Paula Petitier, qui anime un groupe d’études sur Michelet depuis 2002 dresse donc le portrait, dans son Jules Michelet. L'Homme histoire, d’un « homme du dedans », un génie de l’esprit, mais dont l’inspiration provient en grande part d’une sexualité parée de tous les prestiges d’une effusion mystique qui permet l’accomplissement de l’œuvre. Des périodes majeures de sa vie décrite par Paula Petitier tout au long de cet ouvrage, qui nous donnent l’image du moi d’un historien vivant, mais hanté par la mort, nous retiendrons surtout le temps des révolutions.

Au-delà des considérations de Paul Viallaneix, dans son article relatif à Michelet, évangéliste de la Révolution française, donc sur un écrivain pris encore dans la passion d'une "histoire immédiate de la Révolution française", Paule Petitier met l'accent sur le contraste entre une révolution française que l’historien fait en écrivant son histoire au cours des années 1846-1853, et une autre révolution, celle de 1848, qui défait l’historien impuissant à en influencer le cours. Position paradoxale, angoissante que Michelet lui-même formule dans les termes suivants : « Joie et tristesse : jusqu’ici je faisais la Révolution ; maintenant je le vois, je la subis, l’applaudis. Mon rôle est passif » (cité page 234). C’est aussi la période où il rencontre la jeune Athénaïs pour l’épouser en mars 1849. De sa présence auprès de lui, il en ressort une nouvelle énergie désirante de l'historien, par le fait de "la transmutation de deux existences" selon ses propres termes. Ainsi précise Paule Petitier, "Athenaïs, c'est encore lui sous une autre forme, à un autre âge, de sorte que leur union permet la culture et le développement du même être" (p. 257) dans une relation désormais harmonieuse des diverses fonctions du corps. Nous pouvons donc considérer que le périple révolutionnaire de Michelet se caractérise par la concrétisation d’une passion universalisatrice et d’un renouvellement mythique décrits sous la formule englobante de « sexe de l’esprit », comme nous allons le voir.

De fait, la publication en 1846 de son ouvrage intitulé Le Peuple prépare son Histoire de la Révolution dans la mesure où « Chaque nation représente une individualité collective et défend le principe du ‘moi’ sans le réduire à l’individualisme bourgeois » (Petitier, p. 219). A ce titre, Michelet se dissocie de la conception triomphante du moi dont Victor Cousin se fait le héros, comme le montre Jan Goldstein dans son récent ouvrage The Post-Revolutionary Self: Politics and Psyche in France, 1750-1850 (Cambridge, Mass: Harvard University Press, 2005) qui fait l’objet d’un passionnant débat sur H-France entre chercheurs français et anglophones. C'est ici qu'il définit le moi par rapport aux « deux sexes de l’esprit » en désignant conjointement la réflexion et l’instinct. Par « sexe de l’esprit », il faut comprendre une manière de penser qui considère l’activité intellectuelle au croisement du corps sexué et de l’esprit.

Michelet reprend alors, dans le tome I de son Histoire de la Révolution, la figure sieyèsienne du Tiers-Etat pour désigner l’espace de production et de circulation de la nation. Une telle passion nationale suscitée par la Révolution française s’oriente nettement vers la prise en compte du rôle des masses, à la différence de Louis Blanc et Lamartine, auteurs dans le même temps d’une Histoire de la Révolution et d’une Histoire des Girondins. Une telle Histoire de la Révolution, précise Paula Petitier, « s’attache ainsi à dire la foi nouvelle qui s’est exprimée dans les actes mêmes des révolutionnaires. Michelet donne donc à sentir ce qu’ont pu être l’exaltation collective, le sentiment d’ouvrir des horizons nouveaux, la dépense d’énergie extraordinaire pour la chose publique, la transformation du sens de la vie individuelle, la modification de la temporalité qui accompagne l’événement révolutionnaire et font de lui une expérience telle qu’elle bouleverse l’être tout entier. » (page 226-227). Par la suite, le tome II, publié à la fin de 1847, annonce son souci de dissocier violence et révolution, donc de percevoir la terreur comme un abîme sans fond. Alors les événements sanglants de juin 1848, après son action en faveur d’une révolution culturelle favorable à l’éducation du peuple, l’incitent à se retirer dans le travail sous le traumatisme de l’événement. Et c’est dans cette atmosphère pesante, certes pondérée par son union intense avec Athénaïs, qu’il rédige les tomes suivants emprunts du récit des massacres en prélude à la terreur, tout particulièrement les massacres de septembre, avant d’en venir à la terreur elle-même. « Jamais Michelet n’a confondu de façon plus patente l’écriture historique et la vie, jamais il n’a tant éprouvé le récit dans son corps » (page 263), ajoute Paule Petitier, du fait de l’approfondissement de sa conception physiologique de la pensée et de l’écriture.

C’est à la fin de l’année 1850 qu’il aborde enfin « la ténébreuse horreur de 93 » selon ses propres termes, tout en se positionnant sans ambiguïté dans le camp de la Montagne, certes sur la base d’une adhésion minimaliste (« Montagnard, et non Jacobin, entre Cambon et Carnot » précise-t-il). Au même moment, il est rayé par le ministère de la liste des enseignants rémunérés du Collège de France, en écho de son opposition constante au conservatisme grandissant du pouvoir, avant même le coup d’Etat du 2 décembre 1851. Ne vivant désormais plus que sa plume, après sa révocation sur décret présidentiel, il accepte la réimpression des premiers tomes de son Histoire de la Révolution, déjà épuisés, et l’achève en 1853 sous la forme de deux volumes consacrés à la période juin 1793 – juillet 1794, donc centrés sur la question de la terreur.

Sept années de recherches dans les archives, de lectures et d’écriture aboutissent ainsi non seulement à un grand succès de librairie à son époque (« le Rembrandt de l’histoire » écrit son ami et poète Béranger), mais à une œuvre destinée à marquer chaque génération de républicains. Michelet en sort épuisé intellectuellement, désillusionné politiquement mais ayant convaincu ses lecteurs que la Révolution est un bloc où il importe de ne pas dissocier Robespierre et Sieyès par exemple, sous prétexte de dictature jacobine, et où le peuple occupe la place centrale dans l’action collective.

A vrai dire, c’est plutôt Danton, comme le montre Gilles Marcotte dans son étude sur L’amour du monstre. Michelet, la sirène, Danton (Etudes françaises, N°1, 1994), qui personnifie la Révolution dans sa dimension terrible, sublime et donc monstrueuse. L’homme Robespierre « est la société elle-même, rien de plus, rien de moins. Il l’exprime parfaitement, marche d’un pas avec elle, sans la devancer jamais » précise Michelet ; « homme de talent », il incarne la lutte de la justice contre la grâce, de la religion révolutionnaire contre le christianisme, alors que Danton est « un pénétrant génie », une force de la nature, le paradoxe incarné dans une personne du génie historique faite à la fois de lumières et de ténèbres, un monstre sublime en quelque sorte. Et Gilles Marcotte d’en conclure sur ce qu’il en est de la Révolution au-delà même de son faire : « Robespierre est celui qui fait la Révolution, qui la conduit jusqu’à son terme qui est également un échec, et d’abord au sens religieux que Michelet lui assignait ; Danton, à l’opposé, est la Révolution, il la contient tout en lui-même. » (page 133). Reste que le faire de la Révolution demeure au centre de notre intérêt actuel pour l’histoire de la Révolution écrite par Michelet dans la mesure où il ressort de sa description, pas à pas, des événements et de leurs acteurs une méthode d’investigation particulièrement moderne : « se demander comment les événements ont été vécus par les contemporains, quels sens ils eurent par rapport à leur situation concrète et morale » précise Paule Petitier à la page 298 de son ouvrage si novateur.

S’il ne publia pas une suite, sous la forme d’un ouvrage sur la philosophie de la Révolution française, Michelet trouva, dans un contexte politique et personnel très marqué par le changement, l’énergie pour rendre compte d’un événement révolutionnaire où la volonté des hommes ne cesse de se dépasser elle-même tant sur le plan physiologique que sur le plan spirituel. C’est sans doute là que se manifeste sa volonté propre de construire le sens de la Révolution contre son incarnation chrétienne, à distance donc de la figure de Grégoire, et au titre d’un anticléricalisme plus assumé dans les affres de sa personne que de nature militante.

N.B. Michelet, qui fait de Vico le père de l'histoire universelle, puis le diffuse et le vulgarise dans l’Europe entière en le traduisant, présente la Scienza nuova, non pas comme une science au sens propre du terme, mais comme une "philosophie de l’histoire". Cette interprétation historiciste et laïque de de Vico, qui se répercute sur la manière dont Michelet présente la dimension universaliste de la Révolution française, fait actuellement débat, en particulier au sein d'un numéro sur Vico de la revue Noesis. Ainsi Alain Pons écrit: "Depuis que Michelet a publié, en 1827, ce qu’il appelle une 'traduction abrégée' de la Scienza nuova, dans l’édition de 1744, sous le titre de Principes de la philosophie de l’histoire, en utilisant l’expression 'philosophie de l’histoire' mise en circulation par Voltaire, Vico a été rangé dans la catégorie accueillante et vague des 'philosophes de l’histoire', où se trouvent réunis historiens, philosophes, théologiens, littérateurs. Et en effet, bien que le terme même d’ 'histoire' n’apparaisse pas dans le titre des Princìpi di scienza nuova d’intorno alla comune natura delle nazioni, il est indiscutable que l’histoire est au centre de cette œuvre, sans en être cependant l’objet principal".