A la lumière des travaux de l'école de la « Moral Economy », inventée voilà vingt ans par Edward Palmer Thompson, et des études d'anthropologie juridique ou culturelle sur les communautés paysannes entreprises notamment par L. Assier-Andrieu ou par M. Agulhon pour la période postérieure, la réponse à une telle question ne se conçoit pas sans une réflexion sur la nature du politique, du droit et plus largement sur la culture des communautés paysannes (3). Les normes qui régissaient les sociétés anciennes, et notamment les communautéss villageoises, n'étaient pas forcément constituées en un système de droit autonome au sens moderne, ni forcément attachées à l'individu. Et l'existence de pratiques démocratiques anciennes dans les communautés villageoises étaient, au vrai, plus proches de la démocratie réelle des Anciens que de la démocratie représentative des Modernes. Ces prémisses étant admises, nous pensons que le rapport des communautés villageoises à la Nation doit moins s'étudier en termes d'acculturation, ou de politisation, qu'en termes d'affrontement et/ou d'osmose entre deux systèmes de valeurs, de représentations sociales, dont l'un, celui des paysanneries, a été longtemps déprécié par le regard ethnocentrique que portaient les assemblées, qui, de la première révolution jusqu’en l'an II, n'ont eu de cesse de régénérer des campagnes qui leur paraissaient encore plus proches de l'état de nature que de l'état politique.

Y avait-il donc un antagonisme fatal entre la culture politique de la République de l'an II d'une part et celles des communautés villageoises d'autre part ? Sinon, comment expliquer le divorce progressif qui s'instaura, (régions dissidentes mises à part) dans les campagnes qui, jusque-là, pouvaient être considérées comme jacobines ? Dérive autoritaire de la République montagnarde, ou tendance des communautés devenues communes de la République une et indivisible, à conserver leurs propres conceptions et leurs propres pratiques politiques ? Il s'agit en somme de comprendre le jeu subtil qui s'instaura entre une dynamique de l'intégration des masses rurales, dont le soutien était indispensable au salut de la République, et d'une dynamique de l'exclusion qui fondait la pureté républicaine (4).

Communautés paysannes, République et souveraineté populaire

La radicalisation s'affirmait dans les campagnes, au lendemain même de la proclamation de la République, par une nouvelle flambée de mouvements antiféodaux et taxateurs, qui très vite débordèrent les seuls aspects sociaux pour déboucher sur une véritable volonté de reprise de la souveraineté populaire. Celle-ci s'exprima dans la coalescence des mots d'ordre réclamant du pain et la souveraineté, notamment en Eure-et-Loir. Ainsi se dessinaient les contours d'une version radicale des revendications paysannes qui anticipait sur le projet « d'économie politique populaire » de Robespierre (5).

La convocation des assemblées primaires donna aux électeurs ruraux la possibilité de globaliser ces revendications au plan politique. Et de fait, les historiens de la Révolution ont insisté sur la mobilisation des électeurs radicaux en cette occasion. Mais qu'en fut-il dans les assemblées de canton ? L'étude de ce point de vue reste à faire. Quelle fut en outre la traduction communale de cette poussée démocratique dans les campagnes ? L'exemple de l'Artois étudié par J.P. Jessenne suggère une réelle promotion d'hommes nouveaux, appartenant aux couches intermédiaires des communautés. Tandis que les auteurs de l'enquête sur les sociétés politiques notent, de leur côté, une reprise des créations à l'automne 1792, bientôt freinée par la querelle entre Girondins et Montagnards. Ces tendances concernent-elles aussi les campagnes ? S'agissant de celles-ci, il convient de ne pas oublier que la poussée démocratique ne peut s'étudier dans la seule sphère dite « du politique ». C'est en fait tout autant dans l'étude précise des conflits locaux, notamment autour des biens communaux, du fonctionnement des marchés publics ou de la vente des biens nationaux, qu'elle s'exprima. Quoiqu'il en fût, cette volonté démocratique provoqua à chaud un vif affrontement au sein de l'Assemblée législative, entre la conception nationale et la conception populaire de la souveraineté (6).

De la Convention girondine à la Convention montagnarde : la place des communes dans la République une et indivisible

Comment la Convention trancha-t-elle ? Quelle place réserva-t-elle aux communes, donc aussi aux villages, dans le dispositif général du gouvernement révolutionnaire de l'an II ? Ou pour reprendre la question posée par L. Jaume, y eut-il véritablement volonté de recentrer la souveraineté, la Convention symbolisant la tête du corps politique et monopolisant l'exercice des attributs du souverain (7) ? Ou au contraire comme l'affirmèrent à posteriori les réacteurs thermidoriens, les hommes de l'an II tentèrent-ils d'instaurer une démocratie communale qui dans leur langage s'énonçait en termes d'anarchie ? Dans le glissement du régime représentatif légicentriste au régime d'exception où la notion de salut public surdétermine celle de légalité, les communes eurent-elles un rôle purement passif ou furent-elles au contraire en mesure d'exercer une parcelle de souveraineté ? La place des communes dans la République dépendait en effet de la conception générale que chacun se faisait des rapports entre pouvoir exécutif et pouvoir législatif et, plus généralement, d'une conception de l'exercice de la souveraineté. Pour reprendre les termes de L. Jaume, c'était toute la question de « l'artificialisme démocratique » qui était dès lors posée.

Il ne s'agit pas bien sûr ici de reprendre tout le débat sur la Constitution de 1793, rappelons simplement pour aller à l'essentiel que les historiens ont majoré la part du circonstanciel et de la tactique dans ces débats, mais par l'effet d'une démarche fréquente à l'historiographique en ne considérant surtout que les débats parlementaires, et l'influence éventuelle de Paris. Or, le mouvement de reprise de souveraineté traversait aussi les communes rurales, il ne pouvait donc pas être ignoré des uns et des autres. Il est d'ailleurs significatif de constater que les projets dit girondins ou montagnards ne sont pas loin d'être d'accord sur les atteintes à la souveraineté nationale dans le régime précédent. Dans son projet, Condorcet dénonce « les corps départementaires (qui) devaient nécessairement devenir un appui pour le pouvoir royal et servir à le défendre contre l'assemblée des représentants du peuple ». Et Coupé d’enchérir : « Plusieurs départements se sont placés tout d'abord dans la haute région ministérielle et celle des intendants à l'égard des districts (8) ». Mais la convergence s'arrête là. Les conclusions tirées de ce diagnostic identique furent profondément différentes. A. Mathiez voulant étayer sa thèse de l'opportunisme des uns et des autres souligna que chacun avait renforcé dans son projet respectif, le poids des pouvoirs qui lui étaient acquis : les Girondins, l'exécutif et les départements, les Montagnards, le législatif et les communes (9). Reprenant récemment la discussion, L. Jaume tout en insistant lui aussi sur le caractère circonstanciel des projets constitutionnels, formule en outre l'hypothèse, d'une véritable inversion du discours montagnard, notamment robespierriste, dans la conception de la souveraineté. La revendication d'un exercice direct de la souveraineté populaire serait abandonnée au profit d'un retour à la centralité, exprimée par l'image d'une Convention, foyer unique ou tête du corps politique. Une conception héritée, affirme-t-il, à la fois de la tradition hobbesienne et de l'absolutisme monarchique et gallican.

Sans doute, le poids des circonstances ne doit-il pas être négligé, notamment le poids de la période dite de l'interrègne, et plus largement, comme le suggèrent Condorcet et Coupé, l'expérience du régime précédent. Néanmoins, les circonstances n'expliquent pas tout. Ce serait faire injure à des hommes qui, tout au long de la Révolution, illustrèrent abondamment la force de leurs convictions philosophiques. Même en l'an II, ils firent œuvre à la fois politique et théorique en développant la théorie politique du droit naturel. Mais contre L. Jaume, nous pensons que s'agissant des Robespierristes tout au moins, c'est moins la version hobbesienne du droit naturel, que celle de Locke qui les inspira.

L'exercice de la souveraineté ne se résumait pas aux rapports bipolaires de la représentation nationale et du peuple souverain comme le soutient L. Jaume. Elle se trouvait en fait, largement liée à la lutte des pouvoirs « centraux » d'une part, et d'autre part aux rapports entre centres intermédiaires et pouvoirs locaux. Les premiers, tout en ne détenant en principe aucune parcelle de souveraineté, pouvaient, grâce à leur position stratégique, à la fois peser sur le rapport exécutif/législatif (en faisant traîner l'application de la loi) et imposer leurs volontés aux pouvoirs locaux. En outre le développement de la guerre civile pesa de tout son poids : l'exercice de la démocratie pure dans ce contexte risquait de générer une anarchie au sens strict, de paralyser complètement le corps politique, puisqu'aussi bien, dans la théorie lockienne des pouvoirs, lorsque le peuple est assemblé, tout pouvoir est suspendu. Cette constatation a incontestablement pesé sur la conception de la démocratie de l'an Il chez les Montagnards et notamment chez les robespierristes (10).

C'est pensons-nous, plus pour parer à ces deux dangers, que pour capter de manière démagogique, l'appui du populaire, que ces derniers conçurent un projet constitutionnel où la commune et le pouvoir législatif occupaient une place décisive. Peut-on affirmer pour autant qu'ils pensaient recentraliser l'exercice de la souveraineté ? Rien n'est moins sûr. Sans doute, les projets montagnards demeuraient-ils fidèles à la démocratie tempérée.

Mais, dans le même temps, ils reconnaissent solennellement au souverain deux droits fondamentaux : la sanction des lois et le droit à l'insurrection, inscrit pour la première et la dernière fois dans un texte constitutionnel. Concessions aux circonstances, volonté de confisquer l'alliance populaire ? Sans doute ces considérations peuvent-elles rendre compte de l'état d'esprit de certains conventionnels. Mais il me paraît évident que chez les robespierristes tout au moins, ce dispositif traduisait aussi une conception générale de la démocratie qu'on pourrait qualifier à la fois de municipale et de populaire, et sur ce point, semble-t-il, ils firent preuve d'une grande constance, y compris pendant la période de la Terreur. Évitant à la fois l'écueil de la démocratie pure, impossible à pratiquer et même dangereuse en période de guerre civile, et celui de la dictature, les hommes de l'an II inventèrent une solution véritablement originale. Au dispositif du despotisme qui reconstituait la centralité de la souveraineté par le biais de l'axe descendant pouvoir exécutif-pouvoirs intermédiaires-pouvoirs locaux, ils tentèrent de substituer un pouvoir souverain à double foyer, agissant non pas au sein d'un espace verticalisé (métaphore de corps), mais au sein d'un espace horizontal, transparent, qui s'exprime par le biais d'autres métaphores : division du travail entre les ouvriers, armée au combat.... Cette solution avait l'avantage de sauvegarder à la fois la pérennité d'un pouvoir central efficace et chargé en outre de la plus grande légitimité, le législatif, et la nécessité du contrôle permanent du souverain. Au premier le soin de donner l'impulsion législative, de contrôler les commissions chargées de l'exécution, au second, le soin de prendre en charge ce qui revenait précédemment aux centres intermédiaires de pouvoirs dans l'exécution de la loi. Pour que ce rapport ne fût pas vécu comme une confiscation de souveraineté, il convenait en outre de créer une sorte de « champ simultané de l'information » législative (11). De l'élaboration de la loi à son exécution par le peuple vertueux lui-même, toute solution de continuité dans l'exercice de la souveraineté devait être abolie : la preuve que le pouvoir était vertueux, c'était en quelque sorte que le peuple se sauvait lui-même. L'on est ici aux antipodes d'une Convention, avant-garde qui se serait substituée au peuple. L'on relève même, dans telle circulaire du CSP du 14 frimaire an II, l'utilisation de cette métaphore qui inverse le schéma tel que le décrit L. Jaume :

« L'ordre hiérarchique des autorités a été retouché par le législateur. Il s'est proposé de les faire concourir, de la manière la plus efficace, à l'exécution des lois. Il a remis l'application de ces lois aux communes et aux comités de surveillance ou révolutionnaires, comme étant placés au plus près des ennemis de la chose publique et formant, en quelque sorte, l'avant-garde destinée à les combattre »(12).

Le gouvernement révolutionnaire de l'an Il confia donc aux communes de la République le soin de se substituer aux ministères et aux administrateurs intermédiaires. Le salut de la République en ce sens se jouait bien, en grande partie, au village. Toute la question qui se pose à partir de là est de se demander si la Convention se donna les moyens de mettre effectivement en œuvre cette alliance avec les villages de la République.

Le village et la République de l'an II : une dynamique d'intégration ?

Bases socio-économiques de l'intégration des communautés

L'éradication de la féodalité et l'élargissement des bases du contrôle de la terre par le biais de la loi du 10 juin 1793. La question des communaux ne doit pas être examinée, comme on l'a trop souvent fait, du simple point de vue du partage. Plus déterminant encore apparaît le processus d'expropriation/reprise, sur la base de la sentence arbitrale (13). Processus qui, soulignons-le, dépasse largement le strict point de vue économique, car il mettait en cause les bases mêmes du régime moderne de la propriété. Il interrompait en effet la tendance séculaire qui tendait à priver les communautés du droit d'accès à la terre et l'effort plus récent des premières assemblées, qui tendait à réduire les bases juridiques de la propriété aux seules propriétés individuelles ou nationales. La législation montagnarde ou jacobine réintroduisit avec force un droit direct d'accès à la terre au bénéfice des communautés, c'est-à-dire en fait des communes, foyer de base de la souveraineté populaire, au détriment du pouvoir central détenteur dans le schéma constituant de la souveraineté nationale.
En outre, la Convention montagnarde tenta d'organiser une économie fraternelle que l'on pourrait aussi, d'une certaine manière, qualifier d'économie morale ou d'économie sociale (14). Cette tentative consistait à subsumer les rapports économiques sous les principes du droit naturel proclamé. Elle s'exprima par la politique dite du « maximum », qui dépassait singulièrement la seule taxation. Il s'agissait en fait d'une régulation beaucoup plus ambitieuse, intégrant la restauration du réseau des marchés publics, la répression de la criminalité économique et la tentative de réforme agraire. (division des fermes, partage des communaux), enfin la garantie des ressources des plus pauvres (salaires, secours aux indigents et aux parents des défenseurs de la patrie).

Bases politiques et idéologiques

La dynamique d'intégration s'appuyait aussi sur la promotion des valeurs républicaines. Outre la fraternité qui s'exprimait dans les mesures économiques et sociales, ce fut aussi la liberté civile rendue aux plus pauvres (et aux esclaves), par le contrôle du pouvoir économique, l'égalité des citoyens qu'on n'hésite pas à référer au début à celle des temps évangéliques, au moins de la fin 1792 jusqu'à l'adoption de la Constitution de 1793 (15). Enfin l'exaltation patriotique par les sociétés populaires, les volontaires ruraux dont telle correspondance illustre la volonté de défendre l'idée d'une république fraternelle, où chacun jouisse de ses droits (16).
L'exercice de la souveraineté populaire s'affirmait en outre politiquement par un certain renouvellement du personnel politique qui permit à de nouveaux venus, souvent d'origine plus populaire, d'accéder aux fonctions municipales et par la participation des comités de surveillance révolutionnaire et des sociétés populaires à l'exécution des lois.
Les bases d'une intégration des communautés villageoises existaient donc réellement dans la République de l'an II par l'esquisse d'une conception communaliste de la démocratie ; sans doute cette tendance risquait-elle de raviver le « campanilisme », mais celui-ci ne traduisait-il pas aussi un profond sentiment d'égalité dans l'autonomie, la nécessaire émulation entre voisins, une volonté enfin d'enraciner la citoyenneté dans le cadre de vie quotidien ? Et à tout prendre cette conception était-elle plus rétrograde que tel sentiment national chauvin, basé sur la guerre de conquête ?
Néanmoins, de multiples indices de résistances à ce processus s'exprimèrent dès le début de l'an II, notamment lors de la campagne de défanatisation violente qui engrena un processus de rupture entre les valeurs républicaines et celles des communautés, partant un processus d'exclusion des « fanatiques », au nom de la régénération républicaine incarnée par la raison, même dans les endroits où elle était apparemment prise en charge par une minorité jacobine locale (17). Néanmoins, si cette question occupe une place centrale dans le processus d'exclusion, elle ne peut expliquer, à elle seule, la désaffection de campagnes fidèles. Elle fut peut-être le révélateur d'autres lignes de résistances plus profondes.

Limites et échec d'une alliance : La dynamique de l'exclusion et les résistances des communautés paysannes

Les limites de l'économie fraternelle

Cette politique ne faisait pas l'unanimité au sein de l'Assemblée, et ne fut donc jamais appliquée dans toute son ampleur. Elle ne pouvait, d'autre part, réussir que si l'effort demandé aux communautés paysannes en faveur de la République était assorti de réelles contre-parties et appliqué de manière démocratique ; or, sur ces deux points, de graves insuffisances se manifestèrent très tôt. Nous ne retiendrons ici que deux aspects essentiels, le pain et la terre ; l'échec des marchés publics : la contradiction éclata à terme entre économie sociale, et économie de guerre, les réquisitions militaires et civiles ont tué et dévoyé le fonctionnement des institutions de l'économie politique populaire. Voir de ce point de vue les mesures draconiennes prise par Jacques Isoré, d'une part pour le ravitaillement de Paris, et par les représentants auprès de l'armée du Nord d'autre part, qui utilisèrent en fait les greniers d'abondance non pour les livraisons des marchés publics, mais pour l'approvisionnement de Paris et des armées (18).
Dès lors, la confiance dans cette économie fraternelle a été minée par le retour de la crise de subsistances et l'inachèvement de la réforme agraire. Dans ce domaine, les aspects positifs, notamment le lotissement partiel des fermes et l'essor des reprises de communaux par arbitrage, furent contre-balancés par la valse-hésitation, en matière du maximum des fermes, plusieurs fois rejeté. De la même façon, les efforts indéniables pour diffuser les innovations culturales furent contrecarrés par le poids des réquisitions et l'application de l'économie de guerre (19).
Mais à ces dérives, somme toute banales et connues, il faut ajouter la dérive politique qui se manifesta par la reconstitution de pouvoirs intermédiaires qui subjuguèrent les pouvoirs communaux et par un volontarisme idéologique qui rompait de fait avec les principes.

Défanatisation violente et idéologisation de la vertu républicaine : une dynamique d'exclusion

Progressivement en effet, la dynamique de l'intégration se trouva minée par le processus d'idéologisation qui contamina et surdétermina tous les autres aspects de la politique républicaine. En ce sens, on ne peut étudier la défanatisation violente en soi : sans doute ses modalités, les interventions extérieures, appuyées ou non sur des minorités locales, jouèrent-elles un rôle négatif. Mais, plus largement, elle fut en fait l'expression de cette tendance malsaine qui subsumait les formes d'action civiles et individuelles du citoyen sous les catégories du langage idéologique, c'est-à-dire de la régénération. L'exemple d’Isoré nous paraît à cet égard significatif dans la mesure où ce représentant vicia progressivement le projet d'économie politique populaire en subsumant la question socio-économique sous les dogmes de la défanatisation. Il rompait de fait avec le droit naturel proclamé, mais, plus grave, il référait l'attachement à la Révolution, non plus à la pratique des vertus sociales, civiles disons, mais à un volontarisme idéologique qui heurtait de front la culture populaire. Il anathémisait en quelque sorte les villageois qui par ailleurs pouvaient soutenir la politique du maximum et plus généralement l'économie fraternelle, pour le seul fait de leur attachement au culte (20). Dès lors la réaction d'autodéfense des communautés ne risquait-elle pas de s'exprimer elle aussi, sous la forme de l'amalgame? Une opposition à la suppression du libre exercice du culte ne risquait-elle pas de susciter des attitudes négatives au sein des communautés à l'égard des autres aspects de la politique républicaine ? Le risque était réel, d'autant que l'essor de celle-ci générait de multiples lignes de fracture au sein des communautés.

Résistances paysannes : défense des principes ou anti-révolution ?

Du point de vue des communautés, l'échec de l'économie fraternelle et plus largement de l'intégration dans la République apparaît tout à fait paradoxal, puisqu'aussi bien toute la politique de l'an II leur était dévouée. En favorisant les plus pauvres, l'économie fraternelle n'avait-elle pas créé les conditions d'une solidarité qui ressoudait la majorité de la communauté contre la poignée de coqs de village qui la dominait jusque là ? En fait les choses se révélèrent moins simples pour deux séries de raisons : d'une part, l'application, d'ailleurs inégale de l'économie fraternelle suscita de multiples lignes de fractures dans les communautés, d'autre part, la volonté d'éradiquer la culture communautaire et de lui substituer une sorte d'athéisme républicain brouillèrent complètement la dimension démocratique de la République de l'an II pour lui donner un tour inquisitorial.
En effet les conflits intra-communautaires ou inter-communautaires ne se moulaient pas forcément dans le modèle « classiste ». Des divisions anciennes resurgirent constamment, notamment dans la question du marché public où la pénurie entraîna le retour des réflexes « d'immobilisme » ou de « campanilisme » et dans la question des biens communaux, où interfèrent querelles de voisinage, de familles, de clans. En outre, l'Ancien régime avait laissé de ce point de vue quelques bombes à retardement par le biais notamment des édits de défrichements de 1762 à 1766. Les bénéficiaires de partages antérieurs, se heurtèrent aux nouveaux partageux. A ces conflits s'ajoutaient ceux qui opposaient les exploitants entre eux, lorsqu'ils pratiquaient des systèmes de culture spécifiques, impliquant des utilisations différentes du communal, sans compter les heurts entre villages à l'occasion du partage des indivis (21).
Ces dissensions gangrenèrent le fonctionnement local des pouvoirs en favorisant les manœuvres des élites locales et des villageois. L'enchevêtrement des pouvoirs locaux permit aux divisions internes de clans, de clientèles, de voisinage de s'exprimer à outrance. Néanmoins, cette évolution n'eût pas débouché sur la dissidence si la République avait laissé aux communes ses modes de régulation internes liés en grande partie à une culture populaire vivace.
Or, de ce point de vue, l'attaque frontale contre le culte paroissial fut plus qu'une déchristianisation, elle se solda par la mise en cause des liens symboliques et des pratiques communautaires et par une violation des principes que plus d'une communauté invoquèrent, d'ailleurs, à cet égard, preuve que la culture populaire savait à l'occasion utiliser les principes républicains ! De la même façon, l'opposition au décadi (*) n'est pas le plus souvent anti-révolutionnaire, à preuve quand elle s'appuie sur les nécessités de l'économie agricole et la défense des droits des salariés (et des bêtes de trait !).
Sans craindre le paradoxe, l'on pourrait dire qu'en se heurtant à la minorité militante qui assumait les dérives de la politique républicaine, la masse des villageois fait souvent preuve d'un attachement plus profond à la Révolution que bien des Jacobins opportunistes. De la même façon, la permanence des traits typiques de la culture populaire, quant aux modalités de vote, participation des femmes, vote à main levée, importance de l'oralité qui poussent les agents nationaux de tels villages à faire des compte-rendus d'entretien oraux -ce qui pouvait aussi exprimer une sage prudence- n'étaient pas vraiment des signes d'anti-révolution. Sans doute aussi, d'autres éléments tels que rivalités anciennes de clans, de classe d'âge et la persistance de solidarités verticales, pouvaient véhiculer des conduites anti-révolutionnaires, mais l'on pourrait mobiliser des contre-exemples qui démontreraient qu'ils servirent aussi de support à la lutte entre sans-culottes et aristocrates. Ce ne sont pas les pratiques, la culture populaire en soi qui sont antirévolutionnaires et provoquent la dissidence, mais plutôt la dérive du gouvernement révolutionnaire qui par sa volonté d'éradiquer la culture paysanne et la multiplication des interventions externes faussa les règles traditionnelles de l'ordre communautaire. L'on vit dès lors l'un ou les différents partis faire, tour à tour, appel à tel représentant en mission ou tels Jacobins de la ville voisine pour confronter leur pouvoir. Ces pratiques furent vécues par beaucoup de villageois comme la négation de l'autonomie du village, d'où les haines inexpiables, qui suivirent, contre ceux qui avaient rompu les règles tacites de l'ordre communautaire.

L'héritage du régime de l'an II se révèle donc éminemment contradictoire dans les campagnes. Si la république de l'an II a signifié un effort sans précédent d'intégration des plus pauvres, une accession à la citoyenneté pour le plus grand nombre, la participation à la défense de la patrie des droits de l'homme et du citoyen, elle a néanmoins échoué, en partie, dans cette tentative d'instauration d'une économie politique populaire. Dès lors cet échec partiel cumula ses effets avec ceux de la mise en cause des valeurs culturelles des communautés. L'intrusion de la République au village ne fut souvent rejetée que lorsqu'elle signifia la mise en cause des instances symboliques et des pratiques sociales de la communauté. Dès lors beaucoup de villageois eurent le sentiment de perdre sur les deux tableaux, n'étant pas vraiment intégrés à la nation républicaine par l'acquisition de droits nouveaux, ils eurent dans le même temps le sentiment de perdre leur identité communautaire. Cette double frustration fut, sans doute, le principal motif de désaffection des villages à l'égard de la République de l'an II.

NOTES

(*) Le décadi : le calendrier révolutionnaire avait remplacé la division du temps du calendrier grégorien par une année divisée en 12 mois de 30 jours chacun, avec des jours complémentaires. L’année commençait à la date du 22 septembre 1793, jour de la proclamation de la Première république française. La semaine de sept jours avait laissé place à la décade de dix jours, dont le dernier prenait la place du dimanche comme jour férié, ce qui rallongeait la durée du temps de travail. Il est certain que ce calendrier ne tenait pas compte de cet allongement, ni de la désorganisation du temps social qu’il provoqua. (NdE).

(1) Notamment le numéro spécial des Annales de l'Ouest, n° 2, 1982, Paysans et politique, et la thèse de P.M. JONES, Politics and Rural Society : the Southern Massif-Central c. 1750-1880, Cambridge, 1985. L'enquête dirigée par J. BOUTIER et Ph. BOUTRY sur Les sociétés politiques, Atlas de la Révolution française, fasc. 6, 132 p., Paris, 1992. Les travaux de M. EDELSTEIN sur la participation électorale des paysans (notamme AHRF, n° 280, 1990, p. 136 et s. David HUNT : « Peasant politics in the French Revolution », in Social History, vol. 9, n° 3, 1984, p. 277-299. La thèse de J-P. JESSENNE,Pouvoir au village et Révolution en Artois, 1760-1848, 308 p., Lille, 1987.

(2) A. BOUTHORS, Les origines du droit rural, Amiens-Paris, 1865.

(3) Notamment, M. AGULHON, La république au village, et L. ASSIER-ANDRIEU, Coutume et rapports sociaux, étude anthropologique des communautés paysannes du Capcir, 215 p. Paris 1981. E.P. THOMPSON, Customs in common, London, The Merlin Press, 1991.

(4) Nous soutenons en effet que le régime républicain de l'an II ne se définit pas seulement par une dynamique de l'exclusion, pour reprendre l'expression de P. NORA qui souligne la tendance du régime à s'inventer des ennemis successifs, Dictionnaire Critique de la Révolution française, sous la direction de F. Furet, M. Ozouf, Paris, 1988, p. 839. Il y eut bien, simultanément, une dynamique de l'intégration, par un élargissement des droits (abolition de l'esclavage, « protection sociale », etc).

(5) Sur ce projet, voir FI. GAUTHIER et G.R. IKNI éd., La Guerre du blé au XVIIIe s., Paris, Passion/Verdier, 1988, p. 112.

(6) Voir le Journal des Débats et des décrets, n° 345 du 5 septembre, p. 112-113. Compte-rendu de la séance du 3 septembre.

(7) L. JAUME, Le discours jacobin et la démocratie, Paris, 1989, p. 361 et s.

(8) G.-R. IKNI, « Les départements et le problème de la souveraineté pendant la Révolution française » in Actes du Colloque La naissance et les premiers pas des départements, Beauvais, 1991, 426 p., notamment p. 87.

(9) A. MATHIEZ, Girondins et Montagnards, rééd. Montreuil, Ed. de la Passion, 1988, p. 87-89.

(10) Voir ROBESPIERRE, discours du 10 mai 1793, Le Moniteur, réimp., t. XVI, p. 358 s.

(11) Nous empruntons ici le concept forgé par M. MAC LUHAN dans La Galaxie Gutenberg.

(12) P. MAUTOUCHET, Le Gouvernement révolutionnaire, Paris, 1912, p. 249.

(13) Voir M. PERTUE éd., La Révolution et l'ordre juridique privé, Paris, PUF, 1989, p. 417 et s.

(14) Rappelons que la Constituante, dans le cadre de l'affirmation de la souveraineté nationale, avait décrété que les terres vacantes appartenaient de droit à la nation.

(15) J.P. GROSS, « L’économie fraternelle : les greniers d’abondance de l’an II », Colloque Mably. La politique comme science morale, t. 2, Palomar, Bari, 1997, p. 227-250.

(16) Voir le déisme social de Monestier appuyé sur les maximes évangéliques, analysé par A. RICHARD, Le gouvernement révolutionnaire dans les Basses-Pyrénées, (1923) Bayonne 1984, pp. 160-161.

(17) Voir la correspondance suggestive du Sergent Janin, publiée par R. MONNET, Avec les volontaires de la Haute-Saône, 1974, p. 32-33.

(18) M. VOVELLE, La Révolution contre l’Église, Bruxelles, 1988, p. 213 et s.

(19) Arrêté du 2 ventôse an II-20 février 1794.

(20) Sur le lotissement des fermes, en l'an II, voir J-M. MORICEAU, Actes du colloque La Révolution en lle-de-France, Paris, Klincksieck, 1990, pp. 409-528.

(21) L'importance des communaux dans la genèse des clivages politiques a été soulignée par P. M. JONES : « The Republic au village in the southern Massif Central 1789-1799 », paru dans The Historical Journal, 23, n° 4, 1980, p. 796. Voir aussi notre article, « Sur les biens communaux pendant la Révolution française », Annales Historiques de la Révolution Française, 1982, pp. 71-94.