On ne peut comprendre la genèse et la portée de cette recension sans prendre en considération le parcours singulier et la personnalité extravagante de Richard Cobb. Néanmoins, il faut rapporter ces éléments biographiques à la configuration du champ des études révolutionnaires en France, telle qu’elle se présentait au milieu des années soixante. La traduction que nous proposons ici nécessite donc quelques explications liminaires, ne serait-ce que pour rappeler succinctement dans quel contexte et dans quelles circonstances ce compte rendu fut élaboré. Il s’agit de situer brièvement l’ouvrage de François Furet et Denis Richet dans le paysage historiographique, d’étudier rapidement la nature du livre et de présenter les réactions qu’il a provoquées. Nous dirons ensuite quelques mots de Richard Cobb, de sa formation et de ses rapports avec les historiens de la Révolution. Enfin, nous terminerons cette introduction en évoquant le retentissement du texte au regard des courriers de désapprobation qui parvinrent à la rédaction du T.L.S dans les semaines qui suivirent sa publication.

Afin d’éviter tout malentendu, il nous semble utile de dire très concrètement ce qu’est le ‘Furet-Richet’ (3). Sans cela, la découverte par le novice du livre de Furet et Richet dans son édition originale au hasard d’un rayonnage de bibliothèque, risque fort de le plonger dans la perplexité. A première vue, le gros livre rouge, grand format, doté d’une solide couverture et d’un nombre impressionnant d’illustrations, qui déroule son récit en colonnes comme dans un journal, n’a pas grand-chose à voir avec les travaux d’érudition minutieuse ou les thèses académiques qui font généralement l’objet de l’attention méticuleuse des spécialistes. Et pourtant, la publication par Hachette, dans la collection « Réalités », de cette histoire de la Révolution française à l’intention du grand public, a suscité de nombreux commentaires. Ce n’est pas tant la forme de l’ouvrage –quoique tous ceux qui ont écrit sur ce livre ont salué la haute qualité de l’ordonnancement général– qui a retenu l’attention, que son projet. Ce « beau livre », selon la nomenclature éditoriale, n’a pas l’aspect universitaire : il est magnifiquement illustré, mais dénué de bibliographie, certes pourvu d’une sélection d’iconographie révolutionnaire pointue, mais rédigé par deux jeunes chercheurs non spécialistes de la période en question. Soucieux de séduire une clientèle de haut niveau prête à dépenser 79 francs pour le premier volume (en 1965, c’est une somme !), les auteurs n’ont pas limité leurs efforts à la qualité de la reliure. Leur récit, rédigé dans une langue modernisée, suggère aussi l’imminence d’une réinterprétation en profondeur du phénomène révolutionnaire. Cette nouvelle doxa s’appuie principalement sur la redécouverte de la dualité de la Révolution française, un thème majeur de l’historiographie libérale du XIXe siècle. Il s’agit de distinguer deux temps dans la Révolution : une « bonne » révolution d’abord, celle des Lumières, portée par le siècle, qui se concrétise en 1789 et atteint ses objectifs le 4 août, une « mauvaise » ensuite, marquée par la rupture du 10 août et caractérisée par l’irruption du mouvement populaire sur le devant de la scène politique. L’essence de cette perspective se trouve résumée dans le livre par l’utilisation de la métaphore du « dérapage ». L’effet recherché par les auteurs est évident : il s’agit de déconnecter de la Révolution des Lumières et des élites les exigences sociales et démocratiques du mouvement populaire, c’est à dire poser la question de la nécessité historique de la Révolution française.

Publié un an seulement après le livre d’Alfred Cobban, The Social Interpretation of the French Revolution (4), le premier volume de La Révolution Française de François Furet et Denis Richet constitue une étape de ce moment que les observateurs de l’historiographie révolutionnaire qualifient de « crise révisionniste de l’historiographie de la Révolution française » (5). En France, dans un contexte idéologique pesant, mêlant rivalités d’écoles et querelles de personnes, l’ouvrage a été diversement reçu. Dans sa réponse aux arguments développés par Furet et Richet, publiée sous la forme d’un compte rendu critique dans les Annales Historiques de la Révolution Française (6), Claude Mazauric souligne avant tout le caractère idéologique de cette relecture irrespectueuse de l’historiographie classique (7). Dans la Quinzaine littéraire, Marc Ferro parle lui d’une « conception de l’évolution historique que l’on pourrait qualifier de ‘réformiste’ » (8), tandis qu’Albert Soboul y voit une facette des diverses « tentatives révisionnistes » (9) qui éprouvent l’interprétation classique de la Révolution depuis la fin des années cinquante. Enfin, dans sa recension publiée par les Annales E.S.C., Louis Bergeron salue la publication de « deux très beaux volumes » dont il loue « l’exceptionnelle qualité du texte » (10).

Le compte rendu rédigé par Richard Cobb pour le T.L.S. se situe dans un registre et dans un contexte de réception relativement différent du contexte français. Il s’agit d’un texte d’une assez grande violence polémique qui, dans un style très personnel, tout à la fois enlevé, véhément et drôle, s’attache à démontrer le caractère prétentieux des deux auteurs. Le ton employé par l’historien britannique est tel que l’on pense davantage à un règlement de compte qu’à une critique argumentée. Le titre nous indique toutefois une cible plus large que le travail des deux jeunes historiens. « Nous des Annales » s’adresse en effet expressément à « l’école des Annales » et à ceux qui revendiquent l’étiquette et l’assentiment de la prestigieuse revue dirigée par Fernand Braudel. Voyons dans un premier temps si nous pouvons hiérarchiser les critiques formulées par Cobb à l’égard de cette nouvelle histoire de la Révolution française. Dans un second temps, nous allons tenter de développer quelques hypothèses pouvant expliquer le rapport difficile qu’entretient le professeur d’Oxford avec les Annales.

L’axe principal des reproches adressés à l’ouvrage par le collaborateur du T.L.S. concerne le style général du volume et le vocabulaire moderne employé délibérément par les auteurs : « Messieurs Furet et Richet sont de ces historiens qui parleront plus volontiers de ‘mental collectif’ que de ‘mentalité collective’ ». Cobb ironise volontiers sur les tournures alambiquées, déroutantes, ironiques ou trompeuses qui ponctuent le texte, n’hésitant pas à conclure à propos des deux chercheurs français : « Ils sont les maîtres de l’Histoire-insinuation ». Si la perfidie est au rendez-vous et la méchanceté caractérisée –« L’école des Annales devait être la première dans chaque nouveau secteur de la recherche. Mais l’innovation se réduit souvent à une bonne dose de prétention et de vulgarité. M.Furet et M.Richet sont deux membres très représentatifs de l’école »– il ne faut cependant pas négliger les remarques de fond qui sont avancées. Face au livre de François Furet et Denis Richet, Cobb n’est pas dupe. Avant d’exposer une perspective originale sur la Révolution, il s’agit surtout d’une très bonne compilation des textes fondamentaux de Lefebvre, Caron, Soboul ou Rudé : « ils ont absorbé –parfois même gobé– la plupart des travaux récents ». En terme de nouveauté, Cobb constate qu’ils n’ont pas grand-chose à offrir. De la déchristianisation, par exemple, « ils ne proposent qu’une prudente et médiane vision mathiezo-soboulienne ». Quant au contenu iconographique, bien que très important et remarquablement bien agencé, il laisse de côté les représentations populaires et tend à présenter la Révolution seulement dans ses aspects les plus attendus et les plus traumatiques. Ailleurs, Richard Cobb questionne le parti pris des auteurs : « Quand on sait que la période de la dictature jacobine fut la seule pendant laquelle la détresse du peuple des villes fut relativement soulagée par un gouvernement efficace et par le contrôle des prix des denrées alimentaires, on peut s’interroger sur le titre du chapitre final qui couvre cette période et qui est inexplicablement intitulé ‘Le temps de la détresse’ ; peut-être était-ce simplement histoire de ne pas l’intituler ‘le gouvernement révolutionnaire’ ? ». Enfin, il ne manque pas de souligner le caractère téléologique du « dérapage ».

Au-delà des remarques précises qui concernent la forme et le fond de l’ouvrage, l’article comporte une critique de portée générale. Richard Cobb s’intéresse en effet à ce que l’on appelle, un peu facilement peut-être aujourd’hui, la « posture » des deux auteurs et en propose un décryptage. Qui sont-ils pour remiser des pans entiers de l’historiographie ? D’où parlent-ils ? A quel titre ? L’introduction du texte répond à ces questions et dans une longue tirade contre la génération montante de « l’école des Annales », Cobb accuse les deux chercheurs de fossiliser la dynamique autrefois associée à la revue fondée par Marc Bloch et Lucien Febvre. Décrivant des historiens déconnectés de la réalité et remplis de certitudes, il les suspecte d’avancer masqués : « ils sont plutôt bons dans les énigmes historiques, empruntant les vêtements de MM. Caron, Lefebvre, Soboul, Rudé, Chevalier, et même Guérin, ou parfois le manteau de l’un, la chemise d’un autre, le pantalon d’un troisième, pour finalement retailler l’ensemble dans le style des Annales ». La charge est violente. On peut s’interroger, quarante ans plus tard, sur la source de cette réaction épidermique. Les éléments dont nous disposons ne permettent pas d’identifier l’existence d’un différend particulier entre l’historien anglais et la deuxième génération de « l’école des Annales » expliquant pareil déchaînement. Il nous faut donc nous contenter d’hypothèses.

Pour tenter de comprendre la férocité de la recension, référons-nous à la biographie de Richard Cobb, telle qu’elle est esquissée par son ancien étudiant David Gilmour dans l’introduction au recueil posthume The French and their Revolution (11). C’est un parcours de chercheur en tous points singulier qui nous est présenté. Né en 1917, Cobb arrive seul en France en 1935, à peine ses études secondaires terminées. De son premier séjour à Paris jusqu’à son départ pour le Pays de Galles en 1955, Cobb a passé, si l’on retire les années de guerre, pas moins d’une quinzaine d’années en France. Elève de Georges Lefebvre, qui l’a d’abord orienté vers l’étude de François-Nicolas Vincent, il a finalement publié une thèse monumentale sur les armées révolutionnaires, résultat d’une décennie de travail et d’une plongée conséquente dans les dépôts d’archives de Paris et de province. Sa maîtrise parfaite de la langue lui a permis de rédiger directement ses travaux dans un français excellent. Devenu fellow à Oxford en 1962 (Balliol College), il commence à écrire les études qui seront rassemblées plus tard dans son recueil de 1969 et notamment les nombreux comptes rendus pour le T.L.S. Dans l’introduction qu’il rédige pour présenter les textes qui composent l’ouvrage, Cobb fait le point sur ce qu’il appelle sa « seconde identité », sa vie française. Ce premier bilan –il y en aura d’autres, Cobb est un écrivain prolixe– correspond à une période charnière de son parcours intellectuel. S’éloignant peu à peu de la ligne tracée par Lefebvre, sa vision de l’histoire de la Révolution tend à évoluer vers toujours plus d’empirisme et de récits anecdotiques, laissant sa première identité reprendre peu à peu le dessus. Faisant cette transhumance intellectuelle, il n’en oublie pas pour autant les étapes de ce cheminement, ni le travail de longue haleine qu’impose la discipline historique par le passage obligé de la confrontation avec les archives. Ce parcours, somme toute classique, est le parcours des historiens de sa génération, marqués par la figure de Georges Lefebvre et l’histoire « vue d’en bas ». Quand parait la synthèse de Furet et Richet, Cobb mesure ce qui le sépare de ces jeunes chercheurs qui sont alors les figures en vue de la nouvelle génération. On peut sans trop de risque affirmer que cette trajectoire, dans ce qu’elle a de classique et d’atypique, explique largement les récriminations adressées aux auteurs. Elle permet de comprendre aussi pourquoi les remarques de Cobb n’ont pas les mêmes fondements ni les mêmes significations que les discussions érudites et politiques proposées par Claude Mazauric ou Albert Soboul, même s’il prend dans ce texte la défense de l’historiographie classique. La perspective choisie par Richard Cobb ne relève pas du même procédé, il ne se place pas franchement sur le plan des idées. Il n’est d’ailleurs pas évident qu’il trouve les mêmes choses à reprocher au ‘Furet-Richet’ que les historiens marxisants, ni qu’il distingue dans le « dérapage » une véritable prise de position, dans le sens premier du terme, porteuse d’une charge révisionniste irréversible. A ce propos, Cobb ne mentionne pas l’antériorité de son compatriote Alfred Cobban sur le terrain de la relecture des acquis et certitudes de « l’interprétation sociale ». Il ne faudrait surtout pas voir là une quelconque approbation des théorie cobbaniennes –la lecture de la recension des travaux de Cobban par Cobb un an auparavant dans le T.L.S. nous indique combien elles n’avaient pas les faveurs de l’auteur (12)–, mais plutôt la marque d’un historien que le combat historiographique n’intéresse pas (13).

Ses préoccupations sont d’un autre registre et ramènent à sa biographie. Si la querelle idéologique n’est pas sa priorité première, Cobb n’en a pas moins de reproches à faire à la méthodologie historique élaborée par « l’école des Annales » et en l’occurrence par Furet et Richet. Leur mépris pour les petites choses et les petites gens, leur dédain pour les détails et leur propension prétentieuse à l’interprétation, loin de toute l’humilité qui sied au chercheur, constitue une panoplie très éloignée du style et de la formation de l’historien d’Oxford. Les auteurs proposent d’écrire l’histoire dans une langue rénovée, Cobb se fait un devoir et une fierté de parler et d’écrire un français académique impeccable. Le livre se veut interprétatif, Cobb ne s’intéresse plus désormais qu’aux individualités. Les auteurs inscrivent leurs travaux dans un mouvement collectif qui entend moderniser la pratique historienne, Cobb refuse de voir la discipline historique autrement qu’à travers la confrontation individuelle du chercheur avec les archives et les textes. Le lecteur pourrait par conséquent ne voir dans ce compte rendu qu’une opposition de style, exacerbée par la distance générationnelle qui sépare le reviewer du T.L.S. des nouveaux historiens parisiens. Cependant, en raillant quelques-uns des traits caractéristiques des nouveaux venus sur le champ de l’historiographie révolutionnaire, Cobb fait preuve d’une perspicacité certaine : il parvient à saisir en quelques lignes, avec acuité sinon élégance, des éléments qui ont en partie structuré les débats historiographiques des années soixante-dix et quatre-vingt, sur la nature de l’histoire à écrire.

Pour terminer cette présentation, il nous faut encore dire un mot du bruit provoqué par cet article, car l’affaire ne s’est évidemment pas arrêtée là. Le compte rendu a connu une suite retentissante, suscitant de part et d’autre de la Manche les réactions indignées de deux grands historiens. Choqué par les propos tenus sur les Annales, Pierre Goubert, qui à ce moment ignorait tout de l’identité de l’auteur, fit parvenir un courrier de désapprobation au T.L.S. Il y faisait remarquer combien le ‘Furet-Richet’ arrivait à point dans les librairies, offrant au grand public une alternative sérieuse aux travaux de Pierre Gaxotte. La revue publia la lettre une semaine plus tard, agrémentée d’une réponse anonyme de Cobb qui s’étonnait que les seules synthèses accessibles au public français soient celles de Gaxotte, car « tel n’(était) pas le cas outre-manche » (14). Ensuite, ce fut au tour d’Eric Hobsbawm de rappeler aux lecteurs français du T.L.S. que la grande majorité des historiens anglais ne se retrouvaient pas dans l’opinion exprimée par l’auteur du compte rendu à propos de la descendance braudélienne (15). En France, les réactions aux mots acerbes de Richard Cobb furent plus discrètes. Claude Mazauric mentionna l’article : « Le recours à une certaine forme polémique de critique n’est pas toujours compris, mais le style hautain et le parti frondeur des auteurs à l’égard de leurs devanciers expliquent assez le recours de certains commentateurs à la violence verbale » (16) et Albert Soboul regretta le ton adopté en précisant que « ce n’est pas ainsi qu’il faut discuter entre historiens » (17). On s’en tint là.

L’histoire singulière de cette recension connut un nouveau rebondissement en 1967 quand Richard Cobb publia un compte rendu, plus tempéré, du deuxième volume. Consacré à la période allant de Thermidor à Brumaire –un champ encore assez peu documenté et par conséquent moins sujet à controverse–, cette seconde partie n’a pas rencontré la même destinée polémique. Elle fut donc généralement bien accueillie. Cobb salue « un propos à jour et intelligent mis en relief par une sélection admirable d’illustrations ». Il signale l’abandon partiel de ce langage abscons, cible de sa première chronique, mais ne résiste pas à faire l’inventaire précis de ces expressions empruntées au « jargon Nouvel Observateur »18. Ultime épisode, en 1970, Cobb signe une courte note à propos de la traduction anglaise de l’ouvrage pour féliciter le traducteur d’avoir su donner du texte original une version pour le public britannique dans un « anglais de base » (standard English), rendant ainsi le livre lisible « en clair » (19).

TRADUCTION :

Les mots ou les expressions en français dans le texte original sont signalés par un astérisque dans la traduction. Les mots en italiques dans le texte original sont en italiques dans la traduction.

On ne s’étonnera guère qu’après bientôt quarante ans d’existence – la revue fut fondée dans les années vingt – et après vingt ans de toute puissance dont tout le mérite revient à la fameuse VIe section de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes – l’école des Annales (« Nous des Annales », les mots qui ouvrent tant d’articles) n’a pas seulement développé une mentalité fondée sur une confraternité forte et exclusive, mais aussi une langue qui lui est propre, presque immédiatement reconnaissable et qui, les nombreuses années d’autopromotion énergique aidant, est devenue si caractéristique qu’elle se prête facilement à la parodie. Après avoir conquis la Méditerranée et colonisé la Baltique, les Annales s’intéressent maintenant à la Révolution française. Les co-auteurs de cette histoire, luxueusement illustrée, de la Révolution française, François Furet et Denis Richet (le premier, un spécialiste des classes moyennes parisiennes au XVIIIe, le second se consacrant à l’étude du Paris du XVIe siècle) comptent parmi les plus distingués des jeunes membres de la Confrérie ; ils écrivent dans la langue des fidèles, et incarnent, dans une forme extrême, à la fois les qualités et les défauts d’un groupe d’historiens qui, bien que travaillant à l’extension des champs de la recherche historique, ont été souvent trop exclusifs et presque hystériquement allergiques à toute forme de critiques venue de l’extérieur.

Pourtant, l’école ne détient pas de monopole en matière de nouveaux sujets et d’innovation. Ariès, Foucault et Chevalier, tous trois chercheurs indépendants, se sont frayé un chemin dans les couloirs sombres de l’histoire de la famille, de la folie, du crime et de la violence populaire, sans jamais avoir été ordonnés frères-es-conjoncture. Personne ne nierait que les Maîtres (Febvre, Bloch et Braudel) furent de grands pionniers qui, même dans l’erreur, se trompèrent de manière intelligente et inspirée. Par contre leurs disciples – au moins les plus forts, ceux qui sont restés fidèles à la ligne, qui n’ont pas quitté la bergerie – parce que le monde des historiens français est riche d’ex-apôtres, de disgraciés* et d’hérétiques – ont eu tendance à imiter, à amplifier, et à fossiliser la voix de leurs Maîtres, et dans l’erreur, furent souvent de simples idiots. Cependant, ça n’a pas toujours été qu’une question d’imitation, dans la tradition des relations Maître/Disciple. Tous les cultes mettent l’accent sur le respect de l’orthodoxie, et l’expression de l’orthodoxie prend toute sa valeur dans un langage de plus en plus rigide. Le culte s’est donc formalisé, suivant chaque purge successive, avec l’élimination des moins orthodoxes, fréquemment dans une course exagérée à la nouveauté. L’école des Annales devait être la première dans chaque nouveau secteur de la recherche. Mais l’innovation se réduit souvent à une bonne dose de prétention et de vulgarité. M. Furet et M. Richet sont deux membres très représentatifs de l’école.

Ce qui saute tout d’abord aux yeux, c’est le style, dans la grande tradition des Annales. On peut le décrire, dans ses pires extrêmes, comme la faculté de répéter, de manière obscure et dans un français quasi sartrien dans sa lourdeur, ce que les historiens précédents, non assermentés, ont exposé clairement et simplement auparavant. «…le pain cher, avec ses effets socialement sélectifs… »*, est la façon pour Furet-Richet, à la manière des Annales, de nous expliquer que le prix élevé du pain touche les pauvres plus durement que les riches. C’est aussi la faculté de faire passer ce qui est l’évidence même pour la découverte de la théorie de la relativité. On fait grand cas de mots comme sacraliser*, désacraliser*, désacralisation*, césaro-Papiste* ; les sans-culottes* de l’an II forment « une véritable micro-élite à l’échelle du quartier »*. Le pessimisme fondamental des présupposés idéologiques de Robespierre et de Saint-Just est attribué à « l’idée chrétienne de la chutelaïcisée »* (voilà un exemple étonnamment bon par la capacité à affirmer une idée stupide stupidement). Il y a aussi la recherche constante de la phrase-choc : « le peuple est debout pendant que le modérantisme et la Cour sont couchés »*, ou mieux encore, « la mobilisation, c’est bientôt la guerre »*.

On apprend, non sans surprise, « la formation autour de Barnave et des Lameth, d’un parti tory »* (Smith Square, notez s’il vous plait) (20). Et que penser de cette autre affirmation : « La bourgeoisie française de 1789 sait beaucoup mieux que les marxistes de 1917 où elle veut aller, où elle va. Au fond des choses, elle comprend mieux l’Histoire qu’elle fait. Mais elle s’est refusée au pronostic sur l’accidentel »* ; ou de la formulation suivante : « La Révolution continue à tourner hors du cycle mis en route par le siècle »* ? Le chapitre V, qui se préoccupe de la période 1790-92, s’intitule « Le dérapage de la Révolution »* : rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que la Révolution, emportée par un long dérapage, ait quitté la piste qui lui avait été assignée par les officiels du Grand Prix que sont Furet et Richet (« La Marche de l’Histoire »*, une autre de leurs incantations favorites), pour s’encastrer dans les glissières et s’embraser dans les flammes. Quand on sait que la période de la dictature jacobine fut la seule pendant laquelle la détresse du peuple des villes fut relativement soulagée par un gouvernement efficace et par le contrôle des prix des denrées alimentaires, on peut s’interroger sur le titre du chapitre final qui couvre cette période et qui est inexplicablement intitulé : « Le temps de la détresse »* ; peut-être était-ce simplement histoire de ne pas l’intituler « le gouvernement révolutionnaire » ? Bien sûr, on entend fréquemment évoquer « les hasards de la conjoncture »*, tandis que le mécanisme des disettes et quasi famines cycliques se produisant en France dans le dernier tiers du XVIIIe siècle est décrit dans la phrase : « Dès lors s’enclenche à nouveau le mécanisme de la convulsion courte »*. « S’enclenche »* : verbe tout à fait dans le style de la maison. Sur les différentes factions, les auteurs écrivent, presque lyriquement : « Aux temps de l’espérance heureuse, les Girondins ; aux temps de la douleur et de la mort, les Montagnards ; demain, quand reviendront les beaux jours, les silencieux, les prudents, les habiles de la plaine… »* (sur l’air de « Aux temps des cerises »*). La recette : peu importe ce que vous dites, du moment que vous le dites différemment. Messieurs Furet et Richet sont de ces historiens qui parleront plus volontiers de « mental collectif »* que de « mentalité collective »*.

Les auteurs sont astucieux. Leur ingéniosité consiste principalement à adopter les thèses d’historiens récents de la Révolution, en leur donnant un léger coup de pouce, une sorte de New Look sophistiqué. Pierre Caron, Georges Lefebvre, et plus récemment Albert Soboul et Georges Rudé, ont attiré l’attention sur l’attachement naïf, presque mystique, du peuple aux méthodes intégrant l’usage de la force et de la violence comme panacée à tous les maux. Il n’y a rien de vraiment surprenant à de telles réactions primitives, spécialement à une époque où la violence, sous une forme ou une autre – collective ou individuelle – était le seul moyen pour le petit peuple* d’influencer les politiques et les événements. Mais cela devient : « C’est un des traits les plus permanents du long martyrologe des classes inférieures que cette croyance en la vertu de la contrainte comme instrument de la justice et comme solution quasi-magique des contradictions sociales »*. Cela dit, les auteurs ont leur propre contribution à apporter sur ce sujet, leurs propres interprétations de certains exemples de violence ou de fierté populaire à proposer. Ainsi émettent-ils avec leur gravité habituelle, à propos des Massacres de Septembre, cette hypothèse : « On n’a pas assez exploré les zones d’ombres que découvrent par moment les formes primitives. Incontestablement d’origine sexuelle, les violences faites au corps de la princesse de Lamballe renouent avec les vieux rites symboliques des ‘émotions populaires’ »*.

Plus loin, se référant à l’attachement presque fanatique du sans-culotte* à sa pique – l’arme de ses droits et de la revanche, autant que le symbole visible de sa citoyenneté à un moment où chaque citoyen était un citoyen armé –, ils proposent un vieux cliché : « On peut se demander (et Dieu sait s’ils le font) si, par-delà ces souvenirs conscients (des journées populaires à l’occasion desquelles les piques s’étaient révélées plutôt utiles, notamment pour exhiber triomphalement les têtes coupées), l’adoration de la sainte-pique ne recouvre pas un très ancien symbolisme d’origine sexuelle… »*.

Avec des arguments pareils, on ne s’étonne plus que le livre soit sur le point d’être traduit.

Tout au long de la Révolution, période directoriale comprise, les expressions familières insultantes ont fleuri et ont souvent pris la forme d’expressions culinaires et cannibales ; les femmes du peuple déclarent ainsi « qu’elles aimeraient avoir la tête d’un bourgeois à manger », « cuite au pot avec du persil »* – ou suivant d’autres recettes, en fonction des régions : « tête au lard »*, « à l’ail »*, « à la crème »*, etc. On a rapporté que, partout dans le Midi, aussi bien les ultra-terroristes que les ultras-royalistes déclaraient fréquemment vouloir « jouer aux boules avec les têtes de leurs ennemis, pour les manger ensuite »* – une combinaison bien utile de sport et de gastronomie. De fait, ces métaphores ont joui d’une si large popularité que pendant la période thermidorienne, les anciens terroristes furent globalement étiquetés comme « cannibales »*, « anthropophages »*, « buveurs de sang »* (ils sont souvent crédités d’avoir affirmé pendant leur bref passage au pouvoir, « qu’ils aimeraient boire dans les crânes des aristocrates »*), « tigres d’Afrique »*, « hyènes »*, etc… – tout un bestiaire antirévolutionnaire presque aussi formel que les titres professionnels en italien : terroriste = cannibale ; cordonnier = tigre d’Afrique. Mais même leurs opposants les plus amers parmi la jeunesse dorée* et les écrivaillons thermidoriens n’ont jamais suggéré qu’il y avait autre chose que l’exagération verbale naturelle inhérente aux langages révolutionnaires et contre-révolutionnaires ; il était généralement admis que les anciens terroristes savaient que ce n’était pas bien de manger les gens. Nos auteurs n’entendent rien de tout cela ; ces expressions, tout comme la guillotine si souvent évoquée, représentent à leurs yeux « le recours magique d’un peuple qui a souffert une faim séculaire »*, cela est donc tout à fait lié à la tradition française des crises de subsistance*. Les auteurs sont singulièrement férus d’origines lointaines, d’anciens atavismes ; l’adjectif « séculaire »* revient à de nombreuses reprises.

Une autre méthode consiste à sortir du néant un historien obscur (appelons-le « On »*), de lui attribuer ensuite quelques simplifications idiotes, pour enfin démontrer quel imbécile il a été (et combien nos deux compères MM.Furet et Richet sont perspicaces). « Lorsqu’on songe à la contre-révolution, écrivent-ils, on a tendance à la considérer comme un bloc. En réalité elle est aussi diverse que la Révolution elle-même… »*. Dans la mesure où tous les historiens de la contre-révolution durant ces vingt dernières années – Godechot, Vidalenc, Chaumié, Tilly, Hutt, Mitchell, Lewis, Higgs, etc. – ont insisté sur l’extrême diversité de la contre-révolution, nous sommes en droit de nous demander qui peut être ce « on »* stupide mais bien commode ? C’est une marionnette, inventée pour donner au moins une bonne réplique à nos deux ventriloques. Plus loin, ils disqualifient avec leur légèreté habituelle toute une génération d’historiens – et qui plus est, une génération particulièrement distinguée : « On a été passionnément pour ou contre Danton, pour ou contre Robespierre »*, et se référant à d’autres, non nommés, de la génération actuelle : « On est aujourd’hui pour ou contre Hébert »*. Pourtant, à l’exception de feu Louis Jacob, il est difficile de trouver un seul historien récent de la Révolution qui aurait attaché suffisamment d’importance à Hébert au point de prendre fait et cause pour ou contre lui. Bien sûr, cela n’inquiète pas notre tandem, bien décidé à présenter leurs collègues comme un bloc monolithique. Dernier exemple de l’argumentation : « Pointe avancée de la révolution bourgeoise, 1793 séduit ou répugne parce qu’on y croit déceler les signes annonciateurs de 1871 ou de 1917. Une telle perspective est terriblement déformante »*. Qui sont les nigauds qui pensent de la sorte ? Puisque les auteurs se sont dispensés de notes de bas de page comme de bibliographie, ils n’ont pas à répondre, ils se contentent d’insinuations.

Mis à part le style, ou les hypothèses occasionnelles prêtant des sous-entendus sexuels ou cannibaliques à la violence populaire ou concernant encore le tribalisme séculaire du peuple de France, les auteurs n’ont rien de nouveau à offrir. En revanche, ils sont plutôt bons dans les énigmes historiques, empruntant les vêtements de MM. Caron, Lefebvre, Soboul, Rudé, Chevalier, et même Guérin, ou parfois le manteau de l’un, la chemise d’un autre, le pantalon d’un troisième, pour finalement retailler l’ensemble dans le style des Annales. Ils ne s’engagent pas dans des controverses ou perspectives incertaines (« On peut se demander »*, « il y a du reste toute une analyse psychologique de la Terreur qui reste à faire »*, etc) et ils ont absorbé – parfois même gobé – la plupart des travaux récents sur l’anarchie révolutionnaire, la mentalité populaire, sur l’aspect mineur du militantisme, sur la déchristianisation – à propos de laquelle ils ne proposent qu’une prudente et médiane vision mathiezo-soboulienne –, ou sur la crise de Germinal. Ils nous laissent constamment entendre, il est vrai, l’imminence d’une nouvelle interprétation renversante ; mais avec eux, l’essentiel réside dans le fait que de nouvelles frontières sont en train d’être repoussées, jusqu’à révéler le prodigieux mont Furet et le terrible mont Richet, enneigés et inaccessibles, quand en fait le lecteur est simplement promené en calèche le long des allées du Bois de Boulogne. Ils sont les maîtres de l’Histoire-insinuation, de l’Histoire-sur-le-point-d’advenir. A l’occasion ils font mouche ; ainsi, à propos de Robespierre, ils avancent que « de ces années d’études… il a conservé une sorte de complexe de boursier »* – c’est excellent et c’est pourquoi nous avons tous rencontré Robespierre à un moment ou à un autre. Mais l’impression générale est que tout cela est du mouton que l’on voudrait nous faire passer – avec une certaine élégance typographique – pour de l’agneau.

Pour des historiens si sévères avec tant de leurs prédécesseurs ou de leurs contemporains anonymes, nos auteurs auraient pu faire montre de plus de rigueur historique. Le Camp de Jalès n’a pas été – comme ils le suggèrent – « facilement dispersé ». Couthon n’était pas un député du Cantal, il représentait le Puy-de-Dôme. Jacques Roux ne s’est pas suicidé « en plein tribunal révolutionnaire » ; comment l’aurait-il pu, puisqu’il est parvenu à se donner la mort lors de sa seconde tentative, en prison, le 10 janvier 1794, avant donc d’être jugé. Ronsin ne s’est pas nommé lui-même Général ; il dirigeait une commission au ministère de la guerre. L’armée révolutionnaire* n’est pas partie reconquérir Lyon – elle n’y serait jamais arrivée –, Lyon avait déjà été prise avant même que l’armée quitte Paris. Il n’est pas vrai non plus de dire que « Ronsin n’est pas apparu dans la Révolution avant le 10 août », il avait été élu Capitaine de la Garde Nationale en juillet 1789, alors que trois de ses exécrables pièces étaient jouées sur les scènes parisiennes en 1790, 1791 et 1792. Bien loin d’être « incapable d’empêcher la Commune de placer sous son contrôle les comités révolutionnaires* », les militants des sections ont justement réussi à le faire, avec l’aide du Comité de Sûreté Générale et, – c’est là un point important –, ils ne furent pas non plus « incapables d’empêcher le gouvernement de dissoudre les clubs de femmes » ; ils ne demandaient pas mieux et ils ont agi en ce sens. Robespierre n’a pas écrit à Danton à propos de la mort de la femme de ce dernier en février 1794, pour la bonne raison que celle-ci est morte en février 1793, date de la lettre en question, et cœur de toute la question. Puisque le livre sera probablement largement lu, cela valait la peine de faire ces quelques rappels.

Le livre sera largement lu, et plus encore largement regardé ; il est en effet abondamment, intelligemment et très joliment illustré (nous sommes redevables à Melle Simone Houel-Soupault pour la sélection des images, mais les auteurs ont fait preuve d’une grande astuce en plaçant sur les mêmes pages que les illustrations leur récit et leurs commentaires de ces illustrations). Melle Houel-Soupault s’est bien sûr appuyée sur les grandes collections : Bibliothèque Nationale (Estampes), musée Carnavalet, musée du Louvre, musée Condé à Chantilly, musée du château de Versailles, musée de la Police, musée de l’Art Moderne à Bruxelles ; mais elle a aussi su tirer parti des collections du musée d’Amiens, du musée du Dauphinois – une peinture remarquable de la journée des tuiles* à Grenoble –, du musée Lambinet à Versailles, du musée de Cholet ; on aurait seulement souhaité qu’elle élargisse son champ de prospection de façon à inclure le musée de l’Histoire de France aux Archives Nationales, le musée de l’Assistance Publique du quai de la Tournelle, le musée de la Poste, le musée des Arts et Métiers et le musée de la Révolution à Montreuil.

La reproduction la plus étonnante est probablement un dessin à la technique enfantine représentant la Princesse de Lamballe portant un immense chapeau à rubans, que l’on doit à l’un de ses assassins. On trouve aussi une esquisse représentant l’avant-cour de la Bastille faite par un artisan-peintre du dimanche qui prit part à l’assaut. On a fait peu usage de l’imagerie de Chartres* ou d’autres sources de l’iconographie populaire, ce qui a pour résultat une sous-représentation des vieux compagnonnages*. Au lieu de nous montrer le peuple comme il aimait à se représenter lui-même, il nous est présenté à travers les yeux d’observateurs extérieurs. Pourtant ce genre d’iconographie existe dans les collections du Musée des Arts et Traditions Populaires. La plupart des documents reproduits étant contemporains, il est vraiment regrettable que, pour les portraits des soldats de l’an II et même pour Hébert ou d’autres meneurs populaires, les auteurs aient ressenti le besoin de ressortir Raffet et Lamy – des artistes de second rang du XIXe qui avaient déjà intégré le processus de transformation des sans-culottes* et des défenseurs de la patrie* en pseudo-soldats hirsutes et poilus, au caractère bon-enfant*, terribles à regarder mais le cœur sur la main, l’œil toujours humide à l’évocation de Napoléon – le genre de chose, en fait, propre à offrir une demi-heure agréable de distraction au notaire* compassé du Second Empire, se remémorant les vieilles batailles bien au chaud dans sa robe de chambre. Ils ont l’air d’autant plus étranges qu’ils ne sont pas très éloignés, sur quelques pages, de la réalité.

Au moins retrouve-t-on dans cette sélection le visage public, dramatique, solennel et brutal de la Révolution – les journées*, les têtes coupées, les batailles, les incendies, les soldats morts, les massacres, les discours, les moments solennels, les processions, les fêtes, les Te Deum chrétiens ou païens, les scènes de recrutement, les émeutes. Mais, en revanche, peu pour illustrer l’espoir, l’optimisme, la candeur, la générosité, la fraternité, l’enthousiasme, l’orgueil de la citoyenneté, la naïveté d’un monde repeint en bleu, rouge et blanc ; les chérubins grassouillets des en-têtes des documents révolutionnaires ne sont visibles nulle part, tout comme les yeux et le triangle de la vigilance ont échappé à l’attention des auteurs. On cherche en vain la Vieillesse Honorée, la Virginité Respectée, la Maternité Récompensée (même en dehors du mariage), la Vertu Triomphante et l’Amour, marchant main dans la main, au coeur de ces chauds étés révolutionnaires, sur les avenues rectilignes parsemées de peupliers enrubannés. En l’état, même le spécialiste le plus aguerri, celui qui a compté les certificats de décès et lu les lettres tachées de larmes des condamnés, ne peut s’extraire du spectacle de tant de scènes de carnages sans être perturbé par une telle sauvagerie et sans s’interroger sur les sources de la brutalité populaire. Pourtant, la Révolution ne fut pas que sang, mort, héroïsme et vengeance. Aussi magnifique soit-elle, cette collection iconographie convaincra probablement l’acquéreur anglo-saxon de ce livre dispendieux, s’il ne lit pas le texte qui l’accompagne, que la Révolution n’a été qu’un chaos sanglant ; car il est probable que beaucoup n’iront pas plus loin, ce qui serait dommage, car le texte malgré sa prétention et ses occasionnelles contrevérités, réussit à donner vie à l’abondance des illustrations. Comme ces hommes qui, avec leur longue baguette, racontent dans les foires l’ascension et la chute d’un bandit célèbre, les deux auteurs ont réussi à donner à leur récit façon Carrière du roué (21) révolutionnaire (la dernière reproduction de l’ouvrage porte le titre Ouf !) des commentaires adéquats aux séries d’images. C’est du Guignol de grande qualité ; et c’est sûrement tout ce pourquoi les éditeurs ont signé. Nos auteurs ont su conférer à leur ouvrage un style, le fin du fin du style des Annales ; c’est cela même qui donne à leur livre un intérêt tout particulier pour les historiens, dans la mesure où il est admirablement représentatif d’une école qui a produit le meilleur comme le pire des écrits historiques de ces vingt dernières années.

(Traduction Julien Louvrier)

NOTES :

(1) François FURET, Denis RICHET, La Révolution française, vol.1, Des états généraux au 9 thermidor, Hachette, coll. « Réalités », Paris, 1965, 372p.

(2) Richard COBB, A Second Identity. Essays on France and French History, Oxford University Press, London, 1969, XII-316p, pp.76-83.

(3) N.B : Nous parlons strictement du premier volume de l’édition originale portant sur la première phase de la Révolution et non du second volume consacré au Directoire. Les nombreuses rééditions que l’on trouve encore en librairie, remaniées et amputées de leur iconographie et de quelques aberrations, ne nous concernent pas non plus ici.

(4) Alfred COBBAN, The Social Interpretation of the French Revolution, Oxford University Press, 1964.

(5) Alice GERARD, « La crise révisionniste de l’historiographie révolutionnaire et le bicentenaire », in Une passion de l’histoire. Hommage au professeur C-O Carbonnell, Privat, Toulouse, 2002, pp.215-231.

(6) Claude MAZAURIC, « Réflexions sur une nouvelle conception de la Révolution française », in A.H.R.F., 1967, pp.339-368.

(7) La chronologie et les détails de cette séquence qui a donné lieu à de nombreux rebondissements sont bien connus et ne seront pas réexaminés ici. Claude Mazauric évoque largement l’histoire de sa recension du livre de Furet et Richet dans sa biographie intellectuelle d’Albert Soboul (Claude MAZAURIC, Albert Soboul, un historien en son temps, Editions d’Albret, 2004, pp.50-51).

(8) Marc FERRO, « La Révolution déjacobinisée », in La Quinzaine littéraire, n°1, 15 mars 1966, pp.22-24.

(9) Albert SOBOUL, « Historiographie classique et tentatives révisionnistes »,in La Pensée, n°177, sept-oct.1974, PP.40-58.

(10) Louis BERGERON, « Une relecture attentive et passionnée de la Révolution française », in Annales E.S.C., XXIII, 1968, pp.595-615.

(11) Richard COBB, The French and their Revolution, John Murray, London, 1998, pp.1-6.

(12) Richard COBB, “A bas la Révolution”, in Times Literary Supplement, Thursday January 7 1965, p.8.

(13) Comme le résume son ancien étudiant à Oxford Colin Lucas, “He was a historian of the people by temperament and not by ideology. he was simply not interested in the debates about the social interpretation of the French Revolution or mentalities or political culture that divided historians in the 1960’s, 1970’s and 1980’s”.

(14) “Letter to the editor”, in T.L.S., September 29 1966, p.899. Voir aussi les quelques lignes qui relatent l’épisode dans les mémoires de Pierre Goubert, Un parcours d’historien, Fayard, Paris, 1996, pp.204-206.

(15) T.L.S., October, 6, 1966, p.919. Ce point fait d’ailleurs l’objet d’une incompréhension tenace entre le grand historien marxiste, membre du Parti Communiste britannique et les historiens communistes français. Récemment encore, Eric Hobsbawm faisait remarquer avec force aux historiens français réunis à l’université de Nanterre le 1er octobre 2004 à l’occasion de l’atelier Pierre Vilar (Congrès Marx international IV), qu’il a toujours existé une bonne entente entre les historiens marxistes britanniques et les Annales : « Nous, les marxistes anglais, n’avons jamais eu de grand problème à nous entendre avec les Annalistes, les braudéliens. Nous étions dans le même projet de moderniser l’histoire, de combattre l’événementiel, etcetera et nous avons reconnu que les Annalistes avaient les mêmes intentions ».

(16) in A.H.R.F., article cité, et repris in Sur la Révolution française, E.S., Paris, 1979, pp.46-47.

(17) Propos rapportés par Kåre Tønnesson, entretien de Julien Louvrier avec Kåre Tønnesson, 2004.

(18) T.L.S., “Republic of Vices”, June, 15, 1967.

(19) T.L.S., April, 16, 1970, p.436.

(20) Référence au siège du Parti Conservateur, situé au 40 Smith Square à Londres.

(21) The Rakes Progress ou La carrière du roué est le titre d'une série de huit tableaux peints par William Hogarth (1697-1764) en Angleterre dans les années 1730. Ces planches racontent l’ascension et la chute d'un jeune homme, héritier fortuné, qui après avoir joué et bu toute sa fortune, termine sa vie dans un asile, ruiné et criblé de dettes.

Julien Louvrier, "« Nous des Annales » : un compte rendu de Richard Cobb dans le Times Literary Supplement en 1966", Révolution Française.net, Historiographie, mis en ligne le 1er juin 2006, modifié le 9 mars 2007, http://revolution-francaise.net/2006/06/01/42-nous-des-annales-richard-cobb-times-literary-supplement-1966