Présentation

L’ Exposé historique des écrits de Sieyes a été « tiré au nombre de 25 exemplaires, aux frais de l’Auteur », en l’an VIII. C’est un ouvrage anonyme, de 96 pages, plutôt difficile à trouver, comme on peut l’imaginer. Son auteur probable est le républicain allemand Konrad Engelbert Oelsner , auteur probable par ailleurs, toujours en l’an VIII, d’un volume encore plus important (280 pages), intitulé Des opinions politiques du citoyen Sieyes, et de sa vie comme homme public (disponible sur Gallica). Ces deux ouvrages participent du même genre d’entreprise que celle qui avait conduit à la publication, en l’an III, d’une Notice sur la vie de Sieyes, fictivement datée de l’an II : il s’agissait de « relancer » la carrière politique d’Emmanuel Joseph Sieyès, en rappelant son rôle historique et l’importance de ses conceptions constitutionnelles et philosophiques.

Pour ces trois textes, la rédaction semble partagée entre Oelsner et Sieyès ou, plus exactement, Oelsner semble avoir rédigé d’après des conversations avec Sieyès, lui soumettant probablement les pages au fur et à mesure. Cette proximité est illustrée par les lettres d’Oelsner, conservées dans le carton 284 AP 17 (dossier 5) des Archives Sieyès. On peut même supposer que Sieyès a eu un droit de regard sur les premières épreuves de l’Exposé historique, puisque le carton d’imprimés 284 AP 18 (dossier 1) contient un tiré à part du chapitre premier de l’Exposé, avec quelques différences dans les premières lignes du texte.

Alors que l’ouvrage de l’an III est usuellement désigné selon son titre (« Notice »), on décrit les deux textes de l’an VIII (que certains commentateurs confondent parfois) comme des « anthologies » ; ce n’est pas tout à fait exact. En effet, si ces deux textes, et particulièrement les Opinions politiques, comprennent des extraits d’œuvres imprimées de Sieyès, parfois assez longs, ces extraits représentent bien moins de la moitié de chaque texte. Et chaque extrait est accompagné de descriptions historiques, d’analyses politiques, de digressions philosophiques, sans compter les passages qui relèvent du résumé ou de la paraphrase d’une œuvre de Sieyès, sans recourir à la citation expressis verbis. On peut imaginer que si elles sont considérées comme de simples anthologies, c’est probablement parce qu’elles ont principalement été étudiées dans la perspective d’éditions critiques (par exemple par Roberto Zapperi pour son édition de Qu’est-ce que le Tiers état ? chez Droz ; et j’ai moi-même découvert ce texte en préparant une édition de textes de Sieyès pour Dalloz ). Pourtant, leur valeur théorique va au-delà des perspectives philologiques : dans la mesure où Sieyès n’a presque rien publié après l’an III, les deux publications anonymes de l’an VIII constituent à bien des égards le dernier état « imprimé » de la pensée de Sieyès (même si l’on sait, en particulier grâce au second volume des Manuscrits de Sieyès (Honoré Champion, 2007) que le travail théorique de Sieyès s’est poursuivi bien au-delà de son œuvre imprimée). Il est par conséquent dommage que ni l’un ni l’autre de ces ouvrages n’ait été retenu pour figurer dans les Œuvres de Sieyès parues chez E.D.H.I.S., contrairement à la Notice, qui figure au tome III.

Des deux ouvrages, l’ Exposé historique est le plus tardif, puisque les Opinions politiques sont mentionnées dans les premières pages : « les journaux nous apprirent qu’une autre plume venait d’ériger à Sieyes un semblable monument ». L’attribution à une « autre plume » des Opinions politiques n’est pas très crédible, ne serait-ce que parce qu’on voit assez mal qui, à part Oelsner, aurait pu écrire et tirer à ses frais les 25 exemplaires de l’Exposé. On pourrait avancer le nom de Cramer, mais il se trouve qu’il est le dédicataire de l’exemplaire (portant le numéro 10) conservé à Berlin de l’Exposé. L’écriture de la dédicace est du reste très proche de celle d’Oelsner. Celui-ci est donc probablement l’auteur des deux ouvrages et la justification bien trop personnelle de l’ouvrage précédent est un indice supplémentaire : « Tout nous annonçait, de la part de l’Auteur, des intentions bonnes, un but honnête ; nous le jugions sur la conscience de nos propres sentiments. Néanmoins, à peine son livre avait-il vu le jour, qu’aussitôt une espèce d’anathème parut vouloir l’anéantir. Il est donc quelquefois plus dangereux de louer que de médire ». On notera pour finir que l’auteur anonyme des Opinions jurait quant à lui n’avoir « jamais rencontré Sieyès », comme s’il était crédible qu’en l’an VIII, on se mit à écrire 300 pages sur Sieyès sans le connaître ni de près ni de loin (c’est pourtant sur cette seule assertion qu’Alfred Stern s’appuyait, pour établir qu’Oelsner ne saurait être l’auteur des Opinions politiques de l’an VIII, dans « Sieyès et la constitution de l’an III », La Révolution française, tome 39, 1900, p. 375-379 – suivi par Murray Forsyth, dans Reason and Revolution, p. 239). Il convient en tout état de cause de méditer sur ces quelques lignes de la Notice de l’an III (p. 4) : « Si quelqu’un veut reconnaître l’Auteur, ce qui ne sera pas bien difficile, nous lui répondons d’avance : que vous importe, vous n’en avez été que mieux servi pour l’exactitude scrupuleuse des faits. D’ailleurs, il est des époques et des choses sur lesquelles la manière de voir d’un homme fait aussi partie de sa vie. »

Pour l’édition de ce texte, je me suis appuyé sur l’exemplaire dont m’a aimablement communiqué copie la Staatsbibliothek zu Berlin, que je remercie et dont je dois saluer l’efficacité et la rapidité. Je n’ai malheureusement pas encore eu l’occasion de consulter l’exemplaire conservé à l’UB München. Et je dois enfin regretter, comme tout le monde, la disparition, signalée le 22 janvier 1993, mais qui est peut-être très antérieure, du dernier exemplaire présent dans un fonds public français – c’est le volume, portant le numéro 1, que Robert Marquant décrit dans son inventaire (p. 127) des Archives Sieyès, au titre du carton 284 AP 18 et dont la dédicace manuscrite était « Au citoyen Emmanuel Sieyès de la part de l’auteur ». J’ai conservé le texte, sans en moderniser l’orthographe.

Texte

"Au-delà du systême représentatif il n’y a qu’usurpation, superstition et folie." SIEYES

Voici le faible portrait d’un publiciste célèbre, ébauché par une main timide, avec des couleurs recueillis sur la palette de ce même écrivain. Cet ouvrage n’est pas le fruit des circonstances actuelles ; mais entraîné par l’intérêt qu’elles présentent, on allait le rendre public, lorsque les journaux nous apprirent, qu’une autre plume venait d’ériger à Sieyes un semblable monument. Tout nous annonçait, de la part de l’Auteur, des intentions bonnes, un but honnête ; nous le jugions sur la conscience de nos propres sentimens. Néanmoins, à peine son livre avait-il vu le jour, qu’aussitôt une espèce d’anathême parut vouloir l’anéantir. Il est donc quelquefois plus dangereux de louer que de médire, puisque l’histoire porte ici la peine, qui ne devrait être réservée qu’à la calomnie.

Sans doute il serait dur de voir repousser comme une offense, ce qui a été dicté par une estime sentie, et par un attachement inviolable.

EXPOSE HISTORIQUE DES ECRITS DE SIEYES.

CHAPITRE PREMIER.

EVEILLE aux premiers rayons que la renaissance des lettres répandit en Europe, le nord impatient de la tyrannie du sacerdoce, en secoua le joug à l’impulsion d’un écrivain courageux (1). L’histoire des peuples ne nous offre qu’un seul exemple d’un mouvement semblable, celui de la chute du systême féodal de nos jours. Les institutions publiques ayant vieilli, et ne suffisant plus aux rapports sociaux trop diversifiés par l’accroissement des connaissances ; le besoin, la philosophie et l’enthousiasme d’une nation entière appelèrent un nouvel ordre des choses. Profitant de ces dispositions, Sieyes en dirigea le cours vers l’affranchissement absolu des hommes et des propriétés. Mais ce serait ne pas suffisamment connaître le prix de ses écrits que de les considérer comme de simples pièces pour servir à l’histoire des opinions qui ont opéré ce vaste changement. Outre l’influence salutaire que la plume de notre auteur a exercé sur les évènemens, on est forcé de lui reconnaître un mérite indépendant des circonstances et purement philosophique ; réformateur, il renverse les anciens systêmes ; spéculateur, il découvre les bonnes sources de l’art ; mécanicien politique, il construit des instrumens nouveaux. Quoique les ouvrages de Sieyes ne présentent, en quelque sorte, que des découpures du grand résultat de sa pensée, ils n’en sont pas moins le meilleur code de l’art social, et la source féconde où le publiciste, le législateur et l’homme d’état puiseront des conceptions également fortes et justes. Le philosophe s’attachant aux formes intellectuelles étudiera dans Sieyes ce génie de la découverte, ce talent de combinaison, appuyée sur une analyse exacte et dont il porte le haut caractère. Des ouvrages aussi utiles ne sauraient jamais être assez lus et multipliés ; leur influence ne passera point avec les hommes du tems présent.

Sieyes, dans un style serré, simple, clair et sans fard, enchaînant ses idées avec cette précision rare qui n’accompagne que la supériorité de l’esprit a produit au grand jour et mis à la portée de quiconque a une raison saine et qui veut réfléchir, des principes politiques enfouis sous les décombres de la féodalité, des vérités-mères et des maximes saines dont l’adoption ne peut que perfectionner l’état social et avancer la félicité des peuples.

Ainsi disparaîtront les maux enfantés par l’organisation vicieuse du corps politique, cette inégalité de droits et ces crises qui en proviennent pour attaquer la société dans son principe. L’école de Voltaire n’avait guères combattu que les superstitions sacerdotales ; répétant des plaisanteries surannées, la foule des imitateurs argumentait sans cesse contre des préjugés en déroute, tandis que des hommages furent prodigués à d’autres abus, plus universels et encore plus pernicieux. Le systême féodal avec ses injustices et ses cruelles absurdités, le poids accablant des privilèges écrasait la vigueur des nations ; le travail et l’opprobre étaient devenus le partage de l’homme du peuple, et personne n’avait encore osé réclamer la dignité du tiers-état, contre l’orgueilleuse usurpation de ceux qui l’outrageaient. Des écrivains que la supériorité de leurs talens semblait destiner à être les vengeurs de leur classe opprimée, en avaient lâchement abandonné la cause pour se ranger sous les bannières de l’ennemi.

Tel était l’état des choses, lorsque Sieyes, muni du tranchant invincible du raisonnement, s’élança dans la carrière, et, comme par le coup soudain d’une arme enchantée, terrassa un insolent adversaire.

L’Essai sur les privilèges, quoiqu’il ne soit pas le premier dans l’ordre de la composition des ouvrages de Sieyes, a paru avant les autres. On dirait que son génie a essayé ici de réunir dans un seul foyer, tous les rayons divers de ses puissantes facultés ; il ne vient point nous accabler (2) d’une fastidieuse érudition ; ne connaissant d’autorité que celle de la raison, il n’en cite pas d’autre. Son esprit a changé en sa propre substance les sucs étrangers dont il s’est nourri, et ne travaille que sur des idées d’un fonds qui lui appartient. Introduisant dans la politique l’évidence des sciences exactes, il ne raisonne jamais par des images, aimable erreur où se laisse entraîner trop fréquemment le génie des Français, dont la vive imagination joue un rôle toujours si brillant, mais quelquefois dangereux dans les discussions abstraites.

Grand dessinateur, Sieyes néglige quelquefois d’être coloriste ; et lorsqu’il emploie une image, il s’en sert moins en peintre qu’en opticien. Elle fait l’effet d’une excellente loupe dont le crystal agrandit l’objet sans le colorer (3). Tout ce qui ne servirait qu’à satisfaire à l’amour-propre de l’auteur, sans éclaircir la matière, en est écarté. Dès le premier pas, il place son lecteur dans le juste point de vue dont il faut partir. « Le privilège, dit-il, est dispense pour celui qui l’obtient, et découragement pour les autres ; si le monopole décourage ceux qu’il écarte, ne sait-on pas qu’il rend moins habiles ceux qu’il favorise ? ne sait-on pas que tout ouvrage dont on éloigne la libre concurrence, sera fait plus chèrement et plus mal ? »

Ce principe simple et pur se développe dans le cours de l’ouvrage, en une riche traînée de lumières, dont les clartés se réfléchissent sur la route du philosophe et sur tous les objets d’alentour. La manière de l’Essai sur les privilèges, pleine de chaleur et de force, varie de ton suivant les circonstances du sujet ; tantôt c’est la raison qui foudroie l’erreur ; tantôt c’est le sarcasme de la plaisanterie qui nous enchante ; mais que la plume de Sieyes devient éloquente, surtout lorsqu’elle fait parler le sentiment ! Alors la vérité a pénétré tous les ressorts de son ame, et sa pensée part du cœur. D’un ouvrage peu susceptible d’extrait, nous ne pouvons nous refuser cependant de citer un morceau fait pour rendre son auteur cher à l’humanité et à la patrie.

« La nature a placé, dit-il, la vraie source de la considération où elle doit être, dans les sentimens du peuple. C’est que chez le peuple sont les vrais besoins ; là réside la patrie à laquelle les hommes supérieurs sont appelés à consacrer leurs talens ; là, par conséquent, devrait être déposé le trésor des récompenses qu’ils peuvent ambitionner.

« Les évènemens aveugles et les mauvaises lois, plus aveugles encore, ont conspiré contre la multitude ; elle a été deshéritée, privée de tout : il ne lui reste que le pouvoir d’honorer de son estime ceux qui la servent, que ce moyen d’exciter encore des hommes dignes de la servir. Voulez-vous la dépouiller de son dernier bien, de sa dernière réserve et rendre sa propriété même la plus intime, la seule que vous ne puissiez lui ravir, inutile au moins à son bonheur ?

« Les administrateurs vulgaires, après avoir ruiné, avili la grande masse de citoyens, daignent à peine s’en occuper encore ; il semble qu’elle n’a plus rien qui puisse intéresser leurs regards superbes ; ils méprisent presque de bonne foi un peuple qui ne peut jamais être devenu méprisable que par leur crime ; qu’on s’en inquiète, pour en rechercher, pour en punir les fautes, à la bonne heure ; leur colère veille sur le peuple, leur tendresse n’appartient qu’aux privilégiés.

« Mais alors même la vertu et le génie s’efforcent encore d’accomplir les desseins de la nature.

« Près du génie et de la vertu siège un tribunal inviolable, essentiellement intègre, créé par la nature elle-même, où sont appréciés et jugés, sans avoir égard aux erreurs du jour, d’un côté le peuple opprimé et sa grandeur ; de l’autre le gouvernement oppresseur et sa bassesse…

« Une voix secrète parle sans cesse au fond des ames énergiques et pures en faveur des faibles : oui, les besoins sacrés du peuple seront éternellement l’objet adoré des méditations du philosophe indépendant, le but avoué ou secret des soins et des sacrifices du citoyen vertueux.

« Le pauvre, à la vérité, ne répond à qui le sert que par des bénédictions ; mais que cette récompense est supérieure à toutes les faveurs du despotisme ! Ah ! laissez le prix de la considération publique couler librement du sein de la nation, pour acquitter sa dette envers ses véritables bienfaiteurs ! Gardons-nous de violer ces sublimes rapports d’humanité que la nature a gravés dans le fond des cœurs ; craignons de troubler ce commerce de bienfaits et d’hommages, qui s’établit, pour la consolidation de la terre, entre les peuples reconnaissans et les grands hommes, surabondamment payés de toutes leurs peines par un simple tribut de reconnaissance. Tout est pur, tout est libéral dans cet échange. »

Quelle élévation ! quel généreux dévouement ! quel véritable amour de l’humanité nous respirons dans ces pages immortelles ! On conçoit qu’une production aussi tranchante avec les préjugés établis, aussi brillante de beautés, aussi imposante de nouveauté et de grandeur d’idées, que l’Essai sur les privilèges dut mettre en jeu mille passions diverses. L’Auteur se déroba également à la curiosité et aux éloges comme à la jalousie et aux persécutions de la haine ; il sut garder l’anonyme ; et méditant dans le silence de la retraite la grande révolution qui s’avançait à pas précipités, il prépara deux autres ouvrages, faits pour donner à l’esprit de ses contemporains une impulsion encore plus marquée et décisive. Jetons un coup-d’œil sur les circonstances dans lesquelles parurent ces ouvrages.

Le gouvernement, entraîné par les suites de ses propres abus, se rencontra sur la même route avec ceux qu’animait l’amour du bien général. On ne devait attendre de grands efforts utiles à l’intérêt public ni de la part des délégués du pouvoir, ni même de la part des amis du peuple, à moins que la nation entière n’élevât ses désirs jusqu’à la hauteur de ses droits. Mais l’homme semble dépouillé de la meilleure partie de son être, lorsqu’il a perdu sa liberté, et l’absence de ce bien, passée en habitude, suppose un relâchement de courage et l’anéantissement du principe de l’honneur, tandis que la conquête de l’indépendance exige autant de ressorts dans l’ame que de lumières. Pour que les lumières de la morale publique se manifestent, il faut être placé de manière à saisir les grands rapports sociaux ; position qui ne pouvait être celle du peuple ni de la plupart de ses écrivains. D’ailleurs, la nation française, riche en talens de tous genres, n’en avait vu cependant qu’un petit nombre s’appliquer avec succès aux sciences politiques ; et l’art social, presque un sol vierge, venait à peine d’être défriché. Les traits brûlans de l’éloquence de Rousseau avaient moins éclairé les esprits à ce sujet, qu’ils n’avaient échauffé tous les cœurs du sentiment d’une noble fierté et de l’enthousiasme de l’indépendance ; les économistes s’étaient bornés plutôt à entrevoir les défauts de l’administration qu’à connaître les bases sur lesquelles doit reposer le gouvernement ; le vulgaire des politiques qui, esclave du passé, ne raisonne que d’après l’autorité des faits, calquait ses systèmes sur les monumens barbares des siècles gothiques ; et une grande nation appelée à prononcer elle-même sur son sort futur, courait risque de s’enfoncer à jamais dans une route trompeuse, celle de l’habitude où les peuples se traînent péniblement vers un perfectionnement problématique, à moins qu’il ne parût un homme supérieur qui, profitant du concours des évènemens et des circonstances extraordinaires, essayât de fonder le bien-être général sur des principes déduits de la destination de la société même.

Ce fut Sieyes à qui un ardent amour de l’humanité et la conscience de ses forces inspirèrent le courage sublime de lancer l’entendement humain dans une nouvelle carrière. Les notions politiques de ses contemporains, éparses, incertaines et souvent teintes de préjugés, se réuniront dans sa tête, dégagées de tout reflet trompeur et agrandies par l’essor de son talent, pour ne former qu’un faisceau pur, un phare lumineux. Ainsi le génie, assuré de son vol, assuré du but moral qu’il fallait atteindre, et ne désespérant point de la perfectibilité de l’ordre politique, imprima à la révolution française un caractère pour ainsi dire sacré, en l’attachant, dans son principe, aux lois de la raison par une ancre que les orages secoueront sans doute, mais ne pourront jamais détacher du fond.

Au lieu de céder par degré à l’action du tems et à l’influence de l’opinion, la noblesse se roidissait contre l’esprit du siècle, prétendant ne rien perdre de ses privilèges, mais les accroître encore. Il ne suffisait donc pas d’avoir démontré la nullité des droits et de l’arrogance des privilégiés, il fallut enfin les abattre sans retour, en élevant la masse du peuple à la véritable place qui lui était due ; et l’entreprise eut un plein succès. La réponse faite à la question : Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? semble, actuellement qu’elle est trouvée si simple et si naturelle, qu’on demande comment la question en a jamais pu être élevée. Voilà l’œuf de Colomb et l’histoire de plus d’un grand problème dont tout le monde s’attribue la solution après qu’elle a été donnée.

Cette injustice est, au fond, l’hommage le plus flatteur qu’un esprit élevé puisse recevoir du vulgaire, et qui ne compromette nullement sa dignité. A quel autre succès plus grand et plus universel pourrait aspirer le spéculateur philosophe, que de voir ses conceptions ratifiées par l’assentiment involontaire du bon sens ? Sieyes l’a obtenu en démontrant : « que le Tiers-état n’était autre que la nation ; qu’il avait tous les organes pour exister comme telle, libre et indépendante ; tandis que la noblesse n’est qu’un faux peuple qui, ne pouvant, à défaut d’organes utiles, exister par lui-même, s’attache à une nation réelle, comme ces tumeurs végétales qui ne peuvent vivre que de la sève des plantes qu’elles fatiguent et dessèchent ». Le Tiers-état fut entièrement réhabilité dans le sentiment de sa force et de ses droits, mais il fallait connaître aussi les moyens de les faire valoir ; et l’écrit publié sous le titre : Vues sur les moyens d’exécution, développa de la manière la plus satisfaisante, que « c’était au Tiers-état à faire toutes les avances de la restauration nationale et non pas aux ordres privilégiés qui, incompétens dans leurs principes, étaient étrangers à l’intérêt général par leur objet ; qu’enfin le garant de la liberté publique ne pouvait se trouver que là où est la force réelle ; c’est-à-dire, qu’on ne pourrait être libre qu’avec le peuple et par lui. »

Voilà le résultat des ouvrages que nous venons de citer et dont la marche exacte et géométrique est néanmoins sans gêne dans ses mouvemens. Ils eurent l’honneur, ainsi que les Instructions pour les bailliages, de devenir en quelque sorte l’évangile politique de la France. Précurseurs de la Déclaration des droits que l’on trouva répréhensible de trop de perfection (4), ils offrent un dogme social qui, dans un siècle plus éclairé et moins corrompu que le nôtre, aurait, comme une source limpide, répandu un bonheur sans mélange, sur la génération présente et sur les siècles à venir. Regrettons donc comme un mal irréparable, que les écrits de Sieyes n’aient pas précédé la révolution française de dix ans, puisqu’alors les conceptions de son génie, insensiblement fondues dans l’opinion publique et appuyées de son poids, auraient renversé sans peine les difficultés, que l’intrigue, la mauvaise foi et la médiocrité ont su leur opposer, du moment que le choc violent des évènemens avait mis en scène toutes les passions folles ou vicieuses.

Parmi les obstacles qui encombrent le chemin du réformateur, les plus pénibles à vaincre sont ceux qu’élèvent la présomption et la jalousie des ignorans. Un homme clairvoyant a beau prévoir les embarras de l’avenir, et en proposer le correctif, il n’est pas compris, il est même combattu par des aveugles qui ne se jugent pas tels, uniquement parce qu’ils portent des lunettes.

CHAPITRE II.

L’influence de Sieyes ne se borna point à l’empire exercé par ses facultés littéraires. Député aux états-généraux, il put faire valoir personnellement les conceptions qu’il avait émises comme écrivain.

L’ordre non-privilégié ayant persévéré dans un systême d’inaction, dans un état d’attente auquel il fallut enfin renoncer, pour commencer d’agir, Sieyes en fit sentir la nécessité. Le 10 juin 1789, il déterminera les membres du tiers-état à vérifier leurs pouvoirs ; cette opération achevée, il leur proposa (le 15 du même mois) de se constituer en assemblée active, capable de remplir l’objet de leur mission. Son discours, tracé avec cette force de logique qui lui est particulière, produisit le plus grand effet ; mais le titre sous lequel on allait se constituer, rencontra des difficultés. Tout ce qu’il y avait d’orateurs, participa aux débats. Mirabeau déploya les ressources de son éloquence. Ce ne fut qu’après une lutte de deux jours que la proposition de Sieyes sortit victorieuse de cet assaut de talent, et qu’il eut le triomphe d’accomplir lui-même la conception la plus hardie, consignée dans ses écrits, celle de changer les états-généraux en assemblée nationale ; idée puissante, vers laquelle la liberté française va peser comme vers son véritable centre.

Quelques jours après, dans la fameuse séance royale, tandis que Mirabeau lançait les foudres de sa voix sur la tête du messager de la cour, Sieyes ne resta point inactif : s’adressant à ses collègues, il les rappela à la dignité sénatoriale dont ils venaient de s’investir. Mais ses actes politiques n’entrent que secondairement dans le plan de notre ouvrage. C’est le développement de sa pensée qui nous occupe.

Le domaine de l’esprit humain augmente sans cesse, par l’effort des hommes de génie, et par les résultats imprévus des circonstances. L’organisation politique doit suivre cette pente. Ce serait une erreur funeste, que de vouloir assujettir la société à des formes qui ne puissent jamais changer. Pénétré de ce sentiment, Sieyes avait dans ses vues sur les moyens d’exécution, établi un principe, né pour avancer d’un grand pas la théorie de l’art social, le principe de la division du pouvoir constituant et des pouvoirs constitués. Il passa en axiôme, et l’assemblée nationale en reçut une nouvelle dénomination.

Sieyes avait de même conçu le plan d’une nouvelle distribution géographique de la France, mais on ouvrage tronqué fut présenté par d’autres ; et si, malgré ce double inconvénient, conservant une grande valeur, il a mérité les hommages du public, que n’aurait-il produit dans la perfection de son ensemble ? Cette énergique activité du gouvernement français qui commande, à l’Europe étonnée, l’admiration et la terreur, est en grande partie le fruit d’une distribution départementale, dont les avantages sont tellement évidens et si bien sentis, par l’étranger même, qu’elle survivrait à la contre-révolution, si cette chimère des insensés, pouvait se réaliser.

Pour éviter à la machine du gouvernement des frottemens dangereux, et afin d’en rendre le jeu vigoureux et facile, il importait de lui subordonner des ressorts constitués tellement, que, chacun doué d’une activité suffisante, n’eût cependant pas assez de vigueur pour s’opposer jamais avec succès à l’impulsion générale. Il fallut en conséquence réduire à une moindre étendue de territoire, de population et de moyens, ce que, jusqu’ici, on avait désigné sous le nom de province ; mais en multipliant le nombre des divisions générales, Sieyes jugea qu’il fallait donner plus d’importance aux subdivisions, en attachant l’idée de commune, non pas au moindre bourg ou village, mais à une aggrégation de lieux. C’est dans les grandes réunions d’hommes et de rapports, que naissent l’esprit public et les lumières, sources de cette opinion, qui sert de sentinelle contre les abus. Il partagea chaque département en neuf communes chacune de trente-six lieues carrées, ou à peu-près. De ce plan il serait résulté sept mille subdivisions, nombre bien inférieur aux quarante-quatre mille municipalités, qu’on a faussement accusé Sieyes d’avoir enfanté. Loin d’apprécier la sagesse de ses vues, l’assemblée, sans égard aux dépenses énormes qu’entraînerait le plan opposé, préféra de morceler la France à l’infini, en la couvrant d’un essaim de municipalités, dont l’ignorance et la faiblesse les rendent tour à tour victimes à-la-fois et instrumens de l’oppression ; bévue politique, sur laquelle, avec plus d’expérience, on reviendra un jour (5). Mais que ce reproche, adressé à l’assemblée constituante, ne nous fasse pas soupçonner de méconnaître la sublime tâche que les fondateurs de la liberté française ont si généreusement remplie ! Ils ne sont déjà que trop victimes de l’ingratitude qui s’arme contre eux, des malheurs survenus à leurs travaux. L’éruption d’évènemens comme des laves brûlantes, nous sépare du point de vue d’où il faut juger l’élan et les succès de cette assemblée fondatrice. Les principes de saine raison proclamés par elle, quoique souvent méconnus par l’esprit de parti, ont néanmoins si fortement prévalu dans l’opinion, que nous imaginons à peine les difficultés qu’ils ont eu à combattre. Que les tems ont changé ! Pour concevoir des idées aujourd’hui si simples et si habituelles, il a fallu du génie ; pour les proclamer, il a fallu du courage ; pour en pénétrer tous les esprits, il a fallu des efforts multiples. Eleves de cette illustre école qui prononça les arrêts de la philosophie, lorsque nous n’en balbutions que les élémens, ne soyons jamais injustes envers les maîtres à qui l’on doit le flambeau qui nous éclaire. Chargés d’une entreprise immense, ils n’en ont pu surveiller toutes les parties. Que l’on considère combien le plan d’une nouvelle division géographique sortait de toutes les idées reçues, et l’on s’étonnera qu’une pareille victoire, quoique incomplète, ait été remportée sur l’opiniâtreté de l’habitude et la déraison du préjugé. « Lorsqu’on en avança la première proposition, dit plaisamment notre auteur, elle fit frémir toutes les bonnes gens. A l’idée d’une province morcelée, elles éprouvèrent un mouvement semblable à celui qu’on ressent à la vue d’un corps déchiré et mis en pièces. Ils craignirent de voir couper en deux une maison, un clocher, et d’être séparés à jamais du marché voisin qu’ils avaient coutume de fréquenter. »

Nous ne devons point passer sous silence une autre conception de Sieyes, tenant immédiatement à la distribution départementale, et ayant, par sa haute justesse, obtenu le suffrage universel. Il s’agit de la triple base de représentation, de laquelle va résulter, en France, cette sorte d’équilibre qui n’existe point lorsque l’un ou l’autre de ces différens principes a été sacrifié.

Les députations doivent se faire à raison de la population ; car il faut que les individus soient représentés, afin que l’inégalité politique ne s’introduise pas entre les citoyens, ce qui est la plus redoutable des maladies sociales. Alors on peut, on doit même avoir égard à la différence des contributions qui sont le vrai conservateur de l’établissement public. Mais, la surface des communes et des départemens, quoique devant s’approcher, le plus près possible, d’une parfaite égalité, pouvant bien cependant présenter une grande différence, et le maintien du territoire étant même le premier motif, la première condition de l’union politique des communes, il faut leur assurer une certaine force de représentation, à raison du territoire, sans cela plus d’une portion de l’empire se trouverait réduite à n’avoir presque pas de députés, « et il semble, dit-il, qu’il est un point au-dessous duquel il ne faut pas permettre au faible de descendre. » C’est ainsi que les principes de la morale et les principes de la saine raison se donnent réciproquement la main.

Par une bisarrerie qui, cependant, n’a plus rien d’extraordinaire depuis que nous en avons vu de plus fortes en ce genre, l’opinion de Sieyes, sur le veto royal, n’a été ni comprise, ni examinée, ni combattue par personne, bien qu’elle soit devenue un sujet d’accusation contre son auteur, comme s’il avait défendu le parti de la cour ; preuve de la négligence avec laquette on lit, et de l’effronterie avec laquelle on calomnie.

Il est impossible de s’expliquer plus nettement sur cette matière, que Sieyes, lorsqu’il dit : « je ne puis voir le veto, suspensif ou absolu, peu m’importe, que comme une lettre de cachet lancée contre la volonté nationale ; car, si la majorité du corps législatif n’arrête que la minorité, le ministère arrêterait la majorité elle-même elle-même que rien ne doit arrêter. Je sais qu’à force de distinction d’une part, et de confusion de l’autre, on est parvenu à considérer le vœu national comme s’il pouvait être autre chose que le vœu des représentans de la nation. Ici les faux principes deviennent extrêmement dangereux. Ils ne vont à rien moins qu’à couper, qu’à morceler, qu’à déchirer la France en une infinité de petites démocraties qui ne s’uniraient ensuite que par le lien d’une confédération générale. »

Le développement qui se trouve à la suite du morceau que nous venons de citer, servira à combattre une autre accusation qui, désignant Sieyes comme le moteur d’un projet de systême fédératif, est d’aussi mauvaise foi que la première. Si elle se reproduit sans cesse malgré l’évidence des raisons opposées, c’est que le mensonge a les vices d’une femme aigrie, et dont le caprice s’obstine à figurer l’objet de sa haine d’autant plus hideux, que la nature le forma avec des traits séduisans.

Ce prétendu fédéralisme est devenu un titre de proscription qui fait immoler une opinion dont on n’a jamais vérifié l’existence. Naturellement elle devrait jouir du droit d’être énoncée. A l’époque où Sieyes la combattit, les Français avaient une autre forme de gouvernement en vue que celle qu’ils ont adoptée depuis. Alors le systême fédératif ne pouvait pas leur convenir ; même aujourd’hui, et tant que les rapports extérieurs de la France demanderont la plus grande concentration de ses forces, il y aurait de la folie de prêcher un fédéralisme quelconque. Laissons les élémens confondus suivre l’impulsion qu’ils ont reçue. L’inertie subjuguera le mouvement, et la force des choses fera le reste (6). Un jour l’on s’apercevra peut-être que la colonnade qui porte l’édifice public, aurait besoin d’être élaguée ; que moins serrée, elle offrirait un plus bel ordre. Un philosophe des bords du Delaware prétend que la liberté politique ne trouve nulle part une garantie plus solide que dans le fédéralisme représentatif. La France y perdrait en moyens d’attaque, mais elle y gagnerait peut-être autant que l’Europe en félicité réelle, puisque la guerre ronge également et celui qui la fait, et celui qui est forcé de la soutenir.

Revenons au point de vue principal de l’écrit de Sieyes. Ne voulant point de veto royal, il convient cependant lui-même qu’un pouvoir, quel qu’il soit, ne se contient pas toujours dans les limites qui lui sont prescrites par la loi ; que les corps publics, ainsi que les particuliers, peuvent cesser d’être justes les uns envers les autres ; et comment remédie-t-il à cet inconvénient ? Son correctif prouve le grand artiste qui se fait connaître par la simplicité et le peu de complication dans les ressorts de sa machine. Ce n’est point l’insurrection, ce n’est point la cessation des impôts, ce n’est pas non plus le veto royal qu’il propose : tous ces remèdes, il les regarde comme pires que le mal, puisque le peuple en est toujours la véritable victime. Son moyen consiste à réclamer une délégation extraordinaire du pouvoir constituant pour un cas déterminé (7) ; et ce moyen naturel, que Sieyes cependant, n’envisage pas comme tout-à-fait exempt de difficultés, aurait mieux assuré, sans doute, l’indépendance des deux pouvoirs, qu’un rouage étranger qui, par une pression violente, suspendant l’action de l’un, finirait par entraîner la perte de l’autre. Le pouvoir exécutif repose sur une seule tête ou sur plusieurs ; l’observation de la règle de Sieyes, est de nécessité. Sans un arbitre pour les cas litigieux, il ne peut y avoir de rapport social entre les deux principales branches du gouvernement, et l’état de guerre menace l’indépendance de l’une et de l’autre. Une constitution qui aurait ce défaut, pécherait par son principe, pour dégénérer bientôt en despotisme. Sieyes regarde la garantie de l’indépendance comme tellement sacrée, qu’il en fait la prémisse de la liberté publique. Mais à l’époque où il publia ces idées, elles surpassèrent, de trop la portée ordinaire des lumières politiques ; et loin d’être saisies, elles n’excitèrent pas même de l’intérêt ; car le vulgaire des esprits tient de la nature du sauvage qui, livré à la paresse et dénué de prévoyance, ne s’attache à connaître ses propres besoins que lorsqu’il a été corrigé plus d’une fois par la leçon de l’expérience. « Oui, il est difficile, impossible presque, de lui épargner le long apprentissage des siècles. » Combien n’aurait-on pas évité de malheurs aux Français, si, sachant apprécier un homme extraordinaire, l’assemblée constituante avait adopté, par l’exemple, ce que Sieyes proposa pour l’organisation municipale de Paris ? Eu égard à sa grandeur et à sa proximité du corps législatif, la municipalité de Paris exigeait une organisation différente de celle des autres communes. C’est parce qu’on a négligé une pareille mesure, que la commune principale, en usurpant le pouvoir suprême, est devenue le fléau de la liberté ; et l’assemblée législative, elle-même, mécanique sans régulateur, s’est vue plus d’une fois en danger de périr par l’excès et les agitations de sa propre activité. En ne la renouvelant que par tiers, et la divisant en sections, comme Sieyes l’a également proposé, on l’aurait garantie de l’esprit de vertige pour lui épargner ces décrets faits par saccades (8) , qui menacent de submerger la liberté publique dans un déluge de lois. Au renouvellement total et simultané du pouvoir législatif, tous les avantages de l’expérience et de l’habitude sont perdus ; et la France ne cessera d’être agitée par des révolutions violentes, tant qu’un corps législatif renouvelé en totalité, succédant à un autre, et n’ayant d’autre frein que sa volonté, croira son honneur intéressé à mutiler, ou à détruire l’ouvrage de ceux qui l’ont précédé. Imitons la nature, dont la sève printannière, amenée insensiblement dans les canaux de la végétation, répare sans crise les torts de l’hiver, et fait refleurir, plus d’une année de suite, l’arbre hospitalier qui nous a prêté son ombrage !

Faut-il s’étonner que des vues de détail n’aient pas obtenu plus de faveur lorsque le chef d’œuvre de la déclaration des droits a été reçu, par l’assemblée constituante, avec une indifférence qui pourrait surprendre, si l’on ne savait pas qu’à peine la révolution, enfant des lumières et de la nécessité, eût franchi les premiers pas ; que l’ambition, l’intrigue et la haine s’en emparèrent pour étouffer de bonne heure toutes ses plus heureuses dispositions ? La raison ne perd jamais de ses prérogatives, et l’exposition raisonnée de la déclaration des droits, restera le manuel des bons esprits qui s’intéressent à une saine organisation sociale. D’un coup d’œil rapide, Sieyes y embrasse la nature de l’homme, ses besoins et ses moyens ; ses moyens naturels se trouvant insuffisans à son bonheur, l’homme s’en crée d’autres.

« Si les hommes ne voulaient voir en eux que des moyens réciproques de bonheur, ils pourraient occuper en paix la terre, leur commune habitation ; et ils marcheraient ensemble, avec sécurité, à leur but commun.

« Ce spectacle change, s’ils se regardent comme obstacles les uns aux autres ; bientôt il ne leur reste que le choix entre combattre et fuir sans cesse. L’espèce humaine ne présente plus qu’une grande erreur de la nature.

« Pour terminer cet état de guerre et obvier aux dangers qu’il entraîne, l’état social devient nécessaire à l’homme, et si le simple instinct ne l’y portait pas d’une manière irrésistible, la raison toute seule l’y conduirait. L’état social ne tend donc pas, comme l’a soutenu Rousseau, à dégrader et à avilir les hommes, mais au contraire, à les ennoblir, à les perfectionner. »

L’ensemble des moyens artificiels qu’ils se créent dans la société, et dont le seul but est d’augmenter la prospérité de tous, Sieyes l’appelle l’établissement public. Il en développe les idées fondamentales, en fixe les termes, et nous donne l’ontologie de l’art social, qu’il faut étudier à la source de cet écrit, et connaître sous peine d’être mis hors de cour, lorsqu’on se présentera dans la lice, sans avoir aucune de ses bases dans l’esprit.

Sieyes a prouvé combien la saine théorie devenait pratique, en publiant le plan pour une nouvelle organisation de la justice et de la police. Peut-être que dans aucune de ses productions il s’est montré plus législateur que dans celle-ci. Loin de tout bouleverser, pour faire tout renaître, il sauve des anciennes institutions, ce qu’elles pouvaient offrir d’avantageux. Ses jurés sont, au moins en partie, des experts, gens de loi. Le défaut d’expérience et la nouveauté d’une institution aussi souveraine dans ses arrêts que celle du jury, pouvaient entraîner de graves inconvéniens à l’époque surtout où l’esprit de parti emporterait souvent sur la conscience particulière comme sur la raison publique. Il fallait neutraliser l’arbitraire dans les élémens mêmes du jury. La routine et le savoir des jurisconsultes devaient lui opposer une inertie salutaire. Malheureusement il était dans le caractère ardent de la révolution de dédaigner quelquefois trop ce qui était ancien. Le plan de Sieyes n’eut donc pas le succès qu’il aurait mérité. L’assemblée le rejeta sur l’observation : (9) que trop parfaitement lié dans toutes ses parties, il avait besoin d’être jugé dans son ensemble, ne supportant point une discussion partielle. Cette critique nous paraît un brillant éloge ; mais le public y a perdu. La discussion aurait amené l’exposition des idées préliminaires que Sieyes, à notre grand regret, a supprimé comme un échafaudage inutile, mais qui serviraient, sans doute, à fixer avec précision des bases et des limites qui nous manquent souvent dans une matière aussi délicate que celle de la police. Elle veille sur les mœurs qui changent lentement et qu’il faut respecter ; sur l’opinion publique, sujette à des variations rapides, et qu’il importe de connaître ; elle surveille les actions, mais bientôt elle quitte ce caractère de simple observateur, et n’est plus l’oreille, mais la main du gouvernement : elle devient aussi le censeur des citoyens. De toutes les branches de l’établissement public, il n’en est aucune qui prête davantage à l’arbitraire, et qu’il soit plus difficile de rendre active sans nuire à la liberté des citoyens, dans un systême surtout, qui a pour but de donner aux facultés sociales le plus grand développement dont elles soient susceptibles.

Une excellente loi, non pas contre la liberté de la presse, mais contre les délits auxquelles la presse peut donner lieu, eut le même sort, que le projet dont nous venons de parler. Cet ouvrage lui a été imputé à crime par les hommes exaltés dans les deux systêmes opposés. Le droit d’écrire, d’imprimer et de publier sa pensée, est aussi essentiellement la propriété de l’homme en société, que le droit de penser, de parler, de travailler, de produire, et ne peut lui être contesté ou enlevé que par un acte de tyrannie, qu’il est de son devoir de secouer. Sieyes n’a donc pas mis en question ce qui est hors de la portée du législateur, c’est-à-dire, une des fins de la société, que celui-ci doit assurer et défendre. Mais comme l’homme même hors du lien social, n’a pas le droit de nuire aux autres, il ne peut l’acquérir non plus en société. Il est donc naturel que là où l’instrument de la presse tend à produire des effets nuisibles, celui qui s’en sert en soit rendu responsable ; et plus on respecte la véritable liberté, plus on est intéressé à ce qu’elle ne dégénère pas en licence. La loi de Sieyes est conçue dans ses principes. Elle ôte aux gouvernans tout prétexte de s’y opposer. La liberté de la presse peut sans doute encore leur attirer des embarras, mais pourquoi s’obstineraient-ils à n’y voir que cela ? pourquoi ne sentiraient-ils pas qu’ils ont besoin d’un organe sincère qui ne les flatte jamais, et qui les avertisse de la véritable opinion du public sur leur compte, puisque faute de la connaître, ils périraient un jour d’aveuglement ? La raison du gouvernement est souvent supérieure à tout ce qui l’entoure ; mais cette supériorité ne peut pas durer. L’impulsion donnée, la raison de la masse gagne le devant, tandis que le gouvernement reste en arrière. L’homme public a donc une double tâche à remplir, celle de devancer l’opinion publique, et celle de la suivre ; mais c’est à elle particulièrement qu’appartient le sceptre chez les peuples éclairés et libres. Il faut cependant la discerner avec soin du dire des esprits remuans, opinion factice, feu follet qui se meut sur les aîles du vent, et ne brille que d’une fausse lueur. La véritable opinion publique, est l’ouvrage de cette classe de citoyens qui, par la raison, par l’âge, ou par une industrie honnête, attachés à leur situation privée, ne demandent pas à en sortir ; plus intéressés à conserver leurs rapports déjà établis, que d’en changer, ils ne demandent que l’ordre, et n’aspirent point aux fonctions publiques afin de les exploiter. Ce sont les véritables actionnaire des l’état ; il faut que toute la communauté gagne, ou il y a perte pour eux. Les auteurs des pamphlets ne peuvent pas toujours être rangés dans cette classe ; on a donc prétendu que la loi de Sieyes ne serait suffisante contre la licence des journaux, mais les journaux sont une espèce de diligences, de coches, de voitures publiques, menant toutes sortes de gens. Envisagés sous ce point de vue, on peut leur appliquer un numéro, et les soumettre à la police des grandes routes.

Sieyes a émis aussi une opinion sur le clergé, où, sans s’opposer à l’anéantissement de cet ordre comme corporation, il recommande le respect pour la propriété individuelle.

Le service ecclésiastique, jugé inutile à l’intérêt commun, pouvait, sans contredit, être supprimé comme toute autre fonction publique, soumise à la volonté nationale. Mais les individus n’étaient pas punissables, puisque la loi ne leur avait point interdit d’embrasser cette profession. Victimes eux-mêmes de l’erreur qu’ils répandaient, les ecclésiastiques y avaient été confirmés par l’autorité publique de la nation, qui en protégeant, en salariant leur doctrine, les avait rendus inhabiles à toute autre. Ils pouvaient donc à leur tour réclamer des droits, et la saine politique défendait de brusquer les réformes. Mais cette opinion vainement proclamée pour empêcher, sinon l’injustice, du moins l’imprudence, a produit un effet tout contraire. On ne pourra lire sans attendrissement le préambule qui se trouve à la tête du plan d’institution pour le clergé. L’esprit de justice, qui n’est autre chose que la sensibilité raisonnée, y anime le discours du philosophe, et porte au lecteur une chaleur qui se communique à l’ame. Qu’il nous soit permis d’en rappeler un passage.

« Dans les changemens prodigieux qui se préparent, il n’y aura que trop de malheureux. Ménageons, respectons les personnes ; car c’est pour les personnes que la société existe. Le désordre, il faut le réprimer ; les abus, il faut les détruire ; le despotisme, l’aristocratie, il faut les anéantir sans retour.

« Perdons la chose, mais respectons les individus ; car si l’état social n’a pas pour unique objet le bonheur des individus, je ne sais plus ce que c’est que l’état social. C’est la raison, dit-il, à un autre endroit, oui, la raison qui nous a mûri pour la liberté, et qui doit avoir tout l’honneur de la révolution. Lorsqu’il s’agit de l’achever, de la consolider, d’en assurer au peuple tous les avantages, ne devenons point ingrats ; gardons-nous de dédaigner la force des principes, et de gâter, de déshonorer notre ouvrage. C’est par la force des principes que nous sommes victorieux ; et une nation termine assez tôt une entreprise comme celle dont il est question, lorsqu’elle n’a qu’à commencer pour voir achever son ouvrage en peu d’années ».

L’impatience (10) de le voir finir avant le terme prescrit par la nature des choses, emporta sur toutes ces considérations. L’assemblée se laissant entraîner par le délire des applaudissemens, inocula à la révolution française, le germe d’une funeste durée, et lui imprima une tendance destructive qui ne se trouvait, ni dans les besoins de la nation, ni dans le plan du philosophe.

C’est à cette époque que Sieyes prononça ce mot devenu fameux : « Ils veulent être libres, et ils ne savent pas être justes. » En effet, plus on a une haute opinion de ses droits, plus on respecte les droits d’autrui. Il se tut, s’attirant par son silence persévérant, qui résista aux instances de l’amitié, comme aux provocations de la haine, des reproches de plus d’un genre. Le tems a justifié sa conduite. Il est des circonstances où la prudence exige d’abandonner une entreprise à elle-même, jusqu’à ce que la présomption des gens extrêmes se soit évaporée, et qu’instruits par l’expérience du malheur, ils aient appris à sentir le besoin de l’art. Telle fut la conduite de ce hardi navigateur, lorsque voguant vers un pôle jusqu’alors inabordé sur une route que la science et la méditation avaient tracée à son esprit, l’ivresse et la mutinerie de son équipage l’accusèrent tour à tour de lâcheté, d’ignorance et de trahison. La certitude de périr, dit-il guérira mon monde de sa frénésie.

CHAPITRE III.

Dès qu’un homme s’est illustré dans sa carrière, il appartient au public. Vainement cherchera-t-il l’obscurité, son nom éclaire le nuage dont il s’enveloppe : l’attention publique le suit dans sa retraite ; elle épie ses mouvemens, prête l’oreille à ses moindres discours ; elle interprète jusqu’à son silence, et l’homme célèbre devient, sans le briguer, juge des évènemens dans lesquels il n’est plus acteur. Quoique Sieyes eût cessé d’écrire, et qu’il ne se montrât plus à la tribune, il ne cessa point d’être utile à la chose publique. Un fait assez important en instruisit le peuple. La dérision avait excité le fanatisme de la foi, et déjà les religionnaires en étaient venus aux mains avec les incrédules, sous les portiques des églises, présage d’un funeste avenir, si la sagesse des lois ne s’interposait pas, pour empêcher le retour de pareils écarts. De grands talens se réunirent pour une si belle entreprise. L’administration départementale de Paris, dont Sieyes était membre, émit un arrêté, applaudi avec justice comme le triomphe de la liberté des cultes. Le corps législatif cependant en contesta la compétence au département ou en exigea la justification. Elle fut donnée, et Sieyes secondé du rapport lumineux d’un de ses collègues, affermit les principes de tolérance religieuse qu’ils avaient osé mettre en pratique. Bientôt de nouveaux évènemens appelèrent son génie et son patriotisme.

Le roi venait de protester de sa liberté, dans un manifeste adressé avec une sorte d’affectation jusqu’à la Porte ottomane, et aussitôt il prend la détermination de quitter Paris, sous un prétexte de piété chrétienne, mais à une époque qui ne paraissait pas convenir. Voulait-on, à la faveur de la première démarche, exécuter le projet d’une évasion, ou réfuter la déclaration par les obstacles que rencontrerait le voyage ? Quoi qu’il en soit de l’intention de la cour, elle excita une émeute qui fit renoncer le roi à son dessein. Le projet de voyage et le mouvement qui s’y était opposé, furent blâmés. Une portion de la magistrature flatta la faiblesse du prince, lorsque l’autre adressa au roi une lettre qui, attribuée à Sieyes, n’est plus indigne de lui. L’on y expose avec franchise les dangers de la fausse conduite de la cour. Ce n’était pas le moyen de se recommander auprès des gens passionnés pour la contre-révolution. L’occasion de se venger ne leur échappera point.

Aux approches de la révolution, une grande activité s’était emparée de tous les esprits. Le besoin d’échanger des idées politiques, d’asseoir des opinions saines, et de concerter des mesures d’intérêt public, avait donné naissance à des réunions patriotiques. Celle qui obtint le plus d’affluence, dégénera de bonne heure de son principe, comme toute assemblée trop nombreuse et sujette à de simples règlemens de sonnette. Devenant l’arène de l’imposture et du fanatisme, les idées indépendantes et étrangères à l’esprit de parti, y furent redoutées d’abord et persécutées ensuite. Les bons esprits prévoyant quelles foudres allaient être forgées dans cet atelier, avaient tenté d’en neutraliser la puissance désorganisatrice, en formant un établissement nouveau, d’un caractère plus modéré. Cette scission cependant ne produisit pas tout l’effet qu’on s’en était promis. L’influence de la société, dite des amis de la constitution, ne faisait que s’accroître ; elle devenait de la plus haute importance, et ne devait plus être méprisée. Commençant elle-même (11) à se dégoûter de ses chefs, ce moment parut favorable à la chose publique. Des membres distingués de l’assemblée nationale y rentrèrent, démarche qui contribua essentiellement à empêcher qu’une société aussi influente soit devenue l’instrument de la cour dans les circonstances qui suivirent, et où l’intrigue ne laissa pas de faire quelques essais heureux. Poussé par le juste pressentiment d’un coup de parti qui menaçait l’intérêt commun, Sieyes venait (sous le titre d’une déclaration faite aux patriotes des quatre-vingt-trois départemens) d’émettre un écrit, à l’aide duquel on espérait sauver d’une ruine entière les bases fondamentales de la révolution : l’égalité des droits, la liberté d’énoncer ses opinions par la voie de l’imprimerie et l’homogénéité du corps législatif. Cette feuille devait parcourir les départemens. L’adhésion volontaire à la proposition d’un particulier, allait découvrir quels étaient les patriotes sur lesquels on pouvait compter, en rendant les apostats suspects à tous les partis. Une pareille mesure ne convenait pas à ceux qui avaient projeté la révision. On mit tout en œuvre, et l’on parvint à brouiller les idées sur la chose la plus simple du monde. L’exaltation d’un visionnaire y servit d’instrument. Débouchez la marmite de Papin, il en sortira avec violence une épaisse fumée, obscurcissant la vue. Tel fut l’effet que produisit le discours de Salles, prononcé le 19 juin à la séance des amis de la constitution. Un éblouissement total s’empara de la société. Il était démontré que l’adversaire des privilèges, que Sieyes tendait à rétablir la noblesse, et l’on ne parut demander sa défense à grands cris, que pour le voir lui-même compléter sa défaite. Il se présenta cependant à la tribune. La vérité porte un caractère physionomique, qu’il est difficile de méconnaître. Mais il ne paraît pas que cette société se soit jamais piquée de la science de Lavater, à en juger sur les figures hideuses qui, tour-à-tour, ont été les objets de son adoration. Donnant lecture à son écrit, Sieyes y ajouta des commentaires faits pour convaincre tout homme impartial et de sang froid, que l’accusation qui venait d’être accueillie avec tant de chaleur, était l’ouvrage de la plus insigne mauvaise foi. La conduite de son auditoire devait lui inspirer un juste mépris pour une pareille assemblée. Il se retira, et ne revint plus l’honorer de sa présence.

Un membre essaya de calmer les esprits, en opposant du raisonnement au délire, et le plus ferme courage à la fureur. Dédaignant de faire l’apologie de Sieyes, il en fit l’éloge. Mais l’intrigue jouissait de plus de ressources que l’éloquence et la dialectique auxquels nous aimons à rendre hommage. Des individus qui s’étaient empressés la veille à mettre leurs noms au bas de l’écrit, renièrent ce jour leurs signatures. On voulait, n’importe comment, entourer Sieyes d’une défaveur quelconque, pour rendre son influence nulle dans la crise qu’on préparait.

Néanmoins, après l’évasion du roi, il se réunit à Condorcet, Thomas Payne et Achylles Duchatelet pour discuter, pendant la suspension du monarque, des questions politiques qui, jusqu’ici, ont toujours été inaccessibles au raisonnement public, ou décidées par la dictature des faits. La politique doit, comme les autres arts, saisir tous les nouveaux progrès, et profiter des circonstances qui permettent d’en faire. Jamais moment n’a été plus favorable pour décider du sort de la dynastie, et fixer celui de la révolution. La paix dans l’intérieur, la paix au dehors, l’opinion publique dans sa force, et l’assemblée nationale un arbitre révéré ; ces avantages réunis devaient engager à soumettre le problème à l’examen de la raison publique. Il aurait été résolu à cette époque, avec plus de maturité, que quinze mois après, au milieu des alarmes, lorsque l’étranger envahissait le domaine des Français.

Une cotterie de jeunes gens, que le défaut d’expérience enhardissait davantage, substitua l’intrigue à la discussion. L’intrigue n’est que l’intelligence d’un jour. En emportant de ruse et de force, ce qu’on aurait obtenu peut-être de consentement, elle prépara à la France cette abondante source de malheurs qu’on avait ambitionné de tarir. Un acte de déloyauté, par lequel le trône, du moins celui qui l’occupait, s’était dépouillé des prestiges qui l’établissaient dans l’opinion du peuple, servit à faire accorder plus de puissance au monarque ; mais on manqua d’audace pour soustraire le passé à la vengeance de l’avenir. L’inflexible histoire est obligée de rappeler les faits ; la morale commande l’indulgence pour les individus. Jugeons les hommes sur les beaux momens de leur carrière ; ceux-ci ont expié leurs erreurs par trop d’infortune.

Le pacte social de 1791 imposait à tous les Français le devoir d’être royalistes. Sieyes ne put se laver de l’honorable soupçon d’être républicain. Sa lettre à Thomas Payne fut regardée comme un nouveau témoignage ajouté à tant d’autres. Le monarque dont il parle, disait-on, sera peut-être un magistrat électif ; et Sieyes, en faisant la guerre aux polycrates, se garde bien de combattre le système représentatif ; donc, il est atteint et convaincu de républicanisme. La cour rencontrait juste ; ce qui ne lui est pas arrivé souvent.

Sieyes fit preuve de dévouement pour la chose publique, en acceptant le caractère de représentant dans les circonstances les plus périlleuses où s’est jamais trouvée une nation. Mais cette nation ne respirait que la plus sublime témérité. Seule, abandonnée au courroux des puissances de l’Europe, conjurées et armées à sa ruine, attaquée des unes, menacée des autres, et au milieu de toutes les passions soulevées, elle osa se confier à son courage. La royauté fut abolie, et le monarque, au sentiment de sa nation, coupable d’intelligence avec les ennemis, subit la peine capitale. On connaît l’effet général qu’a produit cet évènement sur les peuples étonnés. Le vôte de Sieyes a excité l’attention particulière des observateurs. Voici quelques idées à ce sujet : La convention se changea en tribunal. Elle aurait bien fait, sans doute, de séparer le jury du juge, la proposition de l’arrêt, comme cela se pratique dans le cours ordinaire de la justice. Mais, en ayant usé autrement, cela n’empêcha point que la volonté de la majorité, une fois déclarée, ne devînt aussitôt loi pour chaque membre de la convention.

L’espèce de libre arbitre permis à l’homme d’état, est étranger au caractère de juge. Ne s’informant que du vœu de sa conscience, il ne calcule point les résultats politiques de son arrêt. Dans la qualité de juge, Sieyes trouva la règle de sa conduite irrévocablement tracée.

Il s’agissait de prononcer, d’après un aveu moral et avec précision, sur un cas bien déterminé, et il répondit aux questions suivantes : Y a-t-il existé de la haute trahison ? Oui. Le roi s’en est-il rendu coupable ? Oui. Quelle doit en être la peine ? Obligé de se prononcer dans cette série, on semble n’être qu’un ressort logique, où la prémisse entraîne forcément la conséquence. Le pacte constitutionnel déclarait le roi inviolable. Ce contrat, a-t-on répondu, n’existait plus, par cela seul qu’un acte qui serait destructif de toute morale, ne saurait jamais être obligatoire. Mais l’assemblée a-t-elle bien fait de s’investir du caractère de juge ? ne convenait-il pas mieux de décider sur le sort du monarque par une transaction politique ?

Il y aurait ici un long chapitre de reproches à adresser aux cours étrangères. Les unes s’étaient promis, de la mort de Louis XVI, des effets utiles à leurs intérêts ; les autres auraient craint de compromettre leur honneur en traitant avec une nation qu’on espérait d’immoler comme victime : ainsi personne ne fit la moindre démarche pour sauver un individu en faveur duquel toute l’Europe prétendait être coalisée.

La sagacité des cabinets a été en défaut, et le coup porté à Louis XVI n’ébranla point la république, mais il secoua fortement toutes les têtes royales. Bien conseillés, les princes de l’Europe devaient se prêter à tous les sacrifices, plutôt que de consentir tacitement à voir faire sur la majesté du trône une expérience terrible, qui, tôt ou tard, pourra être répétée par leurs propres sujets. Ainsi il existe des effets politiques faussement attribués au système, et qui ne proviennent que du préjugé qu’on lui oppose. La diplomatie, charlatanisme moderne, inconnu aux anciens, mais qui vaut les augures, est encore loin de reconnaître une vérité aussi simple.

Le plan de Sieyes, pour une nouvelle organisation de cette branche du pouvoir exécutif qui s’occupe de la conduite de la guerre, fut rejeté parce qu’apparemment il tendait trop à l’économie chez un peuple prédestiné à vivre en grand seigneur. Le plan d’instruction publique eut le même sort. Réservant à l’éducation privée des droits sur le jeune citoyen, et ne chargeant l’instruction publique que des premiers élémens des connaissances les plus indispensables, il fut décrié comme une production aristocratique, inadmissible dans un systême de niveau, où le plus grand vice à réprimer paraissait celui d’avoir plus de raison que les autres. Le journal d’instruction publique, publié sous les noms de Condorcet, Duhamel et Sieyes, mais dont il n’a paru que peu de numéros, nous a conservé heureusement les idées de ce dernier sur cette matière. Nous en détacherons quelques-unes. Elles sont trop précieuses pour ne point être rappelées. Les vues larges de ce savant législateur ne comprennent pas seulement la jeunesse, mais aussi les hommes faits et les fêtes nationales. « L’instruction, dit-il, n’a été guères jusqu’à ce jour qu’un enseignement littéraire. Il fallait en agrandir la sphère et lui faire embrasser la partie physique et morale de l’éducation, comme les facultés purement intellectuelles, les talens industriels et manuels, comme les talens agréables ; car la véritable instruction s’occupe de tout l’homme ; et même après avoir cherché à perfectionner l’individu, elle essaie d’améliorer l’espèce.

« Les hommes de tout âge doivent recevoir aussi le secours non interrompu, quoique plus libre, d’une instruction nationale, qui se plie à tous les besoins, à tous les intérêts communs, mais surtout au grand intérêt de la chose publique.

« L’instruction est dans ce que l’on voit et qu’on cherche à imiter, comme dans ce que l’on entend et qu’on essaie de réduire en acte.

« C’est toujours par la voie de l’instruction que toutes les habitudes s’acquièrent. C’est au législateur à se proposer le véritable but ; à créer, à monter l’établissement, à indiquer son objet, à provoquer les hommes capables de le remplir. Ce n’est pas à lui à déterminer les méthodes, à fixer les connaissances ou les vérités. Ce travail appartient à ce qu’il y a de plus libre sur la terre, à l’esprit humain dont les progrès sont incalculables, dont la marche ne peut être réglée par aucune autorité, ni entravée sans danger pour la liberté et le perfectionnement des hommes. Comparons le législateur à un architecte mécanicien, chargé de donner de l’eau à une ville : il conçoit et construit sa machine hydraulique, il la place sur le canal ; mais il ne fait pas l’eau qu’il doit élever pour la distribution, à raison des besoins. Les savans, les gens instruits sont ceux qui connaissent les sources dont le canal de l’instruction se compose, et qui l’entretiennent sans interruption. Trouve-t-on de meilleures sources, tant mieux ; le législateur est toujours prêt à en profiter, sans avoir besoin, pour cela, de rien changer à son établissement.

« Les hommes ont besoin de se trouver ensemble ; les temples ont prodigieusement servi à adoucir le caractère et à rendre notre espèce plus sociale. Ils eussent été plus utiles encore, si, dès qu’il y a eu, parmi les assistans, des personnes éclairées, elles n’eussent pas été contenues dans le silence par le monopole de la parole qu’on y exerçait. Ces établissemens eussent marché comme l’esprit humain, comme les droits de l’homme ; l’égalité et la bonne démocratie seraient déjà établies sur la terre.

« On est étonné aujourd’hui de la multiplication, presque excessive des jours de repos, sans songer aux pays et aux tems où cette institution a pris naissance : institution belle et pleine d’humanité, quand une partie de nos semblables était réduite en esclavage, et que les caprices d’un maître avide, pouvaient exténuer de fatigues les malheureux dont il disposait ! La religion mettait un frein à tant de barbarie ! Dans les pays où tous les travaux sont libres, ce serait une erreur de croire que les jours de repos n’ont plus aucun avantage, même dans le sens que nous venons d’exposer. On ne donne pas toutes les preuves de cette vérité : il y en a qui exigeraient trop de développemens. Qu’il nous suffise de porter nos regards sur les services que nous appelons domestiques, et plus généralement sur la plupart des engagemens de services ou travaux pour l’année ; croit-on que les servantes, que les garçons de labour, etc., ne gagnent pas quelque chose à la conservation des jours de repos ?

« Les avantages de cette institution sont plus sensibles encore sous le point de vue de l’instruction publique : je parle de l’instruction des grandes personnes, et non pas seulement de celle qui fait partie de l’éducation des enfans ; je parle de l’instruction militaire, civile, politique, économique, etc. : sous ces divers rapports, si les jours de suspension des travaux particuliers n’existaient pas, il faudrait les inventer. Il est aisé de se convaincre, avec une légère dose de réflexions, qu’ils sont surtout à l’avantage des sections les plus laborieuses du peuple.

« On n’a ôté de la liste des fêtes générales, que celle de la nature visible, la première et la plus générale de toutes.

« Parmi toutes ces suppressions, si j’en avais une à regretter, ce serait la fête des animaux, compagnons de l’homme. Elle a un principe sensible et moral et une vue politique, que des législateurs ne peuvent pas dédaigner.

« A-t-on bien songé où en serait la société humaine sans le chien, le cheval, le bœuf, etc. ? Quoi ! les compagnons des victoires de l’homme sur les bêtes féroces, victoires qui lui ont donné la possession du globe, les amis fidelles, avec lesquels il a dompté et s’est approprié tant d’autres espèces utiles ; ces êtres protecteurs, sans lesquels il ne pourrait ouvrir une terre nourricière, ni transporter commodément sa personne et ses productions ; quoi ! l’utilité inappréciable de la vache, de la poule, des bêtes à laine, etc., ne sauraient faire naître dans leur ame un sentiment de reconnaissance !

« Ce mot si touchant, les compagnons de l’homme, ne dit rien à leur cœur. En ont-ils un ? et n’est-ce rien encore que de voir toutes les communes d’un canton concourir à l’envi pour le prix du plus beau bélier, du plus beau cheval, de la plus belle population dans toutes les espèces ? Eh ! que cette procession en vaut bien une autre ! Le perfectionnement de races est un des objets les plus dignes de l’attention du vrai législateur ; et l’on ne se fait point au spectacle d’hommes portant ce titre, et riant niaisement à l’idée d’une fête sentimentale, si politique, si morale, si utile à tous égards. Quelques personnes, cependant, auraient-elles pensé qu’une fête est toujours un culte rendu à celui qui en est l’objet ? Il ne s’agit point de cela. Nous sommes sensibles et reconnaissans, nous voulons être éclairés et suivre nos intérêts politiques, comme il convient à des hommes libres, sans avoir aucunement la prétention de devenir idolâtres comme les anciens Egyptiens.

« Le croirait-on ? il s’est trouvé à l’an deuxième de la république, cinquième de la révolution, des personnes qui n’ont pas eu honte d’objecter contre la fête des compagnons de l’homme, qu’elle sentait le matérialisme. Doucement ! a-t-on répondu : nous avons aujourd’hui des affaires trop sérieuses pour revenir, en reculant de cinquante ans, aux bienheureuses occupations des révérends pères Jésuites, Capucins et autres. »

On citera peu d’exemples d’une franchise pareille, tirés de l’époque horrible où le fanatisme politique égorgeait jusqu’aux plus innocentes pensées. Mais pourquoi revenir sans cesse sur d’aussi tristes souvenirs ?

Reposons la vue sur un objet plus doux, sur la sensibilité d’un législateur qui répand les bienfaits de son génie jusques sur ces créatures, instrumens vivans, nés victimes de l’homme. L’idée de créer pour eux une fête, conçue au milieu de la sanglante mêlée révolutionnaire, découvre la sublime innocence ; elle est d’origine céleste : c’est l’épanchement d’une ame compatissante et tendre, qui se plaît aux champs, et dont la sensibilité communique avec tout ce qu’anime le souffle de la nature.

CHAPITRE IV.

La vérité ne sera d’abord reconnue que du petit nombre qui s’intéresse vivement à sa cause. Des passions adverses la dérobent aux regards du public. Elle n’en perce la malfaisante nuée, qu’après une lutte longue et opiniâtre. Tel est le sort commun des créations du génie dans le cours ordinaire des choses. Au milieu d’une vaste entreprise, leur destinée sera plus incertaine encore et plus agitée. Le torrent des idées faites la conduit, l’emporte : comment s’en défendrait-on pour embrasser des aperçus nouveaux ? Les hommes réunis sont, d’ailleurs, plus encore que les particuliers, sujets aux faiblesses de l’amour-propre. Ils cèdent avec complaisance à l’art des flatteurs, lorsque, moins caressant, le mérite distingué leur porte ombrage. Dans le silence du cabinet, la pensée seule d’un auteur nous occupe ; dans une assemblée, les vues particulières et les prétentions individuelles qu’on suppose, influent sur le sort de ses intentions les plus honnêtes. Voilà pourquoi les conseils de la sagesse sont quelquefois repoussés par des hommes d’ailleurs très-éclairés. Mais la saine philosophie eut encore d’autres adversaires à combattre. Sieyes en a désigné lui-même, lorsqu’il dit : « que les agens de l’ancienne administration, que l’espèce d’hommes qui circule dans les antichambres de ce pays, et surtout que les maîtres en tactique parlementaire, se persuadent que rien ne se fait au monde, que par l’intrigue, que par des manœuvres, et qu’ils pensent tous devenir des hommes d’état, quand ils s’élèvent à combiner une bonne et grande injustice. Cela est assez naturel : est-ce à ces gens-là à connaître le pouvoir de la raison, de cette cause qui agit séparément, il est vrai, mais qui, agissant en même tems dans tous les esprits, se trouve sans concours, sans concert prémédité, avoir pourtant travaillé dans le même sens, et rallié au moment propice, plus de volonté, plus de force individuelle, que ne pourra jamais faire le machiavélisme le mieux entendu. » Qui oserait ajouter des couleurs à un portrait aussi bien tracé ?

Nous n’entreprendrons pas non plus celui de gens résignés à la foi antique, ne voyant que scandale et profanation dans tout ce qui heurtait le systême établi. Il est des pays où le respect filial exige de célébrer ses noces dans l’accoûtrement de son aïeul. L’habit s’use, et le tems en commande un autre. Quels raisonnemens à opposer à des politiques plus obstinés encore dans leurs usages !

D’autres se présentèrent dans la lice avec quelques lumières ; mais leur raison n’avait pas assez de force pour secouer entièrement les chaînes de la superstition féodale. Nourris de traditions, et la mémoire chargée de l’habitude des événemens, ils connaissent trop bien ce qui a été, pour concevoir ce qui devait être et ce qu’on pouvait faire. Leur timide génie ne s’éleva que faiblement aux notions d’une science qui enseigne à concilier la marche des choses avec nos besoins, et la subordonner à nos jouissances. L’art de placer les hommes dans un ensemble le plus favorable à la totalité de l’espèce, leur était resté inconnu. Ils poussèrent donc des cris d’épouvante, en voyant un esprit ferme et mâle dédaigner de ranimer la caducité du passé, par l’amalgame de quelques principes de philosophie moderne. Le systême anglais, éternel objet de leur admiration, a, sans doute, produit de grands effets sur la nation qui l’a reçu de ses ancêtres ; mais il sera de nulle valeur pour tout autre peuple, à moins qu’on adopte en même tems les préjugés de la Grande-Bretagne. L’antiquité classique, même, quoique républicaine, ne peut pas nous être d’un très-grand secours quant à l’art social. Il est vrai que les anciens en ont cultivé quelques branches avec succès. Leur éducation, institut le plus essentiel au bien-être de la société, valait mieux que la nôtre. On nous élève moins à être membres intégrans de l’état, qu’à en être les sujets. Le luxe bannit l’indépendance physique. L’éducation moderne ne cultive dans l’homme que sa partie intellectuelle ; elle est scientifique. Les ressorts de l’ame, avec tout ce qui tient au sentiment, sont livrés presque par-tout aux préceptes du confessionnal, qui nous façonne pour les béatitudes d’un monde dont les anciens ne nourrissaient pas une opinion très-riante, à en juger sur celle qui fait dire à un grand homme parlant, en connaissance de cause : « j’aimerais mieux être l’esclave d’un pauvre laboureur, que de régner sur l’empire des ombres. » L’Europe moderne serait peuplée de pénitens, si l’esprit de chevalerie n’avait pas su se soustraire aux vertus humbles, pour ne cultiver que celles qui jettent de l’éclat. Il les a poussées jusqu’à l’excès des passions bouillantes ; mais cette fermeté d’ame, ce courage d’esprit, bien plus rare que la bravoure au champ de bataille ; cette intrépidité calme, qui brave l’opinion lorsqu’elle est vicieuse, et se constituant son propre juge, s’enferme dans le sentiment de sa conscience, lui était restée inconnue. Il existe encore d’autres vertus précieuses que le citoyen a besoin de cultiver, et sans lesquelles la société ne prospérera jamais. Notre éducation morale a donc été, jusqu’ici, doublement vicieuse, étant ou monacale ou chevaleresque, tandis qu’elle devrait être civique. Celle des anciens marchait plus droit au but de la société ; et sous ce point de vue, ils nous serviront de modèle. Dans les autres parties de l’organisation sociale, un heureux instinct les avait conduits plutôt que la recherche. Simples et circonscrits dans leurs rapports, ils ne se sont jamais essayés sur des grandes masses, comme celles qui nous occupent : faibles en fait de principes, ils donnent dans l’arbitraire, lorsqu’ils franchissent les bornes de la routine. Lycurgue nous en offre le plus frappant exemple. Quel fut le résultat de ses efforts ? Un ouvrage où l’homme est entièrement sacrifié au guerrier ! Sa cité de Sparte représente un couvent militaire, et ses citoyens, des Saparogues mariés, (12) qui, fauteurs de l’oligarchie, en Grèce, jusqu’au dernier souffle de gouvernement populaire, si Athènes n’eût été animée d’un meilleur esprit public ; et malgré la démocratie si justement célébrée de cette ville fameuse, il y eut de la servitude dans l’enceinte de ses murs. La liberté était privilège chez tous les peuples de l’antiquité, et leurs maîtres en théorie ne se sont pas élevés au delà de cette pratique. Archytas développa la doctrine de Pythagore, qui soumettait les nations à une tutelle, faite pour les y laisser toujours. Platon embrassa une plus grande chaîne de vérités spéculatives ; mais s’égarant sur les traces de Lycurgue, il rompit tous les liens du bonheur domestique, pour fonder une république impossible en réalité. Aristote, son grand élève, traça l’histoire naturelle des sociétés existantes, plutôt que de remonter à des principes généraux.

La théorie moderne, loin d’être arbitraire, a plus d’étendue que celle des anciens. Fondée sur la nature de l’homme, elle en embrasse l’espèce. Une partie de la société gémit trop souvent sous l’oppression de l’autre. Malheur si la classe qui domine est brute et sans civilisation ; malheur, lorsque entichée de préjugés, elle ne s’avance point avec les besoins du siècle. L’homme, jugé susceptible de se perfectionner individuellement, et dans ses rapports, aspire à une liberté perfectible ; il cherche l’approximation de l’infini. S’appartenant à lui-même, il ne met en communauté qu’une portion de ses moyens. La société en dispose, mais dans des limites, et non pas arbitrairement. Il est faux, quoi qu’en dise un écrivain célèbre, qu’elle aurait jusqu’au droit de mal gouverner, privilège d’autant plus bizarre, qu’on le perd dès qu’on en use. Hors la raison, point de droit. C’est dans elle que réside la souveraineté du peuple. Mais la démocratie absolue n’en offre aucune garantie suffisante. Emportée par les secousses du vouloir, plutôt que dirigée par les lumières, elle manque souvent le but de la raison publique. Il importe de l’aider d’un instrument qui donne plus de précision que le simple usage des facultés naturelles. La représentation élective nous offre ce nouvel organe. On ne voudra point d’un procureur héréditaire, la raison ne l’étant pas ; on n’accumulera non plus toutes les procurations sur la tête d’un seul corps, il en résulterait abus et despotisme. Voilà qui paraît absolu. Le besoin des circonstances des temps et des lieux, nous dit ensuite de quelle manière il faudra répartir ou modifier le poids de trois bases fondamentales sur lesquelles repose le systême représentatif. Là, où le produit du commerce (comme en Hollande), surpasse quinze ou vingt fois le produit du territoire, ce sera l’industrie citadine qui emportera la balance. Dans un pays de culture, ce sont les propriétaires territoriaux qui prédominent. Mais par-tout la valeur individuelle, les services rendus, ou la faculté d’en rendre, doit être l’équivalent de la fortune. Ceci appartient à la pratique. La nôtre est encore vicieuse ; elle fausse souvent le résultat qu’on se propose. Néanmoins, malgré les défectuosités attachées à l’état d’enfance où se trouve pendant quelque temps toute institution nouvelle, le systême représentatif que l’expérience et la méditation vont perfectionner, touche déjà actuellement de plus près au véritable but de la société que les autres formes connues, qui ne tendent pas, comme celle-ci, à donner aux facultés individuelles le plus de jeu possible. Populaire dans son principe, elle ouvre au talent une carrière sans bornes, en le soumettant cependant à s’investir toujours d’un caractère de délégation, fait pour rappeler les citoyens, sous l’oppression même, à la dignité de leurs droits. L’usurpateur qui, en suivant son bon plaisir, s’aviserait de l’afficher, deviendrait la risée du siècle, et victime de son insolence. Le systême représentatif nous offre, enfin, la satisfaisante perspective de corriger par un meilleur choix le choix vicieux. Mais un habile despote se trompera moins, et redressera plus aisément ses fautes commises : voilà l’éternel refrein de la paresse et du préjugé. Ne comptera-t-on jamais ce développement moral, cette autocratie civique, source véritable de la supériorité des peuples libres, qu’il est impossible d’acquérir sous la tutelle des monarques ?

Toute institution nouvelle tire de la confiance une partie de ses forces, comme il est des hypothèses qui ne se prouvent que par la foi qu’on y prête. Celle du perfectionnement progressif de l’espèce humaine tient à cette classe. La persuasion où l’on est d’être appelé à des succès, en fait remporter. Mais ils sont lents, souvent imperceptibles ; l’espèce humaine ne semble s’avancer qu’en spirale. Comment a-t-on pu tout d’un coup s’exagérer nos progrès ?

Des esprits distingués, dévoués aux intérêts de la philosophie, ont cédé à cet enthousiasme avec une malheureuse bonne foi. Ils composaient une secte de politiques trop contemplatifs, pour avoir jamais la vigueur ou l’activité concentrée d’un parti. Nourrissant de la raison publique une opinion exaltée, comme si les lumières, produit de l’éducation chez les particuliers, pouvaient être l’ouvrage du simple instinct chez la masse, ils avaient, pour cette généreuse illusion, la déférence du culte. Ces amis de l’humanité, respectables par la pureté de leurs intentions, gâtaient, comme des pères trop tendres, l’enfant qu’il fallait élever. Ils le traitèrent en homme fait, qui, vu la bonté de son naturel, la justesse, l’infaillibilité même de son jugement, n’avait besoin que d’être conseillé, puis abandonné à ses propres impulsions. Persuadés de la possibilité de gouverner le monde par des discours et avec des journaux, ils ne virent que l’arbitraire et un pouvoir opposé à la justice, dans un frein nécessaire et salutaire à tous. Ce systême leur semblait prouvé par l’expérience d’une partie de l’Amérique du Nord, où les hommes, isolément épars sur une vaste étendue de terrein, n’ont que peu de contact entr’eux, et avec l’ensemble de la société, bien différens de nos habitans de l’Europe, dont les intérêts et les vices se pressent davantage et s’irritent sans cesse. Mais il s’en faut bien que le gros des nations soit arrivé à un tel degré de civilisation, pour qu’on puisse avec lui se passer de force et de moyens de contrainte. Ces philosophes, si débonnaires, ont été victimes de leur erreur bienveillante. Le peuple, dans son égarement, semblable au démon de l’enfer, a écrasé sous sa dent meurtrière ses libérateurs, les plus zélés apôtres de ses droits.

Si, par l’usage des analogies, les bons esprits arrivent à des résultats justes, la même voie conduit les visionnaires à des extravagances. Ainsi, nous avons vu le systême d’une république universelle s’établir dans la tête d’un fou. Agglomerant la Germanie aux Gaules, et le grand Thibet à la Germanie, il poussa ses conquêtes jusqu’aux terres australes. Le grand avantage de cet arrondissement universel devait être de se trouver par-tout au centre de l’empire (13) . Il eut pour rival un géomètre (14) qui sur les débris d’une raison éteinte, avait assis le vaste plan de réunir tout le peuple français en assemblée populaire. « La souveraineté, disait-il, en souffre point de délégation. Le droit en est indivis et personnel ; il devient nul dès qu’il est transmis à d’autres. Chacun doit l’exercer une fois dans sa vie. » Ainsi Paris deviendra la Mecque politique, et les routes qui y conduisent, seront couvertes de pelérins, usant leurs souliers pour gouverner le monde. Nous pouvons, sans injustice, associer aux auteurs de ces systêmes certain chef de secte mystique, qui sacrifie à l’erreur jusques sous le titre de son ouvrage. Cultivant sa folie comme un art libéral, il n’a rien de l’intolérance des autres. Dans la discussion, on le voit développer beaucoup de connaissances, de talens et de sagacité ; mais lorsqu’il dogmatise, il ne produit que des rêves et des fantômes cabalistiques. Par l’effet d’une progression synthétique très-ingénieuse, il arrive jusqu’au règne de la théocratie des inspirés.

Heureusement tous ces systêmes n’ont fait de ravage que dans le cerveau de leurs auteurs. Mais des ruines du quiétisme, dont nous avons parlé plus haut, et qui regardait le bon sens de la masse comme un sûr garant de l’ordre social, il sortit, par l’effet d’une commotion violente donnée à l’ignorance, ce terrorisme fanatique, qui, déifiant la lie des humains, et sacrifiant à cette idole profane les facultés physiques, morales et intellectuelles de toute une nation civilisée, prétendit assujétir les actions privées et la conscience des citoyens à sa volonté arbitraire. Il voudrait dissoudre la société jusques dans ses plus intimes élémens, pour la combiner ensuite d’après sa monstrueuse fantaisie. Mais autant le législateur décèle de faiblesse en se réduisant au simple rôle de moraliste, autant il se rend coupable d’usurpation tyrannique, lorsqu’il dispose de la société ; comme si elle n’était pas composée d’êtres sensibles, dont la raison et la volonté ne se laissent pas anéantir. « La société existait avant lui. Le devoir du législateur se borne à la dégager des entraves que met au bonheur commun l’égoïsme des passions. »

Nous n’ignorons pas que le système de la terreur, quoique également absurde et cruel devant la raison, a cependant produit des effets étonnans. Roland Furieux n’est pas un fou ordinaire. Tandis que le monstre, tout couvert de sang, s’agitait dans la boue, l’horreur qu’il inspirait, précipita aux frontières une valeureuse jeunesse, comme si elle avait seule le privilège du courage ; elle déversa la terreur sur les cohortes ennemies. Mais un peuple aussi susceptible d’enthousiasme que le Français, avait-il besoin, pour vaincre, de briser le plus noble ressort de son ame ?

Après avoir passé en revue les différences d’oppositions qu’ont rencontré les idées de Sieyes, il nous resterait à parler des persécutions que leurs succès ont attirées sur sa personne. La calomnie s’est acharnée à empoisonner ses jours. Inépuisable dans sa haine, elle le persécuta, autant pour les services qu’il pouvait rendre, que pour ceux qu’il avait rendus. Mais il vaut mieux tirer le rideau sur des malheurs trop souvent attachés au mérite. Si le peintre d’Athènes eût représenté le vainqueur de Marathon, succombant sous les coups des calomniateurs, le génie de Thémistocle ne se serait point embrasé, et la Grèce n’aurait pas été sauvée à Salamine. L’injustice qui accable un grand homme, retombe sur la postérité. Il faut en cacher le récit pour le bien de l’espèce humaine. Elle découragerait les jeunes ames prêtes à s’élancer dans la carrière des grands travaux. Observateurs fidelles des passions et de leurs écarts, nous avons dû remarquer que les partis pardonnent plus aisément les faits que les principes qui les combattent. Sous ce rapport, Sieyes a dû être envisagé, par les partisans de l’ancien systême, comme l’ennemi le plus nuisible de tous. Mais l’accusation qui en fait le machiniste d’Orléans, même après la mort de celui-ci, n’est que ridicule. Elle fut créée par la cour, qui, ne connaissant que les mémoires du cardinal de Retz, n’avait pas d’idée d’une révolution qui tournerait autour d’un autre principe que celui d’un grand. Le puissant mobile de la raison devait être étranger à la conception des courtisans. Il ne s’agit pas pour nous d’examiner ici la base de tous les bruits répandus sur le compte d’Orléans qui, après lui avoir attiré une réputation contagieuse, ont fini par le faire périr.

Il fut décapité, pour que son existence ne jetât aucun soupçon sur les administrateurs du pouvoir. L’avenir verra dans ce frappant exemple, le danger qu’il y a, au milieu d’une vaste révolution, d’être appelé, par ses rapports de fortune, à un premier rôle, mais à une vie obscure, par les facultés de l’ame et ses goûts.

Une admiration plus offensante que les injures, a voulu faire de Sieyes l’auteur et le conseil secret du gouvernement révolutionnaire. Ne concevant rien au génie d’un grand peuple, mis en mouvement par un intérêt national, l’étranger n’a pu s’expliquer les succès militaires des Français, qu’en prêtant un grand sens au systême de la terreur, par l’intervention d’un homme de génie. Ah ! si des ames et des esprits élevés dirigeaient cette nation brillante d’intelligence et de valeur, elle opérerait de plus grands miracles, puisque démâté et battu par les vents et les marées, son vaisseau a fait plus de chemin que les autres.

CHAPITRE V.

Il n’y a que Sieyes lui-même qui soit le modeste auteur de l’excellent écrit, publié sous le titre d’une notice sur sa vie. Ce sont les confessions d’un caractère élevé, déposées dans le sein de l’amitié. Nous aimons à y voir l’intention d’un plus grand ouvrage. Qu’il lègue, à la postérité, le trésor de connaissances que l’histoire, dont il a été témoin et acteur, l’a fait accumuler, dans un tems surtout, où l’humanité et l’honneur lui interdisaient tout autre rôle que celui de spectateur !

L’époque la plus saine de la révolution a, sans doute, été celle où il y prit, pour la première fois, une part active. Un meilleur avenir paraît reluire, depuis sa nouvelle apparition, sur la scène des évènemens. L’on entend de nouveau retentir les oracles de la philosophie, dans une enceinte d’où elle paraissait pour jamais bannie. Ses efforts, réunis au talent d’un homme, illustre dans la double carrière de la poésie et de l’éloquence, arrachèrent soixante-treize députés aux cachots où la tyrannie les avait plongés.

Membre du comité de gouvernement, Sieyes contribua, selon le témoignage de ses collègues, le plus essentiellement au traité avec la Prusse. Si cette paix n’a pas procuré à la France un ami bien sincère, elle a diminué les forces de la coalition de tout le poids que porterait dans la balance une puissance telle que la Prusse. Le traité avec la Hollande, en préparant ingénieusement l’incorporation des Pays-Bas autrichiens, a donné à la république le plus important et le plus fidelle allié qu’elle puisse jamais acquérir. Deux caractères prononcés et fermes, avaient remporté, à la Haye, cette violence éclatante. S’ils avaient pu se rendre à Basle, leur présence devait décider la rétrocession de la Louisiane. Voici ce qui nous semble de l’esprit qui doit diriger la diplomatie française : la république ne demande qu’à se maintenir ; la coalition voudrait la détruire. La France, durant toute cette guerre, sera plus sincère dans ses dispositions pacifiques, que la coalition. Donc, point de finesses de sa part, point de longueurs ; une volonté ferme, bien calculée, et des pacifications brusques, voilà ce qui lui convient. Aux longues négociations, le désavantage se trouvera toujours du côté de la bonne-foi. Rien cependant de tout ceci, n’est applicable au traité d’Espagne. Honorable, il a été infiniment avantageux.

Les trois évènemens diplomatiques les plus marquans, passés sous l’influence de Sieyes, sont encore ceux qui, les plus stables, ont donné à la France les fruits les plus réels.

Dans l’espace de six mois, l’assemblée nationale a repoussé trois attaques intestines. La loi de garantie, loi de menace que Sieyes porta, bravant les aspects les plus sinistres, servit de paratonnerre contre la violente tempête de germinal. Quelque tems après, malgré la ruine qui menaçait de toutes parts la convention, Sieyès revint d’Hollande pour signer, un des premiers, l’ordre de marcher contre les rebelles, qui venaient d’ensanglanter la représentation nationale.

Les horreurs commises durant deux années révolutionnaires, avaient excité la juste indignation de toute la nation française. Mais l’esprit de parti s’empara du mouvement, pour le diriger contre tout ce qui avait servi la révolution, contre les patriotes les plus honnêtes. On aurait fini par faire le procès au systême représentatif. Il fallut mettre un terme à la vengeance, qui souvent naturelle dans son principe, entraîne toujours les fureurs des passions aveugles. Cette époque est une des plus déplorables de la révolution ; l’assemblée y contribua par une faute de négligence. « Avec deux lignes, avec une goute d’encre, disait Sieyes, on aurait épargné des flots de sang. »

Il avait appelé la constitution de 1793, une table des matières. Lorsque, dans la suite, on voulut la mettre en exécution, il fit sentir la nécessité des lois organiques, sans lesquelles cette constitution serait un tronc, dénué d’organes nécessaires pour sa conservation. L’opinion publique ne tarda pas d’adopter ce jugement. Une commission, composée de onze membres, fut nommée pour proposer les lois dont on sentait le besoin. Sieyes étant du comité de gouvernement, ne pouvait pas être de cette commission, dont le travail approchait de sa fin, lorsqu’on célébra la fête du quatorze juillet. Il n’y avait que les députés en habit de cérémonie ; le peuple le trouva étrange : tellement la débauche révolutionnaire avait flétri ses plus nobles souvenirs ! Cette journée, cependant, restera toujours digne de l’enthousiasme, mémorable et chère aux adorateurs de la liberté. Ils lui dédièrent leur pensée, mais dans l’asile de l’amitié. La présence de Sieyes embellissait la fête. D’intéressantes réflexions s’attachent au quatorze juillet. Que d’hommes et d’évènemens se sont écoulés, comme un fleuve immense, depuis ce signal donné d’une révolution qui entraîne l’Europe ! Combien de fois les circonstances, en apparence les plus contraires, en ont secondé le principe ! Il ne pouvait point échapper à l’observateur, que plus d’une idée de Sieyes, d’abord méconnue, s’étant fait jour à travers les évènemens, allait se fixer dans la nouvelle constitution.

On osa lui dire : que les autres ne seraient pas perdues ; que l’Europe attentive les recueillerait ; que, du haut de la tribune française, l’homme de génie parlait au monde civilisé ; qu’ils n’appartenait point à l’étroit espace de la France ; que celle-ci n’enferme qu’une portion de ce jury invisible, répandu par-tout, et dont l’intelligence prépare le jugement de la postérité ; qu’il existe une réaction de lumières venant du dehors ; que, malgré le caractère intempérant des nations modernes, s’assujettissant difficilement à l’ensemble d’un plan le mieux combiné, le tems ne moissonne jamais une forte conception toute entière ; qu’il en survit des ruines imposantes ; qu’il est une gloire supérieure à celle de gagner des batailles et de gouverner les empires : celle de soumettre à l’autorité de sa pensée les contemporains et la postérité. Il y répondit avec cette gaité d’esprit qui le rend si aimable, plus séduisant qu’il ne pense. « On ne m’écoutera pas, dit-il ; on fait une constitution de passage, et j’en veux une qui ne le soit pas. »

Nous ne devons donc pas nous flatter d’avoir fait impression ; mais bientôt après, invité par la commission des onze, de lui communiquer ses idées, il publia deux discours qui ont frappé d’admiration tous les hommes qui pensent. En voici l’aperçu. « En fait de constitution politique, dit-il, unité toute seule est despotisme ; division toute seule est anarchie ; division, avec unité, donne la garantie sociale, sans laquelle toute liberté n’est que précaire. » « Deux modes de division se présentent : celui de l’équilibre et celui du concours. Au lieu de séparer les différentes procurations, en laissant seulement entre elles le lien qui doit les forcer à concourir au même but, le système de l’équilibre les laisse réunis ; mais il attribue à un second corps de représentans la même masse de pouvoirs.

« Le systême du concours se garde bien de donner deux ou trois têtes au même corps, afin de corriger, par les défauts de l’une, les mauvais effets des défauts de l’autre ; mais séparant avec soin, dans une seule tête, les différentes facultés qui conspirent à déterminer la volonté avec sagesse, il les accorde par les lois d’une organisation naturelle, qui fait, de toutes les parties de l’établissement central, une seule intelligence. »

L’un compte sur le contre-poids des intérêts opposés, l’autre sur la force motrice de la raison. Le systême de l’équilibre appartient aux Anglais, et se trouve mieux organisé dans les Etats-Unis d’Amérique du Nord. La découverte du systême de concours est due aux Français, et plus particulièrement à Sieyes. Voici l’organisation qu’il lui donne :

Il crée d’abord deux ateliers de proposition, dont l’un, chargé de représenter les besoins des gouvernés, et de faire retentir à l’oreille du législateur les demandes du peuple, s’appelle tribunat : l’autre, c’est le gouvernement même qui, jury et procurateur d’exécution, connaît les besoins qu’éprouve le service public, et ne pouvant remédier à tous de son propre chef, en porte la connaissance au législateur. « On verra le tribunat, dit-il, attaquer presque toujours le gouvernement, mais venir à son secours. Non, non ; je regarderais ce phénomène presque comme un signal de détresse. »

Ainsi la législature se présente comme juge entre deux plaideurs. Elle exprime le jugement national. Mais ce juge ne pourra jamais prononcer d’arrêt de son propre mouvement, puisqu’il n’est pas naturel qu’un tribunal rende justice sans que personne ne lui en demande ou croie en avoir besoin. Donc, la proposition de l’une ou de l’autre partie plaignante, sera le préliminaire nécessaire pour qu’il y ait décret.

Sieyes divise soigneusement le gouvernement de l’ordonnance du service public, improprement appelée pouvoir exécutif.

« Le pouvoir exécutif, dit-il, est tout action ; le gouvernement est tout pensée ; celui-ci admet la délibération ; l’autre l’exclut à tous les degrés de son échelle. Il est responsable, tandis que la responsabilité cesse d’être entière là où l’on délibère. »

L’acte constitutionnel sera donc confié à des corps irresponsables, capables d’attenter à son intégrité. Dans ce cas se trouvent plus ou moins (outre le tribunat, la législature et le gouvernement) les différentes missions électorales, les jurés, les juges, et dans l’ordre administratif, l’instruction publique ; enfin, les fonctionnaires chargés des soins de la promulgation des lois (15) .

« On se repait d’illusions, dit-il, quand on compte sur la fidelle observation d’une loi qui n’aurait pas d’autre garantie que la bonne volonté. Une loi, dont l’exécution n’est fondée que sur la bonne volonté, est comme une maison dont les planches reposeraient sur les épaules de ceux qui l’habitent. Hâtez-vous, ajoute-t-il, de désigner d’avance, près de la constitution, le point d’où jaillira une décision imposante, si vous ne voulez pas voir avec douleur l’emploi anti-social de la force, s’emparer de la question, et suppléer brutalement à votre négligence. »

Il faudra donc un conservateur, un gardien de la constitution, dont la première attribution sera d’être tribunal, tantôt de conciliation, tantôt de cassation dans l’ordre constitutionnel, afin de contenir et de ramener tout à sa place.

« Mais la constitution d’un peuple serait un ouvrage imparfait, si elle ne recélait pas elle-même, comme tout être organisé, son principe d’organisation et de vie. Il lui faut, comme à tout autre corps, l’art de s’assimiler la matière de son juste développement ; on lui donnera, par conséquent, la faculté de puiser sans cesse autour d’elle, dans les lumières et l’expérience des siècles, afin qu’elle se tienne toujours au niveau des besoins contemporains : c’est là une faculté de perfectionnement indéfini ; ce n’est point le principe d’une reproduction périodique et totale. »

« Les véritables rapports d’une constitution politique, sont avec la nation qui reste, plutôt qu’avec telle génération qui passe ; avec les besoins de la nature humaine, plutôt qu’avec les différences individuelles. Ces considérations exigent de donner à l’acte constitutionnel un principe de perfectionnement illimité, qui puisse le plier, l’accommoder aux nécessités de chaque époque, plutôt qu’une faculté de reproduction ou de destruction totale, abandonnée au hasard des évènemens. »

Il en résulte la nécessité d’une seconde attribution à donner au jury constitutionnaire ; celle d’être atelier de proposition pour les amendemens que le temps pourrait exiger dans la constitution.

Borné à la simple proposition, le jury n’aura pas même la faculté de l’exercer comme bon lui semble, mais à des époques éloignées et avec des formes certaines. Il n’est donc pas ici question de la permanence du pouvoir constituant qui ôterait à la constitution tout principe de stabilité, « tandis, dit-il, qu’on lui désirerait presque ce grand, ce terrible caractère de nécessité, imprimé aux lois qui régissent l’univers, si l’industrie humaine pouvait se montrer habile et puissante, comme la main du mécanicien éternel qui a organisé la nature. Un ouvrage de main d’homme a besoin de rester ouvert aux progrès de sa raison et de son expérience. »

Au lieu de dévouer la France à un retour périodique d’agitations incalculables dans leurs malheureux effets, le jury constitutionnaire organisant, en quelque sorte, le pouvoir constituant, et lui désignant des révisions partielles, l’empêchera de déborder.

Il reste une troisième attribution à donner à cette institution salutaire. Elle doit offrir à la liberté civile une ressource d’équité naturelle, dans des occasions graves où la législation tutélaire a oublié sa juste garantie. Le jury constitutionnaire devient ainsi un supplément de juridiction naturelle aux vides de la juridiction positive.

« Le législateur est réduit à construire de grandes classifications de délit ; les différences lui échappent. »

« Qui n’a pas été dans le cas de voir des juges placés dans l’effrayante alternative de sauver un coupable, et ce qui est bien plus affligeant, de punir l’innocence ou d’enfreindre la loi ? Cette position d’un tribunal, réduit à l’arbitraire ou à l’injuste, n’atteste-t-elle pas l’insuffisance de la législation, et l’existence du vide qu’on propose de couvrir, si l’on ne peut le combler ? »

« Quel esprit juste, dit-il, quel cœur sensible n’a pas regretté vivement le droit de faire grace, aboli parmi nous, parce qu’on l’a confondu avec l’idée d’une prérogative royale ? C’est la prérogative de l’innocence près de succomber avec les apparences du crime ; c’est la dernière espérance du malheur, tel qu’il n’y en a pas de plus déplorable au monde ; c’est la consolation de tout ce qui porte un cœur, et que le spectacle de l’innocence, confondue avec le coupable, afflige et bouleverse jusques dans le fond de l’ame ; et quand cette calamité est presque toujours la faute ou la suite d’un oubli de la part du législateur ; quand on songe qu’il se garderait bien de l’appliquer lui-même en suivant sa véritable intention, tandis qu’on force le juge à l’appliquer d’après cette intention présumée ; quand, dis-je, on voit la liberté de l’homme ainsi exposée, comment n’accueillerait-on pas la demande que je fais d’y remédier, l’établissement d’un juge d’équité naturelle ? »

« Le droit de faire grace est nécessaire quand c’est un devoir ; et, lorsque c’est un devoir, il faut lui ôter sa dénomination ; ce n’est plus grace, c’est justice.

L’idée de Sieyes, a dit un de ses collègues, aurait honoré le génie de Platon : mais nous sommes encore trop corrompus pour la réaliser parmi nous. Tant pis ! L’assemblée, tout en rendant hommage aux importantes vérités qu’on venait de lui exposer, passa à l’ordre du jour. Nous n’en avons aucun regret. Le jury constitutionnaire, retiré de sa véritable place, pour être adapté à une mécanique étrangère, n’aurait peut-être pas produit l’effet que l’on doit en attendre, lorsqu’il sera rapporté aux parties également combinées d’un même plan. En attendant, la philosophie a vu s’agrandir son domaine. Mais avant de finir, récapitulons les principes dont Sieyes nous a fait part dans ses deux derniers écrits.

1. Se faire représenter dans le plus de choses possibles, c’est accroître sa liberté.

2. Le systême représentatif est, par rapport à la démocratie, ce que l’édifice est par rapport à sa base.

3. L’acte constitutionnel ne comprend que l’organisation à donner à l’établissement central, et non pas à tout l’établissement public.

4. Les différentes procurations qui le composent, doivent être divisées ;

5. De manière, cependant, à conspirer toutes au même but : systême du concours.

6. La proposition doit être séparée de la résolution de la loi.

7. Le gouvernement séparé du pouvoir exécutif comme pensée séparée de l’action.

8. Il y a proposition en ligne ascendante, (celle du tribunat) ; en ligne descendante, (celle du gouvernement).

9. La législature ne rendra point de loi de son propre mouvement.

10. Il n’existe pas de constitution sans garantie ; point de garantie sans gardien.

11. Il faut que la constitution soit susceptible de recevoir le contingent des lumières que chaque division de tems peut nous apporter.

12. Il faut éviter les débordemens du pouvoir constituant, et le retour périodique des réformes totales.

13. La constitution ne doit point ressembler à un individu qui naît, croît, décline et meurt.

14. Il faut qu’elle renferme le principe d’un développement successif.

15. La liberté individuelle étant le premier de tous les principes sociaux, elle se trouve lésée chaque fois qu’il manque une loi applicable au cas qu’on désire lui soumettre ; il faut donc un tribunal d’équité naturelle pour des délits sur lesquels il ne se trouve pas de ressource dans la compétence des lois.

FIN.

Notes du texte

(1) Luther.

(2) /variante chapitre 1 AN : vous assomer/, /La pagination est d’ailleurs différente entre ce chapitre isolé et l’édition disponible en Allemagne.

(3) /idem : loupe de crystal qui agrandit l’objet sans le colorer/

(4) M. l’Evêque de Langres dit « que la trop grande perfection était le défaut de cet ouvrage. » En effet, cette déclaration est parfaite, mais nous y reviendrons.

(5) On s’apercevra à plus d’un endroit que le présent ouvrage est antérieur à l’époque actuelle. Il date de 1794 et 1795. /C’est peu probable, dans la mesure où des citations proviennent de l’édition Cramer de 1796/

(6) Ce mot un peu vague, usité en politique, vaut bien l’attraction des physiciens et l’affinité des chimistes.

(7) Sieyes a donné plus de développement à cette idée, dans son ouvrage sur la jurie constitutionnaire.

(8) Expression de Sieyes.

(9) De Duport.

(10) La révolution durerait dix ans, si vous adoptiez le plan de Sieyes, disait Barnave en 1789. Mai 1791.

(11) Horde de Tartares, toujours campée, n’ayant d’autre existence que le brigandage ; proscrivant le mariage.

(12) Il dit : un scélérat ne pourra fuir ; par-tout où il portera ses pas, il se trouvera au centre de l’empire.

(13) Vandermonde.

(14) Titre dont il n’a encore été question, dans aucun acte constitutionnel qui ait paru.

EXPOSE HISTORIQUE/DES ECRITS/DE SIEYES, présentation de Pierre-Yves Quiviger, Révolution Française.net, Textes, mis en ligne le 19 mai 2007; URL:http://revolution-francaise.net/2007/05/19/114-expose-historique-ecrits-sieyes