Cependant, il en conclut, quelque temps après, à l’échec (provisoire ?) de cette entreprise :

« J’ai commencé, par exemple, un truc interminable qui se passe pendant la Révolution, qui n’est pas mal, quoiqu’un peu trop érudit, mais le ressort s’est cassé. Si un texte n’est pas saisi à la gorge comme un cheval quand il part, il s’embourbe /../ Il est hors de question pour moi de m’embourber dans une même chose pendant aussi longtemps. Impossible ! » (p. 214)

De même à la question « Où en est votre livre sur la Révolution, Les Onze ? », il répond : « il a été commencé en 1993. Il ne sera jamais fini » (p.307). Face au tout de la documentation sur la Révolution française, à tout le fatras révolutionnaire, l’écrivain proclame ainsi son échec, son renoncement alors qu’il a déjà écrit plusieurs centaines de pages sur le sujet. Que faut-il en penser ? Ecrivain de fiction, qu’imaginait-il ? :

« Avec Les Onze, j’imaginais un portrait collectif des onze. J’imaginais quelque chose comme la Junte des Philippines de Goya, qui se trouve à Castres /.../ J’imaginais que ce tableau, représentant une autre junte, celle des onze membres du comité de la Terreur, avait été peint, qu’il était célèbre et qu’il se trouvait tout au bout du pavillon de Flore au Louvre, en haut. /../ Les Onze, le tableau le plus célèbre du monde, de onze mètres sur quatre, sous une vitre blindée de cinq pouces. Je ne l’ai pas fini, je le publierai un jour ». (p. 308).

La publication est désormais chose faite, mais comme une épure en trois moments entrelacés, l’Ancien Régime, un moment spécifique de la Révolution (la « lutte des factions »), l’historiographie (Michelet). Romancier de la brièveté, de ce qui suffit au roman sous la forme d’un récit minimal, Pierre Michon croit alors dans la vertu de l’échec, particulièrement visible dans ce projet littéraire sur la Terreur de 1793. Il en ressort en effet la parution d’un bref roman de 144 pages (dont moins de 130 de récit), Les Onze, dont la brièveté même rend la résonance de chaque phrase particulièrement complexe, donc difficile à décrypter. Tel est l’obstacle majeur auquel se heurtent l’historienne et le linguiste (qui ne sont point critiques littéraires) à la lecture du dernier ouvrage du romancier.

Avant d’en venir à notre regard, certes critique, sur le roman lui-même, constatons la fascination de l’écrivain non seulement pour les séries d’images d’Epinal dont il dit « qu’on ne peut qu’en ajouter de nouvelles, éclairantes et mystificatrices à la fois » (Le roi vient quand il veut…, p. 53), mais aussi pour la peinture (ce n’est pas pur hasard si la « bande du livre » est un détail du tableau de Goya, le portrait du Conventionnel régicide de Saône-et-Loire, Guillemardet, ambassadeur en Espagne en 1798-1799). Ce qui rend donc l’interprétation de ce roman vraiment difficile, c’est qu’il redonde les images les plus mystificatrices de la Terreur, tout en y apportant des éclairages, souvent brefs, qui en retournent complètement l’image illusoire ordinaire, et nous rapproche donc du réel de la Révolution, avec l’obsession du Marat en son centre. Les stéréotypes les plus fréquents sur la Terreur, son caractère sanguinaire, tyrannique, côtoient ainsi des fulgurances - souvent en une seule phrase - sur le réel de l’histoire, et son potentiel d’émancipation, dans ce moment précis de la Révolution française.

Et déjà, de la seule lecture des Propos…, émerge, à propos des faits historiques abordés par le romancier, une certaine approche de la matérialité du langage, au nom du refus de « l’oubli de ce que le langage a été de partageable, de cette part du langage qui fait monde » (p. 56). C’est là donc où la Terreur s’avère aussi une expérience unique, par les institutions qu’elle instaure, d’un partage du langage qui tend à créer un nouveau monde. Le romancier y vient, nous le verrons, et nous l’y suivrons.

Notons enfin, dans ces réflexions préalables, la préséance d’une certaine religiosité de l’écriture qui vise à sublimer le corps humain, ici Marat après Rimbaud, au nom d’ « une transcendance indéfinissable » (p. 58), et dans le but d’« attirer Dieu dans son livre », mais « Dieu est un chien » répètent, dans Les Onze, les Limousins opprimés, par contraste avec l’immanence de l’événement révolutionnaire. Dieu, la Terreur, un roman court, « c’est de la fabrique émotionnelle », ajoutons à l’état pur, donc une sorte de tremblement qui marche plutôt mal. Et Pierre Michon de préciser là encore : « çà ne marche pas si j’aborde le sujet frontalement.. ».

Ainsi, aborder le sujet de la Terreur frontalement est pour le romancier le plus difficile des exercices, alors que l’historien s’y évertue, non sans un certain succès. Si Pierre Michon diagnostique a priori un échec, faute de trouver un bon angle d’attaque, traduisons, dans la logique historienne, que la plupart des tentatives d’aborder de front un tout dénommé « la logique de la Terreur » se sont soldées par des opérations idéologiques, reproductives des pulsions réactionnaires, des attitudes anti-révolutionnaires. Tout est donc ici affaire de points de vue : le mot d’ordre, le tableau, l’institution, l’émotion, et bien d’autres choses encore.

Ainsi, le refus de la démarche herméneutique, qui tend à privilégier telle ou telle interprétation, est ici clairement exprimé. De même que Dieu ne fait pas de théologie, la Révolution ne fait pas d’historiographie, pour paraphraser Borges. S’entourer d’images, ici celle de la mort de Marat par David, mais aussi Goya, on l’a vu et Tiepolo par lequel tout commence, recèle bien une volonté d’aller de l’écrit au visible, de faire apparaître par le biais de la pensée, de la métaphore et se dire « ça marche ». Mais de quoi est-il fait ce quelque chose existant et ce quelqu’un parlant que le romancier veut faire marcher, si l’on peut dire, mais qui ne marche pas vraiment ?

Animer la « langue morte » des hommes de la Terreur

Voilà d’emblée le romancier qui se dit, « si les hommes étaient faits d’étoffe indémaillable ? Nous ne raconterions pas d’histoire, n’est-ce pas ? » (p. 22). Il s’agit alors de démailler les hommes par des portraits, dans un tableau de pure fiction et avec un style heurté, difficile mais d’une grande expressivité.

Au centre de l’intrigue se trouve ce tableau imaginaire, mais « fait d’hommes », auxquels le romancier fait dire de manière posthume: « Sommes-nous des tyrans pour que nos images soient idolâtrées dans le palais exécré des tyrans ? ». Et d’inventer la présence de ce tableau au Louvre. Pourtant, ce tableau est bien là, avec ces témoins humains de « puissantes machines à augmenter le bonheur », tout « en augmentant leur propre gloire » (p. 57).

Tableau commandé, mais par… qui au fait ? « Les enragés de l’Hôtel de Ville, la Commune, les féroces enfants à grandes piques, les tribuns limousins » (p. 44), ou un étrange trio qui occupe le chapitre I de la seconde partie, Léonard Bourdon, Proli et Collot d’Herbois ? Et commandé à quelle date ? La réponse de Michon n’est pas innocente et trouve, en partie, mais en partie seulement, une réponse au chapitre suivant (« soyons bas un instant, parlons politique », p. 93) qui narre de façon saisissante la lutte des « partis », qui étaient aussi celle des « classes sociales » (dont la « plèbe éternelle », le « prolétariat » des Limousins, p. 96). Le tableau est donc commandé dans la nuit du 15 au 16 nivôse an II (soit celle de l’Épiphanie). Est-ce pourquoi ces Twelve Who Ruled ne sont plus que Les Onze, le 11 nivôse le comité de Salut public ayant, par une lettre, demandé à Hérault de Séchelles de confirmer ou d’infirmer sa démission ? La réponse historienne est insatisfaisante, car l’homme manquant, le douzième homme, n’est-il pas l’absent/présent père du peintre, François-Élie Corentin, artiste aussi imaginaire que le tableau, on l’a compris. Ou encore Corentin lui-même, frère, en ce sens, des Onze dont on a répété à l’envi que certains avaient été élevés par des femmes (Robespierre ou Saint-Just en premier lieu) ? La première partie du livre, en tout cas, nous autorise à le suggérer.

La Révolution française fait ainsi sans cesse son apparition dans cette fiction, parfois de manière quelque peu fantomatique, parfois de manière plus structurante. Mais c’est bien d’une révolution sociale d’abord dont il s’agit, même si le récit de la généalogie du peintre insiste sur ces « causes hypothétiques » (p. 30) et Pierre Michon brosse du XVIIIe siècle, « ce temps de la douceur de vivre », un tableau qui, par touches, devient d’une hallucinante âpreté avec les apparitions de figures sociales qui scandent la première partie du livre : les terrassiers et maçons limousins employés aux travaux du canal de Montargis à Orléans, « dont le statut et le salaire à peu de choses près étaient ceux des nègres d’Amérique » (p. 26), les grands-pères, Limousins en ascension sociale par l’exploitation de leurs « pays » (et par mariage) et, enfin, ce père, Corentin dit « de la Marche », « Rousseau des ruisseaux » que nous avons déjà évoqué. En ce sens, décrire la vie de l’auteur présumé du tableau ne fait pas diversion, même si l’écrivain nous convie, non sans une certaine malice, à portraiturer lui-même son héros à vingt ans sous les traits d’un page blond dans la fresque de Tiepolo (le mariage de Béatrice de Bourgogne à Frédéric Barberousse) qui, au palais du prince-évêque de Wützburg orne la Kaisersaal, pour lui attribuer la « gueule du cordonnier Simon », en vieillissant.

Une fiction brève : tableau, figures, objets

La vie rêvée de François-Élie Corentin est donc, dans la première partie du récit, intégrée en léger décalage, à celle de ses cadets, Les Onze. Laissons de côté, dit Michon, « les bons faiseurs de roman », qui s’ébahissent devant le « jeune peintre philosophe ». Ici jeunes (le peintre et ses sujets, tous « écrivains patriotes ») et vieux (son père le « républicain des lettres » et lui-même en l’an II) se superposent, si l’on peut dire, car ils pratiquent simplement « le métier d’homme » pour servir à « quelque chose » par le fait de l’esprit « multiplicateur de l’homme », donc propice à « la puissance d’accroissement de l’homme », et susceptible d’aider à la construction d’ « une puissante machine à augmenter le bonheur de l’homme » (p. 48).

Eh bien, oui, c’est l’écrivain des Lumières plus simplement. « Vous l’avez dit, Monsieur », et de faire apparaître cet interlocuteur bien conformiste, dans sa propension à activer une certaine dose d’illusion, voire d’imposture, donc à rabattre ainsi le propos du romancier. Alors, mieux, s’agit-il ici de convoquer l’homme de lettres à la parole efficace, peut-être pas à le voir se bricoler un nouveau nom, à particule s’entend, - on en doute vraiment -, parce que « ce nom est dans le gouffre » en bas du tableau, un nom tout court du fait de la Révolution. Enigmatique affaire de nom, une fois posée la préséance ontologique du « quelque chose ». Les lettres, là encore un prétexte de l’écrivain pour retarder notre attente. Il l’avoue lui-même : « Nous pouvons de nouveau nous tourner vers les onze » (p. 74).

Après le (un) page « blondinet » de la fresque de Tiepolo, c’est à un Corentin dans un âge avancé, parmi les témoins du Serment du Jeu de Paume dans l’ébauche qu’en fit David, que le romancier nous conduit. Avec d’emblée un propos bien énigmatique, face à cet homme, « je suis plutôt de ceux qui prononcent le nom de Marat ». Ce nom de Marat dont, historiens, nous savons qu’ « il n’aura plus de fin » d’après les complaintes des femmes révolutionnaires pendant l’été 1793, et qu’il est donc au plus près du tableau de sa mort. Le romancier s’inscrit-il alors dans la continuité de la lecture démocratique de la Révolution française. L’ambiguïté est grande, car, en fin de roman, il dit le contraire : « Le Marat de David n’est qu’un homme mort, un reste de l’Histoire, peut-être son cadavre. Et les onze hommes vivants sont l’Histoire en acte, au comble de l’acte de terreur et de gloire qui fonde l’Histoire – la présence réelle de l’Histoire. » (p. 133).

« Le nom de Marat » prononcé, sacralisé, sublimé après sa mort est-il une de ces images d’Epinal mystificatrice face à l’effet de réel, « l’illusion réaliste » de l’acte de terreur des membres du Comité de Salut public qui revit un instant dans le roman pour nous en donner « un peu de vérité » (Propos…, p. 35) ? S’agit-il d’opposer « le nom de Marat » si présent dans l’événement à sa représentation dans le tableau de David ? Et le romancier d’ajouter : « Et nous sommes là devant ». Devant quoi ? L’autre tableau inventé de toute pièce, au centre du roman. S’agit-il alors de faire disparaître le nom de Marat, avec ce qui l’accompagne, la « sublime abjection » du corps de Marat marquant la montée en puissance du mouvement révolutionnaire ? Et tout cela au profit d’une interrogation sur les extrêmes, à partir d’acteurs « extrêmes » peints sur un tableau fictif et porteur de l’interrogation finale, législateurs géniaux ou tyrans ?

L’intrigue, quasi-policière, est bien là dans un trajet narratif qui recouvre progressivement le nom de Marat, symbole de la révolution démocratique, au profit d’un tableau de fiction dont il s’agit de présenter d’abord par la seule écriture le contexte, du peintre à la commande, pour mieux asseoir la vérité de la leçon finale.

Relatons la fiction de l’écrivain au présent, elle le mérite. En effet, la figure du héros côtoie ici au plus près celle du pauvre, du « malheureux », de « la glèbe éternelle » (le Limousin, puis le sans-culotte) pour redonner vie à l’événement.

Nous voilà donc d’abord en attente, pendant de longues pages, de la présentation d’un tableau dont le titre est précisément « Les Onze » mais qui aurait pu être « Le Décret de ventôse » (p. 78) ou « Le Grand Comité de l’an II siégeant dans le pavillon de l’Égalité» (p. 90, 113). Ce tableau du peintre François-Elie Corentin, relève d’une « cène révolutionnaire » qui aurait fasciné Michelet. Peint entre nivôse et ventôse an II donc en pleine Terreur, il représente un portrait de groupe des onze membres à ce moment très précis de notre histoire que constitua la Terreur. Il y a là Carnot, Billaud, les deux Prieur, Collot, Couthon, Robespierre, Barère, Lindet, Saint Just, Saint André.

C’est ainsi dès la page 100 qu’entre en scène le troisième récitant, après le narrateur et le « Monsieur », Jules Michelet. Car si le dernier chapitre est centré sur les douze pages (sic), rien de moins, consacrées à ce tableau dans son Histoire de la Révolution, du fameux chapitre III du seizième livre, son contenu est fort remarquablement utilisé par Michon dans le deuxième chapitre de la seconde partie, des pages 100 à 105 : c’est l’histoire des « représentants en mission » (dont l’habit, on s’en doute aurait bien entendu été dessiné par Corentin et non par David – qui fait figure « d’affreux »). Il est donc bien question des hommes qui président aux destinées de la République sous l’égide du Comité, les Représentants en mission, « fers de lance du dispositif jacobin », longuement décrits dans leur « chair jeune et de fer » et pourtant « extraordinairement populaires ». C’est une manière de revenir au tableau, parlez ainsi du regard des Représentants en mission sur les Onze, avec l’insistance sur le paradoxe fondamental, sans aucun pouvoir à vrai dire, du moins exécutif.

Ainsi, ce livre retrace une histoire très particulière, à la manière d’un livre policier, ménageant le suspense, tout en posant la question qui nous intéresse ici : comment un tableau peut-il être un acte, l’acte politique lui-même ? L’acte qui signifie pour le temps présent la Révolution française, l’acte de terreur bien sûr.

Nous conviant à voir ce tableau, l’écrivain précise qu’il s’agit d’un « très simple tableau sans l’ombre d’une complication abstraite », premier paradoxe d’une représentation picturale qu’il qualifiera plus tard de « tableau d’ombre » !. De quelle ombre s’agit-il, celle de la République qui hante plus d’un tableau depuis la République florentine (même si Tiepolo est Vénitien)? Et de quelle complication abstraite nous parle-t-il ? Celle des artifices politiques qui président à l’invention de la démocratie ?

Et ce tableau de nous renvoyer à des « choses impossibles », voir des hommes « invariables et droits » (p. 44) et leur auteur avec… La Révolution impossible à voir… pour nos yeux si contemporains et si déformés par l’idéologie du faux-semblant. Même les reflets sur la vitre - pourquoi une vitre blindée, encore une énigme à résoudre - qui couvre le tableau, contribuent à ce regard impossible – comment les saisir « tous à la fois », et de surcroît avec les reflets ? – et pourtant là.

Car les figures du tableau se présentent bien là, levées et vous regardant. Les Lumières n’y suffiront pas pour les comprendre, ainsi présentes dans leur « pure gloire ». Alors, une fois encore, les lettres, qui leur ont appris « le métier d’homme » y suffisent-elles ? Prenons les par le biais de la littérature, et nous y voyons des auteurs de l’histoire, longuement présentés dans une diversion sans fin, mais plutôt ironique, à partir de leurs faits littéraires avortés. Et pourtant, les Onze en sont eux-mêmes surpris de cette gloire littéraire posthume ; ne sont-ils pas avant tout des commissaires, ajoutons de la République. Nous voilà revenus à notre affaire, à notre énigme face à ces « machines détraquées », les onze « parricides », les onze « tueurs du roi » !

Un « grand tableau d’ombre » sur la Révolution absente donc, où « la clarté pièce à pièce est enfouie » (page 59), bien avant que l’éclatante République s’impose. « On est bien loin de ventôse » dit là, encore de façon énigmatique, l’écrivain. Comment comprendre qu’il ait fallu tailler, couper dans la maille aussi serrée du manteau royal ! Peut-on suivre ce regard « dans la direction des objets qu’il regarde » ! La chair de malheur des va-nu-pieds, pourtant ici bien présente dans le portrait des sans-culottes, s’est éloignée de nos regards, la présence rivale du père n’est plus qu’un souvenir, nous ne savons plus ce que c’est que « des âmes vivantes dans des corps vivants », nous ne sommes plus que des « corps d’esclaves contraints » et baignés d’illusion. Tout cela, les Onze le voyaient, en faisaient la chair de la révolution et se voulaient « plein d’un zèle compatissant pour les malheureux », tout « en donnant le là de la Grande Terreur ».

La parole de commande (à celui qui a travaillé, sur commande de Marigny pour « maman-putain », la Pompadour, sa sœur) prend alors ici sa place, sous le regard bien sûr du buste de Marat et prend consistance avec le propos suivant de Proli :

« Tu sais peindre les dieux et les héros, citoyen peintre ? C’est une assemblée de héros que nous te demandons. Peins les comme des dieux ou des monstres, ou même comme des hommes, si le cœur t’en dit. Peins le Grand Comité de l’an II. Le Comité de salut public. Fais-en ce que tu veux : des saints, des tyrans, des larrons, des princes. Mais mets-les tous ensemble, en bonne séance fraternelle comme des frères » (p.90).

Corentin « son regard fuyant sur le buste de Marat », encore lui, écoute, ramasse ses gages en pièces d’or trébuchantes et opine. Puisqu’il s’agit d’une « commande politique », « parlons politique », agitons ce « théâtre d’ombres » toujours présentes, mais si peu perceptibles.




Tous ensemble, dénombrons les institutions, Monsieur…



De ce tableau achevé quelques semaines plus tard, là où Michelet y aurait vu une « cène laïque », fruit d’une âme collective, et non d’un simple rassemblement d’hommes, mais une âme dont le romancier dit à Monsieur qu’elle est plus, en pleine Terreur, celle du tyran que du peuple, le présent de la fiction modifie le trait en faisant référence à ce qui fait le mouvement même de toute révolution, le « tous ensemble », slogan très contemporain, mais déjà présent dans des expressions plus anciennes comme « vivre ensemble », « toutes (les parties) ensemble » (Rousseau), « ensemble des rapports sociaux » (Marx), significatives d’un Etat républicain fondé sur un Etat de droit naturel.

C’est donc de l’être-ensemble dont il est question ici, à mi-chemin de l’intrigue. Sans existence avant la Révolution puisque au « triomphe magistral de ce qui est » par « une glorieuse ratification de ce qui est et doit être » le noble et ses privilèges, s’oppose du côté du peuple écrasé sous le privilège, « la négation de lui-même », « ce qui n’est pas » (p. 40) donc. Avec la Révolution, ce tableau « qui avait tout pour ne pas être, qui aurait si bien pu, dû, ne pas être, que planté devant on se prend à frémir qu’il n’eût pas été » (p. 41).



Le jeu de la négation, dans la phrase du romancier, est ici aussi complexe que chez le philosophe allemand Adorno dans Dialectique négative. Mais surtout il recouvre là encore le lieu par excellence où se joue pendant la Révolution française, le nom de Marat, né de la dialectique des énoncés Marat est mort/Marat n’est pas mort. Adorno dit en effet que « c’est par la négation du nom que le langage philosophique nous rapproche du nom » (Dialectique négative, p. 48). N’en est-il pas de même ici avec le nom de Marat cher à l’écrivain ? À le refuser, à le nier après l’avoir proclamé, n’y a-t-il pas là une façon de le rendre omniprésent ? Voyons ce qu’il en est vraiment de l’ultime énigme de l’intrigue.

Ce qu’ « on appelle très justement la terreur », et la guillotine, « si juste emblème de ce temps », et son image d’Epinal sur la lutte des partis s’accompagne « des meutes plaintives et tueuses de la plèbe éternelle ». Et ainsi du juste ainsi présenté, « personne n’entendait plus rien », faut-il dire sous le regard du peuple ?

Alors apparaissent « les grandes Institutions de l’an II », elles bien définissables, dénombrables. Revenons d’abord et une fois de plus à l’image d’Epinal ; le Peuple « qui avait eu une grande audience et n’en avait plus guère « face au « pouvoir nominal » – de quel nominalisme politique s’agit-il ici ? -, «l’assemblée élue et toute puissante », mais tout aussi terrorisée, reconduisant chaque mois le Comité de Salut Public, il faut le rappeler. Et ce Comité « asservissait le peuple par la Convention et la Convention par le peuple » (p. 98), pourtant un « pouvoir fantôme » puisque l’exécutif n’existait plus, avait été aboli. Quel paradoxe : un pouvoir qui asservit et qui n’a aucun pouvoir exécutif ! De quel asservissement nous parle t-on, totalement absorbé dans l’acte de la mise à mort, et pourtant si proche des nouvelles institutions civiles ? Là encore nous pouvons dire autre chose que l’image d’Epinal sur « la belle langue de bois de l’an II » et introduire non au crescendo théâtral du maximalisme politique, mais à « un comité réel, théâtralement réel ».

Bientôt l’écrivain peut dire : « J’en aurai fini.. ». Si l’énigme du tableau reste entière, les ombres qui en sortent deviennent gigantesques, glorieuses, réelles, donc représentatives de la République démocratique. Nous retrouvons là « les héros de la Révolution française » dont parle le Jeune Marx.

Certes la Terreur est bien là, mais l’écrivain ne peut faire l’impasse sur les visages des hommes, les laissaient dans l’ombre quand ils témoignent de l’action révolutionnaire. Certes suspendre ces visages dans l’ombre, y ajouter les reflets de la vitre nous fait perdre le point de vue sur le réel ; mais le réel, avec les hommes et les institutions qu’ils créent, est toujours là, avec les robespierristes – il dit avec les images d’Epinal de l’époque, « les robespierrots » - au premier plan. Et de s’adresser de nouveau au Monsieur, sans nul doute le conformiste thermidorien ou d’aujourd’hui engoncé dans son importance, de la façon suivante : « La grisaille théorique, la lutte des classes et le panier de crabe, vous vous dites que tout cela vous le lirez demain. Et je sais bien que vous n’avez pas besoin de l’entendre, mais j’ai besoin, moi, de vous le dire » (p. 110).

Fiction sur fiction, le réel revient en force, au point que dire la lutte des classes apparaît bien comme un besoin ontologique du romancier. Car jamais les jeux n’étaient faits, et le sont encore de nos jours, ce tableau peint en secret en témoigne là encore. Fallait-il consacrer un exécutif qui n’existe pas par un tableau ? Alors ce n’est là « rien qu’un joker dans un moment très spécial » (p. 112) ? Un tableau à tout faire, si l’on peut dire, honorer la grandeur de Robespierre et/ou dénoncer le tyran. Ouverture des possibles, très vite fermée par l’adresse à Monsieur ; « le tableau le plus célèbre de la terre a été commandé par la lie de la terre avec les plus mauvaises intentions du monde, il faut nous y faire ».

Oui il faut nous y faire à la lutte des classes, à la lie de la terre et aux mauvaises intentions, avec l’apothéose de Robespierre, donc l’apothéose de la Révolution. « On ne représente pas à la légère les Représentants », donc le réel du mouvement historique, dit Collot d’Herbois au peintre en attente de la clôture du roman sur « Les forces, les puissances, les commissaires », sans oublier ce qui fait, avec Michelet, la puissance de la langue politique de la Révolution française, « Et les puissances dans la langue de Michelet s’appelle l’Histoire » (p. 137).



Signalons la tenue d’un colloque, « Pierre Michon, écrivain » sous la direction de Pierre-Marc de Biasi, Agnès Castiglione, Dominique Viart, en présence de Pierre Michon, du 22 au 29 août 2009, au Centre Culturel International de Cerisy-La-Salle.