Nous ferons connaissance avec une de ces victimes du « préjugé de couleur », Julien Raimond, qui donna un élan neuf à la Société des citoyens de couleur dont il devint l’animateur à partir de septembre 1789. Julien Raimond consacra tous ses efforts physiques et moraux, pour faire reconnaître « l’égalité de l’épiderme » dans cette partie du monde, alors vouée à l’esclavage. Il a laissé un grand nombre d’écrits, dont la plupart ont été publiés de son vivant, et qui nous ont permis de saisir les enjeux de ce combat.

Avant de présenter les protagonistes, faisons le point sur la situation des colonies esclavagistes françaises d’Amérique et, en particulier, sur celle qui se trouve au centre de cette histoire, la Partie française de Saint-Domingue. Un bref rappel de ce que fut l’arrivée des Européens sur ce continent est nécessaire.

Le choc de la « destruction des Indes » a fait naître le premier droit de l’humanité

La « découverte de l’Amérique » fut, dès ses débuts, marquée de tant de violences et de crimes qu’un de ses premiers témoins, Bartolomé de Las Casas la nomma « la destruction des Indes » (2). Ce nouveau continent était désigné par l’expression Indes occidentales, qui témoigne du fait que Christophe Colomb pensait rejoindre les Indes par l’ouest de l’Espagne.

Las Casas était le fils d’un compagnon de Colomb qui en fit un jeune colon privilégié ayant reçu, au nom du Roi d’Espagne, une « encomienda », c’est-à-dire une terre avec la population indienne qui y vivait et se retrouvait contrainte de travailler pour ce nouveau maître.

Un jour, Las Casas prit conscience que sa situation de maître asservissant des Indiens ne pouvait plus durer. Il abandonna son « encomienda » et consacra sa vie à dénoncer ce qui, maintenant, lui apparaissait comme une suite de crimes, qui réclamaient d’être empêchés à l’avenir et réparés dans l’immédiat. Il ne fut pas seul à regarder en face ce qui venait de se lever en Amérique, et tout un courant de pensée, précisément humaniste, naquit dans l’Amérique conquise et, en Espagne même, dans les universités, en particulier dans celle de Salamanque.

L’École de Salamanque, grand foyer humaniste, condamna ces actes barbares et repensa les droits de l’humanité et les principes qui devaient conduire les individus, les sociétés, les gouvernements et, de façon plus générale, les relations entre les gens et les peuples.

La découverte d’une humanité inconnue jusque-là, pour les conquistadors, avait ouvert un débat intense et provoqué des luttes acharnées pour redéfinir l’humanité : était-elle divisée en « fidèles » et en « infidèles », comme l’affirmaient les Églises ? en maîtres et en esclaves comme le pratiquaient les colons ? ou était-elle formée d’individus libres et égaux entre eux ?

Las Casas et l’École de Salamanque affirmaient que l’humanité est une, qu’aucun être humain ne « naît esclave », mais au contraire a droit à sa liberté qui doit être reconnue et protégée. Une idée nouvelle apparut, qui devint le principe fondamental de la philosophie humaniste du droit naturel moderne : l’humanité une se définit, a priori, par sa naissance libre ; elle a des droits, qui furent qualifiés de droits naturels, parce qu’ils priment toutes les autres formes de droit.

Pourquoi l’École de Salamanque eut-elle recours au « droit naturel » qui occupe une place de choix dans les théories des droits de l’humanité de l’époque moderne ? Les raisons sont nombreuses et complexes et, dans le cadre de cette introduction, nous nous limiterons à la suivante. À cette époque, trois conceptions du droit se présentaient : le droit divin, celui des textes sacrés et de la théologie ; le droit humain ou droit politique, droit des institutions, que l’on appelait aussi droit positif ; et le droit naturel. Ce dernier se présentait comme un sentier peu battu et offrait l’immense avantage d’un espace de réflexion ouvert, qui permettait d’élaborer des idées neuves.

En effet, le pape, comme les rois, ou si l’on préfère, le droit divin et le droit humain, avaient révélé dans la pratique, leur double incapacité à protéger l’humanité une, née libre, ayant des droits. C’est la raison pour laquelle ces droits devaient être conçus indépendamment des droits divin et humain qui avaient révélé leurs limites.

Quel était alors cet arbitre supérieur au droit divin et au droit humain ? L’idée de justice, le besoin de justice, l’effectivité de la justice, mais une justice qui ne reposera pas sur des notions injustes et variables. C’est maintenant le droit naturel moderne qui doit énoncer le principe d’une justice conforme à la définition nouvelle de l’humanité une, née libre et ayant des droits. Cet énoncé s’appuie d’une part, sur un sentiment commun à tous les humains : le droit à une vie libre et non esclave, d’autre part sur une prise de conscience née du refus des crimes commis en Amérique par des barbares.

Cette idée emportait une conception réciproque du droit : tout humain naît libre de droit naturel et doit respecter ce même droit chez tous les autres humains. Droit réciproque, universel ou égal, ces trois termes, qui signifient ici la même chose, disent à l’unisson que l’humanité est une.

La référence au droit naturel signifiait encore le passage de la morale à la politique, ou plus précisément à la cosmopolitique du droit naturel moderne : le principe moral qui énonçait que l’humanité naît libre, devait se traduire en droit réciproque mis en pratique, pour devenir : l’humanité naît libre et doit le demeurer. La philosophie du droit naturel moderne construisait une « politique et une cosmopolitique de la philosophie » : c’est à la philosophie d’éclairer les principes auxquels les pouvoirs législatif et exécutif devront se conformer et se réaliser, dans une société politique particulière ainsi que dans les relations entre les peuples et les gens à l’échelle mondiale.

Dénonçant les violences commises sur les vaincus, en Amérique, l’École de Salamanque entreprit de justifier les droits des peuples indiens à leur souveraineté et analysèrent en détail l’illégitimité des conquêtes (3).

Las Casas et l’École de Salamanque venaient d’énoncer le premier droit de l’humanité, qui était né entre les deux rives de l’Atlantique, comme expression de la conscience critique de la barbarie européenne et de l’affirmation de l’urgence d’arrêter et de réparer les crimes qui se commettaient là-bas.

Un effort considérable venait d’être accompli par la philosophie, marquant un pas en avant vers une conception pratique de la liberté de l’humanité. Une rupture nette s’était opérée entre la conception du droit naturel moderne et tout ce qui l’avait précédé jusque-là ; son cœur, car ces penseurs prétendaient en avoir un, était dans le refus des crimes commis dans l’expérience américaine, à l’encontre de ce continent et de ses peuples, fondant la résistance à ces formes d’oppression, alors actuelles, comme conséquence légitime du droit naturel des individus et des peuples.

Ainsi, ce droit naturel de naître libre et de le demeurer était une idée neuve, expression du choc de la « destruction des Indes ». Il définissait pour la première fois l’humanité, non plus localement ou partiellement, mais en termes de droit cosmopolitique et posait le problème de l’avenir de la façon suivante : droit de l’humanité née libre ou barbarie (4).

Contrairement à quelques idées reçues bien hâtivement, il ne s’agit pas là d’une théorie des droits de l’homme née en Europe seule - elle était née entre les deux rives de l’Océan- ni à l’usage des seuls Européens – elle tendait à arrêter immédiatement les crimes commis contre l’humanité en Amérique – ni comme un produit de la domination impériale des Européens sur le monde – elle prétendait parvenir à guider les relations entre les peuples en s’appuyant sur des principes cosmopolitiques contre la conquête.

Toutefois, ces humanistes du XVI e siècle furent, on le sait, combattus et vaincus sur les plans éthique et politique. Les colons, en Amérique, poursuivirent la « destruction des Indes » et contournèrent les freins mis à l’asservissement des Indiens par différents moyens, dont celui de la déportation de captifs africains, mis en esclavage sur les plantations. Ce système existait déjà en Afrique et en Europe du Sud, il connut un développement considérable dans le cadre de la plantation de type capitaliste qui apparut dans les colonies d’Amérique.

Ainsi, les droits de l’humanité que Las Casas avait tenté de semer en Amérique, pour défendre les opprimés, tombaient dans l’oubli.

Les colonies esclavagistes françaises d’Amérique

La monarchie française s’intéressa tardivement aux colonies d’Amérique et favorisa dans un premier temps l’occupation de la Guadeloupe et de la Martinique, à partir de 1635. Dans la colonie de Saint-Domingue, la population indienne avait « disparu » dès le XVI e siècle et les colons espagnols avaient finalement quitté, durant le XVII e siècle, leurs établissements, au point qu’en 1697, le roi d’Espagne abandonna au roi de France la partie occidentale de l’île de Saint-Domingue.

La plantation sucrière esclavagiste de Saint-Domingue prit un essor considérable au XVIII e siècle, comme en témoigne la progression de l’introduction de captifs africains : 5 000 esclaves en 1697, 15 000 en 1715, 450 000 en 1789. La population libre regroupant les planteurs, les petits cultivateurs, les petits blancs et les affranchis étaient d’environ 70 000 personnes en 1789.

La colonie devint très rapidement, la plus grosse productrice de sucre d’Amérique et le fleuron des possessions de la couronne de France sous le surnom flatteur de « Perle des Antilles » (5).

Jusqu’à la Révolution de Saint-Domingue qui conduisit à l’indépendance d’Haïti, de 1789 à 1804, la plantation sucrière assura la fortune rapide des grands planteurs, liés par des réseaux familiaux au grand négoce français, ainsi qu’à la noblesse de cour. En effet, le roi était possesseur des colonies et c’est en son nom que les terres étaient distribuées. Ses amis, ses proches étaient favorisés et recevaient les meilleures terres des plaines réservées à la production du sucre, dont la superficie était limitée dans cette île montagneuse au relief fortement accidenté.

Dès le XVII e siècle, de nombreux cadets de famille nobles ou roturières riches vinrent chercher fortune et ces colons épousèrent fréquemment des femmes africaines, donnant naissance à une nouvelle humanité métissée et née de mariages légitimes.

Les esclaves formaient deux groupes distincts, selon la division du travail sur la plantation sucrière. Les esclaves fraîchement débarqués d’Afrique, appelés Bossales, travaillaient aux champs. Les conditions de travail étaient fort dures et les maîtres laissaient une certaine autonomie aux Bossales, pour permettre la réalisation du processus de créolisation qui consistait à transformer des captifs, libres jusqu’à leur capture, en esclaves travailleurs, ce qui n’était pas simple. Ce processus de créolisation était à la fois un processus de désocialisation, de dépersonnalisation, de désexualisation, de décivilisation des captifs, et un apprentissage aux rapports maîtres-esclaves, au travail contraint, à la langue dite « créole » ainsi qu’aux formes culturelles encouragées et sélectionnées par les maîtres.

L’exploitation du travail des Bossales était proprement esclavagiste : leur durée de vie était de dix à quinze ans maximum et l’esclave, épuisé, était remplacé à l’identique par un nouveau Bossale. Les maîtres n’avaient pas eu à investir dans la naissance, l’éducation ni la formation de cette main-d’œuvre arrivée adulte et qui mourait à un rythme qui éliminait l’entretien de la vieillesse (6).

L’autre groupe était formé des esclaves créoles, nés sur place et que les maîtres consacraient aux travaux qualifiés : encadrement des Bossales, métiers nécessaires à l’entretien de la plantation, formation à la partie mécanisée des travaux, domesticité enfin. Ces esclaves créoles apprenaient la langue créole, mais aussi celle du maître. C’était dans ce groupe que l’éducation, le travail personnel, l’affranchissement, étaient possibles. Ces esclaves créoles étaient nés au hasard des rapports sexuels entre les esclaves ou entre des libres et des esclaves.

L’édit de 1685, dit Code noir, préparé par Colbert, créait un ordre juridique colonial esclavagiste. Retenons que les esclaves africains avaient un statut d’esclave étranger spécifique aux colonies, dans le sens où il n’existait pas en métropole. L’article 57 de l’édit de 1685 précise que les esclaves sont : « nés dans les pays étrangers ». Pourtant, la descendance éventuelle de ces esclaves héritait de ce statut d’esclave étranger, bien qu’elle soit née dans la colonie.

Il existait deux groupes d’affranchis, ceux que l’on appelait les « libres de savane ». Ils n’avaient pas de reconnaissance juridique et ne pouvaient donc pas quitter la plantation. Ils vivaient avec l’accord du maître, soit comme cultivateurs, soit en exerçant un métier utile à la vie de la plantation, mais jouissaient d’un état de liberté relatif, car, sans droit, le maître pouvait les menacer de retourner à l’état d’esclave.

Les affranchis, ou plus précisément, les « manumis », avaient un « titre de manumission » reconnaissant leur nouveau statut juridique qui les faisait sortir de leur « naissance étrangère » pour entrer dans la catégorie sociale des « sujets libres du Roi de France ». Ceux-là pouvaient quitter leur maître et s’établir de façon indépendante.

Ce fut dans ce groupe d’esclaves créoles que fut expérimenté « l’élevage d’esclaves sur place » à petite échelle tout d’abord, avant d’être systématisé plus tard, au XIX e siècle, lorsque la traite des captifs africains fut doublement freinée. En effet, depuis la seconde moitié du XVIII e siècle, la fourniture de ce marché de captifs, situé en Afrique, entra en crise, car il devenait de plus en plus difficile, pour les Royaumes africains, de fomenter des guerres à l’intérieur du continent africain pour se fournir en captifs. La hausse des prix des captifs se fit sentir dès les années 1750 (7).

Par ailleurs, la Grande-Bretagne entreprit de contrôler le commerce africain, en interdisant la traite des captifs, qu’elle rendit effective en 1808. La marine anglaise fit la police dans les océans et si la traite se poursuivait, elle était devenue illicite, ce qui contraignit les colonies esclavagistes d’Amérique à modifier le mode de reproduction de la main-d’œuvre en se tournant vers l’élevage d’esclaves sur place ou des formes d’importation nouvelles de main-d’œuvre. On aura compris que la suppression de la traite des captifs africains n’implique pas forcément l’abolition de l’esclavage (8).

Revenons en arrière : on retiendra qu’en 1789 de lourdes menaces planaient sur le système de la traite des captifs africains, inquiétant sérieusement les planteurs esclavagistes, mais, pour l’heure, le système de la traite continua de fournir ses cargaisons de Bossales.

Un autre aspect de la crise du système esclavagiste dans les colonies françaises prit donc la forme de l’apparition et du développement du « préjugé de couleur » évoqué précédemment. Revenons maintenant à la présentation des protagonistes de ce combat pour ou contre la conquête des droits de l’humanité.

Portrait des protagonistes

Julien Raimond, comme Moreau de Saint Méry, ont été peu étudiés, mais déjà des préjugés ont campé nos deux protagonistes. Pour l'éternité ? Nous ne le souhaitons pas et allons tenter d'éclairer la biographie et la rencontre de ces deux personnages tout au long de ce travail. Chemin faisant, nous découvrirons les sources de quelques-uns de ces préjugés.

Qui était Julien Raimond ? Né en 1744 à Bainet, dans la province du Sud de Saint-Domingue, il mourut en 1801. Son père, paysan béarnais, avait obtenu le statut privilégié de colon et épousa une femme de couleur qui était la fille légitime d'un riche colon. Julien, comme ses frères et sœurs, fut envoyé faire ses études à Bordeaux et à Toulouse. Lorsqu’il rentra à Saint-Domingue dans les années 1760, les progrès du préjugé de couleur avaient déjà provoqué la résistance des colons métissés. Julien Raimond devint leur représentant, dans la province du Sud de la colonie, pour faire valoir leurs droits. En 1783, ils décidèrent d'offrir un vaisseau au roi. Mais leur proposition fut empêchée par un parti de colons ségrégationnistes qui commençait à se former et refusait de faire reconnaître les libres de couleur comme des colons à part entière (9).

Toutefois, Raimond eut la chance de rencontrer le ministre de la marine, Castries, qui était un réformateur et qui l’autorisa à se rendre à Versailles défendre la cause des libres de couleur. Il fallait alors une autorisation, car l’influence de ce parti ségrégationniste interdisait aux colons métissés de se rendre en métropole.

Julien Raimond arriva en France en 1784, avec sa femme Françoise Dasmard, et s'installa dans la région d'Angoulême. À partir de 1785, il présenta différents mémoires au roi, sur les droits des libres de couleur, mais, en 1787, la démission du ministre Castries le priva de son principal soutien. Le nouveau ministre, La Luzerne, n'osa contrer la réaction des colons ségrégationnistes opposés à tout ce que son prédécesseur avait amorcé en faveur des libres de couleur et des esclaves. De 1787 à 89, Julien Raimond continua de correspondre avec le ministre de la marine, mais en vain (10).

Dans son étude, Luc Nemours le présente comme le chef des gens de couleur de Saint-Domingue. Dans son travail consacré à la catégorie des libres de couleur, Yvan Debbasch présente Raimond comme un défenseur des libres de couleur. John Garrigus estime lui aussi que Raimond s'est occupé de défendre les droits de sa couleur. Enfin, Pierre Pluchon, un historien qui ne cache pas ses préjugés racistes, dresse un portrait doublement péjoratif de Julien Raimond, l'un des chefs mulâtres libres qui fut, avec son gendre Pascal, un affairiste à la conduite trouble (11).

Pluchon ajoute la phrase suivante, pleine d'obscurités : "Il (Raimond) n'aimait pas Rigaud, chef du Sud, parce qu'il avait fait fusiller son ami Labuissonnière, maire de Léogane, qui s'était donné aux Anglais."

Cette phrase doit expliquer pourquoi Raimond a soutenu Toussaint Louverture au moment de la guerre contre la rébellion de Rigaud dans la province du Sud, en 1799. L'explication de Pluchon repose sur le préjugé de couleur. Raimond étant métissé devrait, selon cette logique, prendre le parti de Rigaud, lui aussi métissé libre. Mais ce ne fut pas le cas et Raimond soutint Louverture qui était un « nègre libre », c’est-à-dire un ancien esclave affranchi. La logique simpliste des couleurs ne fonctionne donc pas et Pluchon a recours à une explication d’ordre psychologique : Rigaud a fusillé Labuissonnière, qui était un ami de Raimond, qui ne le lui aurait pas pardonné. Mais Pluchon a-t-il les preuves de son assertion ? Il ne les donne pas. Il se pourrait aussi, que Raimond ait jugé que la guerre entre les libres de couleur et les noirs était une erreur politique, mais cette raison n’est pas envisagée par cet auteur, malgré des preuves nombreuses.

Ainsi, c’est grâce à des approches et des inductions, reposant sur l’idéologie du préjugé de couleur elle-même, qu'un portrait a été construit : Julien Raimond, chef des gens de couleur en 1951, a tourné au mulâtre libre et à l’affairiste trouble en1995. Mais est-on seulement sûr que Julien Raimond était un adepte du préjugé de couleur, comme ces interprétations le laissent penser ?

Médéric Moreau de Saint-Méry est connu pour avoir beaucoup écrit sur les colonies esclavagistes, mais n'en demeure pas moins, lui aussi, méconnu. Né à la Martinique en 1750, il était un parent de Joséphine de Beauharnais et mourut en 1819. Avocat et propriétaire, il épousa une des trois filles de Mme Milhet, veuve d’un riche négociant de Louisiane, devenu planteur à Saint-Domingue. Venu en France, il fut recommandé par Le Mercier de la Rivière, ancien intendant de la Martinique, puis conseiller du ministre de la marine. Il publia un nouveau code de lois pour la colonie de Saint-Domingue (12) et fut gratifié d’un poste au Conseil supérieur du Cap où il revint en 1786. Entre temps, en 1784 au Cap, ses beaux-frères, Arthaud et Baudry de Lozières, créèrent le Cercle des Philadelphes et le chargèrent de le mettre en contact avec des loges maçonniques qu'il fréquentait en Europe.

Dans la période de convocation des Etats généraux, il retourna à Paris participer activement aux réunions des colons de Saint-Domingue et fut un des fondateurs de la Société correspondante des colons français, dit club Massiac, au mois d'août 1789. Il fut ensuite nommé député de la population blanche de la Martinique, à l'Assemblée constituante, le 14 octobre de la même année.

Voici ce qu'écrit Pluchon sur Moreau dans ce même index biographique :

"Homme actif, consciencieux et vaniteux, Moreau qui est un homme des Lumières appartient à la Franc-maçonnerie et à diverses sociétés qui la prolongent, ainsi qu'à des académies françaises et étrangères… Ce juriste réformiste, à l'esprit philosophique, pressé par les évènements, renie ses principes intimes. Porte-parole des colons à l'Assemblée nationale, il se prononce contre la suppression de la traite, contre l'abolition de l'esclavage et même contre l'octroi de l'égalité des droits politiques aux métis libres."

Moreau prend ici l'apparence d'un homme brillant et reconnu. Pluchon en fait même un "homme des Lumières". Son appartenance à la Franc-maçonnerie devient une carte de notoriété assurée. Pluchon ajoute un peu de mystère au personnage : cet "homme des Lumières" qui se prononce en faveur de la traite des Africains et du maintien de l'esclavage, mais aussi du préjugé de couleur en s'opposant à l'égalité des droits entre les colons Blancs et les "métis libres", aurait renié ses "principes intimes". Mais Pluchon ne précise pas la nature de « ses principes intimes », le mystère demeure.

Ces deux protagonistes, appartenant tous les deux à la classe des maîtres de la colonie, vont se rencontrer dès les débuts de la Révolution de France, et s’affronter dans un combat, dont les enjeux n’ont pas encore été clairement mis en lumière, concernant l’apparition et les progrès du préjugé de couleur, dans les colonies esclavagistes françaises.

Qu’est-ce que ce préjugé de couleur ? D’où vient cette curieuse expression de « préjugé », conçue par ses promoteurs comme « politique » ? Qui touche-t-il ?

L’histoire du préjugé de couleur précède, historiquement, ce que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de « racisme biologique », avec lequel il est trop souvent confondu, ce qui ne facilite pas la compréhension de sa genèse.

Le préjugé de couleur a-t-il toujours existé ? L’exemple des colonies esclavagistes françaises d’Amérique indique qu’il est apparu tardivement dans les années 1720. Depuis le XVII e siècle, des colons riches appartenant à la classe dominante, n’ont pas hésité à épouser en mariage légitime des femmes africaines, dont ils ont eu une descendance métissée, révélant une franche « indifférence à la couleur » qui se retrouve également dans les textes organisant l’ordre juridique esclavagiste de cette époque.

Le préjugé de couleur est-il une conséquence de cet ordre juridique esclavagiste ou bien l’esclavage n’a-t-il été que le prétexte de son apparition ?

On a beaucoup moins interrogé ce qu’était le préjugé de couleur que le racisme biologique et cette confusion entre les deux semble avoir fait perdre la mémoire de la spécificité du premier et de son apparition : en effet, ce préjugé n’a pas toujours existé et n’est pas plus « éternel » que « biologique ». Le préjugé de couleur est une construction intellectuelle qui relève des sciences humaines : éthique et politique. Le racisme biologique est le fruit d’un déplacement du choix d’un critère prétendument scientifique.

Grâce à des sources, restées jusque-là ignorées, nous avons pu retracer l’historique de l’apparition de ce préjugé de couleur. Il s’agit de nombreux textes de Julien Raimond qu’il a publiés de son vivant, parce qu’il s’est trouvé au centre d’un débat sur cette question, avant et pendant la période révolutionnaire. Lorsqu’il arriva en France, il découvrit que cette apparition du préjugé de couleur, récente dans les colonies elles-mêmes, était largement méconnue, à de rares exceptions près. Il s’employa avec ténacité à la faire connaître à ses amis de métropole et c’est ainsi qu’il en devint le premier historien.

Ce fut à l’occasion des débats qui se produisirent dans l’Assemblée constituante, que ce préjugé de couleur commença à révéler son existence à un public, qui, en France, ignorait tout de son contexte et prit progressivement conscience des réalités coloniales.

Il est important de souligner que ce furent ces allers et retours, ces échanges constants entre les deux rives de l’Atlantique, qui permirent aux deux révolutions en cours, celle de France et celle de Saint-Domingue, de se rapprocher, de s’éclairer, d’apprendre l’une de l’autre et, enfin, de se construire, autour de la conquête de droits, que l’on voulait à cette époque communs à l’humanité tout entière. Ainsi, le premier « martyr de la liberté » célébré en France, fut une des victimes de ce préjugé de couleur : Vincent Ogé, arrêté puis exécuté par décision de l’assemblée des colons du Cap, le 23 février 1791. « Martyr de la liberté » en France, déclencheur de l’insurrection des esclaves à Saint-Domingue, l’exécution d’Ogé eut une portée décisive.

Ces échanges constants entre les deux rives de l’Atlantique conduiront notre enquête, pour comprendre l’apparition et les progrès du préjugé de couleur, et le combat de ses victimes qui allaient ouvrir le processus révolutionnaire, dans le but de fonder, dans cette Amérique esclave, ce que la Société des citoyens de couleur appela : « l’égalité de l’épiderme », objectif toujours d’actualité. Cette volonté de reconquête des droits de l’humanité renouait avec le combat mené et perdu par Las Casas et ses amis humanistes, près de deux siècles et demi après.

Notes

(1) Y. Debbasch, Couleur et liberté. L’affranchissement dans les possessions françaises de la Caraïbe, 1635-1833, Paris, Dalloz, 1967, dont on peut regretter que seul le premier tome ait paru.

(2) B. de Las Casas, Très brève relation de la destruction des Indes, 1552, trad. française, Paris, La Découverte, 1979 ; Histoire des Indes, qu’il refusa de publier de son vivant, et qui ne le fut qu’en 1875, trad. en français Paris, Seuil, 3 vol., 2002. On sait que Las Casas fut calomnié de son vivant par des colons esclavagistes qui l’accusèrent d’avoir justifié la mise en esclavage des captifs africains en Amérique. La calomnie dure encore, voir Marcel Bataillon, Études sur B. de Las Casas, Paris, 1965 ; Marianne Mahn-Lot, Las Casas moraliste, Paris, Cerf, 1997. Cette question sera reprise infra.

(3) Sur l’École de Salamanque et Las Casas, voir Alain Guy, Histoire de la philosophie espagnole, Toulouse, 1985, t. II, chap. 5, L’École de Salamanque ; Las Casas, « Traité des douze cas de conscience », (1564), extraits en français dans Las Casas, L’évangile et la force, Paris, 1977, textes choisis par M. Mahn-Lot ; Francisco de Vitoria, Leçons sur les Indiens et Sur le droit de guerre, (1539), trad. en français, Genève, 1966 ; Ramon Hernandez, Derechos humanos en Vitoria, Salamanca, 1984. Sur la philosophie du droit naturel moderne voir Ernst Bloch, Droit naturel et dignité humaine, (Frankfurt am Main, 1961) trad. en français, Paris, 1976.

(4) On sait que Thomas Paine, deux siècles plus tard, renouvellera cette même proposition dans Human Rights, 1791-92, trad. fr. Les droits de l’homme, Paris, 1987, 2e partie, Chap. 5. Voir aussi Bernard Vincent, T. Paine ou la République sans frontières, Paris-Nancy, 1993.

(5) Michel Devèze, Antilles, Guyane, la mer des Caraïbes de 1492 à 1789, Paris, SEDES, 1977 ; Gérard Barthélemy, Dans la splendeur d’un après-midi d’histoire, Port-au-Prince, 1996.

(6) Voir Jean Fouchard, Les Marrons de la liberté, Port-au-Prince, 1988 ; G. Barthélemy, « Le rôle des Bossales dans l’émergence d’une culture de marronnage en Haïti », Cahiers d’Études Africaines, n° 148, 1997, p. 839 ; Claude Meillassoux, Anthropologie de l’esclavage, Paris, 1998.

(7) Voir Eric Williams, Capitalism and Slavery, (London, 1942), trad. Capitalisme et esclavage, Paris, 1968 ; Yann Moulier-Boutang, De l’esclavage au salariat. Economie historique du salariat bridé, Paris, 1998 ; voir aussi la collection des Cahiers des Anneaux de la Mémoire, Nantes, depuis 1999. Cette revue annuelle s’est consacrée à l’histoire de la traite et de l’abolition de l’esclavage.

(8) Voir infra, IIe Partie, les projets de la Société des Amis des Noirs de Paris.

(9) J. Raimond a raconté l’échec de cette tentative initiale des libres de couleur pour faire valoir leurs droits, dans son premier Mémoire à Castries, qu’il présenta en 1786, Archives d’Outre Mer, (Aix-en-Provence) Col. F3 91.

(10) Luc Nemours, « J. Raimond, le chef des gens de couleur et sa famille » , DES s.d. G. Lefebvre. Un résumé sous le même titre a été publié par les soins de Lefebvre dans AHRF, 1951, pp. 257-62, après la disparition brutale de l’auteur ; Yvan Debbasch, Couleur et liberté. Le jeu du critère ethnique dans un ordre juridique esclavagiste, Paris, 1967, seul le t. 1 est paru ; John Garrigus, The Free Colored Elite of St-Domingue. The Cas of J. Raimond, 1744-1801, 1990. L’auteur a eu l’amabilité de me faire connaître ce texte non publié. Du même, « Sons of the Same Father », in C. Adams ed., Visions and Revisions of Eighteenth Century France, Univ. Press Pensylvania, 1997.

(11) Général Pamphile de Lacroix, La Révolution de Haïti, (1819) Paris, Karthala, 1995. Pierre Pluchon éditeur de cette réédition, a ajouté des notices biographiques dont celles de Raimond et de Moreau de St-Méry.

(12) Lois et Constitutions des Colonies Françaises de l’Amérique sous le Vent, Paris, 1781-90, 6 vol. Sur sa rencontre entre Moreau et le physiocrate Le Mercier de la Rivière voir L.P. May, Le Mercier de la Rivière. Aux origines de la science économique, CNRS, 1975 et F. Gauthier, « Le Mercier de la Rivière et les colonies d’Amérique », Revue d’Histoire des Idées Politiques, Les Physiocrates et la Révolution française, n° 20, 2004, pp. 261-283.