Ainsi s’est ouvert au début des années 1990, à partir des propositions d’Habermas, un vaste champ de recherche sur l’opinion publique. Par là même, il s’est opéré un déplacement de l’intérêt initial pour l’usage public du raisonnement à l’apogée des Lumières (Koselleck, 1979) vers une prise en considération, par l’étude précise des débats publics, de l’opinion publique au moment de l’invention du politique à la veille de la Révolution française (Baker, 1992). Il ne restait plus qu’un pas à franchir pour considérer l’espace public comme « un espace démocratique ouvert à tous, forum d’un discours d’assemblée permanent où doit s’exercer librement la raison critique des individus éclairés » (Reichardt, 2003), tout en évitant de simplifier cet espace par une vision transparente et homogénéisante d’un tel abord de la rationalité publique.

De fait la caractérisation bourgeoise de l’espace public, qui plus est réduite au domaine littéraire, est désormais récusée. La notion descriptive d’opinion publique (Kaufmann, 2004) est d’abord renvoyée à des référents sociaux diversifiés, des discussions rationnelles des élites littéraires aux échanges argumentatifs des tribunaux (Maza, 1993) en passant par l’hétérogénéité des avis populaires au 18ème siècle (Farge, 1992). Puis elle est repensée dans l’espace public émancipateur de la découverte du politique (Vovelle, 1993) au point de marquer un temps fort de réontologisation de l’ordre social au cours d’un « moment nominaliste » (Kaufmann, Guilhaumou, 2003) où s’impose la toute puissance de l’individu au sein d’une société qui nous renvoie à l’ensemble des conventions, des croyances et des ressemblances aptes à réguler l’espace public.

Cependant Jürgen Habermas n’avait pas pris au départ en considération « la sphère publique plébéienne », en position réprimée, donc dépendante, ce qui lui interdisait d’intervenir spécifiquement sur le terrain de la Révolution française. Mais sa réflexion (1989), à l’occasion du bicentenaire de la Révolution française, sur l’espace public de délibération, de discussion et de décision du point de vue de l’agir communicationnel l’incite à s’intéresser, dans la préface à la 17ème réédition (1990) de L’Espace Public au « laboratoire à arguments » que constitue la sphère publique radicale à la fin du 18ème siècle en France et aussi en Angleterre. De fait, le concept d’agir communicationnel l’entraîne sur le terrain d’une interaction sociale normée par des formes d’accord entre les individus, donc vers la mise en évidence d’exigences normatives propres à structurer la vie sociale et politique, avec leurs prétentions propres à la validité. Il propose alors de considérer la Révolution française comme « une chaîne d’événements bardés d’arguments » au titre d’un « pouvoir engendré communicativement » par des acteurs autoproclamés.

C’est aussi le moment, au cours des années 1990, où des historiens de la Révolution française (Guilhaumou, 1992) ont décrit et problématisé, sous des arguments précis - nation, souveraineté, constitution, etc. - les moments de la dynamique révolutionnaire en tant que « processus de formation de l’opinion et de la volonté elles-mêmes » qui donne naissance à des « procédures démocratique de l’Etat de droit », selon les expressions d’Habermas. Au titre de l’avènement d’un « pouvoir communicationnel » (Habermas), il apparaît ainsi un vaste « espace public démocratique » (Monnier, 1994) où s’élaborent des procédures complexes de formation et d’expression de la volonté.

Avec la Révolution française, la réalité dynamique d’un espace démocratique nous renvoie à un champ infini d’expérimentations inscrites à l’horizon du droit, où l’on peut suivre le mouvement de toutes sortes d’acteurs et de spectateurs des événements dans leur démarche intentionnelle, voir critique. Au sein de ce vaste espace d’intercompréhension, d’intersubjectivité, de réciprocité, voire de reconnaissance, nous pouvons aussi singulariser des moments avec leurs spécificités propres.

L’avènement de l’individu, y compris de l’individu-peuple, au sein de la modernité politique dès les années 1770-1780, par le fait en particulier d’une configuration spécifique de l’opinion publique (voir ci-dessus), transforme l’usage public du raisonnement, voir l’esprit de révolte, en un véritable travail de l’esprit politique, voire une révolte de l’esprit, sous l’égide de penseurs nominalistes (Condillac, Helvétius, Sieyès, etc.). Un nouveau regard sur les mœurs sociaux permet au peuple de s’émouvoir, de dire, voire même de juger dans une distance relative aux nouvelles élites (Cohen, 2004). Une culture du fait, basée sur l’observation, s’associe à une réflexion sur le langage d’action et précise ainsi la capacité des individus à penser et réaliser conjointement de nouveaux objets socio-politiques sous les désignations de « sociologie » et d’ « art social ». Ainsi la formation en 1789, au nom de la Nation libre, d’une sphère publique représentative fondée sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen consacre, sous l’égide de Sieyès, le triomphe de la figure de l’individu-nation (Guilhaumou, 2002).

Il se constitue alors, avec l’imposition d’un discours interlocutif autour de l’Assemblée Nationale, un espace public normatif propre au discours représentatif d’assemblée avec en son centre le « devenir réflexif » d’une conscience à la fois critique et normative, au titre de la toute puissance de la figure du législateur. Mais 1789 constitue aussi le point de départ d’une dynamique publique mise en place par un événement majeur, la prise de la Bastille (Lüsebrink, Reichardt, 1990). Ce n’est donc pas un hasard s’il se configure en 1790-1792, au sein du réseau délibérant des associations patriotiques parisiennes - des sociétés patriotiques aux sections urbaines - un espace de discussion critique sur la souveraineté du peuple, au titre d’une république mise en acte avant même sa proclamation en septembre 1792. En province, à l’initiative de porte-parole autolégitimés par la Constitution (Guilhaumou, 1998a ; Reichardt, 1998), le mouvement révolutionnaire favorise, au cours de ce moment républicain, l’émergence d’un espace fondateur des valeurs et des pratiques de la démocratie. Dans la perspective habermassienne, la dynamique révolutionnaire équivaut ici à un trajet communicationnel où domine l’échange entre citoyens sur la base des valeurs d’égalité et de liberté au sein d’un espace public de réciprocité.

Il est ainsi possible de caractériser - hors de toute vision d’un appareil d’Etat équivalent à « un pouvoir appliqué administrativement » (Habermas) et à partir de formes de pouvoir engendrées de façon communicationnelle - la formation de procédures démocratiques de l’Etat de droit naturel qui permettent, en l’an II, l’instauration d’« institutions civiles » (l’instruction publique, la langue, la bienfaisance sociale, la justice, etc.) qui constituent les premiers éléments historiques d’un projet politique national. Ainsi, selon Habermas (1989), « la dynamique culturelle produite par la Révolution française n’a pas été stoppée » : elle a inscrit une structure rationnelle dans « l’autonomie de la pratique législatrice elle-même » d’une part, elle a concrétise l’idéal rousseauiste de « la constitution du souverain populaire comme un acte quasiment existentiel de socialisation » d’autre part.

Cependant un tel modèle normatif de la pratique intersubjective de délibération et de décision, appliqué au « pouvoir engendré communicativement » par les révolutionnaires français marque, dans sa fécondité même, ses limites. Face à l’extrême diversité des affrontements politiques au cours de la Révolution française, et tout particulièrement en 1793-1794, ce modèle peine à rendre compte, par sa forte dimension idéal-typique, de la pluralité des opinions, des luttes, des antagonismes sociaux, et plus largement du « pluralisme des niveaux et pratiques culturels » (Reichardt, 2003). Si nous sommes bien, avec la Révolution française, dans un processus d’auto-institution sociale à forte dimension communicationnelle, ruptures, malentendus et contradictions occupent une grande part de l’espace public. C’est pourquoi « ces soubresauts, aussi violents qu’ils aient été et qu’il ne faut pas masquer, ne peuvent être considérés comme des entraves irréductibles à ce qui se met malgré tout en place : un espace démocratique dont les potentialités restent à explorer » (Martin, 2004, 292). Il s’agit donc de rendre compte, dans le processus même de formation d’un espace démocratique, des effets inattendus de tout changement de manière à ne pas transformer la description des événements en leçon d’histoire.

A ce titre, le paradigme de la reconnaissance, proposé par Axel Honneth (2000) dans une réflexion critique sur l’apport d’Habermas en matière de normativité sociale, ouvre de nouvelles perspectives d’analyse aux historiens de la Révolution française. Il convient en effet de prendre en compte désormais tant des phénomènes de visibilité/invisibilité de groupes minorés politiquement - par exemple les femmes (Dermenjian, Guilhaumou, Lapied, 2000) - que des modalités d’expression de l’individualité, des formes de reconnaissance du moi appréhendée comme autant d’expression de la libération sociale progressive de l’individu. Ainsi Toutes formes dynamiques de dire, de jugement, d’action, d’émotion tendent, en révolution, à modifier et donc à élargir les normes d’un « autrui généralisé » (Honneth) au profit d’une plus grande estime de soi. Ici le lien entre la parole des révolutionnaires en 1789 et la parole des « sans » au sein de la société actuelle, aussi inattendu soit-il, prend une signification particulière (Guilhaumou, 1998, Renault, 2004).

En initiant un tournant communicationnel, Habermas a permis d’appréhender la valeur historique de la structure argumentative de la discussion publique, donc de souligner la pertinence, tout particulièrement avec la Révolution française, de la catégorie de souveraineté pour penser l’espace public démocratique. Honneth propose plus avant de décrire les modalités de pensée et d’action, au sein d’un tel espace public, qui répondent à des attentes normatives précises par l’incorporation de préoccupations éthiques, sous la forme la quête de la dignité humaine et par l’expression d’un intérêt émancipatoire au sein d’une humanité agissante et souffrante. Il s’agit alors d’opérer un travail de redescription des normes, de réontologisation des pratiques, donc de levée des obstacles cognitifs au sein des relations intersubjectives avec le souci éthique de mettre en valeur l’activité du moi en révolution, à l’exemple de Sieyès (Guilhaumou, 2001). En se situant dans le champ des injustices sociales, il est alors possible de resituer les formes de l’espace public à l’horizon d’attentes normatives propres à des individus en quête d’émancipation. Du côté de la Révolution française, une tel « tournant socio-cognitif » nous renvoie à la figure historique du porte-parole de la République, distincte de la fonction classique de représentant politique. Ainsi des porte-parole de la République aux porte-parole des « sans » (Guilhaumou, 1998), se précise « un travail de mis en forme revendicative et organisationnelle dont la fonction est à la fois de formuler politiquement des revendications adaptées à un ensemble de traits caractéristiques de certaines expériences de l’injustice et de frayer un chemin d’accès à l’espace public politique » (Renault, 2004, 331).

N. B. Ce texte a été publié en italien sous le titre « Habermas e la Rivoluzione francese: dall'opinione pubblica alla visibilità sociale », in Geoff Eley, Giuseppe Civile, Luigia Cagliotti, Mary P. Ryan, Jacques Guilhaumou discutono Storia e critica dell' opinion pubblica, di Jürgen Habermas, Contemporanea. Rivista di storia dell'800 et del'900, Anno VIII, numero 2, aprile 2005, Il Mulino, p. 365-369. Il présente les bases historiographiques de notre réflexion, sur le présent site, relative au retour dans le mouvement social actuel des valeurs et des pratiques de la Révolution française en termes de visibilité et de reconnaissance sociales.

Références

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Jacques Guilhaumou, "Habermas, L’Espace Public et la Révolution française : de l’opinion publique à la lutte pour la reconnaissance", Révolution Française.net, Etudes, mis en ligne le 13 novembre 2005, http://revolution-francaise.net/2005/11/13/6-habermas-lespace-public-et-la-revolution-francaise-de-lopinion-publique-a-la-lutte-pour-la-reconnaissance