Durant cette première phase de la Révolution industrielle éclate la Révolution française. Importante, la participation des ouvriers nantais à celle-ci se révèle en partie autonome et originale, car elle se nourrit tout autant de leur identité sociale et culturelle que de leur implication dans la Révolution. En effet, pour paraphraser E. Thompson, « nous ne devons pas nous représenter une force extérieure (ici, la Révolution française) s’exerçant sur un matériau humain brut » (5) . Ainsi, l’articulation du social et du politique se place au cœur de l’expérience révolutionnaire des ouvriers. La maturation chez eux d’une conscience révolutionnaire passe donc non seulement par l’engagement dans les combats révolutionnaires, mais encore par l’aiguisement des revendications sociales.

Nous proposons de développer ici l’analyse de l’émeute du 5 septembre 1791, susceptible en effet d’éclairer certains aspects, d’une part, de l’identité sociale et culturelle des ouvriers nantais et, d’autre part, de leur participation à la Révolution française. Précisons d’emblée que l’intervention des ouvriers pour des motifs sociaux ne se limite pas à des questions spécifiquement ouvrières, par exemple le sort des compagnonnages (6) . Etant donnée l’insertion, par bien des aspects, des ouvriers dans l’ensemble du peuple, il est évident qu’ils participent, au cours de la Révolution, à des manifestations largement populaires et qu’il est nécessaire pour nous d'étudier celles-ci afin de saisir leur participation à la Révolution dans sa complexité. La question des subsistances est ainsi primordiale. Sur le plan des motifs, les ouvriers se fondent alors dans l’ensemble du peuple. De même, lors des émeutes populaires, ils agissent parmi l’ensemble des émeutiers. Néanmoins, l’examen de leurs pratiques nous semble indispensable : présentent-elles – ou non – une certaine originalité, peut-être liée à l’identité ouvrière forgée au travail ? Soulignons bien que reconnaître, dans le comportement des ouvriers au cours de manifestations plus largement populaires, quelques traits issus de leur identité propre ne revient absolument pas à nier, ni même à estomper les caractères plus largement populaires de celles-ci.

Alors qu’elles avaient disparu depuis longtemps, des émeutes éclatent de nouveau à Nantes en janvier 1789, puis en mai 1790 (7). Le 5 septembre 1791 se déroule la dernière émeute populaire de la décennie révolutionnaire. L’exploitation du registre de délibérations de la municipalité et de sources policières et judiciaires éclaire d’un jour nouveau cette émeute dont la présentation traditionnelle exalte le charisme du maire, le négociant Daniel Kervégan. Camille Mellinet (8) imagine ainsi la scène au cours de laquelle une délégation des émeutiers rencontre le maire :

« le plus enhardi, gardant son chapeau, adressa quelques interpellations assez vives à monsieur de Kervégan ; me connaissez-vous, lui dit le magistrat en le fixant avec ce regard sérieux qui jamais ne menaçait, mais qui toujours inspirait le respect ; oui, répondit celui qui, ainsi interpellé, avait trop compté sur son audace, et que le regard d’un digne magistrat, objet de la vénération générale, avait suffi pour interdire, oui, Monsieur le maire ; eh bien, ce nom seul vous dit que vous me devez du respect (…) et sans la brusquerie qui ne va qu’à la colère, ôtant lentement le chapeau de cet homme, monsieur de Kervégan le lui présenta froidement » (9) .

En fait, le nombre et la détermination des émeutiers sont tels que la loi martiale est proclamée. Cette émeute vise à abattre les billets de la caisse patriotique (10) dont l’emploi pèse particulièrement sur le peuple. Un garçon forgeron, dont l’atelier est fermé par les émeutiers, les suit « pour aller à l’hôtel de ville se plaindre de l’agiotage qui se faisait à leur perte sur les cartes de la société patriotique » (11) . Un portefaix explique plus clairement qu’il s’est joint au cortège « pour aller à la maison de ville pour faire supprimer l’usage des cartes de la société patriotique » (12). Enfin, au cours de leurs interrogatoires, plusieurs ouvriers précisent la perte que l’usage des cartes leur fait subir (13).

Au matin, le rassemblement se forme à la Chézine, c’est-à-dire à l’extrémité occidentale du quai de la Fosse. Il prend naissance dans les chantiers navals. De chantier en chantier, le rassemblement grossit, avant de remonter le quai de la Fosse, recrutant divers ouvriers, comme l’indique un portefaix : « d’autres portefaix de Chézine, des charpentiers, des galphas (sic) et autres ouvriers de navires, en très grand nombre et qu’il estime monter à plus de trois cens, vinrent leur défendre de continuer leur travail et leur prescrire de les accompagner pour aller à la maison de ville pour faire supprimer l’usage des cartes de la société patriotique »(14) . Un ouvrier marbrier, employé occasionnellement comme débardeur, explique que :

« il survint, peu après midi, du bas de la Fosse, une troupe de trois à quatre cens hommes dont la plupart lui semblèrent être des ouvriers de navires ayant leurs vêtements gaudronnés, lesquels après avoir à coup de pierres contraint des maçons qui travaillaient à l’édifice de la Bourse de quitter leur ouvrage pour les suivre, se retournèrent sur ladite grève et usèrent des mêmes violences tant à l’égard de lui, interrogé, que de toutes les autres personnes travaillant en ce lieu » (15) .

A mesure qu’il progresse vers le centre de la ville, le rassemblement se gonfle donc – notamment – de nouveaux ouvriers.

Comme lors des précédentes émotions frumentaires, le rassemblement se présente devant l'hôtel de ville. Le maire reçoit donc plusieurs délégués :

« Introduits au bureau de la municipalité, ils ont déclaré que toute espèce de révolte était loin de leurs intentions et ont exposé que la disette de la petite monnoye, la difficulté de se procurer les choses nécessaires à la vie avec les billets de la caisse patriotique (...), la perte considérable que leur font éprouver les fournisseurs sur ces billets, la conviction où ils sont que l’on recelle l’argent, les avaient porté à se réunir pour demander que dorénavant leur salaire leur soit totalement payé en monnoye sonnante ; le bureau les a écoutés, leur a fait ses représentations, leur a promis de délibérer sur le champ sur leur demande ; leurs réponses ont été menaçantes ; ils ont annoncé que si on ne leur accordait pas pleinement ce qu’ils demandaient, ils cesseraient de travailler et se procureraient de quoi vivre par le pillage » (16).

Le rassemblement grossissant, le maire décide de l’affronter, mais la colère populaire couvre son discours :

« Le maire descendu en écharpe, avec plusieurs officiers municipaux, est sorti au-devant de la porte de l’hôtel de ville ; il s’est disposé à porter la parole pour calmer les séditieux (...) ; plusieurs voulaient l’entendre, lorsque l’un d’eux l’interrompant, a crié que l’on n’écouterait rien, ajoutant avec violence : point de cartes, point de cartes ; une grande rumeur s’est aussitôt faite » (17).

Les émeutiers avancent alors pour envahir l’hôtel de ville, mais sont repoussés. La loi martiale est proclamée (18). Plusieurs émeutiers sont arrêtés, par exemple un tonnelier-marin qui a « même provoqué la garde nationnale en montrant sa poitrine à découvert et criant à un des cavaliers qui protégeoit l’entrée de l’hôtel de ville : frappe donc, gueux, frappe » (19) . Partout dans la ville, les escarmouches se multiplient. Un garçon menuisier est ainsi arrêté pour avoir proclamé sa solidarité avec des prisonniers :

« Interrogé pour quel sujet il fut arrêté ; répond qu’ayant vu passer des gens que l’on conduisoit au château, il demanda ce que c’étoit, qu’on lui répondit que c’étoient des révoltés à l’occasion des cartes de la caisse patriotique, qu’il répondit que sur une carte de douze francs, on vouloit lui retenir dix sols de bénéfice sur huit francs qu’il avoit à payer, et que si c’étoit pour cela qu’on arrestoit le monde qu’il soutiendroit aussi luy cette partie » (20).

Place Bretagne, un rassemblement d’ouvriers reçoit le soutien des habitants (21). Au cours de la journée, un émeutier est même tué. En fin de journée, un nouvel affrontement se produit dans le quartier des Ponts, site insulaire des manufactures textiles. Les ouvriers de la Navale appellent à la rescousse leurs camarades des ports situés en aval. Quelques semaines plus tard, une conjuration de compagnons fomentant une nouvelle émeute est dénoncée : la municipalité signale que « quelques chefs de séditieux menacent la ville d’un attroupement de plus de trois mille ouvriers de tous états dans la partie des ponts » (22) . Cependant, si les interrogatoires de plusieurs compagnons (23) confirment, d’une part, le ressentiment à l’égard des cartes, et, d’autre part, la convocation d’une assemblée de compagnons de tous les métiers, un maréchal-ferrant lui assigne un tout autre but qu’une émeute : il s’agit d’obtenir, en vue de la fondation d’un compagnonnage des maréchaux à Nantes, l’assentiment des compagnonnages déjà constitués (24) .

L’émeute est donc née dans les chantiers navals et les ouvriers de la Navale y tiennent une place importante. Le métier de huit des onze délégués introduits dans la mairie est connu : cinq sont des ouvriers de la construction navale. La procédure judiciaire livre le métier d’une soixantaine de prévenus. Dix-sept travaillent sur le port : cinq charpentiers de navire, quatre marins et un gabarier, quatre portefaix et trois tonneliers. Interrogatoires et témoignages signalent ce rôle primordial des ouvriers du port, ainsi que la participation importante des ouvriers du bâtiment : un portefaix estime que les principaux émeutiers sont « des calphas et charpentiers de navires, maçons et tailleurs de pierres » (25) . D’autres ouvriers et travailleurs, dont on ignore la condition sociale exacte, complètent le personnel de l’émeute. Ainsi, comme en janvier 1789, les ouvriers dominent les rangs de l’émeute populaire et se portent à sa tête. De nouveau, un noyau apparaît : après les maçons en janvier 1789 et les bouchers en mai 1790, ce sont les travailleurs portuaires, en particulier les ouvriers des chantiers navals, qui jouent un rôle primordial en septembre 1791.

En outre, il apparaît de nouveau que les ouvriers usent, au cours de cette émeute plus largement populaire, de pratiques issues du travail, comme en témoigne leur rapport aux outils. D’une part, ceux-ci sont utilisés de manière symbolique, comme le rapporte un matelot :

« Jusqu’à dix heures du matin, il s’était tenu à son ouvrage à bord (d’un) navire (...) en radoub, lorsqu’une grande affluence d’hommes et de femmes vinrent crier qu’il fallait descendre et les accompagner à l’hôtel de ville, sur quoy les calfats travaillant au même radoub se mirent à frapper avec leurs outils, manière ordinaire pour indiquer la cessation d’ouvrage et les rassemblements » (26).

D’autre part, comme lors des conflits du travail, les menaces proférées pour imposer son arrêt visent notamment les outils, comme l’indique un garçon charron :

« Sur les onze heures et demie, une troupe de maçons, tailleurs de pierres et manœuvres, autant qu’il put les distinguer à leur vêtement, vinrent dire à ceux travaillant à deux maisons contiguës dans ledit quartier qu’il fallait qu’ils les suivissent ; ces derniers se voyant assaillis de pierres par les provoquants se déterminèrent, après quelque résistance, à les suivre ; tous ensemble prétendirent que les ouvriers des différentes boutiques les suivissent aussi, entre autres lui et ses camarades et que la boutique fût fermée, sinon qu’ils en prendraient les outils » (27).

Par ailleurs, le recours à la violence semble, comme lors des précédentes émeutes, légitime en vertu du bien-fondé de la revendication. Fortement présente dans les troubles populaires en général sous l’Ancien Régime, la violence l’est aussi dans les conflits du travail. D’ailleurs, à mesure que, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le développement économique accroît les tensions sociales, la violence tend même à s’aiguiser dans ces conflits. En outre, étant donné que Nantes ne connaît plus d’émeutes au XVIIIe siècle, il est possible de suggérer que ces conflits entretiennent, chez les ouvriers, la conviction de la légitimité de la violence. Plus largement, cette conviction tient aussi, bien sûr, à "l'économie morale" (28) du peuple qui entretient un rapport contractuel avec les autorités : il est de leur devoir de lutter contre l’agiotage, au même titre que contre l’accaparement. La légitimité de la revendication populaire implique son immédiate satisfaction : ainsi, les délégués reçus par la municipalité assimilent tout retard à une manœuvre dilatoire.

Par ailleurs, les ouvriers nantais participent-ils à la politisation révolutionnaire (29) ? Très rares sont les références politiques évoquées au cours de cette émeute et elles ne sont pas le fait d’ouvriers. Un domestique, aristocrate d’opinion, appelle les émeutiers à arborer la cocarde blanche (30) . Un boulanger encourage les émeutiers en soutenant « qu’ils avoient raison de ne pas recevoir les cartes de la caisse patriotique, que les rois et les princes avoient battu jusqu’à ce jour de la monnoye avec de l’argent et qu’il étoit horrible que de f… négotiants voulussent faire de la monnoye avec du papier » (31) . Au-delà, la proclamation de la loi martiale précise que « cette émeute (…) était préméditée et suscitée par les ennemis de l’ordre » (32) et le procureur de la commune souligne « qu’il ne s’agit pas ici d’une rixe accidentelle, d’un simple attrouppement, que c’est au contraire une insurrection générale et caractérisée ; que les mêmes séditions, les mêmes fureurs, les mêmes excès ont eu lieu au même moment dans toutes les rues de cette ville » (33) . Ainsi caractérisée, l’émeute devient le fruit d’un complot. Une délibération évoque même une distribution d’argent aux émeutiers (34) . En fait, le souvenir de l’émeute de mai 1790, dont la responsabilité fut imputée à l’action incendiaire du clergé contre-révolutionnaire, et celui de la tentative de l’aristocratie pour enrôler à l’automne 1789 le meneur de l’émeute de janvier (35), orientent l’analyse des élites, qui redoutent un complot. Cependant, des indices de préparation de l’émeute sont-ils découverts au cours de la procédure ? Le rôle du tonnelier Fouquet est mis en lumière : meneur de l’émeute, il semble encore, selon certaines dépositions, l’avoir ourdie (36).

Cependant, plutôt que d’accréditer l’hypothèse d’un complot et, au-delà, celle d’une manipulation d’un peuple aveuglé par sa revendication sociale et resté en marge de la politisation révolutionnaire, n’est-il pas plus judicieux de s’intéresser à une éventuelle reformulation de la politique traditionnelle dans le contexte révolutionnaire ? Ainsi, le rassemblement s’apparente à une pétition collective adressée aux autorités (37) . Plus tard, la municipalité précise que les compagnons conjurés « ne demandent pas moins que l’abolition des billets de la caisse patriotique, ou sinon ils promettent de faire la police eux-mêmes » (38). Or, un bon nombre d’entre eux sont membres de la garde nationale. Enfin, la proclamation générale de droits conforte peut-être le sentiment de légitimité qui anime les émeutiers. Il se pourrait donc que les pratiques et les valeurs de la politique traditionnelle investissent celles instituées et proclamées durant la Révolution. Un tel épanouissement nourrirait donc de manière autonome et originale la politisation populaire et ouvrière. A l’originalité et à l’autonomie de celle-ci concourt aussi probablement l’articulation du social et du politique.

Si les émeutiers s’abstiennent de toute référence proprement politique au cours de cette émeute, ils manifestent en revanche une conscience sociale aiguë, en particulier lorsqu’ils protestent contre la répression. Une telle protestation vaut à un charpentier de navire d’être arrêté : « ayant rencontré un garde national (...), il lui dit qu’il était surprenant de le voir ainsi que ses semblables armés contre des ouvriers qui n’avaient point de défense » (39) . L’hostilité envers la garde nationale semble nourrie chez les ouvriers par un ressentiment social. Une témoin remarque que, parmi les gardes nationaux, les ouvriers s’acharnent sur les négociants (40). Plus précisément, des négociants gardes nationaux dénoncent, comme meneurs de l’émeute, des portefaix (41) . La femme d’un tisserand accuse les gardes nationaux de bénéficier de l’agiotage :

« Laditte femme, ayant vu passer des matelots, leur cria : Mes enfants, vous avez raison, battez la misère et cela fera venir l’argent ; et ajouta que ceux qui avoient crée les cartes ne l’avoient fait que pour s’enrichir (et s’écria) : eh, les chiens d’habits bleu, ce sont eux qui sont cause de tout cela » (42) .

En outre, des gardes nationaux sont accusés de trahir le peuple. Pour avoir effectué son service, un cordonnier est menacé par ses voisins. L’épouse d’un cloutier rapporte :

« que le mardi six septembre, le lendemain de l’émeute populaire, elle a entendu la femme de Herse, charpentier, (...) vomir une infinité d’injures au nommé Brousse, cordonnier, voisin d’elle déposante, pour avoir pris la veille les armes à l’effet de concourrir au rétablissement de la paix troublée par un attroupement considérable, qu’elle lui reprocha d’avoir pris les armes contre sa patrie, qu’il ne devoit pas avoir d’autres intérest que les ouvriers et qu’il devoit lui-même se réunir pour faire tomber les cartes, que si son mari n’avoit pas de fusil, il avoit une bonne hache bien emmanchée pour le tuer, qu’il eut à se défier de lui » (43).

La conscience sociale s’exprime ici à travers un terme politique, ce qui témoigne à la fois de l’acuité de cette conscience et d’une certaine politisation. Fouquet accable de semblables reproches les gardes nationaux : « chaque garde national qui passoit, il disoit : voyez donc ce sacré mâtin, ce f… gueu, ne va-t-il pas pour tuer ses frères » (44) . Lui-même garde national, il clame « qu’il avoit un habit d’uniforme, mais qu’il aimeroit mieux le couper par morceaux que de le reporter » (45) . De même, garde national lui aussi, un serrurier proclame « qu’il seroit bien fâché de prendre les armes pour la cause des cartes parce que ce seroit les prendre contre ses intérêts mêmes » (46) . Cependant, comme nous ignorons la condition sociale exacte des émeutiers désignés par leur seul métier ou par le terme général d’ouvrier, la conscience sociale qui s’exprime ici peut tout aussi bien être largement populaire que strictement ouvrière, même s’il est vrai qu’une hostilité ouvrière s’exprime contre la garde nationale (47) . Enfin, cette conscience sociale peut porter l’exigence d’un approfondissement démocratique de la Révolution ou, au contraire, engendrer un sentiment anti-révolutionnaire par hostilité à l’encontre des nouvelles autorités patriotiques (48) .

Au cours de cette émeute essentiellement populaire, les ouvriers jouent donc un rôle primordial. Si le motif et les modalités de celle-là sont largement populaires, ceux-ci recourent aussi à des pratiques issues de leur identité propre. De même, pour apparaître le plus souvent populaire, la conscience qui anime les émeutiers se révèle parfois plus spécifiquement ouvrière, ainsi lorsque des ouvriers condamnent la répression menée par la garde nationale. Au-delà de cette émeute, de multiples et diverses manifestations – d’autres émotions frumentaires, mais aussi les combats menés par les ouvriers en vue de défendre leur salaire et d’obtenir la reconnaissance de leurs organisations – montrent l’importance de l’intervention des ouvriers nantais dans la Révolution française pour des motifs sociaux (49) . Cette intervention s’accompagne d’une certaine politisation. La rencontre entre une conscience sociale aiguisée et une politisation durable peut susciter la maturation d’une conscience révolutionnaire (50) dans le peuple et chez les ouvriers nantais. Cette maturation se manifeste notamment à travers l’expression en termes politiques de tensions sociales. Ainsi, la participation du peuple en général et des ouvriers en particulier à la Révolution se révèle, en partie, autonome et originale. Cette autonomie, même relative, non seulement provoque des tensions avec les autorités, mais encore engendre des contradictions, comme en témoigne le dilemme auquel sont confrontés les ouvriers membres de la garde nationale les jours d’émeute.

NOTES

(1) Olivier PETRE-GRENOUILLEAU, Nantes, Plomelin, Palantines, 2003.

(2) Rappelons que la seule mention du métier masque la condition sociale exacte (maître ou salarié) des individus. Le terme « ouvrier » concourt aussi à cette imprécision car, dans nos sources, il peut désigner l’ensemble des « gens mécaniques ». De plus, probablement en raison des mutations en cours, sa signification varie suivant les sources : tandis que dans certains cas, il conserve son sens général traditionnel, il reçoit dans d’autres son sens précis contemporain. Il est malgré tout possible d’identifier des ouvriers : d’une part, la condition ouvrière est parfois précisée grâce à l’adjonction au métier des termes compagnon, journalier ou garçon ; d’autre part, certaines sources, en particulier policières et judiciaires, livrent la condition sociale exacte. Nous n’employons nous-même le terme « ouvrier » que pour désigner les salariés, quel que soit leur cadre de travail, et les chambrelans.

(3) Sur l’immigration, voir Alain CROIX (coord.), Nantais venus d’ailleurs. Histoire des étrangers à Nantes des origines à nos jours, Rennes-Nantes, PUR-ANH, 2007 ; et plus précisément pour les ouvriers, voir notre analyse du registre des livrets remis aux ouvriers en l’an XII : « Origine et identité des ouvriers nantais en l’an XII », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 2003-3, p. 111-134.

(4) Michel PIGENET, « Aux fondements d’une identité. Retour sur deux siècles de travail ouvrier », Historiens-Géographes, dossier « Histoire ouvrière », octobre 1995, p. 240-255.

(5) Edward P. THOMPSON, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Seuil, 1988, p. 74 (1963).

(6) Steven KAPLAN, La fin des corporations, Paris, Fayard, 2001.

(7) Nantes ne connaît pas d’émeute au XVIIIe siècle, du moins avant la Révolution. Après la révolte du papier timbré, des troubles antifiscaux agitent encore la fin du règne de Louis XIV. Des troubles frumentaires éclatent en 1662, 1699 et 1764. A cette date, dans un contexte de disette, une émotion est provoquée par l’application du droit de préemption frumentaire du bourreau, mais elle ne semble pas grave : le présidial ne conserve pas de procédure et le registre de délibérations de la municipalité ne l’évoque pas. En janvier 1789, la disette provoque une émeute au cours de laquelle l’accaparement est dénoncé et le pain taxé. Le 25 mai 1790 éclate l’émeute de la foire nantaise, traditionnellement présentée comme le fait de ruraux hostiles au droit d’octroi ; en fait, de nombreux éléments populaires citadins y participent.

(8) Petit-fils d’un conventionnel modéré, C. Mellinet dirige un journal qui soutient la Monarchie de Juillet et est lui-même conseiller municipal lorsqu’il publie son Histoire de la commune et de la milice de Nantes, Nantes, Mellinet, 1841-43, t. 6 à 10 (pour la décennie révolutionnaire).

(9) C. Mellinet, La commune..., op. cit., t. 6, p. 355. Cette mise en scène de la soumission des ouvriers aux autorités doit être replacée dans le contexte des années 1830, marquées par une forte agitation ouvrière. Ce récit de C. Mellinet inspire un tableau d’H. Villaine (Le maire Kervégan arrêtant une émeute de paysans à l’octroi de Nantes en 1790, Musée des beaux-arts de Nantes, 3083, 1854), dont un détail figure en couverture de notre ouvrage : si le titre de ce tableau renvoie, certes, à l’émeute du 25 mai 1790, le rayonnement de Kervégan et le geste de l’émeutier saluant le maire, chapeau bas, semblent issus du récit que donne C. Mellinet de la scène qui se déroule à la mairie le 5 septembre 1791.

(10) A partir de la fin de l’année 1790, les assignats deviennent une véritable monnaie-papier. Cependant, ils n’existent encore que sous la forme de très grosses coupures. De ce fait et en lien avec la raréfaction du numéraire métallique, les municipalités créent des caisses patriotiques qui émettent de petites coupures.

(11) ADLA, L 1439, interrogatoire de François Grogau, 7 septembre 1791.

(12) Id, interrogatoire de Michel Derouart, 6 septembre 1791.

(13) « Interrogé finallement pourquoi lui ainsi que ses camarades ont voulu s’opposer à la circulation des cartes et si ces cartes sont l’unique cause qui les a portés à exciter le trouble ? Répond que la circulation des cartes est l’unique cause du trouble qui a eu lieu et cela parce que, lorsque les ouvriers les donnent en payement, on leur fait perdre jusqu’à quatre sols sur une carte de quarante sols, perte que lui-même interrogé a éprouvée » (Id, interrogatoire de Martin Chartier, charpentier de navire, 6 septembre 1791). Le jour même de l’émeute, un charcutier refuse de prendre la carte que lui présente un garçon charpentier, bien que celui-ci offre d’y perdre (Id, interrogatoire d’Antoine Leroux, 8 septembre 1791).

(14) Id, interrogatoire de Michel Derouart, 6 septembre 1791.

(15) Id, interrogatoire de Jean Chauveau, 8 septembre 1791.

(16) AMN, 1-D-5, registre de délibérations de la municipalité de Nantes, f°65, 5 septembre 1791.

(17) Id. Un charpentier de navire reconnaît avoir interrompu le maire (ADLA, L 1439, interrogatoire de Laurent Massé, 7 septembre 1791).

(18) Sur le recours à la loi martiale, voir Florence GAUTHIER, Triomphe et mort du droit naturel en Révolution. 1789-1795-1802, Paris, PUF, 1992, p. 57 et suiv.

(19) ADLA, L 1439, interrogatoire de Jean Audan, 7 septembre 1791.

(20) Id, interrogatoire de Joseph Bessière, 8 septembre 1791.

(21) Id, déposition de Marie Anne Hivert, 16 septembre 1791.

(22) AMN, 1-D-5, f°99, 24 novembre 1791.

(23) ADLA, L 2073, 25 novembre 1791.

(24) Id, interrogatoire de Jean Potel, 25 novembre 1791.

(25) Id, L 1439, interrogatoire de Jean Bidaud, 9 septembre 1791.

(26) Id, interrogatoire de François Hagas, 7 septembre 1791. Sur l’importance des coutumes ouvrières, voir Robert DARNTON, « Une révolte d’ouvriers : le grand massacre des chats de la rue Saint-Séverin », dans Le grand massacre des chats. Attitudes et croyances dans l’ancienne France, Paris, R. Laffont, 1985, p. 75-100 ; Léonard ROSENBAND, La fabrication du papier dans la France des Lumières. Les Montgolfier et leurs ouvriers, 1761-1815, Rennes, PUR, 2005 (2000).

(27) Id, interrogatoire de Christophe Aubert, 8 septembre 1791.

(28) Edward THOMPSON, « L’économie morale de la foule dans l’Angleterre du XVIIIe siècle », dans Florence GAUTHIER, Guy-Robert IKNI, La guerre du blé au XVIIIe siècle. La critique populaire contre le libéralisme économique au XVIIIe siècle, Montreuil, éd. de la Passion, 1988, p. 31-92 (éd. originale, 1971).

(29) Soulignons bien que nous évoquons ici la politisation de la période révolutionnaire. En effet, la Révolution française ne saisit pas le peuple en général, ni les ouvriers en particulier vierges de toute tradition politique, si bien que des pratiques anciennes peuvent y être réinvesties. La référence que nous avons faite en introduction à l’analyse d’E. P. Thompson vaut donc aussi sur le plan politique. En outre, la politique populaire n’est pas figée, mais au contraire s’enrichit au XVIIIe siècle de références nouvelles, comme en témoigne l’évocation des grands thèmes politiques des Lumières dans certains conflits du travail : les compagnons cloutiers nantais dénoncent ainsi la volonté des maîtres de contrôler le placement comme une prétention qui « ne pouroit que dégénérer en tirannie » (AMN, HH 120, supplique adressée au parlement de Bretagne, 15 décembre 1768). Voir Jean NICOLAS, La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale (1661-1789), Paris, Seuil, 2002.

(30) AMN, FF 105, déclaration du procureur, f°23, 7 septembre 1791.

(31) ADLA, L 1439, déposition de Michel Cuissard, 16 septembre 1791.

(32) AMN, 1-D-5, f°68.

(33) AMN, FF 105, f°24, 7 septembre 1791.

(34) AMN, 1-D-5, f°71, 12 septembre 1791.

(35) Samuel GUICHETEAU, « Le maçon, l’échevin et l’aristocrate. Les ouvriers dans les affrontements sociaux et politiques à Nantes en 1789 », dans PITOU, Frédérique, et SAINCLIVIER, Jacqueline (dir.), Les affrontements. Usages, discours et rituels, actes des journées d’études organisées par le LHAMANS (Université du Maine) et le CRHISCO (Université Rennes 2), 2005-2006, Rennes, PUR, 2008, p. 111-122.

(36) ADLA, L 1439, déposition d’Etienne Beaudouin, 17 septembre 1791, et AMN, FF 105, déposition de Michel Cuissart, f°23, 7 septembre 1791. Or, Fouquet réapparaîtra dans l’entourage de Carrier.

(37) Un portefaix reconnaît s’être porté à la mairie « dans l’intention de demander la suppression des dittes cartes ou qu’on pris des mesures pour empescher qu’on exigea de l’interrêt sur les dittes cartes, [celui qui l’interroge] lui représente (...) que les loix deffendent de faire aucune pétition en si grand nombre vers les administrations » (ADLA, L 1439, interrogatoire de Jean Bru, 7 septembre 1791). Vers l’hôtel de ville convergent d’ailleurs de nombreuses revendications au cours de la Révolution : les émeutiers de janvier 1789 s’y pressent, comme ceux de septembre 1791 ; le 13 septembre 1790, des femmes s’y présentent après avoir empêché des convois de grains de quitter la ville ; enfin, au cours de l’hiver 1792-93, plusieurs délégations d’ouvriers réclamant des augmentations de salaire y sont reçues. Mais qu’en est-il sous l’Ancien Régime ? La disparition des émeutes au XVIIIe siècle nous prive évidemment de renseignements. Cependant, lors des conflits collectifs du travail, maîtres et compagnons sollicitent parfois la municipalité : peut-être n’est-ce pas seulement parce que celle-ci détient, en tant que tribunal de police municipale, la compétence juridique idoine, mais encore plus profondément en vertu d’une tradition politique. D’une manière générale et par de multiples biais, la municipalité tient une place importante dans la société nantaise sous l’Ancien Régime (Guy SAUPIN, Nantes au XVIIe siècle. Vie politique et société urbaine, Rennes, PUR, 1996).

(38) AMN, 1-D-5, f°99-100.

(39) ADLA, L 1439, interrogatoire de Martin Chartier, 6 septembre 1791.

(40) Id, déposition de Julie Vinsoneau, 17 septembre 1791.

(41) Id, dépositions de Pierre Sourisseau et de Pierre Adam, 16 septembre 1791.

(42) Id, déposition de Catherine Coinan, 16 septembre 1791.

(43) Id, déposition de Jeanne Legrand, 17 septembre 1791.

(44) Id, déposition d’Etienne Baudouin, 17 septembre 1791.

(45) Id, déposition de Julie Vinsoneau, 17 septembre 1791.

(46) Id, déposition d’Alexis Rouiller, 16 septembre 1791.

(47) Samuel GUICHETEAU, « Entre attraction et hostilité : les ouvriers nantais et la Garde nationale (1789-1792) », dans BIANCHI, Serge, et DUPUY, Roger (dir.), La Garde nationale entre nation et peuple en armes. Mythes et réalités, 1789-1871, actes du colloque de Rennes, mars 2005, Rennes, PUR, 2006, p. 295-316.

(48) Daniel Kervégan est devenu maire lors de la révolution municipale. A Orléans, les autorités municipales patriotiques sont également confrontées à des émeutes (Georges LEFEBVRE, Etudes orléanaises, t. 2, Subsistances et maximum (1789-an IV), Paris, CHESR, 1963).

(49) Précisons bien que la participation des ouvriers à la Révolution ne se réduit pas à leur intervention pour des motifs sociaux. Celle-ci s’inscrit d’ailleurs dans la dynamique révolutionnaire.

(50) Pour le concept de maturation, voir Michel VOVELLE, La mentalité révolutionnaire. Société et mentalités sous la Révolution française, Paris, Messidor-éd. sociales, 1985.