrédité l'hypothèse d'un équilibre essentiel entre les différentes acceptions ou elle est même arrivée à soutenir que le terme dictature, jusqu'en 1850, était faiblement connu (22). La documentation que j'ai examiné témoigne que dès la période révolutionnaire le mot circulait largement et son acception était principalement négative. Comme le dit Choderlos de Laclos dans la séance du Club des Jacobins du 2 juin 1791 “les mots de dictateur et de patriote ne sonnent pas ensemble”. Les incessantes accusations de dictature que les révolutionnaires s'échangent les uns les autres peuvent induire ( et en effet ont induit ) à de graves déformations de jugement historique. Et parmi ces déformations - fruit d'une histoire interprétée à travers le vécu et les mots de ses protagonistes - le cliché faux et éprouvé de la dictature de Robespierre en fait indubitablement partie (23).

5. Italie: dictature et Risorgimento.

Dans la lutte politique et dans les débats idéaux du Risorgimento les termes dictateur et dictature reviennent fréquemment. Dans la grande majorité des cas l'acception est descriptive et positive. Parfois laudative. Rares sont les exemples de connotations dénigrantes. J'ai toujours été frappé par le naturel désinvolte avec lequel “dictateur” s'accole à d'autres désignations positives dans le portrait de Garibaldi proposé par De Amicis dans le livre Cuore (1886):

Il avait la flamme de l'héroïsme et le génie de la guerre. Il lutta dans quarante combats et il en vainquit trente-sept. Quand il ne combattit pas, il travailla pour vivre ou se retira sur une île solitaire pour cultiver la terre. Il fut maître, marin, commerçant, soldat, général, dictateur. Il était grand, simple et bon. Il haïssait tous les oppresseurs, il aimait tous les peuples, il protégeait tous les faibles; il n'avait d'autre aspiration que le bien, il refusait les honneurs, il méprisait la mort, il adorait l'Italie.

Le cadre linguistique italien du XIX siècle contraste avec la situation française de la même époque, où prévaut une utilisation péjorative des mots dictateur, dictature et de leurs dérivés adjectifs et adverbiaux. En outre la dystonie avec les valences négatives prédominantes dans l'actuel lexique politique est évidente. Sous le profil doctrinal, il est possible de distinguer - à côté des références politiques à la dictature romaine classique et aux corrélatives transpositions du point de vue moderne dans le cadre des projets constitutionnels - deux différentes typologies de la dictature, exposées au XIX siècle italien: la dictature du Risorgimento, qui a comme objectif la réunification de la péninsule et la victoire militaire sur l'Autriche et ses alliés intérieurs, et la dictature révolutionnaire, qui se propose d'éduquer à la liberté.

Ce qui nous intéresse ici n'est pas la physionomie conceptuelle de la notion de dictature pendant le Risorgimento, mais la disponibilité des patriotes italiens du XIX siècle à véhiculer, à travers le mot dictature et ses dérivés, des projets et des initiatives politiques.

Des épisodes notoires de l'histoire politico-institutionnelle nous reviennent en mémoire: la nomination de Biagio Nardi comme “dictateur de Modena et sa province” en février 1831; la dictature de Manin à Venise en 48-49 ; le triumvirat de Mazzini, Armelli et Saffi pendant la république romaine en 1849 ; la dictature conférée à Guerrazzi par l'Assemblée législative-constituante toscane en mars 1849 ; la requête à Vittorio Emanuele II d'assumer la dictature temporaire, formulée en 1859 par les gouvernements provisoires de l'Italie centrale; la charge de “Dictateur des provinces modénaises et parmesanes”, conférée à Carlo Luigi Farini en 1859; le décret de Salemi du 14 mai 1860, avec lequel Garibaldi assume “au nom de Vittorio Emanuele Roi d'Italie, la Dictature en Sicile”.

6. Italie: dictature et mouvement réformateur du XVIII siècle.

La légitimation part de loin. Elle a ses origines dans Machiavelli et à partir de la fin du XVIII siècle elle se présente désormais consolidée. Il serait intéressant d'explorer à travers quels canaux se constitue et se sédimente dans la pensée politique italienne successive à Machiavelli le sort positif du terme dictature (et une aide précieuse pourra venir de la toute nouvellement née Bibliothèque digitale italienne : www.bibliotecadigitaleitaliana.it; voir également le site de la Bibliothèque italienne : www.bibliotecaitaliana.it). Le mythe de la romanité, qui représente un élément de fond de la conscience nationale italienne à la période moderne et l'une des conditions requises de sa façon de se traduire en force historiquement efficace, joue probablement un rôle non secondaire, après les événements de la Révolution française (24). L'hypothèse est entièrement à vérifier et je n'ai pas, à l'état actuel de la documentation, d'éléments suffisants pour un discours articulé et exhaustif. Reste le fait que justement un personnage de l'histoire romaine - et paradoxalement la bête noire des critiques de la dictature dans le débat en France - est invoqué pour appuyer des sympathies, au sens large, dictatoriales dans le mouvement réformateur italien de la deuxième moitié du XVIII siècle. Dans l'”Accademia dei Pugni” (1763) Pietro Verri –partisan, à l'occasion de la discussion sur les réformes judiciaires et plus particulièrement sur la nécessité d'un “nouveau code”, de la thèse selon laquelle la “volonté absolue et indépendante d'un seul” aurait pu développer une fonction “chez les nations corrompues pour les reconduire à leurs principes” - assume le nom de Sylla.

Le rappel à Sylla de la part de Verri - intellectuel profondément lacéré, comme tout le groupe des rédacteurs du “Caffè”, parmi les modèles opposés de Pietro le Grand et de l'abbé de Saint-Pierre - ce n'est pas un cas isolé dans le panorama du XVIII siècle réformateur italien. Nous le retrouvons dans une page de l'œuvre de Beccaria Dei delitti e delle pene (1764). La source - comme le suggère Venturi à propos de Verri - doit vraisemblablement être située dans Le dialogue de Sylla et d'Eucrate (1722) de Montesquieu. S'il en est ainsi, la pensée réformatrice italienne du XVIII siècle révèle une disposition bien plus grande que son équivalent français à assimiler l'apologie provocatrice du dictateur romain, proposée par l'auteur de l'Esprit des lois (25).

L'écart s'accentue et devient un pur et simple fossé après les événements de 89. Il est intéressant de remarquer que - tandis que dans la France révolutionnaire l'accusation d'aspirer à la dictature est une arme mortelle pour discréditer et diffamer l'adversaire politique - le mot dictature ne figure pas - ni comme lemme, ni à l'intérieur de locutions - dans le Nuovo vocabolario filosofico-democratico indispensabile per chiunque brama intendere la nuova lingua rivoluzionaria, œuvre de position réactionnaire, publiée anonymement à Venise en 1799 et attribuée au jésuite suédois Laurent Ignace Thjulen. La polémique antidémocratique - conduite à travers un habile et amusant jeu linguistique - se sert essentiellement des termes anarchie, tyrannie, esclavage, despotisme (26).

7. Le célèbre concours de 1796.

En contraste singulier avec l'utilisation ad deterrendum, qui vient s'affirmer dans le débat politique français de la période révolutionnaire, le terme dictature consolide, dans la nouvelle situation italienne, une acception résolument positive. A ce propos, les textes présentés au concours proposé en septembre 1796 par l'Administration générale de la Lombardie sur la question “Lequel des Gouvernements libres convient le mieux au bonheur de l'Italie” sont significatifs. Le vainqueur du concours, Melchiorre Gioia, partisan - comme on le sait - de la nécessité de constituer en Italie à travers un processus graduel “une seule république indivisible”, fait référence à la dictature romaine, comme réalisation du principe, selon lequel les pouvoirs doivent être limités dans leur durée. Cincinnatus est rappelé en tant qu'exemple de vrai républicain et, pour soutenir les critiques à l'article 138 de la Constitution française de 1795, qui ne permettait pas la réélection des membres du Directoire avant une période de cinq ans, l'exemple de Camillo est invoqué: “Les Romains élevèrent Camillo cinq fois à la dictature, et cet homme, unique aussi bien dans la bonne que dans la fortune adverse, démontra par ses actions que Rome avait confiance avec raison dans ses vertus”. Le nom de Sylla est également rappelé sans la charge polémique, que nous avons relevé dans le débat français de la même époque, et - à une occasion - il semble qu'une appréciation positive soit suggérée, là où il est fait allusion à l'authentique “plaisir” éprouvé par ce personnage quand il dépose “le sceptre du commandement”.

La référence positive à la dictature parcourt transversalement les textes de 1796, abstraction faite de l'orientation unitaire ou fédéraliste, de leur plus grande ou plus petite sensibilité pour les problématiques sociales, de la position modérée ou révolutionnaire. Nous la retrouvons chez Giuseppe Fantuzzi, auteur d'un plan qui prévoit pour l'Italie dix républiques coordonnées par un pouvoir fédéral et dont la dissertation présente des points considérables de caractère social. Fantuzzi qui se ressent d'ailleurs fortement rousseauiste, définit le plan qu'il a imaginé “démostocratie”. Le pouvoir législatif est confié aux assemblées primaires, tandis que le pouvoir exécutif s'articule en dix Sénats, pour les affaires internes de chaque république, et en un Conseil des Sages, pour les questions de politique extérieure. Dans ce tissu institutionnel la configuration de la “dictature” vient s'installer. Dans la position de Fantuzzi, la “dictature” se présente comme une institution prévue et réglementée par la constitution, avec des tâches rigidement prédéterminées, qui excluent la sphère législative. Nous nous trouvons face à un exemple de ce que Schmitt appelle “dictature commissaire”.

Le thème de la dictature apparaît également dans la dissertation de Carlo Botta. A la différence de Fantuzzi, Botta semble suggérer une dimension constituante de l'institution (“dictature souveraine”, pour utiliser encore la terminologie de Schmitt). Botta présente un plan, qui concerne seulement la république lombarde, dans un contexte qui prévoit pour l'Italie une alliance entre différentes républiques. Les législateurs lombards ne doivent pas imiter la constitution française mais élaborer une constitution conforme à la “nation lombarde”. La constitution proposée puise largement dans la terminologie de la Rome classique. Elle prévoit un sénat, qui réunit en lui-même le pouvoir législatif et exécutif, deux Tribuns du Peuple “gardiens de la liberté publique”, avec des droits de veto et la faculté de proposer de nouvelles lois, et deux consuls pour “le commandement suprême de la milice”. Le discours sur la dictature transcende ce cadre institutionnel, pour aborder le moment de fondation de la nouvelle organisation d'état. Dictateur et législateur unique, dans la dissertation de Botta, sont fondamentalement assimilés. Dans le développement concret de ses propositions, Botta renonce ensuite à l'idée du dictateur ou législateur unique. En se basant surtout sur la considération - qui annonce sous beaucoup d'aspects la notion de révolution passive de Cuoco - que la “révolution lombarde” a été “non spontanée” mais due à une “impulsion étrangère”, il se replie plus réalistement sur le projet d'une “Convention lombarde”, convoquée par la République française.

D'autres participants au concours de 1796 se réfèrent d'une façon positive à la dictature. Ainsi l'anonyme rédacteur de la dissertation Sur le gouvernement qui convient à l'Italie -unitaire et fermement polémique avec les propositions fédéralistes de Ranza - dans le cadre d'un excursus historique qui tend à démontrer que les italiens furent presque toujours animés d'un esprit républicain, suggère un lien entre l'”esprit de liberté” de la Rome antique et la “confiance dans les vertus du tout-puissant Dictateur”. Cincinnatus est invoqué comme témoin de la “valeur” et de la “vertu”, prodiguées dans l'exercice de l'institution avant le tournant dégénératif de Sylla. La source est probablement Machiavelli, cité plusieurs fois au cours du texte.

Plus minces - même si malgré tout avec une connotation positive - les rappels à la dictature, qui affleurent dans deux dissertations manuscrites, publiées dans les recueils de Saitta. La première, d'un anonyme et sans titre, critique à l'égard de la position fédéraliste de Ranza, sans toutefois se prononcer explicitement pour l'unité, propose un “gouvernement mixte”, dont le “chef” ou “Représentant Suprême” “avec son activité et sa prudence pourvoit aux besoins urgents, et fait par voie ordinaire ce que faisaient par délégation extraordinaire à Rome les Consuls et les Dictateurs”. La physionomie de ce “chef” assimile beaucoup d'attributs du dictateur de l'antique Rome, en les dilatant et en les contaminants avec des fonctions propres à d'autres magistratures. La dissertation manuscrite du citoyen milanais G.S. - de tendance fédéraliste et ayant des inclinations elle aussi pour un “gouvernement mixte” - voit enfin dans la “dictature” de l'antique Rome un instrument pour endiguer “l'insolence des Nobles”, en présentant l'anomalie d'accréditer - dans le cadre d'une position particulièrement modérée - une reconstruction historique de l'institution d'un point de vue de la politique de classe (pro-populaire).

Parmi les dissertations présentées au concours de 1796 seulement deux contiennent des remarques critiques explicites à l'égard de la dictature: la donnée intéressante est que de telles remarques sont insérées en trames du discours qui évoquent de près des topoi et des tournures de style du débat politique français. Là où - comme dans les cas en question - prévaut le modèle français, l'utilisation ad deterrendum du mot dictature se montre à nouveau. A cet égard, le texte de Giuseppe Lattanzi , partisan de la nécessité de constituer toute l'Italie en république une et indivisible, est exemplaire. Lattanzi prend ses distances de la tradition de pensée qui remonte à Machiavelli et repousse entièrement le mythe de la romanité. Dès le début son texte rappelle avec une valence polémique la question de la dictature. Le sujet est nouvellement soulevé en référence au modèle de “démocratie représentative”, proposé par l'auteur. Les traditionnelles bêtes noires de la polémique antidictatoriale française reviennent dans les pages de Lattanzi: Cromwell et évidemment “Sylla dictateur”, indiqué comme “le plus terrible exemple de cruauté” dans l'affrontement entre les ”factions qui renversèrent la république”. Moins insistante – mais tout autant décidée - la polémique contre la dictature, conduite par un romain anonyme, qui présente au concours de 1796 une dissertation rédigée en français. Il est intéressant de noter que, se trouvant à parler de Cincinnatus comme exemple positif de rapidité dans la rotation des charges à l'intérieur d'une république, l'auteur définit la charge recouverte par ce dernier “généralat”: évidemment l'assimilation des tournures de style français l'empêche d'utiliser le mot “dictature” dans un contexte élogieux. On peut enfin relever une allusion très vaguement critique à la dictature dans la dissertation de Giovanni Ristori, qui propose pour l'Italie une république unitaire, limitée aux territoires déjà libérés par les français. Il s'agit d'une idée fragmentaire, jetée quasiment par hasard dans un contexte où l'histoire de l'humanité est considérée comme une histoire des erreurs: “ainsi César avec les insignes de Dictateur assujettit Rome, et aplanit la route aux tyrans”.

L'examen des textes présentés au concours de 1796 confirme que - au-delà des contenus concrets dont il se remplit et de leur effective épaisseur de pensée politique - le mot dictature jouit dans l'Italie du XVIII siècle d'une pleine et solide légitimité. Les exceptions que j'ai signalées (Lattanzi et l'anonyme romain) semblent confirmer la validité générale de la thèse: là où se développe la polémique contre la dictature, celle-ci puise et reflète des formules et des tournures de style du débat politique français. L'appréciation positive pour la dictature - qui ne signifie pas évidemment théorisation de la dictature révolutionnaire, mais évaluation positive de l'institution sous le profil historique et disponibilité, sous le profil formel, à utiliser le terme pour de spécifiques propositions institutionnelles - se présente comme élément d'autochtonisme dans le rapport que la pensée italienne de la fin du XVIII siècle instaure avec les courants idéaux et politiques français. A la différence de ce qui se passe en France, le mot n'acquiert pas, concomitant aux événements révolutionnaires, de valence polémique et négative.

L'impression est ultérieurement renforcée, si l’on élargit l'examen à d'autres auteurs de la période. Il serait intéressant d'enregistrer les occurrences des références à Cincinnatus dans les trois années 1796-1799. Il suffit ici de rappeler la célèbre invocation d'Enrico Michele L'Aurora: “Oh Cincinnatus dictateur immortel !” Le jugement machiavélien sur la dictature romaine est explicitement rappelé par le jacobin Girolamo Bocalosi (1797), partisan de la nécessité de constituer l'Italie en “république démocratique /.../ une et indivisible”: “Machiavelli et ensuite Montesquieu observèrent qu'aucune autorité, bien qu'illimitée, ne nuisit jamais à Rome quand elle fut donnée par la loi; pas même celle de dictateur”. Si l'on passe en revue les personnages historiques, proposés comme des modèles de vertus républicaines, Bocalosi inclut, après l'immanquable Cincinnatus, également Catilina et Sylla, sur lequel une évaluation élogieuse est exprimée.

8. Les paradoxes et les tabous linguistiques de Vincenzio Russo.

Les évaluations positives de Bocalosi sur Sylla trouvent un équivalent chez Vincenzio Russo. Dans les Pensieri politici (1798) la figure de ce personnage controversé de l'histoire romaine - bête noire des critiques de la dictature dans le débat politique français - est évoquée plusieurs fois et toujours en termes élogieux. A une occasion Sylla - en se fondant sur un raisonnement qui reflète des formules de Vico - est indiqué comme exemple de vertu fondée sur la “sensibilité” et sur le “calcul”. Une autre page - qui développe dans un sens social et éversif la célèbre maxime de Machiavelli selon lequel “si l'on veut qu'une secte ou une république vivent longuement il est nécessaire de les ramener vers leur principe” - le propose de nouveau comme témoin historique de l'effective possibilité de reformer un peuple corrompu “au moyen d'une révolution conduite convenablement”. Plus articulé et détendu enfin le jugement exprimé dans le paragraphe fondamental XVII où Russo soutient la thèse que c'est uniquement avec la démocratie que se créeront les conditions pour un développement presque illimité des facultés humaines et il caractérise l'histoire précédente à l'humanité comme une histoire d'erreurs et de scélératesses.

Les jugements sur Sylla véhiculent des idées et des suggestions dictatoriales. Parmi les jacobins italiens, Russo est l'unique à proposer d'une manière achevée une hypothèse de dictature révolutionnaire. En conclusion des Pensieri politici, il répète qu'un peuple, pour obtenir “un bon ordre social”, a besoin de “deux constitutions”: “la première tendra à le former à la liberté, et la seconde à le conserver:” Au cours de l'œuvre il soutient la nécessité d'un “magistrat tutélaire”, pour affirmer la “vraie liberté” contre les résistances conservatrices. La physionomie de ce magistrat tutélaire n'est pas vraiment précise mais elle peut être reconstruite en tenant compte des considérations développées dans le paragraphe XXVII, Rivoluzione. Russo théorise en substance la dictature révolutionnaire. Mais il évite soigneusement le mot dictature. Le tabou linguistique - qui marque une nette discontinuité avec le bien-aimé Machiavelli - renvoie à la sensibilité de son “jacobinisme radical” (27) pour les sollicitations formelles en provenance de France. Le paradoxe est que Russo voit vraiment en Robespierre une incarnation de ses hypothèses dictatoriales et pour défendre Robespierre - nom indéfendable dans l'Italie du Directoire utilise - comme le suggère d'influentes interprétations (28) - la figure de Sylla.

9. Le cas de Cuoco.

L'appréciation positive de la dictature, aussi bien sous le profil historique que terminologique, est une caractéristique spécifique du jacobinisme italien, qui sur ce terrain - avec l'éclatante exception de Vincenzio Russo - se différencie par rapport au modèle français. Dans le débat politique en France c'est justement le moment héroïque de la révolution - indiqué par Cantimori comme le point de référence discriminant pour pouvoir parler de jacobinisme, à propos des patriotes qui se trouvent à agir en Italie dans la période du Directoire et du Consulat - qui développe par rapport à la dictature une violente et animée polémique, qui codifie définitivement l'utilisation ad deterrendum du mot. Dans le fait de s'écarter de ces résultats, les auteurs cités ci-dessus reflètent, et contribuent à consolider, l'incidence d'une tradition de pensée autochtone, encline à légitimer même linguistiquement la thématique de la dictature.

Qu'une telle tradition soit l'apanage global de la culture politique italienne de la fin du XVIII siècle et pas seulement de ses composantes jacobines est démontré d'une façon claire par le cas de Cuoco. Le critique perspicace et impitoyable des caractères abstraits de la révolution, père spirituel du modérantisme du Risorgimento italien, utilise le mot dictature avec une tranquillité absolue et ce à plusieurs occasions. Dans le second fragment des lettres à Vincenzio Russo, publiées en appendice du Saggio storico sulla rivoluzione di Napoli (1801, 1806), la question est soulevée dans ses termes classiques, en référence aux caractéristiques de l'institution dans la Rome républicaine. Quand il parle de l'”exercice de la souveraineté”, Cuoco conteste que certaines lois puissent faire abstraction de la procédure constitutionnelle au nom de l'urgence. Dans une organisation de l'état déjà définie, les situations exceptionnelles peuvent demander tout au plus une momentanée suspension de la législation ordinaire et la concentration - limitée dans le temps - du pouvoir exécutif dans des mains restreintes. A cette conception “commissaire” de la dictature – pour encore utiliser la terminologie de Schmitt - Cuoco accole d'autres idées et observations, qui en dilatent la physionomie. Dans le paragraphe XXXIX du Saggio storico il suggère un lien révolution-dictature, qui confère à cette dernière des devoirs et des responsabilités plus amples par rapport à ceux d'une institution qui agit dans une situation déjà définie. Quand il discute des initiatives prises par André-Joseph Abrial - commissaire du gouvernement français à Naples de février 1799, qui avait promulgué une réforme institutionnelle inspirée du principe de la séparation des pouvoirs -Cuoco observe que, dans la situation particulière dans laquelle se trouvait la république parthénopéenne, il aurait été en revanche nécessaire de concentrer tous les pouvoirs dans les mains d'un « dictateur ».

10. La production littéraire italienne du XVIII siècle: Alessandro Verri et Vittorio Alfieri.

Le tableau sommairement dessiné peut être enrichi d'un exemple tiré de l'histoire littéraire. Après la saison de l'engagement dans l'”Accademia dei Pugni” et la collaboration au “Caffè”, le cadet des frères Verri, Alessandro, se renferme dans l'oisiveté littéraire, dont le fruit le plus mûr sera Le notti romane (1792, 1804), l'œuvre qui recevra le plus grand succès d'édition du XVIII siècle italien jusqu'à la moitié du XIX siècle. Dans ce roman-traité, composé entre 1782 et 1790, Verri - déjà déçu par les philosophes à l'occasion de son voyage parisien avec Beccaria et progressivement de plus en plus critique à l'égard des développements de la situation française - tente de concilier le catholicisme avec l'illuminisme. L'axe portant de son œuvre - qui reflète le repli de l'auteur d'une position progressiste à un conservatisme accentué - est dans la célébration de la suprématie de la Rome papale sur la Rome antique. Verri critique la violence de la Rome républicaine à laquelle il oppose la modération de la Rome papale. Dans un tel contexte il est intéressant de remarquer que le mot dictateur - à nouveau proposé avec une fréquence très élevée - n'est jamais utilisé dans une acception négative ou dénigrante. Il accompagne comme épithète laudatif - constamment et dès ses premières apparitions - la figure de César, présenté dans les Notti de façon remarquablement sympathique. Quand Brutus se dispute avec César, il l'appelle “tyran” et jamais dictateur et Cicéron aussi utilise le mot “tyrannie” pour caractériser négativement le pouvoir de César. L'opposition entre l'acception descriptive du terme dictateur et l'acception négative du terme tyran résulte clairement de l'intervention avec laquelle Cicéron tente de mettre fin à la querelle entre César et Brutus.

Nous trouvons une opposition analogue chez Vittorio Alfieri. Dans Bruto secondo (1787) les termes dictateur et dictature sont utilisés dans un sens descriptif. Tyrannie, tyran désignent en revanche le pouvoir personnel arbitraire et oppresseur de la liberté. César même se définit à plusieurs reprises dictateur. Dans sa première intervention il se présente comme “le dictateur de Rome”. Dans sa dernière intervention il nie être un tyran et utilise de manière technique le mot dictateur. Quand les autres personnages s'adressent directement à César, ou parlent de lui, ils utilisent le terme dictateur pour se référer à la charge occupée, ils se servent en revanche du terme de tyran pour dénoncer ses visées de domination personnelle. Significativement, à un certain moment, Brutus affirme ne pas vouloir que César se transforme de dictateur en tyran. Dans toute la production (littéraire et d'essais politiques) d'Alfieri - aussi bien dans la phase de la polémique libertaire contre les gouvernements monarchiques, que dans les successives approches d'acceptation de la monarchie constitutionnelle - la mise en discussion de l'”autorité illimitée” ne se sert jamais des termes dictateur et dictature. Les lexies les plus utilisées sont tyrannie, tyran. Despote, despotisme, seigneur ont aussi des valences négatives. Dans le Misogallo (1799) la Révolution française est présentée comme la substitution d'une “nouvelle tyrannie” à la “tyrannie” de Louis XVI et des précédents rois absolus. Les protagonistes des événements révolutionnaires sont tour à tour définis comme des “tyrans” et accusés d'avoir “changer un tyran en mille”.

Les cas cités ci-dessus d'Alessandro Verri et de Vittorio Alfieri renvoient à l'acception négative des termes tyrannie, tyran du XVIII siècle italien. Dans le lexique italien du XVIII siècle tyrannie, tyran, despote, despotisme sont souvent utilisés comme des synonymes et toujours pour connoter péjorativement la dégénération du pouvoir concentré en une seule personne: on peut trouver des vérifications significatives dans le recueil des textes de la période 1796-1799, édité par Luciano Guerci (29). La synonymie – dans une valence négative - remonte aux siècles précédents, traverse tout le XIX siècle et demeure encore de nos jours. Dans le langage courant actuel, elle englobe aussi les termes dictateur et dictature. A ce propos, permettez-moi de signaler une curiosité. Dans l'essai Della tirannide (1787-1789) Alfieri n'utilise jamais les mots dictateur, dictature : une note de rédaction de 1949 propose par contre de lire l'œuvre comme une critique “des dictatures, de toutes les dictatures”.

11. L'Italie du XIX siècle: vocabulaires, dictionnaires, encyclopédies.

Le sort positif du terme dictature demeure et se consolide dans l'Italie du XIX siècle. J'ai déjà rappelé certains exemples, tirés de l'histoire politico-institutionnelle de la période du Risorgimento. La latitude du phénomène peut être recueillie dans de nombreuses autres expressions et dans des sources différentes et disparates. En premier lieu dans les vocabulaires, les dictionnaires et les encyclopédies. Le cas le plus éclatant à cet égard est indubitablement celui du Vocabolario degli Accademici della Crusca, qui dans sa cinquième édition (1863) dédie aux mots dictateur, dictatorial, dictature une place bien plus grande que l'édition précédente de 1729, enregistrant aussi l'acception moderne des termes en question. La ligne, par rapport à l'édition du XVIII siècle, est de continuité de la connotation positive - immanquable, entre autres, la référence à Machiavelli - avec d'ultérieurs éléments de légitimation. L'utilisation moderne est présentée sous un profil exclusivement positif, avec des citations d'auteurs italiens du XIX siècle.

Si l'on considère la production des vocabulaires, des dictionnaires et des encyclopédies - traditionnellement et structurellement engluée, lente à assimiler les nouveautés du langage politique et culturel - on peut remarquer que dans la première moitié du XIX siècle la référence à l'institution classique de la dictature prévaut, et successivement une attention toujours plus grande à sa dimension moderne s'affirmera. L'acception classique du terme est enregistrée aussi bien dans le Dizionario de la lingua italiana, édité à Padoue en 7 volumes par Luigi Carrer et l'Abbé Fortuna (1827-1830), que dans le Vocabolario universale italiano, publié à Naples entre 1829 et 1840. Des exemples positifs de dictateurs modernes sont rappelés en revanche dans le Dizionario della lingua italiana de Tommaseo et Bellini (1869) et dans l'Encyclopédie universale illustrata. Lexicon Vallardi (1888). Cette dernière – d’une façon sommaire et vulgarisatrice - accrédite une image du dictateur comme une figure pleinement légitimée dans le cadre constitutionnel moderne. Après avoir exprimé des jugements largement positifs sur les caractéristiques de l'institution à l'époque romaine, elle souligne le recours à la dictature comme un instrument d'émancipation des peuples dans les guerres d'indépendance. A propos de Tommaseo, il est intéressant de noter l'absence du terme dictature dans le Dizionario dei sinonimi della lingua italiana (1830-1861). La donnée doit être lue comme une confirmation de la connotation positive du mot, si l'on considère que, pour caractériser négativement des formes de pouvoir personnel, l'auteur propose - dans des regroupements et des spécifications, qui tour à tour varient au cours des différentes éditions - l'assimilation tyrannie-despotisme.

La première attestation du terme dictature dans le sens moderne se trouve dans une œuvre aux confins entre la codification érudite et l'engagement politico-militant: le Dizionario politico nuovamente compilato ad uso della gioventù italiana, publié à Turin en 1849. Le texte - de position éclectique, avec des tendances libérales modérées accentuées - caractérise d'une manière positive l'institution de la dictature dans la Rome antique, en distinguant la “Dictature saine” des “pouvoirs usurpés des Dictateurs éternels Sylla et Jules César”. Si l'on confronte ce profil historique avec celui qui est dessiné dans le Dictionnaire politique de Pagnerre, auquel la publication italienne emprunte de nombreux articles relatifs à la monarchie constitutionnelle, on reste frappé par la diversité de ton et d'accent (l'empreinte italienne est favorable et élogieuse, l'empreinte française est critique-à la limite du dénigrant). Une telle diversité devient pur et simple fossé dans la partie dédiée aux développements modernes de la dictature. Alors que le Dictionnaire de Pagnerre liquide sans appel la “dictature” “comme élément de la politique moderne”, la publication italienne en confirme une totale légitimité, tout en avertissant des dangers qui lui sont liés. Le Dizionario politico popolare aussi - de position démocratique-républicaine, publié à Turin en 1851 - accrédite la pleine légitimité à la dictature moderne, tout en soulignant les dangers d'une dégénération en pouvoir arbitraire (tyrannie).

12. L'Italie du XX siècle: la rupture d'une tradition.

L'acception moderne du terme dictature en revanche ne se vérifie plus dans l'initiative plus prestigieuse de la culture italienne du XX siècle. L'Enciclopedia Treccani (1929-1937), rompant une allure qui traversait avec continuité tout le XIX siècle, n'inclura pas en effet dans ses articles la “dictature”. Seul le terme de “dictateur” est traité (1932), dont le spécialiste de l'histoire romaine Gaetano De Sanctis dessine un profil, qui se limite exclusivement à la dimension classique. C'est ici un indice de perte de légitimité du mot dans l'Italie des premières décennies du nouveau siècle. Beaucoup de facteurs contribuent à la mutation: tout d'abord, les répercussions de l'octobre soviétique et la consécutive adoption de la formule dictature du prolétariat de la part du parti socialiste (congrès de Bologne, 1919) puis du tout nouveau parti communiste (congrès de Livourne, 1921). L'appropriation de la part de la gauche révolutionnaire rompt l'uniformité d'un tableau linguistique, enclin à se servir du terme pour caractériser positivement des réalités profondément différenciées entre elles. L'opposition anti-communiste tend à se représenter formellement comme opposition à la “dictature”. Dans le nouveau contexte, le mot commence à prendre une valence négative et polémique, presque complètement absente dans la culture politique italienne précédente (abstraction faite des exceptions signalées plus haut et du solide filon anarchique, qui va de Pisacane à Luigi Fabbri): significativement il apparaît prudemment dans l'autoreprésentation que le régime fasciste - bien que pétri du culte pour la romanité - donne de lui-même.

13. Fascisme et antifascisme.

Le fascisme, comme on le sait, pour caractériser les institutions qu'il a créées, se servira de la formule “Etat totalitaire” et l'appellation de Mussolini sera “duce” et non pas “dictateur”. Même s'il reste encore des recherches systématiques et exhaustives à faire, on peut - dans un premier jet - signaler que Mussolini utilise le terme dictature de préférence dans une fonction antibolchevique. Le 29 décembre 1918, dans un discours à Livourne, il attribue à la social-démocratie allemande dans son ensemble le mot d'ordre “dictature du prolétariat”. Le 21 mars 1919, dans une réunion préparatoire à la fondation du faisceau de Milan, il agite à nouveau dans un objectif antibolchevique la thématique de la dictature. La question est reprise le 23 mars 1919 dans la réunion de Piazza San Sepolcro. L'opposition à la “dictature prolétaire” est confirmée le 21 juin 1921, lors du premier discours prononcé à la Chambre: “Tant que les communistes parleront de dictature prolétaire, de républiques plus ou moins fédératives, des Soviets, et de semblables absurdités plus ou moins oisives, entre eux et nous il ne pourra y avoir que la lutte”. Dans certaines occasions Mussolini - qui, de son propre avis, éprouvait un “mépris souverain” /.../ de tous les nominalismes” - récupère la connotation positive du terme dictature. Ainsi le 8 novembre 1921, lors d'un discours prononcé à Rome: “Nous, pour la nation, nous acceptons la dictature et l'état de siège, même les communistes demandent la dictature dans un objectif de lutte de classes”. Le 1° décembre 1921 il insinue à la Chambre l'éventualité d'une “dictature militaire”. Il revient sur le sujet le 12 février 1922, dans un article publié dans “Il Popolo d'Italia”. Après la marche sur Rome et dans les phases successives de construction et de consolidation du régime, nous n'avons pas de preuves que Mussolini ait utilisé le terme dictature en se référant au fascisme. La formule qui est lancée, comme nous l'avons déjà rappelé, est “Etat totalitaire”. Dans le discours de l'ascension (26 mai 1927) Mussolini confirme que le “régime fasciste” est un “régime totalitaire”, il revendique pour son mouvement le mérite d'avoir donné vie - pour la première fois en Italie - à l'”Etat unitaire italien” et il décrit cet état comme “une démocratie centralisée, organisée, unitaire”.

C'est Gaetano Salvemini qui commence à parler en revanche du fascisme comme une « dictature » dès 1922. Dans le Diario, rédigé entre 1922 et septembre 1923, la situation qui s'est déterminée à travers le “coup d'état d'octobre 1922” est définie à maintes reprises “dictature”. Le terme - dans une acception négative - revient constamment dans les successives interventions publiques sur le fascisme, dans le texte The fascist Dictatorship in Italy - publié pour la première fois à New-York en 1927 et reproposé, dans une édition augmentée, à Londres en 1928 - et dans les Lezioni di Harvard (1943). Le cas de Salvemini ne doit pas nous induire en erreur: l'utilisation du terme dictature, dans une valence négative, s'affirme lentement - exception faite pour les représentants de la tradition anarchique - chez les opposants au fascisme. Le discours concerne en premier lieu les communistes, qui prennent position sur le mot d'ordre de la “dictature du prolétariat”. Comme Piero Sraffa le met parfaitement en évidence, dans une lettre à Gramsci en mars 1924, le parti communiste ne pouvait “pour la contradiction, faire campagne pour la liberté et contre la dictature en général”. En effet, tout au long des années vingt et la première moitié des années trente (c'est-à-dire jusqu'au VII congrès du Komintern) la ligne officielle des communistes italiens - sur la même longueur d'ondes que les orientations de l'Internationale - ont la perspective de passer directement de la “dictature fasciste” à la “dictature du prolétariat”. Mais l'utilisation dénigrante du mot dictature a du mal à s'affirmer même chez les opposants non communistes au fascisme. Matteotti et Amendola parlent de “domination” et d'”oppression”. Gobetti tend à préférer le terme “tyrannie”. Encore en 1925 (en référence au fascisme) et en 1927 (en référence au socialisme) il est possible de retrouver une acception positive du terme dictature chez Croce et, uniquement à partir du début des années trente, “dictature”, “tyrannie” et “despotisme” sont assimilés et opposés à la valeur et aux institutions de la liberté.

Dans ce cadre magmatique - où la valence positive du terme, enracinée dans une longue tradition linguistique et de pensée, a du mal à s'effriter - nous ne serons pas étonnés que Gioacchino Volpe, historien officiel du régime, définisse le fascisme “dictature”. Prudemment et avec quelques hésitations dans l'article Fascismo, qu'il a écrit pour l' Enciclopedia Treccani (1932). D'une manière désinvolte - dans un rappel explicite à Machiavelli - dans la Storia del movimento fascista (1939). Au-delà de ces références sommaires et schématiques, il serait intéressant de suivre les vicissitudes du terme dictature en Italie du début du XX siècle jusqu'à nos jours: travail fascinant, entièrement à faire.

14. La lutte politique et la production culturelle du XIX siècle.

Revenant au cadre chronologique que j'ai pris en examen avec davantage de constance, nous devons observer que, si de la production des vocabulaires, dictionnaires, encyclopédies, nous passons au langage de la vie culturelle et politique, la connotation positive de la lexie dictature dans l'Italie du XIX siècle s'avère encore plus évidente.

J'ai à plusieurs reprises documenté l'acception positive du mot dictature chez Garibaldi, Mazzini, Musolino. Les citations pourraient noircir des pages entières. Pour Garibaldi :

La conception de la Dictature par l’ancien peuple de Rome, fut une conception heureuse /.../ Il en est de la Dictature comme du Machiavellisme ; partout on en a fait le synonyme d’astuce, de jésuitisme ou de trahison /.../ Ainsi de la Dictature on en a fait le synonyme de tyran, parce qu’il y a eu un César – sans songer qu’il y eut cent Dictateurs qui furent honnêtes et fidèles à la liberté de leur patrie. (Lettre à Marcel Lallement, 3 décembre 1869. Texte en français. Citation conforme à l'original).

Sous le profil conceptuel, la dictature de Mazzini (dictature du Risorgimento) se distingue aussi bien de la dictature de Garibaldi (parfois dictature du Risorgimento, parfois dictature révolutionnaire), que de la dictature de Musolino (dictature révolutionnaire) (30). Ce qu'il est intéressant de souligner c'est la pleine disponibilité à utiliser le terme. Je veux rappeler l'attention également sur le contraste discordant entre l'admiration enthousiaste de Garibaldi pour la “conception heureuse” de la “Dictature” de la Rome antique et les évaluations qu'il est possible, à ce propos, de relever dans le débat politique français. Revoyons l'affirmation suivante de Barbaroux (septembre 1792), à nouveau proposée récemment par Jacques Guilhaumou:

/.../ le mot REPUBLIQUE ne dit pas assez pour la garantie de la liberté, puisqu'il y a eu des républiques despotiques, telles celle de Rome avec ses dictateurs /.../ ( 31 ).

Ou encore le jugement tranchant d'Esquiros (1851) :

Pour la première fois dans le monde /nous sommes dans la période des guerres contre les Volsques, les Eques et les Sabines/ le parti de la résistance fit entendre ce cri: "la légalité nous tue!" Le peuple a trop de droits. Moins libre, il serait moins exigeant. Créons une dictature. Cette magistrature violente fut créée.

L'utilisation de la dictature (à confier - dans le cadre de la monarchie constitutionnelle - à un Comitato di providenza, composé de trois membres) est contemplée dans La scienza delle Costituzioni, œuvre posthume de Romagnosi, publiée en 1848. En 1855, dans une critique aux Souvenirs contemporains d'histoire et de littérature (1854-1855) d'Abel-François Villemain, Francesco De Sanctis s'exprime ainsi sur la situation de la France après Waterloo :

Dans ce moment solennel, la France ne pouvait résister, sinon avec une dictature, en recueillant sous une seule volonté toutes les forces vives de la nation. Voilà ce qu'entendit Napoléon, et qui l'amena à Paris. La dictature ne lui fut pas consentie, et ne fut prise par la Chambre. L'on parla, jusqu'à ce que l'étranger arrive à Paris.

Dans Le Confessioni d'un Italiano (1858), Ippolito Nievo - réfléchissant aux vicissitudes de la République Romaine de 1798 - oppose la dictature au despotisme. Dans l'essai I conservatori e l'evoluzione naturale dei partiti politici in Italia (1879), Stefano Jacini avance l'hypothèse qu'une “dictature civile”, exercée par Napoléon, aurait pu amener rapidement l'Italie à se constituer en un état national moderne. Dans l'apologie en prose (1884) des douze sonnets, qui constituent le recueil Ça ira. Settembre 1792 (1883), Carducci affirme:

La dictature ne me semble pas du tout abominable, comme les portes de l'enfer ; mais je la voudrais des justes et des forts, et de ceux-ci il n'en sort pas des éboulis des révolutions sociales, après que la haine a forniqué avec la cupidité dans les ordures de la licence.

Même l'utilisation figurée est essentiellement positive. En 1857, après le mouvement de Gênes, Cesare Correnti sollicite “la dictature de la concorde”.

Il y a indiscutablement des voix de tendance contraire (parmi les plus significatives, celle de Cattaneo, Ferrari, Milo-Guggino e Pisacane): dans la plupart des cas cependant -exception faite pour les représentants de l'anarchisme, qui trouvent directement en Pisacane une des sources culturelles pour la contestation de toute hypothèse dictatoriale - les protagonistes de la vie politique et culturelle du XIX siècle italien utilisent le mot dictature avec une absolue tranquillité et sans aucune charge polémique. La production d'essais du père spirituel de l'initiative méridionale est emblématique: Guglielmo Pepe. Dans L'Italie politique et ses rapports avec la France et l'Angleterre (1839, 1848) la connotation positive du terme “dictature” se dénoue sans solution de continuité, avec des rappels à l'histoire romaine classique, à Cromwell, au Comité de salut public. Pepe, entre autres, à propos de Machiavelli suggère avec désinvolture l'assimilation prince-dictateur: «... ainsi Machiavel, d’abord martyr de ses principes républicains, finit par désirer un prince dictateur pour rendre l’Italie indépendante...».

L'utilisation positive du mot dictature revient constamment dans les écrits de Gioberti. Dans le Primato morale e civile degli Italiani (1843), on repère deux formes possibles d'extériorisation du “pouvoir civil” du “siège pontifical”: la “dictature” et l'”arbitraire”. Au moyen âge le Pape a exercé légitimement et avantageusement une “dictature civile” et la “dictature pontificale” reste “une virtualité juridique qui pourrait à nouveau se réaliser, si cet état des choses qui en a rendu l'utilisation légitime dans le passé devait se représenter”. Des expressions comme “dictature cléricale”, “dictature hiératique”, “dictature tribunitienne”, “dictature papale”, “dictature pontificale”, “dictature civile du Pontife”, “dictature paternelle et civile du successeur de Pierre”, “forte et pieuse dictature de l'Eglise” reviennent continuellement dans les pages du Primato. La reconstruction historique, sous-tendue au projet politique de Gioberti en 1843, tourne autour de l'idée que “Rome plante la civilisation des peuples avec la dictature et la conserve avec l'arbitrage”. Dans les Prolegomeni del Primato (1845) la figure du dictateur est évoquée à propos du prince, qui le premier saura prendre en Italie l'initiative réformatrice. Dans le Rinnovamento civile d'Italia (1851) Gioberti propose explicitement de confier la dictature à la monarchie de la maison de Savoie pour “la libération d'Italie”.

Si nous déplaçons notre attention de l'inspirateur du néo-guelfisme à d'autres représentants modérés, le tableau ne change pas. Dans les Speranze d'Italia (1844) Cesare Balbo affirme que “les grandes mutations de l'Etat” doivent être faites par une ou très peu de personnes et, parmi les possibilités, il inclut celle de les confier à un “dictateur”. Nous retrouvons d'analogues considérations dans le Discorso sulle rivoluzioni (1850) et dans l'œuvre Della Monarchia rappresentativa in Italia (1857). Massimo D'Azeglio, après Custoza (25 juillet 1848), soutient que - dans la guerre d'indépendance italienne - au lieu de “ faire d'insignifiants gouvernements et de petites républiques”, il aurait mieux valu “se soumettre à une dictature” et dans un texte de novembre 1848, en se référant aux événements parisiens du mois de juin, il affirme que la “dictature” a sauvé la France. Le terme dictature est utilisé dans une acception positive par les fondateurs de la Società nazionale italiana (1857). Dans un article, publié dans l'Unione de Turin le 14 novembre 1854, Giorgio Pallavicino soutient sans aucune incertitude: “pendant la guerre d'indépendance, je ne veux pas de liberté, mais une dictature: la dictature d'un soldat”. Giuseppe La Farina aussi utilise maintes fois le mot avec une acception positive. Nous le retrouvons, dès le titre, dans l'œuvre La rivoluzione la dittatura e le alleanze (1858), où il soutient la thèse selon laquelle “s'il y a un pays où la dictature militaire est nécessaire à la guerre d'indépendance, ce pays est vraiment l'Italie”. Pour appuyer la nécessité affirmée de concentrer le pouvoir sous une forme dictatoriale pendant la guerre d'indépendance, La Farina n'hésite pas à rappeler l'expérience révolutionnaire française. Plus explicite encore, à ce propos, est le Credo politico de la Società nazionale italiana, approuvé à Turin le 21 février 1858.

Pour conclure avec les représentants modérés, je rappellerai encore Carlo Pareto, favorable en 1859 à concéder la dictature à Cavour, afin de réaliser un royaume de l'Italie septentrionale et centrale, qui graduellement aurait pu absorber les autres territoires italiens. Dans le texte Opinione intorno alla dittatura (1859) Pareto, après avoir rappelé les remarquables preuves offertes par l'institution à l'époque romaine et plus récemment avec le “Comité de Salut public dans la révolution française”, affirme qu'en 48 les destinées de la guerre auraient été différentes “si dans cette révolution un homme pourvu des qualités requises saisissait la dictature”. Dans la situation particulière de la “rédemption d'Italie”, le “régime constitutionnel” est inadapté. La “dictature” est nécessaire, parce que le peuple n'est pas éduqué et des “factions” surgiraient inévitablement au moment délicat de la lutte: “Que la dictature s'empare du gouvernement afin de se débarrasser de toute crainte de pièges internes, que dans l'heure solennelle les citoyens se recueillent tous en une seule volonté et que Dieu fasse triompher la Nation de l'oppresseur étranger”.

Si du camp modéré nous passons au camp démocratique, le sort positif dont jouit le terme dictature dans l'Italie du XIX siècle s'avère ultérieurement confirmé. Ce qu'écrit Giuseppe Montanelli dans Il partito nazionale italiano (1856) est, à ce propos, significatif:

Le génie celto-chrétien, qui forme l'essence de la démocratie, se révéla d'une façon éclatante dans la dernière révolution italienne (1848-1849). L'on n'eut pas peur de la dictature; et on comprit, que dans certaines conditions extraordinaires, il peut être utile de confier à un homme, ou à un petit nombre d'hommes, des pouvoirs extraordinaires. Mais cette institution se renouvela dans le vrai sens de la dictature romaine, et point dans le sens du despotisme asiatique, que de prétendus démocrates apprécient, rois au bonnet phrygien. A Venise, à Rome, à Florence, partout où s'installèrent des dictateurs, ils ne reçurent que des pouvoirs subordonnés à l'autorité des Parlements, et limités à un ordre fixe de prérogatives. C'était la tradition sénatorienne, conciliaire, communale, qui renaissait et prévalait. Nos dictateurs puisaient leur force de la sanction de l'assemblée et n'auraient pu se passer de son concours pour gouverner le pays.

Même l'un des critiques les plus sévères - dans la substance - de toute hypothèse dictatoriale (c'est justement sur ce terrain que Montanelli développe après 48 une polémique animée à l'égard des idées et théories de Mazzini) utilise le mot “dictature” -tout en la pliant à des significations particulières, congrues idéologiquement avec sa position globale - d'une façon positive.

En analysant des correspondances, des opuscules, des lettres de la période (deuxième moitié de l'année 1851) où l'âpre accrochage se développe, entre les comités mazziniens de Londres et le Comitato latino, sur les caractéristiques du pouvoir (groupe restreint ou assemblée) qui aurait dû diriger la libération nationale, on ne distingue pas l'utilisation ad deterrendum du mot dictature, prédominante dans la lutte politique française.

Le même Giuseppe Sirtori, dont l'éclatante rupture avec les idées et théories mazziniennes se consume en grande partie directement sur le terrain du refus du choix dictatorial, dans l'opuscule du 15 septembre 1851, où il éclaircit les raisons de sa démission du Comitato Nazionale Italiano, s'en tient à une acception rigidement descriptive du mot. La ferme opposition de Sirtori à la “dictature” reste dans les limites d'un choix entre des options d'égale légitimité, répugnant les représentations apocalyptiques et les anathèmes, qui caractérisent le langage politique français de la même époque.

15. Italie et France: perspectives de recherches lexicologiques comparées.

Un chapitre à explorer concerne la littérature réactionnaire du XIX siècle italien (Gustavo di Cavour, Emiliano Avogadro della Motta, Luciano Liberatore, Clemente Solaro della Margherita...). Anarchie, despotisme, tyrannie semblent les lexies les plus fréquentes, à travers lesquelles on véhicule la polémique antilibérale, antidémocratique et antisocialiste, dans le domaine de stratégies argumentatives, qui placent au centre la généalogie de l'erreur (protestantisme, révolution française, libéralisme, démocratie, socialisme, communisme), si chère à la pensée traditionaliste catholique et relancée, comme on le sait, avec grand retentissement au niveau européen par Donoso Cortés (1849, 1851). L'exiguïté des références à la dictature confirmerait la faible efficacité polémique du terme dans la culture politique italienne du XIX siècle. Même dans ce cas-là, une confrontation avec la production homologue française serait productive (32).

Un autre filon de recherche intéressant, qui devra être approfondi, renvoie au rapprochement entre le lexique de la polémique antirobespierriste en France et le lexique de la polémique antirobespierriste en Italie. Actuellement en France comme en Italie pour liquider Robespierre et les problématiques dont il est porteur (l'équilibre difficile entre liberté et égalité, le rapport tourmenté avec la violence révolutionnaire, le primat du droit à l'existence...) le raccourci le plus simple et efficace est de le définir “dictateur” et de dénoncer sa “dictature”. Des définitions historiquement fausses et inexactes, comme j'ai déjà eu l'occasion de le préciser précédemment. En France il en a toujours été ainsi, depuis l'époque de la révolution. Pas en Italie, tout du moins jusqu'aux premières décennies du XX siècle. Les auteurs italiens qui dans le courant du XIX siècle prennent les distances ou attaquent Robespierre ne l'appellent pas “dictateur” et ne se réfèrent pas à sa présumée “dictature”. Souvent ils l'appellent “tyran”. L'enquête pourra être conduite d'une manière plus précise, au fur et à mesure que sera opérationnel le matériel digital mis à disposition par la Bibliothèque digitale italienne et par la Bibliothèque italienne. Jusqu'à maintenant il y a de solides évidences à cet égard. Et parmi les nombreuses confirmations je veux ici rappeler l'extravagante attaque que Scipio Sighele formule à Robespierre dans Eva moderna (1910) :

La Révolution française - et j'entends aussi bien ceux qui intellectuellement la déterminèrent, que ceux qui la réalisèrent - n'eut pas le temps de s'occuper de la femme et de ses droits. Rousseau, dans le Contrat Social, n'en parle pas; Montesquieu, dans l'Esprit des lois, y est contraire; Robespierre, ce tyran mystique et sanguinaire, ne considérait pas la femme et voulait que l'homme soit un dictateur au sein de la famille.

Encore une question. Andrea Costa - personnage clé dans les vicissitudes du premier socialisme italien, héritier et interprète raffiné du patrimoine idéal pisacanien et de ses profondes instances antiautoritaires - propose soudainement en 1881 - dans la substance et dans la forme - des théorisations dictatoriales. Le programme préparé par Costa à la demande du congrès de fondation du Parti Socialiste Révolutionnaire de Romagne (Rimini, 24 juillet 1881) affirme que :

La révolution est /.../, avant tout, dictature temporaire des classes travailleuses, c'est-à-dire accumulation de tout le pouvoir social (économique, politique, militaire) dans les mains des travailleurs insurgés, dans l'objectif d'abattre les obstacles, que le vieil ordre des choses oppose à l'instauration du nouveau, de défendre, de provoquer, de propager la révolution, d'exécuter l'expropriation des privés, d'établir la propriété collective et l'ordre social du travail.

A partir de 1881, Costa reviendra plusieurs fois dans ses écrits et dans ses interventions sur la nécessité d'une “dictature populaire”. C'est une sorte de deuxième “tournant”, après la lettre Ai miei amici di Romagna du 27 juillet 1879. Comment expliquer ce soudain repli de Costa - qui seulement quelques années auparavant, au congrès “universel” de Gand (septembre 1877), avait soutenu des thèses antiautoritaires et antiétatiques - sur des formulations dictatoriales? L'hypothèse la plus vraisemblable fait référence à la confluence de raisons thématiques qui dérivent de la social-démocratie allemande, du blanquisme et des élaborations du Parti Ouvrier Français (33). Un fascinant chapitre du socialisme italien, encore en partie à approfondir. Mais également paradoxe intrigant d'un protagoniste de la lutte politique italienne qui récupère – avec le marxisme comme complice - l'utilisation positive du terme dictature à travers des sources françaises (Jules Guesde et Paul Lafargue) (34).

NOTES

(1) Sur la distinction entre descriptif et persuasif, Ch. L. Stevenson, Ethics and Language, Yale, 1944 (trad. it. Milan, 1962) reste encore fondamental.

(2) W. B. Gallie,” Essentially Contested Concepts “, Proceedings of the Aristotelian Society, 1955-1956 , pp. 167-198.

(3) P. Bruckner, L’ euphorie perpétuelle, essai sur le devoir de bonheur, Paris, 2002.

(4) P. Dacrema, La dittatura del Pil .Schiavi di un numero che frena lo sviluppo, Padova, 2007.

(5) R. de Mattei, La dittatura del relativismo, Chieti 2007. La formule, comme on le sait, a été souvent utilisée par Benoît XVI.

(6) H.T. Parker, The Cult of Antiquity and the French Revolutionaires : A Study in the Development of the Revolutionary Spirit, Chicago, 1937. Parker a repéré 36 références à Plutarque, second (avec Orace: 36 références) seulement à Cicéron (83 références) (pp.18-19). Actuellement je suis en train de vérifier sur les corpus que j'ai à disposition (Robespierre, Marat, Saint- Just, Hébert) et je suis en train de croiser les données avec celles de l’ ATILF.

(7) Voir en particulier C. Vetter, Il dispotismo della libertà. Dittatura e rivoluzione dall’Illuminismo al 1848, Milano, 1993; Idem, “Mazzini e la dittatura risorgimentale”, Il Risorgimento, XLVI, 1994, 1, pp. 1-45; Idem, “Dittatura rivoluzionaria e dittatura risorgimentale nell’Ottocento italiano: Carlo Bianco di Saint-Jorioz e Benedetto Musolino”, Il Risorgimento, XLIX, 1997, 1-2, pp. 5-51; Idem, “Dittatore e dittatura nel Risorgimento: Contributo ad un approfondimento del lessico politico italiano dell’Ottocento”, Studi storici, XXXIX, 3 (luglio-settembre 1998), pp. 767-807; Idem, Dittatura e rivoluzione nel Risorgimento italiano, Trieste, 2003; Idem, “Dittatura risorgimentale e dittatura rivoluzionaria nel pensiero e nell’iniziativa politica di Garibaldi”, in Aa. Vv., Studi in onore di Giovanni Miccoli, a cura di Liliana Ferrari, Trieste, 2004, pp. 249-263; Idem, La felicità è un’idea nuova in Europa. Contributo al lessico della rivoluzione francese, Tomo I , Trieste, 2005. Pour les cas non accompagnés de notes et pour lesquels il n'y a pas de références exactes dans mes travaux précédents, je renvoie le lecteur au matériel digital disponible en réseau (Citations françaises: ATILF, Gallica, NEA 1789- 1794. Citations italiennes: Biblioteca digitale italiana, Biblioteca Italiana).

(8) Procès instruit et jugé au tribunal révolutionnaire contre Hébert et consorts, Imprimerie du tribunal révolutionnaire, Paris, l'an II de la République française, p. 87: «... Quatorzième témoin. François-Joseph Westermann, général de brigade, dépose /.../ qu'il a rencontré Laumur, lequel lui a parlé de la conjuration, sans avoir l'air d'y applaudir; que Laumur ajouta, - Oh! vous ne savez pas le fin mot; l'on veut un Grand-Juge, le terme de Dictateur étant trop connu et trop effarouchant...». Dans les Preuves de la conspiration d'Hébert et ses complices, résumées par le Président, après la déposition du dernier témoin entendu «maître», «grand juge», «roi», «tyran» sont présentés comme des synonymes: voir ici, pp. 142 ss., en particulier pp. 146, 154-155. Comme on le sait, il existe deux versions du procès contre Hébert: voir Actes du Tribunal révolutionnaire, recueillis et commentés par G. Walter (1968), Paris, 1986, p. 326, note 1. Nos citations font référence à l'édition officieuse de Nicolas, qui est beaucoup plus détaillée que l'édition Caillot.

(9) La correspondance entre Mirabeau et le comte de La Mark, qui lui sert d'intermédiaire à la cour, a été publiée par A. de Bacourt : Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck pendant les années 1789, 1790 et 1791, 3 voll., Paris, 1851. Pour les interventions de Mirabeau à la Constituante – ainsi que pour toutes les autres interventions publiques successivement citées – je renvoie à mes travaux précédents et au matériel digital disponible en réseau.

(10) Le Moniteur, t. XIII, pp. 56 bis-56 quinties. Torné s'exprime dans les termes: «... Apprenons de l'antiquité à sauver les États, dans les périls extrêmes, par des mesures extrêmes qui s'écartaient temporairement de la constitution pour la mieux conserver. Apprenons des anciens à créer des magistrats extraordinaires pour le temps seulement du danger de la chose publique; magistrats hors de la constitution, qui recevaient une latitude de pouvoir et d'autorité aussi extraordinaire que les circonstances. La France eut ses connétables, Lacédémone ses éphores, Corinthe ses stratèges, Syracuse ses mégalez, l'Angleterre son protecteur, Rome ses dictateurs. Je sais que ce pouvoir extraordinaire devint funeste au sénat romain et à tout l'empire; mais, en profitant des fautes de l'antiquité, il serait possible sans doute de jouir, sous une autre domination, des avantages d'un pouvoir moins absolu, sans exposer la liberté. Ce moyen serait simple (il s'élève de nouveaux murmures). Ce serait de le placer temporairement et lentement, pendant la durée du danger de la patrie, dans le corps législatif, quand le moment en serait venu, et de le faire exercer dans les départements par des commissaires sous ses ordres et sa dépendance ...». Un membre affirme que le discours de Torné semble sorti des «presses de Coblenz » et propose l'arrestation de l'auteur. Pour la version des Archives Parlementaires voir le matériel en réseau (Gallica; NEA 1789 -1794). Nous renvoyons au matériel en réseau également pour les citations de la Législative.

(11) Pour une confrontation entre les différentes versions (Procès-verbal de la Convention Nazionale, Le Moniteur (in folio), Réimpression de l’ancien Moniteur, Journal de la République française, Archives parlementaires) de l'intervention prononcée par Marat le 25 septembre 1792 voir C. Vetter, Il dispotismo, cit. Appendice II, pp. 230 – 241. Dans le Journal de la République française (n. 5) Marat , qui cite de mémoire, s'attribue la phrase suivante: “Je crois être le premier écrivain politique et peut-être le seul en France depuis la Révolution, qui ait proposé un dictateur, un tribun militaire, des triumvirs, comme le seul moyen d'écraser les traîtres et les conspirateurs”. Dans la Collection corrigée de Marat (vol. IX) le numéro 5 du Journal de la République française ne présente pas de corrections.

(12) Convention Nationale. Séance du 14 mars 1793.

(13) J.-P. Brissot, A Tous les républicains de France, sur la Société des Jacobins de Paris (24 octobre 1792).

(14) Sur la difficulté à établir avec exactitude les données et les circonstances des accusations à Robespierre et à Saint-Just de la part de Billaud-Varenne et Carnot, voir H. Guillemin, Robespierre. Politique et mystique, Paris, 1987, pp. 10, 319. Parmi les plus récentes études, J.-C. Martin propose « les 26 ou 27 juin » et « le 29 juin » (Violence et révolution. Essai sur la naissance d’un mythe national, Paris 2006, p.230). Ruth Scurr reste dans le vague (Fatal Purity. Robespierre and the French Revolution (2006), London, 2007, pp. 298, 308).

(15) C. Desmoulins, Histoire des brissotins (19 mai 1793).

(16) A. Esquiros, Histoire des martyrs de la liberté, Paris, 1851, p. 196.

(17) Procès-Verbaux de la Commune de Paris de 1871, édition critique par G. Bourgin e G. Henriot, 2 voll., Paris, 1924-1945, t. I, pp. 316 ss.

(18) H. Bruner, Le dictateur ou les montagnards. Drame en 3 actes. Affaires des 12 et 13 juin 1849. Dédié à M.M. les propriétaires de France, Caen, 1850, pp. 7, 20, 25, 35-36.

(19) E. Cabet, Insurrection du 23 juin avec ses causes, son caractère et ses suites, expliquée par la marche et les fautes de la révolution du 24 février, Paris, 1848, p. 58 ; La Commune sociale. Journal mensuel des travailleurs, a. I, n. 5, (Paris), mai 1849, p. 34.

(20) E. de Girardin, Le gouvernement le plus simple (recueils écrits en 1849), Paris, 1851, pp. 24, 30-31, 73, 101 ; L'abolition de l'autorité par la simplification du gouvernement, Paris, 1851, pp. 38-39.

(21) J.-A.-J. Cerutti, Mémoire pour le peuple français, seconde édition corrigée et augmentée , S.l., 1788, p. 70.

(22) Voir, parmi les nombreux exemples possibles, C. Nicolet, L'idée républicaine en France (1789-1924). Essai d'histoire critique, Paris, 1982, pp. 101 ss.; G. Sartori, “Dittatura” (1972), dans Elementi di teoria politica, Bologna, 1987, pp. 51-85, à la p. 62.

(23) Que le pouvoir de Robespierre en l'an II n'ait pas été une dictature ni sous le profil historique ni sous le profil institutionnel est – à mon avis – hors discussion. Sur ce point je suis tout à fait d'accord avec Florence Gauthier ("Très brève histoire de la Révolution française, révolution des droits de l'homme et du citoyen", Révolution Française.net, Synthèses, mis en ligne le 2 décembre 2005). Le “projet de dictature” dont parlent à maintes reprises les représentants de la Gironde est un expédient polémique. Le discours concernant les éléments idéologiques du jacobinisme robespierrien et robespierriste, qui - surtout à travers la médiation babouviste-buonarrotienne - ont conflué dans la notion de dictature révolutionnaire est évidemment différent. C'est une question ouverte et pour laquelle je renvoie à mon Dispotismo della libertà.

(24) C. Vetter, “Coscienza politica e idea di nazione nell'Italia del '700. Rassegna bibliografica”, Il pensiero politico, XVI: 3 (settembre-dicembre 1983), pp. 376-401.

(25) Sur l'ambiguïté de ce texte de Montesquieu voir C. Rosso, “Un peccato di giovinezza di Montesquieu” (1991 ), dans Felicità vo cercando. Saggi in storia delle idee, Ravenna, 1993, pp. 26–38.

(26) Nuovo vocabolario filosofico-democratico indispensabile per chiunque brama intendere la nuova lingua rivoluzionaria, 2 voll., Venezia, près Francesco Andreola, 1799, passim. L'œuvre est réimprimée à Florence (2 tomes, en un unique volume) en décembre 1849. La réimpression est conforme à la première édition, avec l'ajout d'un Avis de l'éditeur (page non numérotée), de certaines Notes de l'éditeur même et d'une Notice pour l'édition de 1849 (pp. 147-149). Dans la Notice les mots suivants: socialisme, communisme, politique d'opinion, constituante, rétrograde, obscurantiste, réactionnaire sont signalés comme “récemment frappés, ou utilisés d'une façon différente pour l'autre sens qu'ils ont pris par la suite”. Pour l'attribution du Nuovo vocabolario à Lorenzo Ignazio Thjulen, voir B. Migliorini, “La lingua italiana nell’età napoleonica” (1969), dans Lingua d’oggi e di ieri, Caltanissetta-Roma, 1973, pp. 157-180, à la p. 167; P. Zolli, Bibliografia dei dizionari specializzati del XIX secolo, Firenze, 1973, p. 107.

(27) C. Passetti, Il giacobinismo radicale di Vincenzo Russo, Napoli, 1999. C. Passetti opte pour l'écriture Vincenzo. Sur les rapports Russo–Machiavelli voir ibidem, pp. 71 – 103.

(28) G. Galasso, “Il pensiero politico di Vincenzio Russo”, dans Mezzogiorno medievale e moderno (1965),Torino, 1975, pp.231 – 299, aux pp. 283 ss.

(29) L. Guerci, «Mente, cuore, coraggio, virtù repubblicane». Educare il popolo nell'Italia in rivoluzione (1796-1799),Torino, 1992.

(30) Sur la distinction entre dictature du Risorgimento et dictature révolutionnaire je renvoie à mes travaux cités ci-dessus (note 7). Je renvoie à mes précédents travaux également pour l'utilisation des termes dictateur / dictature chez Buonarroti et chez ses plus étroits collaborateurs.

(31) J. Guilhaumou, « Souveraineté et pouvoir local : expérimenter la démocratie à Marseille (1789-1794) », Révolution Française.net, Etudes.

(32) Les auteurs à examiner pourraient être ceux que M. Battini a étudiés, L’ordine della gerarchia. I contributi reazionari e progressisti alle crisi della democrazia in Francia. 1789-1914, Torino, 1995. Le discours doit nécessairement se confronter aux textes fondatifs de la pensée réactionnaire française: de Bonald, de Maistre, le premier Lamennais.

(33) F. Della Peruta, “La «svolta» di Andrea Costa”, dans Aa. Vv., Andrea Costa nella storia del socialismo italiano, sous la direction de A. Berselli, Bologna, 1982, pp. 89-107, à la p. 106.

(34) Sur la filiation française des théorisations dictatoriales de Costa voir L. Valiani, Questioni di storia del socialismo (1958), Torino, 1975, pp. 85 ss.


Cesare Vetter "Dictature : les vicissitudes d'un mot. France et Italie (XVIII et XIX siècles)", Révolution Française.net, Mots, mis en ligne le 1er mars 2008, htpp:http://revolution-francaise.net/2008/03/01/212-dictature-vicissitudes-mot-france-italie-xviii-xix-siecles