Présentation

par Jacques Guilhaumou, UMR "Triangle", ENS-LSH Lyon

Comme nous l’avons montré dans notre ouvrage sur Marseille républicaine, 1791-1793 (Presses de Science Po, 1992), la « politique révolutionnaire » des patriotes marseillais s’exprime, pour une part importante, dans la multiplication des adresses, lettres et circulaires entre janvier et avril 1793 (voir la liste p. 160-161), à l’initiative de la société populaire. Les adresses des sections « jacobines » sont moins fréquentes, et il est tout à fait significatif que Marat s’y intéresse, dans la mesure où les assemblées sectionnaires sont l’émanation la plus directe du « peuple souverain ». Mais elles s’inscrivent, du moins pour la présente adresse de la section 21, dans un même contexte de radicalisation politique, plus précisément de fédéralisme jacobin bientôt mis en échec par un fédéralisme modéré qui prend en main la destinée de Marseille républicaine au printemps 1793 pour quelques semaines.

La lecture du procès-verbal de la section 21, conservé aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône, permet d’en savoir plus sur son origine. Au cours de la séance du 28 janvier 1793, un citoyen « parle beaucoup sur les députés à la Convention qui ont trahi la confiance du peuple ». Lui succède le citoyen Antoine Réquier qui intervient dans les termes suivants : « Le citoyen Réquier fait observer que le seul moyen de remédier à ces maux, c’est de rappeler toute la Convention, et il propose de faire une adresse à la Convention pour qu’elle décrète cette mesure ». Il est alors délibéré que « le motionnaire sera rédacteur de l’adresse dont il s’agit ». Le 31 janvier, Réquier intervient de nouveau sur le même sujet : « Il lit une adresse aux Jacobins de Paris dont il avait été nommé rédacteur, délibéré qu’elle est adoptée et qu’elle sera présentée à l’adhésion des sections et du club ». Cette adresse a été sans doute applaudie par la société populaire de Marseille - nous n’avons pas conservé son procès-verbal pour cette période -, mais il est peu probable qu’elle ait été retenue par les autres sections, déjà sensibilisées à la propagande des républicains modérés (« les fédéralistes ») qui prendront le pouvoir en mai 1793, ce qui explique sans doute sa réception par les seuls Jacobins de Paris et sous la seule signature de la section 21.

Le lien particulier de Marat à la section 21, durant cette période, se précise de nouveau lorsqu’il publie dans le N°132 du 24 février 1793 du Journal de la République française la lettre des Jacobins marseillais intitulé « Les républicains marseillais à Charles Barbaroux » sous couvert de son adhésion par la section 21 (et la 22), dont la publication d’un extrait du procès-verbal (rédigé là encore par Réquier secrétaire) précise qu’ « elle délibère d’adhérer à la dite lettre dans tout son contenu » et donc « adhère aux sentiments des républicains marseillais envers ce député perfide » (Marat, Œuvres politiques 1789-1793, Pôle Nord, Bruxelles, p. 5738).

D’un texte à l’autre, Marat rend ainsi hommage aux sentiments civiques, républicains des marseillais de la section 21. De fait, Agnès Steuckardt, dans sa thèse sur L’eau forte des mots. Analyse lexicale de la violence dans L’Ami du peuple (Paris III, 2000, sous la dir. d’A. Salem), a bien montré l’ampleur de l’usage par Marat du registre sensible dans la manifestation de ses liens avec ses correspondants. L’Ami du peuple forge ainsi une sorte d’amitié agissante où il s’installe en position d’autorité légitime, donc éventuellement critique, à l’horizon de la défense des droits, tout particulièrement visible dans le cas présent avec la thématique imposée de la constitution. Il y ajoute de surcroît une leçon de stratégie politique en démocratie, par son insistance sur la nécessité de l’existence d’une opposition dans la dynamique politique.

Que savons-nous par ailleurs d’Antoine Réquier, l’unique rédacteur du texte envoyé à Marat, et sans doute le responsable de ces deux envois ? C’est l’un des fondateurs de la société patriotique en 1790. Il participe en 1792 à des « missions patriotiques » au nom de la société où débattent les Jacobins marseillais. Nous le retrouvons secrétaire de cette société au début de 1793, de même qu’il assure le secrétariat de sa section au moment de sa proposition d’adresse. Maître d’école, il est remarqué dans sa section pour son éloquence. Ainsi le 5 avril, il prononce « un discours éloquent concernant le danger de la patrie ». De même le 19 avril, « le citoyen Réquier fait lecture d’un adresse conçue avec cette énergie d’éloquence si bien assortie avec la chaleur du républicanisme ; elle porte principalement sur les mesures de sûreté à prendre à l’égard des ennemis du bien public; l’assemblée en adoptée la rédaction ».

Hormis la connaissance du débat suscité par sa demande de renouvellement de la Convention, à l’initiative de Marat – débat qui souligne bien le niveau élevé de la réflexion de L’Ami du peuple sur les fondements constitutionnels et le fonctionnement de la démocratie législative -, la publication du texte ci-après permet d’apprécier les qualités rhétoriques de ce porte-parole jacobin marseillais, voire de le situer, au titre de la correspondance établie par Marat lui-même, dans un univers en extension de la rhétorique maratiste.

Textes

Journal de la République française du 20 février 1793

(Marat, Œuvres politiques 1789-1793, Pôle Nord, Bruxelles, 1995, p. 5703 svtes)

La section 21 de Marseille à ses frères les jacobins de Paris

Frères et amis, la liberté n’est donc pas une chimère pour les Républicains français, depuis qu’ils ont su la cimenter, en livrant à la vengeance des lois le chef de leurs oppresseurs, et en purgeant leur terre sacrée du monstre qui l’infectait par sa présence !

Que les tyrans coalisés tentent contre nous un dernier effort : nous bravons leurs menaces impuissantes, et ils préviendrons nos vœux. Qu’ils essayent de consolider leur tyrannie : en effrayant leurs esclaves, ils précipiteront leur chute. Un sentiment secret dit que le sort de Capet n’est que le précurseur de celui qui les attend. Notre liberté scellée du sang du traître sera le signal heureux de l’affranchissement de tous les peuples, ils n’attendent que l’instant de secouer le joug : s’il peut être malheureusement retardé, cet instant, c’est parce que les oppresseurs des peuples n’oseront s’engager dans un combat inégal entre les despotes et les hommes libres.

Il faut le dire, citoyens, tout a son terme. Les tyrans couronnés ont comblé la mesure de leur iniquité, et de quelque manière qu’ils dorent les fers de leurs esclaves, leur dernière heure est arrivée.

Jaloux d’un bien que nous avons acheté du sang de nos frères, travaillons à l’assurer. Soyons prêts à résister aux obstacles, et pénétrons-nous profondément de cette vérité, qu’il est plus difficile de conserver un trésor que de l’acquérir.

La liberté n’est rien si les principes républicains ne sont point établis sur de bonnes lois. Voilà ce qui nous reste à désirer, et voilà ce qui mettra le sceau à l’unité et à l’indivisibilité de la République. Mais pouvons-nous, sans le plus grand danger, confier ce soin à cette partie de nos représentants actuels qui n’ont travaillé qu’à sauver le traître ! N’oublions jamais, pour le salut commun, qu’ils ont évidemment trahi la cause du peuple dans la circonstance la plus importante, puisqu’elle décidait du sort de notre chère patrie. Rappelons-nous qu’ils n’ont rien négligé pour allumer la guerre civile, et qu’ils ont enfin tout immolés à leurs vues particulières.

D’ailleurs, la diversité des opinions a suscité des haines implacables entre les membres de la Convention. C’est une guerre qui ne peut s’éteindre que par la suppression d’un parti. Nous venons donc vous demander comme remède à tous les maux qui nous menacent de solliciter de la Convention un décret par lequel elle déclare que le tyran étant mort, sa mission est finie. Et n’est-ce pas précisément pour cet objet que nous les avons envoyés ? N’est-ce pas ce qu’ils nous avaient promis d’exécuter à leur arrivée, et la première perfidie de plusieurs d’entre eux nous laisserait-elle imprévoyant sur les intentions anti-républicaines de ses infidèles mandataires ? Le peuple ne se trompera pas sur ses vrais amis, et il saura bien confirmer ceux qui ont plaidé sa cause.

Quant à nous, fidèles à nos principes, nous avons juré d’exterminer quiconque tenterait d’usurper un pouvoir contraire aux droits des hommes libres, et de n’accorder notre estime qu’aux véritables républicains qui, comme vous, ont su, dans tous les temps, déjouer l’intrigue et braver les dangers, sans autre espoir que celui de sauver leur patrie.

Observations de l’Ami du Peuple

En applaudissant aux sentiments civiques qui ont dicté cette adresse, je crois devoir au public quelques observations sur deux propositions qui y sont énoncées.

Ses auteurs désirent que la Convention déclare que sa mission est finie, aujourd’hui que la tête du tyran est tombée sous le glaive des lois. C’est une erreur de fait : car la Convention n’a pas moins été convoquée, pour refondre la constitution, que pour juger le despote détrôné.

Sans une nouvelle constitution, il est impossible que jamais la liberté s’établisse et que l’ordre renaisse. Rien n’est donc plus urgent que d’y travailler sans relâche ; et tout retard apporté à la consommation de ce grand œuvre ne peut qu’être funeste au salut public. C’est ce que serait nécessairement la dissolution de la convention pour en former une nouvelle.

La raison sur laquelle les auteurs de l’adresse appuient leur demande, c’est que les haines implacables qui divisent les membres de la Convention ne leur permettront jamais de travailler de concert au bonheur du Peuple. Mais pour y travailler efficacement, il n’est pas nécessaire qu’ils soient d’accord, il suffit que le parti patriotique, qui ne veut que le bien et qui est en état de le faire, forme une grande majorité. C’est aussi ce qui est arrivé depuis que la faction criminelle s’est complètement démasquée dans le jugement du tyran.

Loin qu’une unanimité de sentiments civiques favorisât les opérations du corps législatif, elle ne ferait que les détériorer, en privant ses membres patriotes du stimulant précieux que donne l’opposition des ennemis de la chose publique. Au lieu de combattre avec vigueur et ténacité pour faire triompher la justice et la sagesse, ils n’assisteraient pas même aux séances, et sans inquiétude sur les décrets à rendre, ils se reposeraient les uns sur les autres du soin de remplir leurs devoirs, ils abandonneraient leur poste, pour s’occuper de leurs affaires personnelles et de leurs plaisirs.

S’il faut de l’opposition pour soutenir le zèle des amis de la patrie, il ne faut pas qu’elle soit trop forte : ainsi, au lieu de renouveler la Convention, on remplirait parfaitement le but en chassant de son sein, Gensonné, Guadet, Vergniaud, Buzot, Chambon, Brissot, Barbaroux, ces meneurs incorrigibles de la faction criminelle. L’indignation nationale seule peut faire ce grand acte de justice. Il ne s’agit donc que de le provoquer en publiant leurs scélératesses et leurs turpitudes.