1. La colonie à esclaves de Saint-Domingue sous l'ancien régime

Le roi de France s’est intéressé tardivement aux colonies d’Amérique et favorisa l’occupation de la Guadeloupe et de la Martinique à partir de 1635. Puis en 1697, l’Espagne ayant abandonné l’ouest de l’île de Saint-Domingue au roi de France, elle devint très rapidement la première productrice de sucre d’Amérique, sous le surnom de Perle des Antilles.

La population " indienne " avait " disparu " et lorsque la partie ouest de l’île fut abandonnée par les Espagnols, le roi de France y encouragea principalement la production de sucre et de café en distribuant lui-même les terres aux colons et en les aidant dans leurs investissements pour l’achat de la main-d’œuvre mise en esclavage. Jusqu’à la Révolution de Saint-Domingue, la plantation sucrière assura la fortune rapide des grands planteurs, liés par des réseaux familiaux au grand négoce des ports français, ainsi qu’à la noblesse de cour et, bien sûr, au roi.

L’évolution de l’importation de captifs africains mis en esclavage à Saint-Domingue a connu une progression vertigineuse en moins d’un siècle : 5 000 esclaves en 1697, 15 000 en 1715, 450 000 en 1789. La population libre était d’environ 70 000 personnes en 1789.

Les esclaves étaient répartis en deux groupes selon la division du travail sur la plantation sucrière. Les captifs africains, ou Bossales, travaillaient aux champs. Leur durée de vie était d'environ dix ans. Morts d’épuisement, ils étaient remplacés par de nouveaux Bossales. Sélectionnés pour leur jeunesse et leur force physique, ces captifs des deux sexes travaillaient avec un outillage simplifié et sans aucune aide au travail manuel ni au portage fait à dos d’humains. En effet, ni animaux, ni outillage développé n’avait été prévu par les planteurs.

L’autre groupe était formé des esclaves créoles, nés sur place, que les maîtres consacraient aux travaux qualifiés des sucreries, à l’artisanat nécessaire à la vie de la plantation, à la domesticité et à l’encadrement des Bossales. C’est dans ce groupe que l’instruction, le travail personnel de l’esclave et l’affranchissement étaient possibles. C’est là encore que l’élevage d’esclaves sur place fut expérimenté à petite échelle, sous le contrôle du maître. Mais jusqu’au début du XIXe siècle, la plantation sucrière fut une grosse consommatrice de Bossales usés et abusés au travail jusqu’à une mort précoce.

La plantation sucrière a été une véritable entreprise capitaliste esclavagiste, produisant pour l’exportation et réalisant des profits juteux. Le système colonial avait réalisé une forme de société régressive sur tous les plans, à commencer par celui des techniques qui épuisaient les travailleurs manuels, et de la forme de reproduction de la main-d’œuvre que le choix archaïque de l’esclavage inaugurait.

L’affranchissement relevait de l’arbitraire du maître qui, seul, décidait de cette récompense. Il y avait deux groupes d’affranchis. Les libres de savane qui n’avaient pas de reconnaissance juridique ne pouvaient pour cette raison quitter la plantation. Ils travaillaient alors " librement " sur et pour la plantation comme artisans ou cultivateurs. Mais n’ayant pas de titre, leur liberté n’était pas héréditaire et ils pouvaient être remis en esclavage. Par contre, l’affranchi qui avait un titre de manumission enregistré devant notaire, car c’était un titre de propriété de sa personne, pouvait quitter la plantation, s’installer en ville et en faire hériter sa descendance.

L’édit de 1685 préparé par Colbert et publié après sa mort, avait créé un ordre juridique colonial esclavagiste. Cet édit précise que les Bossales étaient considérés comme des étrangers. Toutefois, l’acte de manumission notarié naturalisait l’affranchi et en faisait un sujet libre du roi de France. Cet édit ne reconnaissait que deux statuts dans les colonies : les libres sujets du roi et les esclaves étrangers. Entre les colons et les manumis, l’assimilation était juridiquement reconnue : "Art. 59. Octroyons aux affranchis les mêmes droits, privilèges et immunités dont jouissent les personnes nées libres ; voulons que le mérite d'une liberté acquise produise en eux, tant pour leurs personnes que pour leurs biens, les mêmes effets que le bonheur de la liberté naturelle cause à nos autres sujets." Ce même édit de 1685 rendait possibles les mariages entre colons et esclaves et les favorisaient même lorsqu’un colon vivait en concubinage avec une femme esclave, sans être marié par ailleurs. Les enfants métissés et légitimes étaient considérés comme des ingénus, nés libres. Ainsi, cet édit en autorisant le métissage, se révélait-il indifférent à la couleur, tout comme l’étaient les colons à cette même époque. (1)

En effet, dès le XVIIe siècle, les colons qui étaient pour la plupart des mâles épousèrent des femmes africaines. Ainsi, la seconde génération des colons fut largement métissée, preuve de leur indifférence à la couleur, à cette époque.



La double crise du système colonial esclavagiste au XVIIIe siècle

Ce fut dans les années 1750 qu’une double crise du système colonial esclavagiste se fit sentir. Tout d’abord, le marché des captifs situé en Afrique s'épuisait et les guerres fomentées pour le fournir devaient être menées de plus en plus loin à l’intérieur du continent. Le prix des captifs haussa. Négociants, colons et économistes durent envisager de nouvelles formes de reproduction de la main-d’œuvre. Une des solutions proposées fut de remplacer la main-d’œuvre en pratiquant l’élevage d’esclaves sur place, dans les colonies. Nous avons aperçu que ce système avait été expérimenté à petite échelle dans la plantation même avec les esclaves créoles. Restait à le généraliser ce qui demanderait aux colons, dans la langue de l’économie politique classique, de nouveaux investissements pour faire naître les bébés esclaves, les nourrir, les élever et épargner la main-d’œuvre maintenant valorisée par l’aide au travail manuel. Une autre solution fut de trouver une main-d’œuvre non plus capturée, et le système des Kuli de l’Inde qui s’engageaient pour un temps et étaient payés, fut expérimenté aussi à la fin du XVIIIe siècle. Une troisième solution consistait à aller coloniser directement l’Afrique pour y créer des plantations qui dispenseraient du transport de la main-d’œuvre, et ce fut aussi expérimenté.

Toutes ces solutions, on l’aura noté, avaient un point commun : en finir avec la traite des captifs africains. Ce fut la Grande-Bretagne qui se trouva dans la situation la plus favorable pour s’affranchir du marché africain. En effet, pour échanger les captifs, les rois africains exigeaient trois produits essentiels : des barres de fer qui venaient de Suède, des fusils britanniques et des tissus de l’Inde. Dans le dernier quart du XVIIIe siècle, la Grande-Bretagne détenait deux de ces trois produits, les fusils et les Indiennes. Elle se trouvait en état de fermer le marché des captifs et d’étouffer ainsi l’économie de traite des royaumes africains. Ce qu’elle fit au début du XIXe siècle. Cette crise annonçait la fin du premier empire colonial européen et la Grande-Bretagne préparait ce qui allait devenir le second empire colonial étendu à l’Afrique et à l’Asie.

En 1788, une Société des Amis des Noirs fut créée à Paris, sur le modèle britannique, à l’initiative du banquier genevois Clavière, qui en confia l’organisation à son secrétaire Brissot. L’objectif de cette société était de faire connaître la traite des captifs et de persuader les planteurs que leur intérêt bien compris consistait à lui substituer l’élevage d’esclaves sur place, une des solutions que nous avons déjà aperçues.

Lorsque l’élevage aura été organisé dans les colonies, les esclaves créoles pourront espérer franchir l’étape suivante, celle du " rachat " de leur liberté pour se transformer en travailleurs salariés " libres ", Il ne s’agit donc pas d’une abolition de l’esclavage, mais bien d’une suppression de la traite des captifs africains, avec une perspective ouverte sur un affranchissement futur contrôlé par les maîtres. En attendant, les esclaves restent des esclaves, mais connaîtront un " adoucissement " de leurs conditions de travail depuis que leurs maîtres se soucient d’épargner la main-d’œuvre.

Une confusion entre l’abolition de la traite des captifs africains et l’abolition de l’esclavage a été faite pendant longtemps et dure encore çà et là, dans des ouvrages de vulgarisation, ce qui est fort regrettable. (2)

Le second élément de la crise du système colonial fut l’apparition d’un ordre ségrégationniste qui se constitua peu à peu dans la partie libre de la société coloniale esclavagiste à Saint-Domingue. Les termes distinguant nègres affranchis et libres de couleur apparurent dans les années 1720 dans le vocabulaire des ordonnances, ceci en rupture avec l’esprit de l’édit de 1685 qui ne distinguait pas de sous-catégories entre les sujets libres du roi de France.

Dans la période 1724-1772, des interdictions professionnelles visèrent les colons métissés. Les charges d’officiers supérieurs dans les milices locales furent réservées à la nouvelle catégorie des Blancs. Les actes notariés mentionnèrent l’origine et introduisirent quatre degrés de couleur : nègre, mulâtre, quarteron, blanc. Le système qui naissait là se présentait sous le terme remarquable de préjugé de couleur et justifiait l’épuration de la classe dominante de ses éléments métissés. La ségrégation apparaissait, soudain, nécessaire à la sauvegarde de la société coloniale esclavagiste. L’argumentaire était le suivant : le faible nombre des colons face à celui des esclaves met la force du côté de ces derniers. Il faut créer un contrepoids moral dans l’opinion qui établit une double distance de mépris, l’une entre les maîtres et les esclaves, l’autre entre les libres de couleur et les esclaves. L’effet espéré est de lier la couleur blanche à la liberté, la couleur noire à l’esclavage.

Une telle politique ségrégationniste provoqua la résistance des colons métissés qui préférèrent quitter la colonie, dans les années 1760-70, et se réfugia dans le royaume où le préjugé de couleur n’existait pas. Leurs enfants métissés se marièrent dans la noblesse comme dans la classe des riches roturiers. À Saint-Domingue, ce fut dans ce climat de tension que Julien Raimond, un de ces colons métissés, devint le délégué des libres de couleur pour défendre leurs droits. Il rencontra le ministre réformateur de Louis XVI, Castries, qui l’autorisa à se rendre en France -ce qui était interdit à sa catégorie par la législation ségrégationniste- afin d’informer le roi de la situation. De 1784 à 87 Raimond présenta plusieurs mémoires au roi, mais Castries, combattu par les colons ségrégationnistes qui voyaient d’un fort mauvais œil des réformes se profiler, fut conduit à démissionner. Raimond ne pouvait plus rentrer à Saint-Domingue après un tel échec et se trouvait en France en 1789.



2. Les débuts de la révolution en France et à Saint-Domingue : de la Société des citoyens de couleur à l'insurrection des esclaves, 1789-91.

En juillet 1789, les colons obtinrent une représentation de la population blanche' des colonies dans l'Assemblée constituante. Six députés furent nommés pour Saint-Domingue. L’Assemblée avait refusé la demande des colons blancs de représenter la population esclave et celle des libres de couleur. (3) Cette décision offrit l’occasion aux libres de couleur -et un peu plus tard aux esclaves- de réclamer en leur faveur les droits de l’humanité et une représentation. C’est ainsi que se forma la Société des citoyens de couleur'' qui se réunit à Paris.

Les citoyens de couleur qui se trouvaient en France étaient des soldats que le roi avait levé pour mener la guerre d'Amérique, ou des esclaves qui avaient accompagné leurs maîtres lors de leurs séjours dans le royaume.

En septembre 1789, la Société des citoyens de couleur rédigea son cahier de doléance : elle limitait ses revendications à une égalité en droits entre les maîtres blancs et de couleur et proposait même à la classe des maîtres de renforcer sa cohésion face à une éventuelle révolte des esclaves, dans le but de contrôler le processus de suppression de l'esclavage s'il fallait aller jusque-là.

Toutefois, lorsque Julien Raimond entra dans la Société des citoyens de couleur à la fin du mois d'octobre 1789, le ton changea. Raimond avait compris que la proposition d'unifier la classe des maîtres de toutes les couleurs était dépassée. Il précisa ses positions entre octobre et décembre 1789. Il estimait que la société coloniale esclavagiste et ségrégationniste, qui n'ouvrait aucun espace de droit et de liberté, devait être détruite. Les libres de couleur n'obtiendraient jamais l'égalité en droit parce que le préjugé de couleur était directement lié à l'esclavage. C'était donc l'esclavage qu'il fallait détruire. De plus, les citoyens de couleur devaient s'appuyer sur les principes de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et s'allier avec la Révolution en France pour entamer la société coloniale esclavagiste.

Raimond rencontra l'abbé Grégoire, député à l'Assemblée, qui l'introduisit à la Société des Amis de la Constitution, dit club des Jacobins, où il commença à informer quelques révolutionnaires français des réalités coloniales : préjugé de couleur et esclavage, mais aussi projets des colons et manœuvres que le parti des Lameth et Barnave fomentait.

À Saint-Domingue, le parti ségrégationniste profita de la Révolution en France pour prendre le pouvoir en créant des assemblées coloniales réservées aux Blancs. Le juge Ferrand de Beaudière fut assassiné par le parti ségrégationniste du Sud en novembre 1789, pour avoir aidé des libres de couleur à rédiger une pétition, dans laquelle ils réclamaient de pouvoir participer aux élections des assemblées coloniales. L'Assemblée générale de Saint-Domingue se réunit en mars 1790 et interdit aux libres de couleur de sortir de leur paroisse sans autorisation et de s'armer.

La situation se dégrada très rapidement et des libres de couleur s'enfuirent pour échapper aux menaces et aux violences que les ségrégationnistes exerçaient contre eux. Des zones de refuge se formèrent dans les trois provinces de l'île.

À Paris, le lobby colonial avait réussi à prendre la direction de l'Assemblée constituante grâce au parti des Lameth Barnave. Les trois frères Lameth appartenaient à la grande noblesse picarde. Charles de Lameth avait épousé Marie Picot, riche propriétaire de sucreries à Saint-Domingue. Un négociant bordelais avait baptisé un de ses navires négriers Comtesse de Lameth en hommage à Marie Picot. Quant à Barnave, il avait habilement joué de son récent passé de brillant révolutionnaire du Dauphiné pour tromper la confiance du parti patriote en se mettant au service du parti colonial. Arrivé à Paris comme député du Dauphiné, Barnave avait été reçu par ses amis Lameth et logeait chez eux. Les frères Lameth, dont Alexandre et Charles étaient députés à l'Assemblée, étaient aussi membres du club Massiac, où se réunissaient les colons, de la Société des Amis des Noirs et du club des Jacobins qu'ils peuplaient de leurs amis esclavagistes et ségrégationnistes. Notons encore que le président de l'assemblée générale de Saint-Domingue, élu en mars 1790, n'était autre que Bacon de la Chevalerie, un oncle de Barnave.

Le parti des Lameth Barnave joua la carte des colons ségrégationnistes. Barnave fut même nommé président du comité des colonies de l'Assemblée constituante, chargé de présenter les projets de lois. Sans pouvoir entrer ici dans les détails, on retiendra que Barnave, qui réussit à tromper la confiance du parti patriote jusqu'en octobre 1790, tenait l'Assemblée dans l'ignorance de l'état de guerre civile qui régnait à Saint-Domingue. Et ce fut Julien Raimond qui, informé lui-même par ses frères de Saint-Domingue, éclairait les révolutionnaires français, leur permettait de comprendre le double jeu de Barnave et dévoilait ses manœuvres. Ce fut grâce à Julien Raimond que le côté gauche se forgea un point de vue et des principes à défendre en 1790-91. Ce côté gauche fut au départ formé de Raimond, Grégoire, Brissot et se développa chez les Amis de la Constitution avec Robespierre, Milscent et quelques autres, bref, une poignée qui parvint à comprendre la situation et à imposer un véritable débat à l'Assemblée constituante. Ce débat sur les colonies eut lieu du 11 au 15 mai 1791. Le 13 mai, l'Assemblée vota la constitutionnalisation de l'esclavage dans les colonies, et le 15 mai, une mesure qui reconnaissait l'égalité en droit aux libres de couleur lorsqu'ils étaient nés de père ET de mère libres. Ceux qui ne remplissaient pas cette condition restaient sans droits.

Le 23 septembre, après le tournant droitier qui suivit l'échec de la fuite du roi et la fusillade du Champ de Mars, Barnave n'hésita pas à faire revenir l'Assemblée sur le décret du 15 mai, qui fut supprimé. Le préjugé de couleur accompagnait maintenant la constitutionnalisation de l'esclavage dans les colonies.

Le côté gauche s'était opposé à ces décrets qui violaient les principes de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et son article un : "Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits". Il avait donc été battu. Mais pas complètement dans le sens où un véritable débat avait eu lieu cinq jours durant. Et ce débat avait permis d'éclairer quelques réalités coloniales, ainsi que la politique des Lameth Barnave. Julien Raimond s'était fait entendre et reconnaître par les patriotes. Et c'était cela qui représentait la véritable victoire du côté gauche naissant. Ce fut encore au lendemain de ce débat que la Société des Amis de la Constitution, noyautée par les Lameth Barnave, put se débarrasser des nombreux esclavagistes qui la peuplaient jusque-là. Le côté gauche, s'il avait échoué à l'Assemblée, avait par contre réussi à faire en partie la lumière sur la question coloniale dans la Société des Amis de la Constitution.

Mais au moment où l'Assemblée constituante venait de constitutionnaliser l'esclavage et le préjugé de couleur dans les colonies, l'insurrection des esclaves, qui commença dans la nuit du 22 au 23 août 1791, rendit cette politique caduque.

3. De l'insurrection des esclaves de 1791 à l'abolition en 1793-94

L'Assemblée constituante fut remplacée par l'Assemblée législative, élue au suffrage censitaire, en octobre 1791. La réponse à l'insurrection des esclaves fut d'organiser la répression, accompagnée du décret du 4 avril 1792 qui reconnaissait les droits politiques à tous les libres de couleur. Si le législateur en France imaginait que cette mesure pourrait renforcer la classe des maîtres, à Saint-Domingue on savait qu'elle était déjà dépassée.

En effet, les esclaves insurgés étaient divisés en bandes multiples. Certaines d'entre elles s'organisèrent à partir des plantations que les maîtres avaient fuies, d'autres partirent dans les mornes défricher des terres afin de se nourrir. Des rapports nouveaux prenaient forme entre des esclaves insurgés et des libres de couleur.

Par ailleurs, des libres de couleur dans leurs refuges fortifiés, négociaient des concordats avec des colons ségrégationnistes, maintenant contraints de composer. Enfin, des colons ségrégationnistes n'hésitaient pas à armer leurs propres esclaves pour les envoyer détruire les plantations de leurs concurrents de couleur et encourager les esclaves de ces derniers à se révolter !

Ce fut dans ce contexte que l'Assemblée législative envoya une Commission civile chargée d'appliquer le décret du 4 avril 1792 qui supposait d'une part de réprimer l'insurrection des esclaves, d'autre part de rétablir les libres de couleur dans leurs droits politiques.

Les Commissaires civils, Polverel et Sonthonax, étaient des amis de la Révolution de Saint-Domingue et de la Société des citoyens de couleur et s'étaient instruits dans les débats au club des Jacobins. Julien Raimond leur avait longuement expliqué la situation de Saint-Domingue et recommandé ses amis qui se battaient pour tenter de rapprocher les libres de couleur des esclaves et surmonter les immenses difficultés qu'une telle entreprise supposait.

Les Commissaires civils arrivés au Cap en septembre 1792, préparèrent les conditions d'application du décret du 4 avril, déjouèrent des complots de colons farouchement opposés à leur présence, formèrent des Légions de l'Egalité en recrutant des soldats de couleur et réorganisèrent les instances administratives en y associant des libres de couleur. Avec les esclaves insurgés, les Commissaires civils s'employèrent à gagner leur confiance en faisant des lois en leur faveur et en les appliquant. Par exemple, lorsque des esclaves insurgés se trouvaient abandonnés ou prisonniers, les Commissaires considérèrent qu'il n'était pas possible de les rendre à leur ancien maître sans risque de représailles. Ils décidèrent alors de les affranchir et de les incorporer aux forces militaires qu'ils dirigeaient. Ils créaient ainsi des refuges pour ces esclaves insurgés, et leur apprenaient la protection des lois, chose inconnue jusque-là.

Cependant en France, la Convention, menée par le parti girondin, ne soutint pas l'effort des Commissaires civils qui lui demandaient de décréter d'urgence l'abolition de l'esclavage. Au contraire, elle choisit de déclarer la guerre à la Grande-Bretagne le 1er février 1793, puis à l'Espagne le 7 mars. Elle nomma aussi Galbaud gouverneur de Saint-Domingue. Au même moment, des colons négociaient avec le gouvernement britannique une intervention armée pour empêcher l'abolition de l'esclavage qui semblait imminente. La marine britannique fut renforcée à la Jamaïque et incorpora des colons officiers français. La guerre était préparée, elle eut lieu.

Galbaud débarqua au Cap, avec ses troupes, début mai 1793. Il prit le parti des colons esclavagistes et se rebella contre les Commissaires civils qui représentaient le pouvoir civil légitime. Galbaud était sur le point de remporter la victoire contre les Commissaires lorsque des esclaves insurgés dans les environs estimèrent que leur heure était venue. Ils entrèrent au Cap, écrasèrent les forces de Galbaud le 23 juin et sauvèrent les Commissaires civils. Galbaud prit la fuite et déclencha le départ précipité d'environ dix mille colons. Ce fut la fin de la domination des colons à Saint-Domingue.



L'alliance des deux révolutions, 1793-94

Au même moment en France, le 4 juin 1793, la Société des citoyens de couleur fut reçue à la Convention et lui demanda un décret abolissant l'esclavage. Les citoyens de couleur avaient adopté le drapeau de l'égalité de l'épiderme, expression de la Révolution de Saint-Domingue. Sur ce drapeau tricolore était peint sur la couleur bleue un noir, sur la blanche un blanc et sur la rouge un métissé, tous armés d'une pique et coiffés d'un bonnet de la liberté. Les trois couleurs représentaient en France l'égalité des droits, c'est-à-dire la suppression des trois ordres (clergé, noblesse, tiers-état), tandis qu'elles représentaient à Saint-Domingue l'égalité de l'épiderme, soit le refus de l'esclavage et du préjugé de couleur et l'affirmation de l'unité du genre humain. L'universel se dédoublait en deux singularités, expression de la recherche d'une alliance, non d'une confusion. Cette symbolique exprima l'entrée des Africains dans l'Humanité : la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen avait pris vie en Amérique.

À Saint-Domingue, le nouveau peuple qui venait de prendre le Cap renouvela la municipalité qui, conduite par Richebourg, organisa des assemblées de citoyens pour débattre des modalités concrètes de l'abolition de l'esclavage. Il ne suffisait pas de déclarer l'abolition, il fallait trouver les formes d'un nouveau contrat social et les moyens d'assurer l'existence d'un peuple qui venait de naître et était alors formé de ces esclaves insurgés, de libres de couleur et de blancs qui acceptaient la suppression de la société esclavagiste et avaient rallié la Révolution de Saint-Domingue.

Le 24 août 1793, la Commune du Cap réunie autour de Richebourg votait la liberté générale des Africains et de leurs descendants et porta l'acte dressé au Commissaire civil Sonthonax.

Ce dernier soutint la décision des citoyens du Cap et, le 29 août, publiait ensemble la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et l'acte d'abolition de l'esclavage, puis chargea Polverel de l'appliquer dans les provinces de l'Ouest et du Sud. Il proposa enfin d'élire une députation pour informer la Convention des nouvelles de Saint-Domingue.

Les élections de cette députation eurent lieu le 23 septembre 1793. Les nouveaux libres et leurs alliés allaient élire une députation tricolore : deux noirs, deux blancs, deux métissés pour informer la Révolution française et lui demander son alliance.

Au même moment, à l'appel des colons esclavagistes, la marine britannique débarquait au Môle Saint-Nicolas, dans le Nord, et à Jérémie au Sud. Les Espagnols de leur côté occupaient des poches sur la frontière depuis juillet. Ce fut dans ce contexte menaçant que le drapeau vivant de l'égalité de l'épiderme que représentait la députation de Saint-Domingue s'embarqua fin septembre.

La députation formée de Belley, Dufaÿ et Mills rencontra d'immenses difficultés pour atteindre son but car, pour le parti colonial, elle ne devait pas arriver vivante. Elle y parvint cependant et entra dans la Convention le 3 février 1794 : son élection par le nouveau peuple de Saint-Domingue était reconnue.

Le lendemain, 16 pluviôse an II-4 février 1794, la Convention écouta un long discours de Dufaÿ sur la situation de Saint-Domingue et les manœuvres du parti colonial allié aux forces britanniques. Puis, la Convention décida d'élargir la conquête de la liberté générale, faite par les esclaves insurgés de Saint-Domingue, à toutes les colonies françaises : "La Convention nationale déclare aboli l'esclavage des nègres dans toutes les colonies ; en conséquence, elle décrète que tous les hommes sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies sont citoyens français et jouiront de tous les droits assurés par la constitution."

La députation proposait à la Révolution française de s'allier, non en envoyant des soldats, il y en avait bien suffisamment à Saint-Domingue, mais pour s'engager dans une politique commune contre les ennemis de la Révolution de Saint-Domingue : les colons esclavagistes alliés aux Espagnols et aux Anglais.

La Convention accepta cette offre et chargea le Comité de salut public et le ministre de la marine des suites à donner. Les informations de la députation permirent à la Convention de poursuivre les auteurs des manœuvres contre-révolutionnaires du parti colonial. Puis, le 12 avril 1794, une expédition de sept navires partait pour les Iles du Vent et découvrait que le parti esclavagiste avait livré la Guadeloupe, Sainte Lucie et la Martinique aux Anglais.

La guerre dans les Caraïbes prenait un caractère inédit : l'alliance des forces esclavagistes et ségrégationnistes, avec à leur tête le gouvernement anglais, se dressait contre la révolution de l'égalité de l'épiderme. La Guadeloupe et la Guyane se libérèrent et abolirent l'esclavage en juin 1794. En 1795, Sainte-Lucie, la Grenade et Saint-Vincent réussirent l'abolition, mais furent reprises par les forces britanniques et remises en esclavage en 1796. Un vent de révolte souffla dans l'Amérique soumise à l'esclavage, des îles à sucre aux plantations du continent : la grande espérance de la liberté générale était mise à l'ordre du jour.

Retournons à Saint-Domingue où nous avons laissé son nouveau peuple en train de construire une nouvelle société. En août 1793, le maire du Cap, Richebourg, proposa de substituer à la propriété privée de la terre la propriété commune et de recourir à une association capital travail intéressant les travailleurs aux résultats. Un système portionnaire permettrait de réserver un tiers des revenus aux investissements et aux frais de production, un tiers aux cultivateurs et un tiers à l'impôt.

Polverel reprit la proposition de Richebourg dans le règlement de culture du 31 octobre 1793, complété par celui du 7 février 1794, en ce qui concerne les sucreries. Les domaines abandonnés par leurs propriétaires furent déclarés biens nationaux et gérés par les municipalités. Le système portionnaire fut organisé dans un esprit que nous dirions autogestionnaire aujourd'hui : les cultivateurs des deux sexes décidaient en assemblée générale de l'organisation du travail et élisaient les conducteurs de travaux. Polverel suivit la mise en application du règlement de culture d'octobre 1793 dans les provinces de l'Ouest et du Nord, en corrigea des points particuliers en janvier 1794 et put en vérifier le fonctionnement jusqu'à son départ en juin 1794. (4)

Les règlements de Polverel concernaient les plantations nationalisées. Un système de simple rémunération des travailleurs avait été instauré ailleurs : deux systèmes coexistèrent donc. Et puis encore, on sait que les esclaves insurgés avaient été nombreux à quitter les plantations pour vivre dans les mornes en y défrichant des terres nouvelles. Ce fut là qu'ils inventèrent une forme de petite exploitation familiale indépendante qui devint une norme de la nouvelle société paysanne haïtienne, mêlant des pratiques individuelles et collectives.

La reconnaissance de cette voie paysanne, avec son système de propriété spécifique et d'exploitation indépendante, fut la revendication principale des ci-devant esclaves. De 1802 à 1804 ce furent eux qui menèrent la guerre d'indépendance à la victoire, mais ce ne fut qu'en 1828 que le président Boyer donna une existence légale à cette revendication populaire. Il apparaît que la grande exploitation agricole a été étouffée par un refus obstiné du peuple pour le travail salarié considéré comme trop proche de l'esclavage. On notera que cette voie paysanne permit au peuple haïtien de vivre et de se multiplier en défrichant les terres incultes tout au long du XIXe siècle. Et ce ne fut que lorsque l'occupation du sol fut achevée que ce système entra en crise au début du XXe siècle. (5)

Les commissaires civils Polverel et Sonthonax quittèrent Saint-Domingue en juin 1794. Ils arrivèrent en France au moment du 9 thermidor an II-27 juillet 1794 qui renversait la Convention montagnarde.

La réaction thermidorienne ouvrit un processus de contre-révolution en France qui commença par interrompre la politique d'alliance entre les révolutions des deux côtés de l'Atlantique, renoua avec une politique conquérante et colonialiste sous le Directoire, puis ouvertement esclavagiste et ségrégationniste avec le Consulat de Bonaparte.



4. Les progrès de la contre-révolution en France de 1794 à 1802

À Saint-Domingue, Toussaint Louverture, un des chefs d'esclaves insurgés qui se battait pour la liberté générale, rallia les commissaires civils et le gouverneur Laveaux, au printemps 1794. Allié jusque-là aux Espagnols parce qu'il en recevait des avantages matériels, il changea de camp, adopta le drapeau de l'égalité de l'épiderme et, en juin 1794 à la suite d'une série de succès militaires, écrasa les Espagnols et fut nommé général par Laveaux.



Toussaint Louverture mène une politique indépendante, 1796-1801

Après le départ des Commissaires civils qui ne furent pas remplacés, Laveaux confia l'avenir de la Révolution de Saint-Domingue à Toussaint Louverture. Pour l'heure il s'agissait de mener une guerre de libération pour chasser les occupants acharnés à vouloir rétablir l'esclavage. Il s'agissait de faire face aux forces britanniques : Louverture se battait dans le Nord, Rigaud dans le Sud, tandis que l'Ouest était aux mains de Montalembert, un de ces officiers colons français passés dans les forces britanniques. Ces redoutables adversaires avaient réussi à attirer à eux une partie des libres de couleur, qui refusaient la liberté générale, mais qui entrèrent en conflit avec les autorités d'occupation britannique qui ne purent s'empêcher de les traiter selon leurs vues ségrégationnistes. Le résultat fut de les renvoyer du côté de Rigaud et de Louverture. (6)

Depuis le départ de Laveaux en 1796, Toussaint Louverture menait une politique indépendante de fait. En 1798 le gouvernement britannique, convaincu d'avoir perdu la partie, négocia avec lui des accords diplomatiques et commerciaux. La même année, le gouvernement français tenta de reprendre le contrôle de Saint-Domingue et envoya le général Hédouville avec des forces armées et des colons revanchards qui croyaient retourner dans leur société esclavagiste. Louverture laissa Hédouville affronter le refus que le nouveau peuple de Saint-Domingue exprima : Hédouville opéra une prompte retraite, mais laissa un cadeau empoisonné. En effet, il dégagea secrètement Rigaud de l'autorité de Louverture et lui confia le commandement du Sud : c'était préparer la guerre des épidermes et la partition de Saint-Domingue. Louverture mena la guerre contre Rigaud et la gagna en juillet 1800.

Depuis la chute de la Convention montagnarde, Louverture avait pris conscience des progrès de la contre-révolution en France même. Avec le coup d'état du 18 brumaire, il comprit que le danger d'une entreprise militaire contre la révolution de l'égalité de l'épiderme en Amérique se rapprochait. En effet, la nouvelle Constitution du 13 décembre 1799 qui établissait le Consulat avait supprimé toute trace d'une déclaration des droits de l'homme et du citoyen en France : la liberté n'était plus un droit naturel, mais une simple concession du gouvernement. Dans un arrêté du 25 décembre 1799 adressé à Saint-Domingue, Bonaparte avait explicité la distance qu'il prenait avec les principes d'un droit de nature constituante protégeant les personnes. On peut lire : "Art. 5. Les mots suivants : Braves noirs, souvenez-vous que le peuple français seul reconnaît votre liberté et l'égalité de vos droits, seront écrits en lettres d'or sur tous les drapeaux des bataillons de la garde nationale de la colonie de Saint-Domingue."

Louverture eut connaissance de ce texte en juin 1800 et refusa une telle inscription au motif suivant :

"Ce n'est pas une liberté de circonstance concédée à nous seuls que nous voulons, c'est l'adoption absolue du principe que tout homme né rouge, noir ou blanc ne peut être la propriété de son semblable. Nous sommes libres aujourd'hui parce que nous sommes les plus forts. Le Consul maintient l'esclavage à la Martinique et à Bourbon ; nous serons donc esclaves quand il sera le plus fort." (7)

Ce fut donc pour parer à un danger qu'il considérait comme imminent que Louverture unifia l'île en annexant la partie espagnole abandonnée "à la France" par le traité de Bâle de 1795. En janvier 1801, l'unification était réalisée et, bien que peu peuplée, cette partie de l'île bénéficia de la liberté générale, élargissant d'autant l'espace de l'égalité de l'épiderme en Amérique. (8)

Le 4 février 1801, jour anniversaire du décret d'abolition de l'esclavage par la Convention montagnarde le 4 février 1794, Louverture convoqua une assemblée dont il avait choisi les membres, afin d'élaborer une constitution qui fut achevée en juillet suivant. Celle-ci établissait le pouvoir du gouverneur Toussaint Louverture, général en chef des armées de Saint-Domingue, à vie, déclarait que l'esclavage ne pouvait exister dans ce pays, proclamait l'indépendance de Saint-Domingue et proposait au gouvernement français un lien privilégié sur un pied d'égalité. Enfin, Louverture se prépara à une défense armée en mettant l'île en défense et en organisant des milices populaires armées. Il organisa également le ravitaillement en armes et en subsistances en traitant en particulier avec les États-Unis. Louverture envoya sa Constitution de 1801 à Bonaparte. La réponse de ce dernier fut la guerre d'extermination.



1802 : Bonaparte veut reconquérir les ci-devant colonies d'Amérique

Nous avons aperçu que le premier empire colonial des puissances européennes, situé dans les Amériques, avait connu au XVIIIe siècle une crise profonde inaugurée par l'indépendance des Etats-Unis, bientôt suivie par celles de la république d'Haïti en 1804 et des colonies espagnoles et portugaises dans le premier quart du XIXe siècle. La Grande-Bretagne avait déjà commencé de jeter les fondements d'un nouvel empire colonial en direction de l'Asie, par la conquête de l'Inde, et de l'Afrique comme nous l'avons évoqué plus haut.

Au moment du coup d'état de brumaire, Bonaparte revenait de l'expédition d'Egypte où il avait tenté d'initier la conquête d'un second empire colonial français en direction aussi de l'Afrique, et dans l'espoir que ces premiers pas ouvriraient les portes de l'Asie. Ce fut un échec en Egypte comme l'on sait. Mais Bonaparte conservait aussi des espoirs en Amérique et, à partir de 1800, il négocia secrètement avec le gouvernement espagnol pour reconstituer la colonie française de Louisiane qui avait été démembrée depuis les années 1760. La reconquête de Saint-Domingue s'inscrivait dans ce projet d'empire américain.

De son côté, le lobby colonial français cherchait, depuis l'échec de l'occupation britannique de Saint-Domingue en 1798, à récupérer ce qui restait pour lui la perle des Antilles. Le Premier consul se trouva entouré de ces colons esclavagistes et ségrégationnistes qui souhaitaient prendre une revanche et voulaient croire, en dépit de l'échec de l'occupation britannique de Saint-Domingue qui avait duré cinq ans, que leur rêve de reconquête était possible. (9)

En 1801, Bonaparte prit la décision d'envoyer une expédition à Saint-Domingue et en Guadeloupe pour reconquérir ces terres de liberté générale devenues indépendantes de fait. Il fit savoir au gouvernement britannique avec lequel il se trouvait à ce moment-là en bons termes, que : "…dans le parti que j'ai pris d'anéantir à Saint-Domingue le gouvernement des noirs, j'ai moins été guidé par des considérations de commerce et de finances que par la nécessité d'étouffer dans toutes les parties du monde toute espèce d'inquiétude et de troubles ; qu'un des principaux bienfaits de la paix, dans l'époque actuelle pour l'Angleterre, était d'être conclue dans 'un temps où le gouvernement français n'avait pas encore reconnu l'organisation de Saint-Domingue, ni dès lors, le pouvoir des noirs. La liberté des noirs, reconnue à Saint-Domingue et légitimée par le gouvernement français serait, dans tous les temps, un point d'appui pour la République dans le Nouveau Monde. Dans ce cas, le sceptre du Nouveau Monde serait tôt ou tard tombé aux mains des noirs ; la secousse qui en résulterait pour l'Angleterre est incalculable, tandis que la secousse de l'empire des noirs, relativement à la France, s'était confondue avec la révolution." (10)

Mesure principalement politique, on le voit, qui vise très précisément à tenter d'interrompre le grand mouvement d'indépendance des colonies d'Amérique dans leur conquête de l'égalité de l'épiderme. On aura noté la façon touchante, et appuyée puisqu'il le souligne à deux reprises, avec laquelle Bonaparte se fait le protecteur des intérêts de l'Angleterre dans ce projet.

Le Premier consul confia l'expédition à son beau-frère le général Leclerc. Il annonça l'arrivée de cette expédition à Louverture dans une lettre datée du 18 novembre 1801 dans laquelle il cherchait à l'assurer de sa loyauté envers le maintien de la liberté des noirs :

"Nous y envoyons le citoyen Leclerc, notre beau-frère, en qualité de capitaine général, comme premier magistrat de la colonie. Il est accompagné de forces respectables pour faire respecter la souveraineté du peuple français…Assistez de vos conseils, de votre influence et de vos talents le capitaine général. Que pourriez-vous désirer ? La liberté des noirs ? Vous savez que dans tous les pays où nous avons été, nous l'avons donnée aux peuples qui ne l'avaient pas…" (11) La flotte était composée de vingt-et-une frégates et de trente-cinq vaisseaux de guerre qui transportaient plus de trente mille hommes.(12) Elle atteignit le Cap le 1er février 1802. Mais les instructions secrètes que Bonaparte écrivit à Leclerc le 16 mars 1802 disaient tout autre chose que ce que nous venons de lire : "Dès l'instant que vous vous serez défait de Toussaint, de Christophe, de Dessalines et des principaux brigands, et que la masse des noirs sera désarmée, renvoyez sur le continent tous les noirs et hommes de couleur qui auront joué un rôle dans les troubles civils." (13)

Leclerc recevait l'ordre de se défaire des chefs et de déporter en France la génération des ci-devant esclaves et de libres de couleur qui avait fait la Révolution de Saint-Domingue !

La contradiction qui existe entre la correspondance officielle et publique et les instructions secrètes s'appelle un mensonge. Pourquoi le Premier consul mentait-il ? Dans ses textes à usage public, il tentait de rassurer sur ses intentions. On peut penser qu'il était de bonne tactique de tromper l'ennemi, à condition de considérer les révolutions de l'égalité de l'épiderme comme des ennemies. On peut aussi penser qu'un reste de pudeur conduisait Bonaparte à opposer le politique et le militaire : le politique restait conforme en apparence au décret d'abolition de l'esclavage de la Convention montagnarde, tandis que le militaire disait secrètement ces paroles de mort : se défaire de Toussaint, Christophe et Dessalines. Quant à la génération qui fit la Révolution de Saint-Domingue, elle serait déportée en France. Enfin, ce qu'il en serait resté après les combats menés par les forces respectables du capitaine général Leclerc.

Pourquoi cette déportation ? C'est du côté des pratiques de la société coloniale esclavagiste que l'on trouvera la réponse. Pour maintenir l'ordre dans les colonies esclavagistes, la répression des esclaves révoltés était soigneusement organisée. Les planteurs toléraient assez facilement le marronnage, tant qu'il restait individuel, et graduaient les punitions selon la nature du délit et du délinquant. Le Bossale ou esclave fraîchement débarqué d'Afrique fuyait ou marronnait assez fréquemment et le maître le laissait récidiver tant que la fuite ne prenait pas un caractère de révolte cherchant à passer à un stade d'organisation supérieure. Mais lorsque ce stade semblait atteint, dans le cas de marronnages collectifs en particulier, alors le système de répression se mettait en marche. Les milices locales partaient en expédition d'extermination et les délinquants étaient non plus punis, mais massacrés. Du point de vue du planteur, il n'était pas concevable de conserver la vie à des individus qui avaient pris conscience de leurs droits et de leur pouvoir d'organisation contre le système esclavagiste. Bonaparte avait ainsi bien appris la leçon de ces maîtres.

Nous ne décrirons pas ici l'expédition Leclerc et nous indiquons au lecteur qu'il trouvera, parmi les nombreux témoignages de ce désastre honteux, celui d'Antoine Métral qui fut, il est vrai, un ami de l'humanité en général et de ses droits à la liberté. (14)

Venons donc aux résultats de cette expédition. La Guadeloupe qui avait conquis la liberté générale en 1794, fut reprise par le général Richepance à l'issue d'héroïques combats de la part des résistants, le 28 mai 1802. Toutefois, à Saint-Domingue, le général Leclerc rencontra de sérieuses difficultés. Il mourut de la fièvre jaune le 2 novembre 1802 et fut remplacé par Rochambeau fils qui obtint des forces supplémentaires pour mener une effroyable guerre d'extermination, rééditant les techniques qu'employaient les conquistadors contre les "Indiens" : des chiens étaient dressés pour tuer car, en ce temps-là, les armes à feu ne tuaient pas aussi vite que ces animaux.

Naissance de la République indépendante d'Haïti

Le peuple de Saint-Domingue trouva cependant l'énergie de résister victorieusement à cette offensive et le 19 novembre 1803 le général Rochambeau capitula devant le général Dessalines. Ce dernier proclama l'indépendance de la République d'Haïti, Patrie des Africains du Nouveau monde et de ses descendants, le 1er janvier 1804. En prenant le nom indien de l'île, Haïti vengeait l'extermination des Indiens et la mise en esclavage des Africains.

La Guadeloupe remise aux fers

Par les clauses du traité d'Amiens du 25 mars 1802, le gouvernement britannique restituait les colonies françaises de la Martinique, de Tobago et de Sainte-Lucie. Les 16 et 18 mai suivants, Bonaparte faisait voter le maintien de l'esclavage dans ces colonies restituées :

"Art. 1er. Dans les colonies restituées à la France, en exécution du traité d'Amiens, l'esclavage sera maintenu, conformément aux lois et règlements antérieurs à 1789.

Art. 3. La traite des noirs et leur importation dans lesdites colonies auront lieu conformément aux lois et règlements antérieurs à 1789." (15)

Dans la Guadeloupe et la Guyane reconquises, la législation consulaire ne se limita pas à rétablir l'esclavage et la traite des captifs africains, elle innova en créant un ordre juridique raciste, ce que même la monarchie avait toujours refusé au parti ségrégationniste.

Voici quelques extraits de l'arrêté pris par le général Richepance le 17 juillet 1802, en Guadeloupe :

"…Considérant que les colonies ne sont autre chose que des établissements formés par les Européens qui y ont amené des Noirs comme les seuls individus propres à l'exploitation de ce pays ; qu'entre ces deux classes fondamentales des colons et de leurs esclaves, se sont formées des races de sang-mêlé toujours distinctes des Blancs qui ont formé ces établissements ;

Considérant que ceux-ci seuls sont les indigènes de la nation française et doivent en exercer les prérogatives ;

…Art. premier. Jusqu'à ce qu'il en soit autrement ordonné, le titre de citoyen français ne sera porté dans l'étendue de cette colonie et dépendances que par les Blancs. Aucun autre individu ne pourra prendre ce titre ni exercer les fonctions ou emplois qui y sont attachés." (16)

On vient de lire que dans les colonies, la "nation française" avait ses "indigènes" dans la population des colons blancs. Une législation suivit, caractérisée par l'interdiction des mariages entre "races", et qui considérait les libres de couleur, métissés ou non, comme des étrangers inassimilables.(17) Cette nouvelle fiction colonialiste transformait le mot "nation" en une race, une lignée à caractère héréditaire. Cette définition nouvelle qui apparaissait dans les rapports colonialistes doublait la hiérarchisation de l'humanité en maîtres et en esclaves par celle de races distinctes. Elle rompait encore avec la conception de la nation telle qu'elle existait en 1789 : le mot "nation" signifiait alors un peuple au sens politique du terme. Le contrat social qu'exprima le vote de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, le 26 août 1789, était un contrat fondé sur des droits communs à tous les hommes et à tous les peuples : les droits naturels de l'humanité, tels qu'on les concevait à l'époque.

Avec le rétablissement de l'esclavage dans les colonies et l'établissement d'un ordre raciste, Bonaparte achevait la rupture avec la déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Déjà, la Constitution de 1795 avait substitué à la philosophie du droit naturel moderne, à l'œuvre dans les Déclarations de 1789 et de 1793, une tout autre philosophie. Avec le Consulat, toute trace d'une notion de droits de l'humanité disparut des Constitutions de la France, et cela jusqu'en…1946. Il s'était en effet passé quelque chose de grave dans l'histoire des droits de l'humanité. (18)

Peut-on alors continuer de présenter Napoléon Bonaparte comme un héritier des Lumières et de la Révolution ? N'est-il pas ridicule de vouloir lui attribuer des idées et des actions qui lui sont étrangères et même, dans le cas présent, opposées aux siennes ? Pourquoi vouloir dissimuler ce qui est après tout son génie personnel, conquérant, esclavagiste et raciste ? S'il ne fut pas un ami des révolutions des droits de l'homme et du citoyen, mais bien davantage un de ses adversaires, pourquoi le cacher ? Reconnaître un fait n'implique ni l'apologie, ni le dénigrement. Cela n'interdit cependant pas d'exercer sa faculté de jugement, ce qu'en tant qu'historienne, je viens de faire.




11 février 2006



Cette conférence a été présentée dans le cadre du Salon du Livre Napoléonien, qui s'est tenu en juin 2004, à Ajaccio.

Notes

(1) Voir le beau travail d'Yvan Debbasch, Couleur et liberté. Le jeu du critère ethnique dans un ordre juridique esclavagiste, Dalloz, 1967.

(2) Les travaux de Gabriel Debien entretiennent la confusion, Les colons de Saint-Domingue et la Révolution. Essai sur le club Massiac, Colin, 1953. Michèle Duchet a, par contre, bien éclairé ce point chez les économistes physiocrates, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Flammarion, 1977. Éric Williams avait déjà ouvert une critique pertinente dans Capitalisme et esclavage, trad. Présence Africaine, 1968, chap. 11, "Les Saints et l'esclavage".

(3) On sait qu'à l'Indépendance des États-Unis, les colons des États esclavagistes du Sud avaient reçu une sur-représentation proportionnée non aux "blancs" seulement, mais incluant les esclaves. L'Assemblée française avait refusé ce cas de figure.

(4) Sur les évènements du Cap voir F. Gauthier éd., Périssent les colonies plutôt qu'un principe !, Soc. Des Études Robespierristes, 2002.

(5) Sur la voie paysanne voir Gérard Barthélemy, Créoles et Bossales, Ibis Rouge, 2000 ; Le Pays en dehors. Essai sur l'univers rural haïtien, Port-au-Prince, 1989 ; Rémy Bastien, Le paysan haïtien et sa famille, (1951), Karthala, 1985.

(6) Sur la guerre d'occupation britannique voir David Geggus, Slavery, War and Revolution : The british Occupation of Saint-Domingue 1793-98, Oxford, 1982.

(7) Cité dans Victor Schœlcher, Vie de Toussaint Louverture, Paris, 1982 (1889), p. 264.

(8) Sur Louverture voir Thomas Madiou, Histoire d'Haïti, (1848), Port-au-Prince, 1989 ; James, Les Jacobins noirs, (1938), Ed. Caribéennes, 1983 ; Césaire, Toussaint Louverture, La Révolution française et la fin des colonies, Présence Africaine, 1961.

(9) Sur le lobby colonial dans l'entourage de Bonaparte, on lira avec profit Yves Bénot, La démence coloniale sous Napoléon, Paris, La Découverte, 1991.

(10) Correspondance de Napoléon, t. 7 ; texte cité dans Schœlcher, Vie de Toussaint Louverture, op. cit., p. 319.

(11) Ibid., lettre également citée dans Schœlcher, p. 316.

(12) Antoine Métral, Histoire de l'expédition des Français à Saint-Domingue, (1825), rééd. Paris Karthala, 1985, par les soins de J. Adélaïde-Merlande, p. 30.

(13) Correspondance de Napoléon, t. 8. Christophe et Dessalines étaient des généraux de l'armée de Louverture.

(14) Voir note 12. On trouvera aussi la réédition des Mémoires pour servir à l'histoire de la Révolution de Saint-Domingue du général Pamphile de Lacroix, publiées en 1819 et rééditées sous le titre La Révolution de Haïti, Karthala, 1995. Le général de Lacroix se battit pour le rétablissement de l'esclavage. La lecture conjointe de ces deux témoignages est particulièrement instructive. Voir aussi une excellente synthèse par Fabien Marius-Hatchi, "Révoltes, insurrections et révolutions dans les colonies françaises des Antilles, 1773-1803", dans R. Monnier éd., Révoltes et Révolutions en Europe, et aux Amériques, 1773-1802, Paris, Ellipses, 2004, p. 82-113. Voir aussi Y. Bénot et al. éd, Rétablissement de l'esclavage dans les colonies françaises, 1802, Paris, Maisonneuve et Larose, 2003, actes du colloque de 2002 à Paris VIII.

(15) Archives Parlementaires, 2e série, t. 3, 16 mai 1802, p. 692.

(16) Texte cité par Césaire, Toussaint Louverture, op. cit. p. 322.

(17) Voir à ce sujet Y. Debbasch, Couleur et liberté, op. cit., "Une mise à jour de l'ordre raciste", p. 246 et s.

(18) Sur l'éclipse des déclarations des droits de l'homme voir F. Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en révolution, 1789-1795-1802, Paris, PUF, 1992.



Florence Gauthier, "1793-94 : La Révolution abolit l'esclavage. 1802 : Bonaparte rétablit l'esclavage", Révolution Française.net, Synthèses, mis en ligne le 11 avril 2006, http://revolution-francaise.net/2006/04/11/32-1793-94-la-revolution-abolit-l-esclavage-1802-bonaparte-retablit-l-esclavage