Rappelons d’abord le contexte dans lequel Paine intervient.

Le projet républicain et l’achat de la Louisiane

Pour Thomas Jefferson qui devient officiellement président le 4 mars 1801 et les Républicains qui avaient remporté l’élection l’année précédente, l’expansion vers l’Ouest était essentielle à l’existence des États-Unis. Tout d’abord parce qu’elle était la condition d’une immigration continue et d’un accroissement de sa production agricole, et surtout parce qu’ils la voyaient comme une garantie de la pérennité du républicanisme. Si l’esprit pionnier continuait d’animer l’Amérique, elle éviterait les maux de la corruption qui menaçaient toutes les républiques. L’immensité des terres à mettre en valeur garantissait la permanence d’une république démocratique agricole de producteurs indépendants et citoyens, tandis qu’un repli sur la côte Est déjà urbanisée favoriserait le processus de création d’un prolétariat urbain misérable sous la coupe d’une aristocratie d’industriels et de marchands, fondamentalement portés vers la monarchie.

Contrairement à ce qu’une partie d’historiographie américaine a pu écrire (3) , la vision jeffersonienne de l’économie politique républicaine n’était en rien une apologie de l’autarcie agricole, au contraire. Le commerce des produits agricoles et celui des produits manufacturés issus des unités industrielles disséminées étaient absolument essentiels pour faire fonctionner le système. Commerce intérieur certes, mais aussi commerce extérieur, d’où la nécessité absolue d’assurer la circulation des marchandises américaines à destination de l’Europe et des colonies européennes en Amérique (Antilles françaises et anglaises, Amérique hispanique). Jefferson avait été depuis longtemps l’avocat insistant de l’expansion vers l’Ouest. Il était l’auteur de la Land Ordinance de 1784 (modifiée par la North West Ordinance de 1787) qui établissait le système permettant d’intégrer les nouveaux états dans l’Union à égalité de droits avec les anciens au fur et à mesure de leur création.

Après le coup d’État du 18 brumaire, Bonaparte chercha à terminer la guerre qui opposait la République française aux puissances européennes. Parmi les accords signés, le second traité franco-espagnol de Saint-Ildefonse en octobre 1800 prévoyait la rétrocession de la Louisiane de l’Espagne à la France, inversant l’échange de 1763. La cession s’intégrait dans un plan de reconstitution d’un empire colonial français en Amérique, détruit d’abord par la défaite dans la guerre de Sept Ans, puis par les révolutions des Antilles en Guadeloupe et à Saint-Domingue. Dans ce cadre, Bonaparte voulait utiliser la Nouvelle-Orléans et la Louisiane comme une des bases de ce nouvel empire colonial. Une expédition devait d’ailleurs suivre celle de Leclerc à Saint-Domingue pour prendre possession de la Nouvelle-Orléans.

Les mouvements français inquiétaient énormément Jefferson et les Américains en général. Ils estimaient en effet, n’avoir pas grand-chose à craindre de la puissance coloniale espagnole qu’ils voyaient comme inéluctablement destinée à s’effondrer toute seule d’un moment à l’autre. Les États-Unis voyaient donc avec confiance la possibilité d’intégrer les anciennes colonies espagnoles dans l’union sous une forme ou sous une autre dans un avenir plus ou moins proche. Il en était tout autrement si la France redevenait un voisin puissant sur le flanc sud des États-Unis. Malgré sa francophilie, Jefferson ne voulait pas entendre parler d’un tel voisinage. Tout d’abord parce que l’artère du Mississipi et le débouché de la Nouvelle-Orléans étaient vitaux pour les fermiers de l’Ouest. Sans la possibilité de la navigation fluviale, les produits agricoles de l’Ouest auraient énormément renchéri, ruinant ainsi les possibilités d’expansion territoriale vers l’Ouest. D’autre part, parce qu’on ne savait pas si un tel voisin ne risquait pas de devenir dangereux dans la perspective d’une reprise de la guerre, toujours possible, en Europe. Enfin, avoir pour inquiétant voisin la France, obligerait les États-Unis à se rapprocher de l’Angleterre pour assurer une forme de balance, ce que ne voulait pas Jefferson qui voyait dans l’Angleterre l’ennemi numéro 1 du républicanisme en Amérique à cause des liens économiques, politiques et culturels toujours entretenus entre l’ancienne métropole et ses anciennes colonies. Jefferson écrivait ainsi en avril 1802 à Robert Livingston l’ambassadeur américain en France : "la cession de la Louisiane par l’Espagne à la France est un coup douloureux pour les États-Unis. De toutes les nations de quelque importance, la France est la seule avec laquelle nous ayons le moins de points de friction et le plus de points communs d’intérêt. Il y a sur le globe un seul endroit dont le possesseur est notre ennemi permanent et naturel, c’est La Nouvelle-Orléans. La présence de la France est un défi à notre égard alors que l’Espagne s’y trouvait sans ambition aucune. Il est impossible que la France et les États-Unis continuent à être amis quand ils se rencontrent dans une position aussi sensible. Du moment où la France prend possession de La Nouvelle-Orléans, nous devons nous marier à la flotte et à la nation britanniques".

Dès la fin des années 1790, les Fédéralistes avaient avancé l’idée qu’en cas d’installation de la France en Louisiane, il faudrait intervenir militairement en occupant la Nouvelle-Orléans et donc déclarer la guerre. Jefferson ne voulait pas d’une telle occupation, d’une part parce qu’il refusait la guerre pour résoudre ce type de conflit, et d’autre part, parce qu’il ne pensait pas pouvoir la faire victorieusement. Les craintes des Américains furent renforcées en octobre 1802 quand l’intendant espagnol de la Nouvelle-Orléans refusa le droit de débarquer leurs marchandises aux marchands américains en attente d’instructions du nouveau pouvoir français.

Jefferson écrivit à Livingston de pousser les négociations rapidement, mais Bonaparte et Talleyrand n’étaient pas pressés, car ils attendaient les nouvelles de Saint-Domingue.

L’échec de l’expédition Leclerc, du rétablissement de l’esclavage à Saint-Domingue, la mort d’une grande partie du corps expéditionnaire et du général Leclerc lui-même, sonnent le glas des projets coloniaux de Bonaparte qui a désormais d’autres chats à fouetter avec les menaces de reprise de la guerre en Europe. Le 12 janvier 1803, Jefferson obtient du Sénat la nomination de James Monroe, qui avait été ministre en France de 1794 à 1796, comme plénipotentiaire. Il obtient également la somme de deux millions de dollars pour négocier. Les instructions des envoyés américains leur ordonnaient de négocier jusqu’à dix millions de dollars pour l’achat de la Louisiane et des Florides (les Florides correspondaient grosso modo à l’actuel état de Floride plus une partie de la Géorgie actuelle et de l’Alabama). Les envoyés devaient insister pour obtenir au moins la Nouvelle-Orléans et tout ce qui se trouvait à l’est du Mississipi, en cas de refus de vente ou en cas de fermeture du Mississipi aux vaisseaux américains, les envoyés des États-Unis étaient autorisés à entamer des négociations avec les Anglais. Monroe arriva à Paris le 12 avril 1803 au moment où la guerre semblait sur le point de reprendre avec l’Angleterre. En fait, le 10 avril, Bonaparte avait déjà décidé de vendre la Louisiane aux États-Unis, persuadé qu’il ne pourrait jamais la défendre, et qu’il fallait éviter qu’elle ne tombe aux mains des Anglais. Le lendemain, le Premier consul confia au ministre des finances Barbé-Marbois la mission de conduire la négociation. Avant même d’arriver, la proposition d’accord de Monroe était devenue caduque. Bien que les deux ministres américains n’eussent pas les pouvoirs pour traiter de la nouvelle proposition française, ils décidèrent de prendre l’initiative au bond et signèrent très rapidement (le 30 avril) trois conventions qui réglaient la vente de la Louisiane, son prix, le calendrier du règlement et les modalités pratiques du paiement (une partie de la somme était affectée au paiement des indemnités dues par la France aux marchands américains d’après la convention de Mortefontaire). Enfin, un texte prévoyait le sort des colons de Louisiane qui devaient à terme bénéficier des mêmes droits que les autres citoyens américains. Jefferson était évidemment enchanté (malgré la déception de n’avoir pas pu récupérer les Florides) mais un sérieux problème juridique se posait puisque rien dans la Constitution ne parlait de l’achat d’un territoire, ni de la manière dont un territoire acquis de cette manière devait être intégré ou pas dans l’Union. Les Fédéralistes s’opposèrent à l’achat de la Louisiane à l’ouest du Mississipi, expliquant que cet immense territoire allait diluer la république et renforcer le pouvoir corrupteur potentiel du gouvernement fédéral (qui le gouvernait en attendant la colonisation si elle venait un jour) qu’on risquait de voir changer la nature même des États-Unis.

Jefferson dut demander à son cabinet une réflexion sur la constitutionnalité de l’achat et convoquer une session extraordinaire du Congrès en octobre. Voulant éviter les complications, le cabinet déconseilla à Jefferson de chercher à faire passer la vente par un amendement constitutionnel, mais plutôt de la considérer comme un acte de gouvernement. En août, il écrivit dans ce sens à John Breckenridge (qui était un des leaders du Congrès les plus intéressés par l’expansion à l’Ouest) et à Madison : le message présidentiel du 17 octobre 1803 à la session extraordinaire ne disait rien de la question constitutionnelle et le Sénat approuva l’achat par 24 voix contre 7.

Les Fédéralistes étaient furieux, notamment parce que leurs forces étaient à l’Est et qu’ils avaient peur de disparaître dans une union rééquilibrée à l’Ouest. Ils souhaitaient que la Louisiane reste une terre de conquête ou une terre coloniale et non qu’elle soit ouverte à la possibilité d’intégration dans l’Union. Un débat s’engagea au Congrès après la ratification. Les Fédéralistes s’y marginalisèrent, tant la réussite de l’achat était évidente pour la plus grande partie de l’opinion. Le gouvernement fédéral mit en place un gouvernement provisoire sous l’autorité du Président pour la partie "européenne" de la Louisiane. Dans la loi adoptée à la fin de décembre 1803, les nouveaux territoires étaient divisés en deux zones : au nord et au sud du 33e parallèle, le sud appelé "Territoire d’Orléans" deviendra l’état de Louisiane et le nord restera un territoire indien administré directement par l’État fédéral.

Le gouvernement provisoire ne prévoyait pas la création d’une législature pour le Territoire d’Orléans, car les habitants, Espagnols et Français, n’étaient pas supposés assez mûrs pour un gouvernement représentatif. Le président devait nommer un gouverneur, un secrétaire, un conseil exécutif de treize membres, et les officiers judiciaires. De janvier à mars 1804, un débat sur la manière dont le territoire d’Orléans devait être gouverné divisa le Congrès et même chacun des deux partis. Le bill passa sans problème au Sénat, mais pas au Congrès où de nombreux amendements furent imposés, mais ceux-ci furent alors rejetés par le Sénat lors de la "navette" entre les deux chambres. Finalement, le Congrès imposa seulement une limitation dans le temps (un an) pour le gouvernement provisoire, mais le vote fut très serré.

La décision du Congrès fut critiquée par les notables de la Louisiane qui faisaient remarquer que leur régime était plus représentatif sous les Espagnols ou les Français qu’avec les États-Unis puisqu’au moins il existait alors plusieurs assemblées représentatives. En 1805, une demande d’admission dans l’Union fut refusée, mais on créa alors une législature locale. L’intégration définitive n’aura lieu qu’en 1812.

Fonder la république

Paine intervient dans cette affaire dès l’origine. Rentré aux États-Unis depuis octobre 1802, il écrit quelques semaines plus tard à Jefferson (le 25 décembre) pour proposer la solution de l’achat afin d’éviter l’intervention militaire réclamée par les Fédéralistes (4) . Jefferson avait déjà envisagé plusieurs possibilités dont l’achat de la seule Nouvelle-Orléans et même une intervention militaire limitée. Paine va plus loin et encourage le Président dans la direction de la cession. Jefferson répond le lendemain à Paine que des négociations allant dans ce sens sont déjà engagées. Dans cette première lettre, Paine prend bien soin d’affirmer que la première condition d’un éventuel achat est le consentement des habitants de la Louisiane ou du moins d’une majorité d’entre eux. Un gouvernement républicain peut acquérir des territoires par l’achat, mais cela ne doit en aucun cas être une "conquête" comme le voulaient les Fédéralistes dont la ligne était à ce moment-là de s’emparer militairement de la Louisiane et de la transformer en territoire "colonial" permanent. Sur un plan plus théorique, il est à remarquer que certains dirigeants fédéralistes voyaient dans la Louisiane le premier élément d’une forme américaine d’empire colonial à l’imitation de l’Angleterre et non la possibilité d’une intégration des territoires dans l’Union. La proposition de Paine est opposée à une telle démarche, contradictoire selon lui aux principes fondateurs du républicanisme américain qui ne peut coexister avec l’idée d’empire colonial. Paine revient sur la question dans deux lettres du 2 août 1803 adressées à Jefferson et à Breckenridge, puis dans une deuxième lettre à Jefferson du 23 septembre (5) .

Il y défend la position de la majorité du parti républicain pour lequel la cession n’étant pas un traité impliquant des obligations entre parties contractantes sur la durée, il ne peut être question de faire passer l’accord devant le Sénat et/ou d’obtenir un amendement constitutionnel.

Pour Paine, le seul problème est la question religieuse et le lien d’une partie de la population de la Louisiane au catholicisme, c’est-à-dire au Pape en tant que puissance étrangère. Une certaine forme de transition de l’ancien mode de gouvernement au nouveau système républicain est donc indispensable. Les processus électoraux et les mécanismes du républicanisme représentatif ne s’imposent pas forcément d’emblée. Il faut les acquérir par l’éducation, par les institutions, par les mœurs et par le mélange entre anciens et nouveaux émigrants. Les droits civils sont d’une autre nature, ils peuvent être immédiatement appliqués dans les territoires cédés, mais les droits politiques doivent être acquis par l’expérience. Or la Louisiane n’a pas été associée à l’expérience révolutionnaire qui a accéléré le processus de républicanisation et de passage du despotisme de George III à l’indépendance. La Louisiane n’a connu aucune forme de rupture détruisant l’Ancien Régime. Ce que la révolution n’a pas pu faire, doit l’être par les "institutions" et par l’éducation au républicanisme. En l’absence de cette expérience, le passage du despotisme au système représentatif prendra nécessairement plus de temps et ne peut être accéléré que par l’immigration intérieure ou extérieure. On voit l’importance pour Paine du facteur que représente l’expérience révolutionnaire initiale. Comme Mably en 1784 (6) , il estime que c’est elle qui est créatrice du républicanisme et qu’elle doit être rappelée à intervalles réguliers pour refonder les bases mémorielles de la République. Dans le cas particulier de la Louisiane, il ne s’agit pas de rappeler le lien républicain créé dans le combat commun, mais d’implanter des principes. Ce que Paine théorise donc ici, ce sont deux voies différentes du passage de l’Ancien Régime au nouveau : l’un par la voie révolutionnaire, l’autre par celle des institutions et de l’intégration républicaine. Les deux formes sont légitimes, même si la seconde est subordonnée à l’existence de la première.

Paine propose une forme de gouvernement provisoire émanant, non du pouvoir exécutif, mais du Congrès tout en initiant les habitants de la Louisiane au système représentatif par le biais de la création d’un gouvernement municipal. Il insiste en particulier sur la nécessité d’introduire le principe de l’élection des prêtres par l’ensemble de la population comme dans la Constitution civile en France, pour affaiblir l’influence du clergé, forcément délétère du républicanisme en formation. Les "institutions" ne sont pas oubliées et Paine propose l’adoption d’un plan de création scolaire où l’anglais serait la seule langue enseignée, car les lois ne peuvent être proclamées et appliquées que dans la langue de l’Union. Il s’agit donc de républicaniser la langue et d’effacer les particularismes en favorisant l’immigration anglo-saxonne intérieure et extérieure. Il ne s’agit pas de brimer les catholiques, mais de leur donner le même statut que les autres confessions dans le cadre de la tolérance fondatrice de la neutralité religieuse républicaine. Les catholiques de Louisiane, écrit Paine à Breckenridge, auront les mêmes droits que les nôtres, rien de moins, mais rien de plus.

La contribution la plus importante de Paine est l’adresse en réponse à la pétition des notables de la Louisiane publiée le 22 septembre 1804 (7) . Elle eut un énorme retentissement comme en témoigne la lettre de John Randolph à Albert Gallatin qui affirme que son impression à des milliers d’exemplaires a détruit les arguments des pétitionnaires et a posé les bases d’une républicanisation de la Louisiane (8) en utilisant un langage simple compréhensible par tous les habitants des nouveaux territoires.

Les pétitionnaires — se définissant comme "Nous les contribuables, les planteurs, marchands et autres habitants de la Louisiane" — demandaient que leur soient reconnus des "droits" et une exemption des lois contradictoires à ces "droits" (notamment celles sur la traite des Noirs). Pour Paine, les prétendus "droits" réclamés par les pétitionnaires ne sont que des privilèges auxquels ne participe en rien la majorité du peuple de la Louisiane et encore moins ceux des États-Unis. S’appuyant sur les acquis de la révolution de 1776, les pétitionnaires, explique Paine, font la preuve qu’ils n’ont rien compris de l’expérience révolutionnaire. Les droits des Américains ont été acquis par la proclamation et la reconquête des principes et par le succès d’une longue guerre d’indépendance à laquelle les pétitionnaires n’ont pris aucune part. Ce n’est qu’après un processus d’intégration des principes et des pratiques du gouvernement représentatif que les habitants de la Louisiane pourront prendre toute leur place dans la République. Parmi les "droits" réclamés par les pétitionnaires, celui de continuer d’importer des esclaves figurait en bonne place. Paine s’insurge et ironise contre l’utilisation du terme même de "droit" pour qualifier la traite et l’esclavage. Il prouve selon lui l’incompréhension des pétitionnaires du plus élémentaire principe républicain, celui de la liberté. L’esclavage ne relève pas du droit mais de la violence faite aux esclaves. Comment une pétition réclamant des droits pouvait-elle oser faire allusion à la plus grande absence de droit possible, à la plus grande injustice, celle d’asservir d’autres hommes ?

Les habitants de la Louisiane jouissent déjà des mêmes droits civils que les habitants des États-Unis, mais en aucun cas, ils ne forment une portion spécifique de la population américaine qui serait dotée de droits eux-mêmes spécifiques. L’égalité des citoyens américains est le premier fondement de la République. Si des droits spécifiques étaient reconnus, les nouveaux immigrants qui ne manqueraient pas de venir s’installer en Louisiane seraient de facto sous l’autorité de lois différentes de celles de l’Union à moins de mettre sur pied une forme de personnalité du droit, de toute manière antithétique au républicanisme. Ainsi, l’apparente "justice" deviendrait évidente injustice.

Paine avait déjà défendu le principe d’une partition de la Louisiane en territoires différents selon la pratique française de la division départementale qui avait permis de faire oublier les limites de provinces et les privilèges qui y étaient attachés. Il revient sur cette question dans son adresse. Il rappelle qu’après la fin de la guerre d’indépendance, le Congrès avait déjà procédé de même à propos des terres acquises sur la Couronne britannique et adopté le principe de l’érection des territoires en État de l’Union au fur et à mesure que la population desdits territoires s’accroissait. Dans l’intervalle, un officier appointé par la présidence devait faire appliquer les lois civiles de la même manière que ce qui était en train de se produire en Louisiane. Les pétitionnaires ne représentant en réalité que les notables et les riches de la Nouvelle-Orléans n’avaient donc aucune légitimité à parler au nom des futurs immigrants qui feraient de la Louisiane un ou plusieurs états selon leur convenance. Les exemptions réclamées par les pétitionnaires pour le commerce de la Nouvelle-Orléans étaient peut-être valables sous un gouvernement de type colonial mais ne pouvaient qu’être en contradiction avec le principe d’égalité républicaine.

Avec cette adresse, Paine se faisait le porte-parole du parti républicain. D’autres membres du parti avaient justifié l’acquisition de la Louisiane, comme Allan Bowie Magruder dans ses Reflections on the Cession of Louisiana, mais c’est Paine qui, en quelques pages, résuma les bases de la transition nécessaire du despotisme au républicanisme. La force des arguments, l’impact des expressions, le caractère direct du langage politique mobilisé expliquent le succès certain de la contribution de Paine, loin de l’image du vieillard isolé et radoteur que l’on trouve dans la presse fédéraliste de l’époque et reprise en partie par les biographes de Paine.

Dans une lettre à Jefferson datée du 25 janvier 1805 (9) , Paine précisait les enjeux et les formes du processus de républicanisation de la Louisiane. L’enjeu n’est rien moins que la nature des États-Unis comme république. Si l’on avait accepté la pétition des notables de la Nouvelle-Orléans, écrit-il au Président, le principe d’égalité de traitement des émigrants où qu’ils se trouvent sur le territoire aurait été violé et on aurait alors introduit une situation semi-coloniale à l’intérieur même des États-Unis. Il aurait dans ce cas mieux valu renoncer à l’acquisition qu’accepter une telle brèche dans les principes. Paine admet tout de même la possibilité d’aménagements sous la forme d’une chambre de commerce ou d’une cour d’arbitrage pour régler les affaires commerciales et privées en français, mais en aucun cas il n’admet une institutionnalisation permanente d’une spécificité louisianaise. Dans cette lettre, Paine se prononce à nouveau pour la suppression du nom même de Louisiane à l’image de la suppression des noms des provinces françaises. De même, la poursuite de la traite des Noirs en Louisiane serait non seulement une ignominie mais aussi un obstacle à l’immigration libre et donc à l’intégration républicaine. Il propose d’ailleurs d’expérimenter en Louisiane un plan d’émancipation et de transformation des esclaves en tenanciers. Enfin, permettre aux Français de Louisiane d’utiliser leur langue comme seule langue officielle serait là aussi créer un précédent et permettrait toutes les manipulations possibles des institutions municipales dans la répartition des terres et au bout du compte dans la construction d’une aristocratie de la richesse séparant nouveaux et anciens habitants.

Conclusion

Dans l’affaire de l’achat et de l’intégration de la Louisiane à la République américaine, Paine dépasse donc l’aspect géopolitique et constitutionnel pour élaborer une pensée spécifique du passage du despotisme au républicanisme. Bien entendu, il n’est pas le seul intervenant dans ce débat et il se situe dans la même ligne que la majorité des dirigeants républicains qui jouent un rôle aussi important que le sien. On remarquera néanmoins que, dès le départ, c’est Paine qui indique les solutions qui seront adoptées et c’est largement sur la base de ses écrits que le processus d’intégration se réalisera.

La question de la transition du despotisme à la République est fondamentale pour Paine. Dans le cas de la Louisiane, il défend l’idée que deux voies sont possibles : l’une est la voie révolutionnaire, l’autre est celle de l’implantation des principes par le biais d’une éducation à la République et aux pratiques du régime représentatif, mais cela ne peut se faire sans l’expression favorable d’une majorité populaire et sans "institutions" diffusant les principes. En aucun cas, il ne doit subsister de privilèges ou de particularismes politiques, antithétiques au "véritable républicanisme".

NOTES:

(1) La bibliographie est très importante, citons simplement parmi les ouvrages récents, John CHASE, The Louisiana Purchase, an American Story, La Gretna, Pelican, 2002, Peter J. KASTOR, The Nation's Crucible. The Louisiana Purchase and the Creation of America, New Haven Yale University Press, 2004. Sanford LEVINSON et Bartholomew SPARROW (dir.), The Louisiana Purchase and American Expansion, Lahnam, M. D., Rowman, 2005.

(2) Bernard VINCENT, "Thomas Paine, The Louisiana Purchase and the Rights of Man" dans The Transatlantic republican, Thomas Paine and the Age of Revolutions, New York, Rodopi, 2005, p. 97-107.

(3) Sur le projet d'économie politique républicaine, voir Drew McCOY, The Elusive Republic. Political Economy in Jeffersionian America, Chapel Hill, University of N. Carolina Press, 1980.

(4) Lettre à Jefferson, 25 décembre 1802, The Writings of Thomas Paine, édition Moncure Daniel CONWAY, 4 vol., New York et Londres, 1893-1896, tome III, p. 379-380.

(5) The Complete Writings of Thomas Paine, collected and edited by Philip S. FONER, with a biographical essay, and notes and introductions presenting the historical background of Paine's writings, New York, Citadel Press, 1969 (c1945), 2 vols, tome II, p. 1447-1451.

(6) Observations sur le gouvernement et les lois des États-Unis d’Amérique dans Œuvres complètes, Paris, an V, tome VIII.

(7) To the French Inhabitants of Louisiana, 5 juin 1805, édition CONWAY, tome III, p. 430-436.

(8) Moncure D. CONWAY, The Life of Thomas Paine, 1892, vol. 2, p. 339, édition électronique.

(9) Lettre à Jefferson, 25 janvier 1805, édition Philipp FONER, p. 1456-1464.