Par ailleurs, il occupa la partie espagnole de l’île, obtint le départ complet des Espagnols de manière pacifique et y abolit l’esclavage. L’île ainsi unifiée, il la prépara à résister à une offensive de reconquête militaire qu’il pressentait, en formant des milices populaires armées.

Bonaparte ne répondit pas à Louverture, qui lui avait présenté sa Constitution, mais envoya une expédition armée qui atteignit Saint-Domingue en février 1802.

L’expédition était commandée par le général Leclerc, un des beaux-frères de Bonaparte, qui n’osait avouer publiquement l’objectif de cette offensive, mais avait des instructions secrètes : reconquérir le territoire, désarmer les officiers et les soldats « de couleur », y rétablir l’esclavage et déporter tous les acteurs de la Révolution de l’égalité de l’épiderme !

Voici ce qu’écrivait Bonaparte, le 30 octobre 1801, à Talleyrand qui négociait avec l’Angleterre, dévoilant ses objectifs :

« Faites savoir à l’Angleterre que dans le parti que j’ai pris d’anéantir à Saint-Domingue le gouvernement des Noirs, j’ai moins été guidé par des considérations de commerce et de finances que par la nécessité d’étouffer dans toutes les parties du monde, toute espèce d’inquiétude et de troubles… La liberté des Noirs, reconnue à Saint-Domingue et légitimée par le gouvernement français, serait, dans tous les temps, un point d’appui pour la République dans le Nouveau Monde. Dans ce cas, le sceptre du Nouveau Monde serait tôt ou tard tombé aux mains des Noirs…(1) »

Bonaparte se présente en chef d’état dans l’Europe coalisée contre les révolutions anticolonialistes et antiesclavagistes, qu’il désigne par le terme générique de « République du Nouveau Monde ».

De février à mai 1802, Louverture et ses généraux menèrent une guerre de partisans qui fit reculer Leclerc et le contraignit à négocier la reconnaissance de la liberté générale et des grades des officiers qui le rallieraient : ce qu’ils firent tous ! Leclerc était pris à son propre piège ! Il fit alors traîtreusement arrêter Louverture, le 7 juin, pensant décapiter la résistance d’un peuple, et l’expédia en France où il fut enfermé au Fort-de-Joux, une des régions les plus froides du pays. Séparé de sa femme et de ses enfants et dans la plus grande solitude, Louverture mourut le 7 avril 1803.

Le scénario du film commence au Fort-de-Joux. Louverture est interrogé sur ordre de Bonaparte et sa vie lui revient en mémoire.

L’acteur qui joue Louverture, Jimmy Jean-Louis est très bon, le sujet du film passionnant, mais pourquoi ce choix d’un scénario si éloigné de la réalité historique ? que veut-il nous dire ? nous laisser comme message sur cette histoire extraordinaire, celle de la Révolution de Saint-Domingue/Haïti ?

Dans la nuit du 22/23 août 1791, une insurrection d’esclaves commençait, dans la Province du Nord de la colonie, et se développa jusqu’à la proclamation de l’abolition de l’esclavage en août et septembre 1793, dans toute l’île. De septembre 1793 à 1798, le nouveau peuple de Saint-Domingue construisit sa liberté, mais devant l’attaque des colons esclavagistes français et leurs alliés espagnols et anglais, ce fut Louverture qui prit la direction de la guerre d’indépendance, qu’il gagna en 1794 contre les Espagnols, puis en 1798 contre les Anglais. Il cherchait à unifier les différentes bandes d’esclaves insurgés pour former un nouveau peuple, lorsqu’une fois encore, la guerre s’imposait par la volonté régressive et criminelle de Bonaparte de rétablir l’esclavage. Louverture évincé en 1802, la résistance de ce peuple se poursuivit et parvint à battre les armées de Bonaparte et proclamer, le 1er janvier 1804, l’Indépendance de la République d’Haïti, « Patrie des Africains du Nouveau Monde et de leurs descendants ». Pour la première fois, l’égalité de l’épiderme et les droits de l’humanité prenaient pied dans cette Amérique esclave !

Bonaparte connut là sa première défaite morale et politique : deux corps d’armée, soit près de 60.000 soldats (2), moururent pour tenter de rétablir l’esclavage !

Que Louverture ait été un homme intelligent, courageux et déterminé, qu’il se soit fait remarquer par Bayon de Libertat, son maître, qui établit avec lui des relations de respect et l’affranchit, le scénario le montre. Que Louverture engagé dans l’insurrection des esclaves auprès du chef de bande, Biassou, ait choisi de prendre à la fois son indépendance et la direction de la guerre de libération qu’il mena de 1794 à 1802, on l’aperçoit encore. Mais faire de Louverture, dès 1792, l’interlocuteur unique de la Révolution de St-Domingue, voilà qui relève de l’ignorance et de la falsification historique.

Sonthonax, le Commissaire civil envoyé par l’Assemblée législative en 1792, est présenté tout seul lui aussi, mais il était avec Ailhaud et surtout Polverel qui joua un rôle prédominant dans la Commission et qui a disparu du film ! Sonthonax est présenté comme un brissotin et un « Ami des noirs (3) » : or, il ne l’a jamais été comme les recherches récentes l’ont montré !

Ajoutons que les Brissotins, devenus Girondins, gouvernaient la France en 1793 et trahirent les Commissaires civils en envoyant un gouverneur, Galbaud, pour les arrêter ! En juin, les Commissaires civils étaient attaqués par les troupes de Galbaud qui avait pris le parti des colons esclavagistes du Cap. Mais l’entrée en scène d’esclaves insurgés, qui avaient compris la situation, sauva les Commissaires civils : le 23 juin 1793, ils écrasaient Galbaud et le parti des colons. Galbaud et ses troupes prirent la fuite, accompagnés de 10.000 colons : « C’était la fin de la domination blanche à St-Domingue » (4).

Pas un mot de cet épisode dans le film : le scénario invente une concurrence entre Louverture et Sonthonax, pour savoir qui déclarera l’abolition de l’esclavage le premier ! Mais ce sont les faits qui sont alors la victime de cette invention infantile.

La suite de cette grande victoire des esclaves insurgés n’apparaît pas davantage dans le film, la voici. Après la fuite de Galbaud, les esclaves insurgés qui avaient pris la ville du Cap, fraternisèrent avec la population et se réunirent en assemblées de citoyens pour parler de leur avenir qu’ils tenaient entre leurs mains. Et ils discutèrent de la fin juin jusqu’au 24 août, dans la ville du Cap, des façons d’abolir l’esclavage et de se libérer du colonialisme. Certains se limitaient à envisager un contrat de travail salarié, d’autres refusaient de continuer de rester sur les ci-devant plantations et partirent dans les mornes, ces collines et montagnes non encore défrichées, ce qu’ils avaient commencé de faire depuis l’insurrection de 1791 et inventèrent « la voie paysanne haïtienne » en créant des communautés paysannes et une forme originale d’exploitation des terres. D’autres encore réorganisèrent la vie et le travail sur les plantations abandonnées par les ci-devant maîtres.

Mais le scénario ne s’intéresse visiblement pas à l’insurrection des esclaves, c’est dommage ! Il ne s’intéresse pas davantage aux rapports entre la Révolution en France et celle de Saint-Domingue et à l’épisode, pourtant remarquable, du choix que fit la Convention montagnarde. Le voici.

A la suite de la proclamation de la liberté générale les 29 août et 21 septembre suivants, la ville du Cap organisa les élections d’une députation du nouveau peuple de Saint-Domingue, afin de faire connaître la nouvelle dans le monde et demander à la Révolution française son aide politique. Les députés Belley, Mills et Dufaÿ atteignirent Paris et, le 16 pluviôse an II-4 février 1794, la Convention montagnarde les reçut et décida de leur répondre favorablement. Elle étendit la conquête de la liberté générale faite à Saint-Domingue, à toutes les colonies françaises. En avril-juin 1794, une expédition atteignit Sainte-Lucie, la Guadeloupe et la Guyane et y abolit l’esclavage : il y avait, maintenant, quatre points d’appui à la liberté dans cette partie du monde.

Alors que nous raconte le scénario ? Il nous montre un Louverture sous son seul aspect de militaire. C’est vrai, Louverture a dû faire la guerre quasiment sans cesse de 1791 à 1802, mais la fît-il comme le scénario nous le montre ? On le voit en uniforme militaire de l’armée française, bien couvert avec manches longues, col montant, culottes et bottes impeccables, quasiment sorti d’un tableau ! Un dandy militaire ! Peut-on croire qu’il faisait la guerre ainsi ?

Lorsqu’il forma sa propre bande de 1793, ses hommes étaient mal et peu vêtus, mais il s’efforça de les armer et ils menaient la guérilla pour se défendre ou attaquer. A partir de 1794, il se rapprocha des commissaires civils Polverel et Sonthonax et du général Laveaux avec qui il partagea une profonde amitié. Ses hommes reçurent alors une formation, des munitions et un objectif précis lorsque les Commissaires civils l’aidèrent à prendre la direction de la guerre d’indépendance en le nommant gouverneur adjoint de Laveaux. Les Commissaires retournés en France, Laveaux nomma Louverture gouverneur, lui confiant l’avenir de la Révolution. Il y avait en effet des divergences profondes avec certains groupes de « libres de couleur », ci-devant maîtres d’esclaves, et qui cherchaient à contrôler le processus d’abolition de l’esclavage à leur profit. Ce fut un tournant significatif que le scénario semble ignorer, mais que le peuple haïtien n’ignore pas !

A partir de ce moment, Louverture mena la guerre d’indépendance contre l’occupation britannique qui avait commencé dès septembre 1793, au moment de la déclaration de la liberté générale à Saint-Domingue. La nature de la guerre changeait : de guerre des esclaves contre leurs maîtres dans la colonie française, elle devenait une guerre mondiale des puissances européennes contre les révolutions de l’égalité de l’épiderme dans cette partie du monde.

En même temps, Louverture menait une autre bataille, celle de l’union entre les différentes bandes de ci-devant esclaves insurgés, qui étaient fort divisés sur leur avenir comme je viens de le rappeler. Et c’est ainsi que se forgea la devise de la République haïtienne : « l’union fait la force ».

Le film nous montre les tensions entre Louverture et sa femme, en faisant d’elle un obstacle à la lutte que mène son mari, mais d’où vient cette interprétation ? Aucune source ne permet d’établir pareil conservatisme chez elle ! ou bien serait-ce un préjugé à la mode ? Faut-il qu’une femme soit désagréable avec son mari, qui, en ce qui la concerne, est un homme qu’elle aime et a choisi ? On la voit fine et malicieuse, au début du film, devenue une mégère, qui refuse la révolution de l’égalité de l’épiderme, se plaignant que son homme ne soit pas à la maison à s’occuper de sa femme et de ses enfants. Les femmes doivent-elles être aussi stupides pour plaire au public d’aujourd’hui ? Je n’en suis pas convaincue…

Quelles sont les sources du scénario ? Ce n’est pas précisé m’a-t-il semblé ou n’ai-je pas eu le temps de le voir passer au générique, mais je reconnais le récit du général Pamphile de Lacroix. Ce général faisait partie de l’armée de Leclerc en 1802 et rallia la Restauration en 1815. Lorsque les colons revanchards réclamèrent une nouvelle intervention contre l’indépendance d’Haïti, parmi de nombreux autres récits, Lacroix publia en 1819 ses Mémoires pour servir à l’histoire de la Révolution de Saint-Domingue, qui exposent le point de vue impérialiste et raciste propre au « parti colonial » de ce temps (5). C’est en effet chez Pamphile de Lacroix que l’on retrouve l’idée d’isoler Louverture et de le mettre en pendant de Bonaparte. Le titre du film le reprend : « Toussaint Louverture. Le combat des aigles ». Le scénario insiste sur cette affirmation fausse selon laquelle Louverture écrivait à Bonaparte avec cette formule : « Le Premier des Noirs au Premier des Blancs », digne du culte des chefs dans une société coloniale et raciste. Voici la source de cet esprit, rédigée et inventée de toutes pièces par Pamphile de Lacroix : « Le premier consul n’avait jamais voulu condescendre à répondre à des lettres d’admiration dont l’une portait pour suscription intérieure : le premier des Noirs au premier des Blancs (6) ».

Mais c’est du Lacroix, non du Louverture !

Lacroix présente un Louverture pensant comme un colon raciste, mais était-ce le cas ? Pas davantage ! Louverture défendait l’égalité de l’épiderme et l’unité du genre humain ! en voici un exemple. La politique de la Convention montagnarde favorable à la révolution de l’égalité de l’épiderme avait été brutalement interrompue par le 9 thermidor an II- 27 juillet 1794 et un processus contre-révolutionnaire débuta. En 1797, le parti colonial réclamait la reconquête de Saint-Domingue et Louverture eut connaissance de ces débats. Voici ce qu’il écrivit au Directoire dans une lettre ouverte qui fut publiée :

« Mais non, la main qui a rompu nos chaînes ne nous asservira pas à nouveau. La France ne reniera pas ses principes, elle ne nous enlèvera pas le plus grand de ses bienfaits, elle nous protègera contre tous nos ennemis ; elle ne permettra pas que sa morale sublime soit pervertie, que ses principes qui sont son plus grand honneur soient détruits… et que son décret du 16 pluviôse-4 février 1794 qui est un honneur pour l’humanité soit révoqué.

Mais si, pour rétablir l’esclavage à Saint-Domingue, on faisait cela, alors je vous le déclare, ce serait tenter l’impossible ; nous avons su affronter des dangers pour obtenir notre liberté, nous saurons affronter la mort pour la maintenir (7). »

Louverture partagea avec Laveaux une amitié profonde comme en témoigne leur abondante correspondance. En voici un exemple dans une lettre de Louverture à Laveaux datée du 31 août 1796 :

« Mon cher général, mon père, mon bon ami,

Que votre lettre en date du 10 courant a été agréable à mon cœur ! Que je suis heureux d’avoir en vous un ami aussi sincère et aussi vrai ! (…) Que je désirerais d’être auprès de vous pendant huit jours ; que de choses j’ai à vous dire ! (…) Je vous embrasse mille fois de tout mon cœur et vous aime autant, et serai, croyez-moi, jusqu’à la mort votre fidèle ami,

Toussaint Louverture.(8) »

Le scénario l’ignore et met en scène un Laveaux tout militaire, tout rigide et tendu par l’unique volonté de maintenir coûte que coûte Saint-Domingue comme colonie française ! Dans ces conditions, l’amitié entre les deux hommes n’est plus concevable.

La source de cette contre-vérité vient de la biographie que Pierre Pluchon a consacrée à Louverture et qui a puisé, deux siècles après, dans le livre de Pamphile de Lacroix. Même parti pris en faveur du monde colonial et raciste, mêmes calomnies contre la Révolution de Saint-Domingue et l’Indépendance d’Haïti, même volonté de présenter Louverture comme un militaire brutal et même partisan du système colonial esclavagiste et raciste. La négation de l’amitié entre Laveaux et Louverture le prouve, selon Pluchon, qui affirme qu’un tel sentiment est impossible entre deux « races », avouant son propre racisme …postcolonial9.

Ces calomnies sont troublantes, qu’elles soient reprises par ce téléfilm quelques 23 ans après la publication du livre de Pluchon, sans recul ni critique, avec le seul rajout de la femme de Louverture lassée de la conquête de la liberté générale, voilà qui laisse perplexe et inquiet en ce début de millénaire globalisant…

NOTES:

(1) Correspondance de Bonaparte, lettre citée dans Victor SCHŒLCHER, La vie de Toussaint Louverture, (1889) rééd. Karthala, 1982, p. 319.

(2) Antoine METRAL, L’histoire de l’expédition des Français à Saint-Domingue, (Paris, 1825) Karthala, 1985, Livre 4, p. 223.

(3) La « Société des Amis des Noirs » avait été créée par le banquier suisse Clavière, sur le modèle des sociétés anglaises du même nom. Clavière prit Brissot comme secrétaire. Ces « Amis des Noirs » cherchaient des solutions à la crise de la fourniture du marché des captifs qui se trouvait en Afrique. En effet, vers 1750, ce commerce avait raréfié les malheureux qui étaient razziés et leur prix haussa. Ces « Amis des Noirs » proposaient de remplacer la traite des captifs par l’élevage d’esclaves sur place en Amérique : leur « amitié » résidait dans leur volonté d’améliorer les conditions de travail des esclaves, mais n’allait pas jusqu’à la suppression de l’esclavage… Voir Eric WILLIAMS, Capitalisme et esclavage, (1944) trad. de l’anglais Présence Africaine, 1968.

(4) C.L.R. JAMES, Les Jacobins noirs, (1938) trad. de l’anglais et complété, 1953 et 1983, Editions Caribéennes, p. 110. Sur l’affaire Galbaud, voir Florence GAUTHIER, et mort du droit naturel en révolution, 1789-1795-1802, PUF, 1992 et « Les élections de la députation de l’égalité de l’épiderme, Saint-Domingue, septembre 1793 », in L. JALABERT et alii éd., Les élections législatives et sénatoriales outre-mer, Paris, Les Indes Savantes, p. 31-45.

(5) Réédition chez Karthala, 1995 par Pierre Pluchon. Il n’existe aucune lettre de Louverture qui porte une telle mention ou quelque chose d’approchant. Voir aussi pour le réveil du parti colonial Yves BENOT, La démence coloniale sous Napoléon, Paris, La Découverte, 1992, p. 206 et s.

(6) Pamphile de LACROIX, op. cit., p. 277.

(7) Toussaint LOUVERTURE, Réfutation de quelques assertions d’un discours prononcé au Corps législatif par Vienot-Vaublanc, adressée au Directoire le 5 novembre 1797, Le Cap, 1797, rééd. La Révolution française et l’abolition de l’esclavage, EDHIS, t. 11.

(8) Toussaint LOUVERTURE, Lettres à la France, Nouvelle Cité, 2011, Correspondance de Toussaint à Laveaux, Lettre du 31 août 1796, p. 363. Il faut feuilleter les nombreuses autres lettres écrites sur le même ton.

(9) Pierre PLUCHON, Toussaint Louverture. Un révolutionnaire noir d’ancien régime, Paris, Fayard, 1989. Voir le compte-rendu de ce livre par Florence GAUTHIER, in Annales Historiques de la Révolution Française, 1993, p. 556-58 que l’on trouvera aussi sur Révolution Française.net.