Comme la plupart de ses contemporains, lorsqu'ils sont portés par l'esprit des Lumières, Marat inscrit sa réflexion politique dans la théorie du droit naturel lockien. Les Déclarations des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et 1793 se structurent sur cette même tradition philosophique : on en retrouve les principes cardinaux dans les deux premières phrases de cet extrait du Plan de législation qui traitent de la fonction d'une société et d'un gouvernement. Alphonse Aulard écrivait que la Révolution française « consiste dans la Déclaration des droits rédigée en 1789 et complétée en 1793, et dans les tentatives faites pour réaliser cette déclaration » . C'est à partir de la question des droits naturels que se développent les conflits des conceptions de la liberté et de la propriété qui caractérisent la Révolution française et qui sont présents bien avant 1789 dans la pratique et la réflexion politiques des mouvements populaires et des philosophes. En quelques lignes Marat en indique ici les enjeux : ce qui définit une société n'est pas la liberté du propriétaire mais la liberté du plus démuni, c'est-à-dire son droit à l'existence. (Yannick Bosc)

« Faites abstraction de toute espèce de violence, et vous trouverez que le seul fondement légitime de la société est le bonheur de ceux qui la composent. Les hommes ne se sont réunis en corps que pour leur intérêt commun ; ils n'ont fait des lois que pour fixer leurs droits respectifs, et ils n'ont établi un gouvernement que pour s'assurer la jouissance de ces droits. S'ils renoncèrent à leur propre vengeance, ce fut pour la remettre au bras public ; s'ils renoncèrent à la liberté naturelle, ce fut pour acquérir la liberté civile ; s'ils renoncèrent à la communauté primitive des biens, ce fut pour en posséder en propre quelque partie. A la génération qui fit le pacte social, succède la génération qui le confirme ; mais le nombre des membres de l'Etat change sans cesse. D'ailleurs, lorsqu'on a pris aucune mesure pour prévenir l'augmentation des fortunes particulières, par le libre cours laissé à l'ambition, à l'industrie, aux talents, une partie des sujets s'enrichit toujours aux dépens de l'autre, et par l'impuissance de disposer de ses biens en faveur des étrangers qu'au défaut d'héritiers naturels, les richesses doivent bientôt s'accumuler dans un petit nombre de familles. Il se trouve donc enfin dans l'Etat une foule de sujets indigents, qui laisseront leur postérité dans la misère. Sur une terre partout couverte des possessions d'autrui et dont ils ne peuvent rien s'approprier, les voilà donc réduits à périr de faim. Or, ne tenant à la société que par ses désavantages, sont-ils obligés d'en respecter les lois ? Non, sans doute ; si la société les abandonne, ils rentrent dans l'état de nature ; et lorsqu'ils revendiquent par la force des droits qu'ils n'ont pu aliéner que pour s'assurer de plus grands avantages, toute autorité qui s'y oppose est tyrannique, et le juge qui les condamme à mort n'est qu'un lâche assassin. S'il faut que, pour se maintenir, la société les force de respecter l'ordre établi ; avant tout, elle doit les mettre à couvert des tentations du besoin. Elle leur doit donc une subsistance assurée, un vêtement convenable, une protection entière, des secours dans leurs maladies et des soins dans leur vieillesse : car ils ne peuvent renoncer à leur droits naturels, qu'autant que la société leur fait un sort préférable à l'état de nature. Ce n'est donc qu'après avoir rempli de la sorte ses obligations envers tous ses membres, qu'elle a droit de punir ceux qui violent ses lois. Développons ces principes, en les appliquant à quelques cas particuliers relatifs à un délit fort commun ; délit qui, plus que tout autre, semble attaquer la société, mais dont la punition doit presque toujours révolter la nature. Il n'est aucun délit qu'on ait représenté sous plus d'aspects différents que le vol ; aucun dont on se soit fait de plus fausses idées. Tout vol suppose le droit de propriété : mais d'où dérive ce droit ? L'usurpateur le fonde sur celui du plus fort, comme si la violence pouvait jamais établir un titre sacré. Le possesseur le fonde sur celui de premier occupant : comme si une chose nous fut justement acquise pour avoir mis les premiers la main dessus. L'héritier le fonde sur celui de tester, comme si l'on pouvait disposer en faveur d'un autre de ce qui n'est pas même à soi. Le cultivateur le fonde sur son travail : sans doute le fruit de votre travail vous appartient ; mais la culture exige le sol, et à quel titre vous appropriez-vous un coin de cette terre qui fut donnée en commun à tous ses habitants (1) ? Ne sentez-vous pas que ce n'est que d'après une égale répartition du tout, qu'on pouvait vous assigner votre quote-part ? Encore, après ce partage, n'auriez-vous droit sur le fonds que vous cultivez, qu'autant qu'il est absolument nécessaire à votre existence ? Direz-vous que le nombre des habitants de la Terre changeant sans cesse, ce partage devient impossible ? Mais en est-il moins juste pour en être impraticable ? Le droit de posséder découle de celui de vivre : ainsi tout ce qui est indispensable à notre existence est à nous, et rien de superflu ne saurait nous appartenir légitimement, tandis que d 'autres manquent du nécessaire. Voilà le fondement légitime de toute propriété, et dans l'état de société et dans l'état de nature ».

(1) Quel que soit l'objet de la possession, les conséquences sont les mêmes ; car les hommes, tous assujettis par la nature aux mêmes besoins, et tous pétris du même limon, apportent tous au monde les mêmes droits : des biens de la terre, chacun ne peut donc avoir en propre que sa quote-part . (Note de Marat)

Texte extrait de Michel Vovelle, Marat. Textes choisis, Paris, Editions sociales, 1975, p. 87-89.