La gestion au quotidien du passé apparaît alors conjointement comme un fait matériel, au titre de l’administration concrète des objets du patrimoine, et une forme spécifique d’appropriation du discours patrimonial. L’apport majeur des travaux de Dominique Poulot réside ici dans sa capacité à décrire la manière dont les objets patrimoniaux s’organisent en arguments à l’intérieur d’un nouveau discours patrimonial. Il en ressort une rhétorique patrimoniale qui relève, dans la perspective sémiotique de Peirce (Ecrits sur le signe, Paris, 1978), tout autant de données endogènes, de la communion par sympathie avec l’objet (re)créé à l’avènement d’une communauté réglant l’innovation, que de la réalité exogène des règles de fonctionnement de l’administration patrimoniale. Dominique Poulot met donc l’accent prioritairement sur les formes de l’accord relatif aux objets patrimoniaux, puis sur les modalités argumentatives du débat patrimonial sans négliger bien sûr les réalités pratiques de la traduction concrète d’un tel accord dans la société.

Dans la première partie de son ouvrage sur ‘Surveiller et s’instruire’: la Révolution française et l’intelligence de l’héritage historique, l’historien étudie donc « les logiques de l’appropriation » au sens où le philosophe Deleuze (Logique du sens, Paris, 1969) parle de la mise en série de choses qui se traduisent ou non en événements. Ainsi, il est d’abord question du geste patrimonial préconisé par les élites du 18ème siècle qui suscite une écriture de l’histoire au sein même des institutions de savoir, en particulier les Académies. A la lente dépossession du Prince correspond, ici comme ailleurs dans les productions culturelles, la formation d’un espace public de création esthétique. Avec la Révolution française, il est ensuite question d’un geste d’aliénation, à la fois concret et fondateur, qui touche aussi bien les collections royales que les biens ecclésiastiques, et permet de constituer une intense ambiance d’inventaire réglé par le nouveau champ patrimonial.

Mais c’est l’avènement du « Musée souverain » en l’An II qui marque le temps fort de cette logique du sens patrimonial, par le fait de l’étroite correspondance entre la mise en série et l’événement. Ainsi, « la légitimité du musée révolutionnaire devient alors en partie instrumentale: les leçons de ses chefs d’oeuvre, bien comprises, permettront d’enrôler les moyens (savoir plaire) de l’art à des fins neuves d’édification politique et morale » (p. 205). De la part non-instrumentale de ce geste patrimonial, qu’il convient de ne pas négliger, nous retiendrons aussi l’intégration de l’attitude patrimoniale dans le vaste mouvement, en l’An II, de création d’institutions civiles définissant et stabilisant à la fois le projet révolutionnaire dont Françoise Brunel s’est fait l’historienne.

La seconde partie de cet ouvrage s’intitule « Des idoles du passé à l’allégorie du patrimoine ». De classement en déclassement, avec l’exemple des archives, du réaménagement des collections à la figure du réemploi (par exemple l’utilisation de la base des tombes royales pour asseoir la pyramide dédiée à Marat), Dominique Poulot nous conduit, par étapes, vers le propos central de cette partie, le vandalisme révolutionnaire. Au-delà du rôle majeur de Grégoire qui écrit, à propos du vandalisme, « Je créai le mot pour tuer la chose », nous sommes confrontés bien sûr à un langage de reprise judiciaire, précis et descriptif sur les conduites iconoclastes, mais surtout à un langage de reprise politique qui soit justifie le vandale dans certaines limites, soit en désigne la monstruosité. Le plus étonnant réside en fait dans la continuité entre le discours anti-vandale et le projet iconoclaste officiel, le second précédant le premier, dans une attitude patrimoniale qui tend à mettre en conformité le nouveau paysage monumental avec un régime politique où le citoyen est à la fois juge et censeur de la restauration des objets du passé. Ainsi s’établit une culture commune qui permet de faire l’éloge de la civilisation du fait même de la condamnation de la barbarie, donc de moraliser le rapport au patrimoine, en donnant toujours une place majeure au musée souverain au détriment des antiquités nationales.

Dominique Poulot n’hésite pas alors à reprendre une expression de Jean-Claude Perrot, « le fédéralisme de la pensée » pour décrire la manière dont les musées de province revendiquent le droit au musée contre Paris, donc s’insurgent, certes au sens figuré, contre « cette espèce de brigandage de vouloir tout accumuler à Paris ». A cette tendance fédéraliste répond une fois plus le législateur de l’An II lorsqu’il souhaite « un rapport du centre à la périphérie, où l’effort réciproque se reporte naturellement sur le centre » (Lakanal). L’instauration d’une esthétique du parcours pour un public citoyen, donc de déambulations réglées dans les musées permanents ou éphémères marque bien cette volonté nationale de constituer des sentiments et une jouissance partagés et convenus, donc unanimes.

Cet ouvrage, par ailleurs fort érudit, permet donc de questionner en permanence la capacité d’universalité d’une politique de la mémoire face à l’événement révolutionnaire. L’exaltation permanente de l’universel situe le patrimoine dans un vouloir présent qui a sa logique propre, donc qui ne nécessite pas une légitimité externe. « Des institutions, des institutions ! », tel est bien le mot d’ordre d’une politique de conservation du patrimoine qui s’appuie sur le fait militant de la transmission de la mémoire du progrès à transmettre à l’avenir.

Ainsi, du point de vue des attitudes face au passé, l’épisode révolutionnaire, étendu au début du XIXème siècle, constitue un remarquable champ d’observation si le chercheur prend la peine d’écouter les acteurs et les spectateurs de cette période particulièrement propice à l’innovation. Par exemple, dans l’Hérault, c’est bien à la Révolution française que nous devons l’avènement d’une conscience collective et d’une volonté politique donnant à la notion de patrimoine sa connotation actuelle. S’inscrivant par ailleurs dans la perspective tracée par Dominique Poulot, et considérant que « toute réflexion consacrée à la naissance du patrimoine et du musée national a pour ligne d’horizon la Révolution française », Caroline Barcellini s’intéresse, pour sa part, au combat idéologique de la patrimonialisation de la Révolution française, dans le cas de Lyon. D’autres exemples régionaux pourraient ainsi être recensés.

Cependant, poursuivant ses investigations, Dominique Poulot en vient à considérer la rationalité propre de la logique patrimoniale dans sa caractérisation la plus large. Il précise ainsi, dans un récent numéro (2006) de la revue Socio-anthropologie, que « l’histoire du patrimoine a été longtemps prise dans une logique de réparation, quant à des oeuvres ou à des objets saisis et collectés, quant à des monuments mutilés ou négligés, quant à des lieux ou à des pratiques effacés ou recouverts, ce qui interdisait de la penser autrement que sur le mode de la restitution de l’authentique », Il ajoute qu’ « il n’en va plus de même aujourd’hui ».

Désormais, « le patrimoine, devenu synonyme de lien social, est partout, de la mobilisation des corps politiques à l’institution culturelle ». L’historien peut donc en conclure que, si « la perspective historienne peut faire prendre conscience des silences ou des exclusions en faveur d’objets oubliés ou négligés, elle ne se confond pas avec une profession de scepticisme, avec la dénonciation des abus du passé, ou avec la contestation du processus présent. En saisissant les patrimoines comme ensembles matériels et, indissolublement, comme savoirs, valeurs et régimes du sens, elle peut interroger l’évidence patrimoniale elle-même, tout à la fois imaginaire et institution. Le patrimoine s’inscrit à la croisée du regard savant porté sur des oeuvres et des objets matériels, de l’historicité vécue d’une société, enfin de la poétique et de l’éthique du passé (l’exemplarité et l’adhésion, mais aussi l’émancipation ou la dénégation). En d’autres termes, l’évidence du patrimoine se décline dans les discours contemporains sous forme d’une « raison » spécifique, mais elle s’inscrit à l’horizon d’attente de différentes inventions du passé, et engage des pratiques d’admiration et de mémoire, de militantisme et d’attachement ».

Ainsi les usages politiques du patrimoine nous renvoient à des créations spécifiques sur lesquelles se penchent toujours les historiens.

Références bibliographiques

Philippe Poirier, Loïc Vadelorge dir., Pour une histoire des politiques du patrimoine, Paris, La Documentation française, ministère de la culture, 2003 Introduction disponible sur le Web

Dominique Poulot, Musée. Nation. Patrimoine 1789-1815, Paris, Gallimard.

Dominique Poulot, ‘Surveiller et s’instruire’: la Révolution française et l’intelligence de l’héritage historique, Oxford, Voltaire Foundation, 1996, 591 pages.

Dominique Poulot. « De la raison patrimoniale aux mondes du patrimoine », Socio-anthropologie n°19-20, Les mondes du patrimoine, 2006.

Edouard Pommier, L’Art de la liberté. Doctrines et débats de la Révolution française, Paris, Gallimard, 1991.

Caroline Barcellini, « Le combat idéologique de la patrimonialisation de la révolution française », Socio-Anthropologie, N°12 Traces, mis en ligne le 15 mai 2004



Jacques Guilhaumou, "La Révolution française et l’intelligence politique de l’héritage historique : les objets patrimoniaux", Recensions, Révolution Française.net, mis en ligne le 25 octobre 2007, URL:http://revolution-francaise.net/2007/10/25/112-lrevolution-intelligence-politique-heritage-objets-patrimoniaux