Cette définition de la république n'est pas propre à Paine mais est partagée avant et pendant la Révolution française par des philosophes – comme Mably – des législateurs – principalement les Montagnards – et le mouvement populaire qu'il soit paysan ou urbain. Ils ont en commun de défendre le principe du droit à l'existence comme fondement des sociétés. A la fin du XVIIIe siècle, cette conception de la République et de la liberté est incarnée dans les Déclarations des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et 1793. Elle permet de penser ensemble ce que, de nos jours, l'idéologie libérale dominante considère comme incompatible : la liberté individuelle et la protection sociale.
Afin de saisir en quoi consiste ce républicanisme qui caractérise le « côté gauche » pendant la Révolution française, nous partirons des principes sur lesquels Thomas Paine fonde l'argumentation qui lui permet de justifier l'allocation universelle qu'il propose dans Agrarian Justice. En retour, nous mesurerons les conséquences du principe d'allocation universelle pour une critique libérale du libéralisme économique, c'est-à-dire une critique républicaine, en la plaçant en perspective dans les conflits politiques de la Révolution française.

Qu'appelle t-on « propriété » ?

La problématique de la propriété est à l'origine du projet d'allocation universelle que Thomas Paine rédige au cours de l'hiver 1795-1796. L'intérêt de Paine pour l'économie est une constante de son œuvre, mais le premier développement d'ampleur qu'il consacre à la propriété n'apparaît que tardivement, en juin 1795, dans la Dissertation sur les premiers principes de gouvernement. Ce texte, adressé à ses collègues députés de la Convention dite thermidorienne, est une critique radicale du projet constitutionnel présenté par Boissy d'Anglas dont l'objet est de remplacer la Constitution de 1793. Cette dernière, jugée trop « anarchiste », doit disparaître au profit d'un texte qui réintroduit le suffrage censitaire et limite l'accès au titre de citoyen français. Sa philosophie générale est résumée par Boissy d'Anglas en ces termes : « un pays gouverné par les propriétaires est dans l’état social ; celui où les non-propriétaires gouvernent est dans l’état de nature »(3).
Paine dénonce donc l'inégalité des droits politiques que le projet constitutionnel justifie au nom de la propriété matérielle. Il rappelle tout d'abord que la notion de propriété ne désigne pas seulement la propriété matérielle, mais aussi ce qui est le propre de l'homme c'est-à-dire ses droits personnels :

« Les droits personnels sont une propriété de l'espèce la plus sacrée, et le droit de voter pour le choix des représentants, est un droit personnel de cette espèce. Quiconque abuse de ses moyens pécuniaires ou de l'influence que ces moyens lui donnent, pour enlever ou voler à un autre la propriété qui consiste dans ses droits personnels, se sert de ses richesses comme un brigand de ses armes à feu, et mérite d'en être dépouillé (4).»

La propriété matérielle et la propriété des droits personnels doivent être hiérarchisées. Puisque, explique Paine, la sûreté des personnes est plus sacrée que celle de leur propriété, cela signifie que le droit matériel est devancé par le droit personnel. Dès lors, organiser les sociétés politiques en fonction de la propriété matérielle revient à confondre une société politique et une société par action :

« Dans les institutions purement pécuniaires, telle qu'une banque, ou une compagnie de commerce, les droits des membres qui composent cette compagnie, sont uniquement fondés sur la propriété ou sur la somme qu'ils ont versée dans la caisse ; il n'existe point d'autres droits attachés au gouvernement ou à l'administration de cette compagnie, que ceux qui dérivent de la propriété ; c'est le seul objet dont son administration ait à prendre connaissance. Mais relativement à l'institution du gouvernement civil, organisé en système représentatif, le cas est fort différent. Un gouvernement de cette espèce doit prendre connaissance de tous les objets, et de tous les individus, comme membres de la société nationale, soit qu'ils aient des propriétés ou qu'il n'en aient pas (5). »

Par ailleurs, selon Paine, il n'existe pas de contradiction dans la coexistence de l'égalité des droits personnels et de la propriété matérielle si cette dernière a été honnêtement acquise. La propriété n'est en danger que lorsqu'elle est utilisée pour exclure et donc enfreindre le principe d'égalité. Paine considère même que l'égalité est le meilleur garant de la propriété :

« J'ai toujours pensé que la plus sûre protection des propriétés fortes ou faibles consiste, à éloigner de toutes les classes de la société civile, autant qu'il est possible, tous les sujets de plaintes et tous les prétextes de violence. Le meilleur moyen pour y réussir, est d'assurer l'égalité des droits. Lorsque les droits sont assurés les propriétés n'ont plus de risque à courir. Mais lorsqu'on fait servir les propriétés de prétexte à l'admission de droits inégaux ou exclusifs, la conservation des propriétés devient précaire, l'indignation s'agite et entraîne le désordre ; car il n'est pas raisonnable d'espérer que les propriétés resteront intactes sous la protection d'une masse d'individus dépouillés de leurs droits naturels par l'influence de ces propriétés (6). »

Ce raisonnement ne conduit pas Paine à prôner l'égalité devant la propriété :

« il est évident qu'une égale répartition des propriétés est impossible à maintenir. La supériorité de talents, d'adresse, d'arrangement, l'extrême frugalité, des chances heureuses chez les uns, et le contraire de toutes ces choses chez les autres, produiront toujours de très grandes inégalités, sans qu'il soit besoin de recourir aux odieuses imputations d'avidité ou de tyrannie. D'ailleurs il y a des hommes qui, sans mépriser les richesses, sont cependant incapables de s'abaisser à des moyens humiliants pour les acquérir. Il y en a même qui ne voudraient pas s'embarrasser des soins de leur conservation au-delà de ce que leurs besoins et leur indépendance exigent, tandis que d'autres sont dévorés d'une avidité insatiable et emploient constamment pour s'enrichir tous les moyens qui ne sont pas punissables. C'est la principale ou l'unique affaire de toute leur vie, et ils la suivent avec une sorte de religieux dévouement. Tout ce qu'on peut exiger relativement aux propriétés, c'est qu'elles soient acquises honnêtement, et que les possesseurs n'en usent pas d'une manière criminelle, lorsqu'on voudra les établir pour mesure de droits exclusifs (7). »

C'est en ce sens seulement, qui exclut le nivellement des propriétés ou leur confiscation, que le droit matériel est soumis au droit personnel, et ce dans la mesure ou le principe central d'égalité des droits personnels est un rempart contre l'appropriation malhonnête et le désordre.
Quelques mois plus tard, dans Agrarian Justice, Paine poursuit la réflexion qu'il a entamée dans la Dissertation sur les premiers principes de gouvernement. Dans ce second texte, il introduit une nouvelle précision en distinguant deux ensembles dans ce qui relève de la propriété matérielle, puisqu'il faut selon lui séparer ce qu'il nomme la propriété acquise et la propriété naturelle :

« La propriété est de deux espèces : la première, c'est la propriété naturelle, ou celle qui est l'ouvrage du créateur, comme la terre, l'air et l'eau. La seconde c'est la propriété artificielle ou acquise, c'est-à-dire celle qui est l'ouvrage de l'homme. Dans celle-ci il ne peut y avoir d'égalité parce que pour y participer également, il faudrait que chaque homme produisit également ; ce qui n'arrive jamais : si même cela arrivait, chaque homme, en gardant ce qui lui appartient aurait le même sort que s'il eût partagé également avec les autres. L'égalité de la propriété naturelle est le sujet de cet ouvrage. Toute personne née au monde est née propriétaire légitime d'une certaine espèce de propriété, ou de son équivalent (8). »

Paine va bâtir son projet d'allocation universelle sur cette distinction fondamentale entre propriété acquise et propriété naturelle : s'il y a inégalité devant la propriété acquise il y a en revanche égalité devant la propriété naturelle. En effet, puisque tout être humain doit être considéré comme le légitime propriétaire d'un fragment de la propriété naturelle, alors tout être humain doit disposer d'une part égale de cette propriété-là.

Une humanité dépouillée

Paine part donc du principe que la terre a été, dans le passé, la « propriété commune de l'espèce humaine » (9). Il distingue, d'une part, cette propriété commune originelle « de la terre elle-même » et, d'autre part, la propriété individuelle des « améliorations faites à la terre ». Or, du fait de l'imbrication de la terre et de son amélioration par le travail des hommes, ces deux propriétés, la commune et l'individuelle, ont été confondues aux dépens de la première, « le droit commun de tous, s'est trouvé confondu avec le droit particulier du cultivateur » (10) : c'est ainsi qu'est née, écrit Paine, la propriété territoriale privée. En réintroduisant cette distinction qui avait disparu, Paine trouve l'espace sur lequel il peut asseoir une rente foncière due aux hommes injustement spoliés de leur propriété commune originelle.
Par ailleurs, si Paine estime que l'homme a un droit naturel à la possession de la terre, ce droit est limité puisque « l'homme n'a pas le droit de disposer, même le moindre lopin, comme de sa propriété durable et perpétuelle. Jamais le créateur n'a ouvert un bureau de privilèges d'où ait pu sortir le premier titre de cette espèce »11. Le « droit commun de tous » précède donc le « droit particulier du cultivateur », ce droit commun règle le droit particulier à la possession de la terre.%%

Le titre complet de l'ouvrage de Paine est La justice agraire opposée à la loi et monopole agraire. Il précise dans le cours du texte qu'il a « intitulé ce traité La justice agraire pour le distinguer de la loi agraire » 12 c'est-à-dire d'une loi subversive des propriétés, qui par exemple prônerait une expropriation et une redistribution. Paine critique les modalités de l'appropriation mais n'est pas hostile à la propriété elle-même.
La législation que Paine recherche doit conserver « les avantages attachés à l'état de civilisation ». Selon lui, il est indéniable que l'amélioration de la terre par la culture est un des avantages apportés par la civilisation, et que la justice commande que cette amélioration soit la propriété de celui qui a produit cette valeur additionnelle. Ainsi non seulement Paine tient à se distinguer de la loi agraire, mais de plus il la repousse comme une injustice :

« Rien ne peut être plus injuste que la loi agraire, dans un pays amélioré par la culture ; en effet, quoique tout homme, soit par son seul titre d'habitant de la terre, associé à sa propriété, dans son état naturel et primitif, il ne s'en suit pas qu'il soit aussi propriétaire associé de la terre lorsqu'elle a été cultivée. La valeur additionnelle, due à la culture, est devenue la propriété de ceux qui l'ont produite, ou qui l'ont reçue d'eux en héritage, ou qui l'ont achetée. Elle a eu, dès l'origine, un propriétaire légitime : ainsi, tandis que je défends les droits, et que je partage avec intérêt la triste situation de tous ceux qui, par l'introduction du système de la propriété territoriale, ont été dépouillés de leur héritage naturel ; je défends également la cause du possesseur légitime, pour ce qui lui appartient réellement (13). »

Le bilan de l'appropriation territoriale comporte des aspects positifs avec « l'amélioration des dons de la nature », mais également des points négatifs puisque « le monopole territorial » a exproprié une part de l'humanité. La partie positive du bilan du processus d'appropriation ne doit pas masquer le « crime » – le terme est de Paine – que constitue le vol de la propriété naturelle qu'il faut donc réparer.
Paine établit un parallèle entre d'une part, la loi agraire , qui dépouille les possesseurs de la propriété acquise du sol, et d'autre part, ce qu'il nomme la loi agraire des conquérants qui a dépouillé l'humanité de sa propriété naturelle. S'il veut réparer la violence subie par ceux qui ont été dépouillés de leur propriété naturelle, Paine ne veut en revanche pas substituer une violence à une autre, en l'occurrence faire violence aux actuels possesseurs de la propriété acquise en les dépossédant par une loi agraire. En effet, souligne Paine, les actuels possesseurs ne sont pas fautifs de l'injustice qui a présidé au processus d'expropriation, sauf s'ils refusent les mesures de justice qu'il propose :

« Cette faute ne doit cependant pas être rejetée sur les possesseurs actuels ; aucune plainte n'est dirigée, ni ne doit l'être contre eux à cet égard, à moins qu'ils ne consentent à devenir complices du crime en s'opposant à la justice qui doit le réparer (14). »

Enfin, Paine ne considère pas uniquement la propriété du sol, mais également « la propriété personnelle » – la personal property du droit anglais, qui correspond à la propriété mobilière – dont dispose celui qui a accumulé des biens « au-delà du produit du travail individuel » et qui en est redevable à la société :

« Toute accumulation de propriété personnelle, au-delà du produit du travail individuel, ne peut donc être le fruit que des secours de la société ; et celui qui en est le possesseur doit, après tous les principes de justice, de gratitude et de sociabilité, payer à la société une partie de cette accumulation, qu'elle lui a donné le moyen de réaliser (15). »

Paine remarque ainsi que l'enrichissement des propriétaires due à l'accumulation « au-delà du produit du travail individuel » résulte de la ponction exercée sur les salaires qui ne sont pas payés au niveau du travail effectué :

« (...) si nous entrions dans un examen plus particulier, il serait trop facile de montrer que l'accumulation de la propriété personnelle, n'est communément que le résultat de la médiocrité des salaires payés au travail qui en est la source, et que la même cause qui accable dans ces vieux jours le malheureux ouvrier sous le poids de la misère, fait regorger dans l'abondance celui qui achète son travail (16). »

Nous trouvons là une analyse proche de celle que proposera Ricardo et que poursuivra Marx sur l'exploitation de la force de travail par le capital. Rappelons que toute une partie du livre II des Droits de l'homme (1792) est consacrée au sort des ouvriers et qu'elle influencera considérablement le mouvement ouvrier anglais au XIXe siècle17.

Richesse et pauvreté

Agrarian Justice est une critique de la Constitution thermidorienne de 1795 qui fonde un ordre social exclusif sur la propriété matérielle. Mais ce texte de Paine a également pour objet de réfuter d'autres thèses hostiles à l'égalité des droits personnels, en particulier précise-t-il, celles qui sont développées outre Manche par Richard Watson, l'évêque anglican de Llandaff, au Pays de Galles, dans un sermon intitulé : Sagesse et bonté de Dieu, en faisant des riches et des pauvres (18).
Il faut ici rappeler qu'au cours des années 1795 et 1796 les révoltes populaires contre la cherté de la vie et la guerre se sont multipliées en Angleterre. Le premier ministre William Pitt y répond en restreignant les libertés, notamment en suspendant l'habeas corpus. A cette époque, Watson s'est lancé dans une croisade contre Thomas Paine qui, en Angleterre, personnifie la Révolution française.
Pour combattre la position de Watson qui justifie la pauvreté et la richesse, Paine se réfère aux Indiens d'Amérique. Il connaît bien ces peuples pour avoir, en 1777, séjourné plusieurs semaines parmi les Iroquois, les Mohawks, les Sénécas et les Algonquins, se faisant appeler Common Sense du nom de son ouvrage de 1776. Dans sa démonstration, les Amérindiens, qui ignorent la propriété et la pauvreté, sont l'expression du common sense tel qu'il le conçoit, c'est-à-dire l'origine à partir de laquelle se constitue la réflexion morale et politique. En d'autres termes, ces peuples indiens représentent l'état de nature et vont lui permettre d'exposer ce qui devrait être dans le monde européen que l'on dit « civilisé ».
Ainsi, puisque la misère et la pauvreté sont inconnues des communautés indiennes, cela signifie que la misère et la pauvreté sont des constructions produites par l'activité sociale des hommes, en particulier des Européens. Il n'y a donc pas de « riches par le droit divin ni de pauvres par le droit divin », par plus qu'il n'y a « des rois par le droit divin ». Par ailleurs, s'il existe des riches et des pauvres dans le monde dit « civilisé », alors que cette distinction est inconnue des Indiens, un tel monde ne peut pas être qualifié de « civilisé » ? C'est donc en comparant le spectacle qu'offrent les Indiens et la situation des plus démunis dans l'état dit civilisé que la législation des Etats européens doit se réformer :

« La seule chose dont il faut s'occuper maintenant, écrit Paine, consiste donc à chercher le remède des maux, et à la conservation des avantages qui sont nés du passage de l'état de nature à ce qu'on appelle l'état civilisé. Cela posé, le premier principe de la civilisation doit avoir été, et doit être encore, que la condition des individus qui naissent après l'établissement de cet état, ne soit pas plus malheureuse qu'elle ne l'aurait été s'ils étaient nés avant cette époque (19). »

Paine reprend ici les normes du droit naturel moderne, telles qu'elles ont été fixées par Locke, selon lesquelles les êtres humains ne doivent pas avoir une vie pire dans l'état de société que lorsque les sociétés ne sont pas formées. Les hommes se rassemblent en société pour que leurs droits naturels soient garantis. Le premier d'entre eux est le droit à une existence digne sans laquelle il ne peut pas y avoir de liberté. Il n'y a donc état social que si, et seulement si, le droit naturel à l'existence du plus démuni est garanti : ce qui signifie que cette garantie du droit à l'existence du plus faible est, pour Paine, le principe constituant des sociétés. Hors de ce principe, il n'y a pas état social, mais état de guerre – ou loi agraire des conquérants – c'est-à-dire l'état dans lequel un homme attente à la liberté de l'autre. Paine s'oppose donc à ceux qui estiment que le but des sociétés est de garantir la liberté des propriétaires, au sens matériel du terme.
Par ailleurs, Paine ne condamne pas la civilisation mais les contradictions d'un processus européen, abusivement qualifié de civilisé puisqu'il fabrique de la richesse et de la pauvreté, c'est-à-dire un état de guerre. Il ne magnifie pas l'état des Indiens ni ne fait de l'état de nature un âge d'or. Son analyse tient compte du niveau de développement matériel, « des progrès successifs de la culture, des arts et des sciences », des quantités de population :

« Il est vrai que, dans l'état de nature, l'homme ne jouit pas des avantages et des secours de l'agriculture, des arts, des sciences et des manufactures. Si la vie d'un indien peut être regardée comme un jour de fête continuelle, en comparaison de la misérable existence d'un pauvre de nos contrées, elle paraît aussi bien peu digne d'envie lorsqu'on la met en parallèle avec les douceurs et les agréments dont jouit un homme riche. La civilisation, ou ce qu'on appelle ainsi, a donc produit le double effet, de rendre une partie de la société plus opulente, et une autre partie plus indigente qu'elles ne l'auraient été dans l'état de nature. Il est toujours possible de passer de l'état de nature à l'état civilisé ; mais le retour de l'état civilisé à l'état de nature est impossible. C'est que l'homme dans cet état, subsistant du produit de sa chasse, a besoin d'une étendue de terrain dix fois plus considérable que celle qui lui serait nécessaire si la culture fournissait à sa subsistance. Lorsqu'un pays a vu multiplier ses habitants, par l'effet des progrès successifs de la culture, des arts et des sciences, il est indispensable de conserver les choses dans cet état. Sans cela, il faudrait réduire les neuf dixièmes de la population à manquer de nourriture (20). »

Ainsi, Paine confronte et dissocie le progrès matériel de l'humanité et son progrès moral, c'est-à-dire sa capacité à s'organiser suivant des principes de justice, ce qui est l'objet des révolutions.

La république consiste en une « révolution de l'état de civilisation »

Puisque, selon Paine, la première des propriétés est la propriété des droits personnels, en particulier celle de la liberté ; puisque l'opulence d'une partie de l'humanité résulte d'un vol et produit l'indigence de l'autre ; puisque les hommes se rassemblent en société afin de protéger leur liberté, c'est-à-dire l'égalité des droits personnels ; puisque dès lors il n' y a société que si le droit à l'existence du plus démuni est garanti ; alors l'état dit de « civilisation », en Europe, doit se révolutionner pour être effectivement civilisé, c'est-à-dire conforme aux principes constitutifs d'un état social.
Le plan « d'amélioration du sort des hommes » que Paine propose dans Agrarian Justice ne repose donc pas sur la charité mais sur le droit : « ce n'est pas un acte de charité que je sollicite, mais un droit que je réclame, et je m'adresse, non pas à la bienfaisance, mais à la justice » (21). Dès lors, son ressort ne se situe pas à l'échelle de l'acte individuel mais à l'échelle de la société, puisque c'est à la société que les propriétaires sont redevables :

« Le principe de la charité n'est pas un mobile assez universellement actif ; il en faut nécessairement un autre ; et la justice, qui me sert de base, ne doit pas être abandonnée à l'arbitraire des citoyens, en laissant à leur choix de faire ou de ne pas faire ce qu'elle prescrit. En considérant donc le plan sous le rapport de la justice, son exécution doit être l'ouvrage de la société entière, et porter l'empreinte de vrais principes de la révolution et de la volonté nationale (22). »

Cette justice ne peut être établie qu'en suivant les « vrais principes de la révolution », que Paine appelle révolution dans l'état de civilisation. Il considère que cette dernière prolonge la révolution du système de gouvernement introduit par la Révolution française, grâce à laquelle le gouvernement représentatif « qui est regardé comme le vrai système de gouvernement » (23) s'est répandu « dans l'univers ».
Dans la notion de révolution, Paine réunit le droit à l'existence politique – le principe de représentation – et le droit à l'existence matérielle qui justifie une redistribution des richesses. En d'autres termes, les principes de justice représentative et de justice distributive doivent organiser l' état de civilisation pour qu'il soit conforme au principe de civilisation, c'est-à-dire conforme aux principes du droit naturel qui pour Paine définissent les principes républicains24. La république, précise Paine, n'est pas une forme de gouvernement mais caractérise « l'objet pour lequel le gouvernement doit être établi » (25), c'est-à-dire garantir l'égalité des droits des individus. De ce point de vue, la Déclaration des droits de l'homme est du citoyen de 1789 est un texte républicain.
Il existe cependant un obstacle à la réalisation de ses principes : les propriétaires qui ont peur de cette révolution. Or, explique Paine, cette peur n'est pas fondée puisque c'est au contraire sans cette révolution que « le sort de la propriété devient incertain ». Dans de nombreux passages d' Agrarian Justice il souligne l'intérêt qu'auraient les propriétaires à soutenir les principes d'égalité et de justice. Le maintien des propriétés est en effet particulièrement précaire lorsque le spectacle de la misère fait face à l'opulence de fortunes aux origines souvent contestables :

« L'état actuel de la civilisation en Europe , écrit Paine, est aussi injuste dans ses principes, qu'odieux dans ses conséquences : on en est généralement convaincu, et c'est ce sentiment intime qui fait craindre les progrès des lumières, et qui fait trembler les possesseurs des propriétés à la seule idée d'une révolution ; cependant c'est le hasard seul et non pas les principes d'une révolution qui en arrêtent le cours ; ce qui rend indispensablement nécessaire, pour le maintien de la propriété autant que pour l'intérêt de la justice et de l'humanité, l'établissement d'un système qui puisse en même temps mettre une partie de la société à l'abri de la misère, et préserver l'autre de l'expoliation (sic, pour spoliation). Cette crainte superstitieuse et ce respect servile, qui naguère environnaient l'opulence, s'évanouissent sensiblement dans tous les pays, et abandonnent les propriétaires au tourbillon des événements. Lorsque la richesse et l'éclat, au lieu de fasciner les yeux de la multitude, ne lui inspirent qu'un dégoût repoussant ; lorsqu'au lieu d'exciter l'admiration, ils sont regardés comme une insulte faite à la misère ; lorsque les dehors éblouissants de l'opulence, ne servent qu'à faire mettre en question la légitimité de son origine, le sort de la propriété devient très incertain ; et ce n'est plus que dans un système d'exacte justice que les propriétaires peuvent trouver leur sûreté (26). »

Ainsi, écrit Paine, la pauvreté est finalement un « obstacle au bonheur des riches »(27). Aussi le plan d'amélioration du sort des hommes qu'il propose est-il « utile à tout le monde » (28), écartant « tous les dangers » en arrêtant « tous les ferments de haine » (29).
Afin d'éradiquer la pauvreté Paine propose de donner une somme de quinze livres sterling à toute personne entrant dans sa vingt-et-unième année, et dix livres sterling par an à toute personne de plus de cinquante ans que ces personnes soient riches ou pauvres indistinctement.

« Je propose de payer les sommes déterminées ci-dessus à tout individu riche ou pauvre ; c'est le parti le plus convenable et le plus propre à prévenir des distinctions odieuses : d'ailleurs il est conforme à l'exacte justice puisqu'il s'agit d'un équivalent pour l'héritage naturel qui appartient de droit à tout homme, indépendamment de la propriété qu'il peut avoir produite ou reçue des premiers producteurs. Les personnes qui ne voudront pas recevoir leur contingent, pourront le laisser dans la masse commune (30). »

Le fonds national sur lequel les sommes seront prélevées devra être alimenté par une perception sur les héritages, donc au moment où la propriété change de main :

« Le moment de cette mutation est le plus favorable qu'on puisse choisir ; il donne l'avantage de ne troubler la possession d'aucun propriétaire actuel ; et la perception proposée ne court pas le risque d'être confondue avec les taxes ou les emprunts du gouvernement. Cette perception serait telle, que le testateur n'aurait rien à donner, ni l'héritier rien à payer ; seulement il verrait cesser, dans sa personne, l'effet de ce funeste monopole de l'héritage naturel des autres hommes, qui ne fut jamais fondé en droit, dont la destruction doit faire plaisir à tout homme équitable, et ne peut certainement contrarier un homme généreux (31). »

Si l'analyse critique de la propriété et du processus d'appropriation est à la base du plan de Paine, cela ne le conduit pas à proposer des solutions en terme de propriété, par exemple un partage, mais en terme de redistribution des revenus tirés des propriétés. Sa démonstration consiste à montrer que le principe de justice fondé sur le refus de toute violence, violence faite au non-propriétaire comme au propriétaire, est non seulement efficace, mais encore le seul qui puisse être envisagé dans un état de civilisation, c'est-à-dire une société, dont la seule raison d'être, si on la compare à l'état de nature, est d'éviter l'état de guerre entre les hommes qui la composent.

Ordre social, propriété et droit à l'existence

Thomas Paine expose tardivement son plan d'amélioration du sort des hommes. C'est en désespoir de cause qu'il formule le principe d'allocation universelle sous le Directoire, à un moment où il considère que la Révolution ouverte en 1789 dépérit. Il apostrophe ainsi les députés qui, en 1795, veulent limiter l’accès à la citoyenneté : « Si vous faites tourner la base de la révolution, des principes à la propriété, vous éteindrez tout l'enthousiasme qui a jusqu'à présent soutenu la révolution, et vous ne mettrez à sa place rien que le froid motif du bas intérêt personnel, incapable d'animer, qui se fanera encore et dégénérera en une insipide inactivité (32). » Sans illusion, Paine quitte définitivement la France pour retourner aux Etats-Unis en 1802. Il en livre les raisons à Henri Redhead Yorke qu'il rencontre à Paris, quelques mois avant son départ :

« République ! Est-ce que vous appelez cela une République ? Les hommes y sont moins bien lotis que les esclaves de Constantinople, car eux acceptent d’être esclaves ici-bas dans l’espoir d’être pachas dans l’autre monde, tandis qu’ici on ne croit ni au ciel ni à l’enfer mais on est esclave par son propre choix. Je ne connais aucune république au monde, à l’exception de l’Amérique. C’est le seul pays fait pour des gens tels que vous et moi. J’ai l’intention de partir d’ici dès que possible et j’espère pouvoir le faire à l’automne. Vous, vous êtes jeune, et il se peut que vous voyiez des jours meilleurs. Pour moi, je renonce à l’Europe et à sa politique d’esclaves (33). »

Le principe d'une allocation universelle n'a donc guère rencontré d'écho sous la République directoriale et consulaire. Il est plus ou moins oublié ou considéré comme une curiosité pendant deux siècles. L'intérêt pour le plan de Paine ne se manifeste véritablement qu'à la fin des années 1980 lorsque des économistes ou des philosophes comme Philippe Van Parijs, à la suite de Rawls, retravaillent sur les fondements de la justice sociale et ce, à un moment où explose la masse des « sans » (34) (sans emploi, sans logement etc.). Cependant, cette redécouverte d'Agrarian Justice a été généralement coupée des problématiques de la Révolution française, d'autant qu'elles ont été décrétées obsolètes par le récit académique dominant, principalement diffusé par François Furet.
On ignore donc généralement que si l'allocation universelle est une mesure originale que l'on peut attribuer à Thomas Paine, les arguments sur lesquels elle repose ne sont en revanche pas inédits.
Avant et pendant la Révolution française, il existe en effet un usage de la théorie du droit naturel pour penser une économie politique critique d'un ordre social fondé sur la domination des propriétaires et l'intérêt particulier, en d'autres termes, critique de ce que l'on ne nomme pas encore le libéralisme économique.

La définition de l'état social est ainsi au cœur du conflit qui oppose les physiocrates aux philosophes qui contestent leurs conceptions de l'économie. Parmi ces philosophes hostiles aux physiocrates, il faut en particulier considérer Gabriel Bonnot de Mably (1709-1785) qui publie en 1768 Doutes proposés aux philosophes économistes sur l'ordre naturel et essentiel des sociétés. Ce texte est une réponse à Le Mercier de la Rivière qui a fait paraître quelques mois auparavant un ouvrage intitulé L'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques dans lequel il s'efforce de penser l'ensemble de l'organisation de la société à partir du dogme de la liberté du propriétaire. C'est l'époque où Dupont de Nemours, autre disciple de Quesnay, conçoit la science économique comme une science totale de l'homme qui permettrait de déterminer la meilleure Constitution politique et de moraliser les hommes (35). Dupont de Nemours, sera député aux États Généraux, membre de l'Assemblée constituante, est l'un de ceux qui défendra le suffrage censitaire. Au cours du débat du 22 octobre 1789 sur les conditions d'accès au vote et à l'éligibilité, il le fera en ces termes :

« Pour être électeur, il faut avoir une propriété, il faut avoir un manoir. Les affaires d'administration concernent les propriétés, les secours dus aux pauvres etc. Nul n'y a plus intérêt que celui qui est propriétaire ; les propriétaires seuls peuvent être électeurs. Ceux qui n'ont pas encore de propriétés ne sont pas de la société, mais la société est à eux ».

Selon Mably de telles conceptions de l'ordre social sont contraires aux principes du droit naturel qui sont aussi ceux du bon sens. Près de trente ans avant Thomas Paine, il part des mêmes constats sur la propriété, sépare la propriété matérielle de celle de la personne en se référant aux Indiens, et pose très exactement les mêmes questions :

« Je demande pourquoi une institution arbitraire des hommes (la propriété foncière), et qu'ils auroient pu ne pas établir, ne peut être changée sans ruiner l'ordre même de la nature. Combien de sociétés existent aujourd'hui, qui ne cultivent point la terre ; et parce que les Iroquois et les Hurons ne connoissent pas entre eux le partage des terres et des propriétés foncières, leur refuseriez-vous inhumainement la propriété de leur personne ? » (36)

« Que je crains que votre « ordre naturel » ne soit contre nature ! Dès que je vois la propriété foncière établie, je vois des fortunes inégales ; et de ces fortunes disproportionnées, ne doit-il pas résulter des intérêts différents et opposés, tous les vices de la richesse, tous les vices de la pauvreté, l'abrutissement des esprits, la corruption des mœurs civiles, et tous les préjugés et toutes ces passions qui étoufferont éternellement l'évidence, sur laquelle cependant nos philosophes mettent leurs dernières espérances ? » (37)

« Comment voulez-nous, Monsieur, que je trouve l'ordre naturel et essentiel de la société dans ce qui en fait précisément le désordre ? Voilà mon embarras. N'auroit-il pas été digne de nos philosophes de développer les vérités que je ne fais qu'entrevoir ; non pas pour nous dire qu'il faut renoncer à nos propriétés, et rentrer dans les voies de la nature, ce sermon seroit inutile ; mais pour nous présenter les vrais remèdes que la philosophie peut encore employer pour adoucir du moins et diminuer les maux que nous fait la propriété foncière ? » (38)

Le récit historique dominant considère les travaux de Mably comme une anticipation du « communisme » et l'on estime qu'il est un des représentants exemplaires du « républicanisme classique ». Paine en revanche, est caractérisé comme un « libéral » et un « républicain moderne » (39). On constatera que sur la propriété, c'est-à-dire sur ce qui est censé distinguer ces deux idéologies, un « communiste » et un « libéral » tiennent au XVIIIe siècle le même discours. On en conclura que les lignes de partage sur lesquelles s'établissent les catégories politiques et les interprétations aujourd'hui dominantes ne sont guère pertinentes.

Poursuivant sa critique de l'ordre naturel et essentiel des sociétés tel que le conçoit Le Mercier de la Rivière, Mably cherche à déterminer l'origine des maux qui rendent tous les citoyens ennemis les uns des autres :

« vous découvrirez infailliblement que ce malheur est l'ouvrage d'une législation partiale, qui ne regarde pas du même œil tous les hommes (...) recherchez la cause de cette législation partiale, et vous trouverez qu'une partie des citoyens, en s'emparant de la puissance législative, a donné à son gré des lois à l'autre ; et plus vous verrez que le nombre des législateurs se resserre et devient petit, plus les lois, dictées par les intérêts particuliers, établiront l'injustice comme un droit. Après avoir fait cette découverte, ne serez-vous pas étonné, Monsieur, qu'on nous présente sous le nom d'ordre naturel et essentiel de la société ce qui la détruit, et qu'on propose aux hommes pour remède ce qui occasionne leur mal ? » (40)

L'intérêt particulier, en l'occurrence celui du propriétaire, qui établit l'injustice comme un droit, ne peut pas être la source d'un ordre social, mais celle du désordre, puisque, suivant les catégories lockiennes, il conduit à l'état de guerre contre lequel les hommes fondent les sociétés.
Selon Mably, combattre ces conceptions des physiocrates et les politiques qui en découlent, revient donc à produire de l'ordre, c'est-à-dire ce pour quoi les hommes sont en société. En 1775, dans Du commerce des grains, il prend ainsi le parti des émeutiers de la « Guerre des farines » qui s'opposent au libéralisme économique prôné et mis en œuvre par Turgot 41. Nommé contrôleur général des finances par Louis XVI, Turgot décrète en 1774 la liberté du commerce des grains. Cette mesure qui favorise les propriétaires entraîne rapidement une spéculation qui aboutit à la hausse du prix du pain, mettant ainsi en danger l'existence des plus démunis. Les émeutes sont donc pour Mably les prémices d'une révolution qu'il appelle de ses vœux, révolution au sens étymologique d'un retour à ce que doit être une société : garantir le droit à l'existence de tous ses membres.

Jean-Paul Marat, autre personnage que l'on place généralement aux antipodes du républicanisme de Thomas Paine, est également de ceux qui développent très tôt les mêmes principes à partir desquels Paine théorise l'allocation universelle. Dans le Plan de législation criminelle qu'il rédige entre 1777 et 1778 et publie en 1780, Marat s'appuie lui aussi sur le droit naturel moderne afin d'établir ce que doit être une législation juste :

« (…) le seul fondement légitime de la société est le bonheur de ceux qui la composent. Les hommes ne se sont réunis en corps que pour leur intérêt commun ; ils n'ont fait des lois que pour fixer leurs droits respectifs, et ils n'ont établi un gouvernement que pour s'assurer la jouissance de ces droits. S'ils renoncèrent à leur propre vengeance, ce fut pour la remettre au bras public ; s'ils renoncèrent à la liberté naturelle, ce fut pour acquérir la liberté civile ; s'ils renoncèrent à la communauté primitive des biens, ce fut pour en posséder en propre quelque partie (42). »

En passant de l'état de nature à l'état social les hommes cherchent une amélioration, une garantie donnée à leur liberté, une sûreté pour eux et les leurs. C'est en échange de cette amélioration de leur condition, qu'ils acceptent de se dépouiller des pouvoirs qu'ils possèdent dans l'état de nature. C'est là le fondement de la souveraineté populaire : le souverain est celui qui possède en droit le pouvoir, ici les hommes qui se sont dépouillés du pouvoir exécutif des lois de la nature afin de constituer une société. Or, écrit Marat, la société abandonne certaines personnes : elle ne leur garantit plus leurs droits dont le premier est de vivre dignement. Dès lors, demande-t-il, quel est le sens du respect de la loi de la société pour des personnes qui ont été abandonnées par elle ?

« Or, ne tenant à la société que par ses désavantages, sont-ils obligés d'en respecter les lois ? Non, sans doute ; si la société les abandonne, ils rentrent dans l'état de nature ; et lorsqu'ils revendiquent par la force des droits qu'ils n'ont pu aliéner que pour s'assurer de plus grands avantages, toute autorité qui s'y oppose est tyrannique, et le juge qui les condamne à mort n'est qu'un lâche assassin. S'il faut que, pour se maintenir, la société les force de respecter l'ordre établi ; avant tout, elle doit les mettre à couvert des tentations du besoin. Elle leur doit donc une subsistance assurée, un vêtement convenable, une protection entière, des secours dans leurs maladies et des soins dans leur vieillesse : car ils ne peuvent renoncer à leurs droits naturels, qu'autant que la société leur fait un sort préférable à l'état de nature. Ce n'est donc qu'après avoir rempli de la sorte ses obligations envers tous ses membres, qu'elle a droit de punir ceux qui violent ses lois (43). »

La norme qui définit une société est clairement énoncée par Marat : « Les hommes ne peuvent renoncer à leurs droits naturels, qu'autant que la société leur fait un sort préférable à l'état de nature ». Dans Agrarian Justice, nous l'avons vu, Paine énonce exactement le même principe lorsqu'il évoque « la conservation des avantages qui sont nés du passage de l'état de nature à ce qu'on appelle l'état civilisé » : « Le premier principe de la civilisation doit avoir été, et doit être encore, que la condition des individus qui naissent après l'établissement de cet état, ne soit pas plus malheureuse qu'elle ne l'aurait été s'ils étaient nés avant cette époque (44). »

En 1996, l'économiste Alain Caillé, qui a dirigé le numéro de La revue du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales) consacré à l'allocation universelle45, considère que ce principe énoncé par Thomas Paine est plus pertinent que le second principe de justice de Rawls46 . Selon lui, l'argumentation de Paine permet également de comprendre pourquoi nos sociétés ne laissent aux exclus que la solution de « la sauvagerie ». Selon les termes de Marat, ils rentrent dans l'état de nature et ne sont donc plus astreints à observer les lois des dites sociétés :

« (…) L'argumentation de Paine semble étrangement moderne et propose un critère de justice qui mérite peut-être plus d'attention que le fameux principe de différence (47) de Rawls, qui excite tant philosophes et économistes depuis vingt-cinq ans. (…) Transposons l'argument de T. Paine : dans une société juste, qui veut rendre crédible les idéaux d'équité, de progrès et de civilisation, nul ne doit se trouver dans une situation pire que s'il vivait dans une société ignorant ces idéaux. Une telle société doit donc verser inconditionnellement à ses membres une part de sa richesse telle qu'elle compense pour les plus démunis l'écart entre l'état de nature et l'état de civilisation. La place nous manque pour commenter ici, comme il le faudrait, ce critère de justice. Notons seulement que l'argumentation de Paine donne de sérieuses pistes pour comprendre pourquoi périodiquement nos sociétés « civilisées » retombent en barbarie. Lorsque l'état civilisé apparaît pire que l'état de nature, ne devient-il pas tentant pour beaucoup de placer leurs derniers espoirs dans la sauvagerie ? » (48)

Alain Caillé et les dizaines de spécialistes qui participent au numéro de La revue du MAUSS , dont Philippe Van Parijs, ignorent visiblement les théories du droit naturel moderne et les problématiques de la Révolution française. Alain Caillé indique d'ailleurs qu'il vient, grâce à Van Parijs, de découvrir Agrarian Justice.

Se réclamer de Paine, « citoyen du monde », en le décontextualisant, est certainement plus convenable que de se placer dans la filiation d'une Révolution française censée être potentiellement totalitaire. Cependant, Marat, Robespierre ou Saint-Just, les « terroristes », partagent précisément l'argumentation « étrangement moderne » de Paine le « libéral ».
Que la vie d'un homme ne puisse pas être pire dans l'état de société que dans l'état de nature et qu'en conséquence le droit à l'existence doive être garanti pour tout homme, même si cela empiète sur la propriété, est en effet une des bases politiques sur laquelle se rassemblent les Montagnards qui sont, comme Thomas Paine, sensibles aux malheurs des hommes et recherchent des solutions politiques à la misère. En 1789, pour les élections aux États Généraux, Robespierre choisit de représenter la corporation la plus pauvre de la ville d'Arras dont il est l'élu. A la même date, Dufourny de Villiers, dans les célèbres cahiers du quatrième ordre rédigés pour les pauvres qui n'ont pas de représentation, dénonce en leur nom les doctrines suivant lesquelles la société a « pour but principal la conservation des propriétés » :

« Il est évident que le but principal, la condition nécessaire de la société a été la protection, la conservation des faibles et des indigents (...) Il est évident d'ailleurs que le puissant et le riche ont moins besoin de la société que le pauvre, que c'est pour le faible, le pauvre et l'infirme, que la société s'est formée, et que c'est enfin une des clauses fondamentales du pacte de Société, que de préserver tous les individus de la faim, et de la misère et de la mort qui les suit (49). »

La conception de la liberté défendue par des hommes aussi divers que Paine, Marat, Robespierre ou Dufourny, a pour conséquence l'hostilité au fait que l'on puisse attenter à l'existence de quiconque au nom de la propriété. Les principes de ce républicanisme sont synthétisés par la devise liberté, égalité, fraternité, dont l'inventeur est Robespierre (50).

Liberté, égalité, fraternité : l'économie politique populaire

Selon la tradition du droit naturel qui remonte au XIIe siècle (51), la liberté est la condition naturelle de l'homme. Cette qualité lui est inhérente, autrement dit elle est un droit naturel de l'homme. Être libre consiste à n'être soumis au pouvoir d'aucun autre homme ; être esclave c'est dépendre de la volonté d'un autre. Si la liberté est une qualité de l'homme, elle appartient à tout être humain. Ainsi chaque être humain a un droit égal à la liberté. Telle est la définition de l'égalité : nul n'a plus de pouvoir que l'autre, en d'autres termes, être libre c'est n'être soumis au pouvoir d'aucun autre homme et ne soumettre aucun autre homme à son pouvoir. L'égalité est donc la réciprocité de la liberté (52). C'est la définition que Paine donne de la liberté : elle est l'égalité des droits personnels, c'est-à-dire que la liberté n'existe qu'en tant qu'elle est réciproque. Quant à la fraternité, elle est la réciprocité mise en acte. La fraternité exprime donc qu'il ne peut pas y avoir de liberté sans égalité. La liberté est conçue comme non-domination (53), elle n'est pas seulement attachée à l'individu, mais pensée dans le rapport à l'autre. Dans un état de liberté, tout le monde est donc libre. Sinon il n'y a pas de liberté, mais des maîtres et des esclaves.
On le comprend, les mots liberté, égalité et fraternité ne constituent pas des étapes séparées, des temps dissociés et juxtaposés, où on aurait à chaque nouveau terme une sorte de supplément, mais dont l'absence n'affecterait pas le terme précédent. Il n'y a pas d'abord la reconnaissance de la liberté puis, dans un second temps, la mise en pratique de l'égalité – qui serait une radicalisation – puis enfin, à l'horizon, la fraternité présentée comme une utopie. Au contraire, les trois termes disent la même chose sous trois formes. Nous retrouvons ici l'article 4 de la Déclaration de 1789 : « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits ». C'est ce que Robespierre nomme « économie politique populaire » (54). Revendiquer l'égalité des droits ne conduit donc pas à réduire la liberté mais à la mettre en œuvre. En ce sens, Paine, Mably, Marat ou Robespierre sont des libéraux.
En conséquence du principe de fraternité, les hommes ne forment une société que si, et seulement si, le droit à l'existence du plus faible d'entre eux est garanti : car pour être libre il faut exister, non pas survivre mais mener une existence digne.
Comme nous l'avons vu, si cette condition n'est pas garantie, il n'y a pas état social entre les hommes, mais état de guerre – c'est-à-dire le « droit » du plus fort, du dominant, du conquérant.
Sieyès, que l'on ne peut guère caractériser par son égalitarisme, le rappelle en juillet 1789 dans sa Reconnaissance et exposition raisonnée des droits de l’homme et du citoyen, un texte dans lequel on retrouve les grands traits du futur préambule de la Déclaration de 1789 :

« L’objet de l’union sociale est le bonheur des associés. L’homme avons-nous dit, marche constamment à ce but ; et certes il n’a pas prétendu en changer lorsqu’il s’est associé avec ses semblables (…). La loi sociale n’est point faite pour affaiblir le faible et fortifier le fort ; au contraire elle s’occupe de mettre le faible à l’abri des entreprises du fort, et couvrant de son autorité tutélaire l’universalité des citoyens, elle garantit à tous la plénitude de leurs droits (55). »

Le préambule de la Déclaration de 1789 renvoie également au bonheur de tous les associés puisqu'il indique que les principes sont exposés dans ce texte « afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous ».
La Déclaration des droits comporte ainsi son mode d'emploi : elle est un outil pour réclamer la conformité entre les actes du pouvoir politique et les principes déclarés. Ces principes impliquent la fraternité, ce qu'on appellerait de nos jours des droits sociaux et qu'au XVIIIe siècle on nomme liberté. Or, cette conséquence des principes du droit naturel que l'on va déclarer – la publicité est évidemment essentielle – inquiète bon nombre de constituants. En 1789, on peut ainsi affirmer vouloir une constitution fondée sur les principes des droits de l’homme et s’opposer à leur formulation dans une Déclaration des droits. Au sein de l’Assemblée, des députés comme La Luzerne ou Malouet par exemple, rivalisent d’arguments pour à la fois célébrer les vertus des droits de l’homme et stigmatiser le « danger des abus » d’une déclaration qui selon eux ne devrait pas figurer à la tête d’une Constitution. La Déclaration, si elle légitime l'abolition de la monarchie absolue, est en même temps considérée comme une arme redoutable dont Rivarol dévoile les méfaits : « les nègres dans nos colonies, écrit-il, et les domestiques dans nos maisons peuvent, la déclaration des droits à la main, nous chasser de nos héritages. Comment une assemblée de législateurs a-t-elle feint d’ignorer que le droit de nature ne peut exister un instant à côté de la propriété ? » (56)
En dépit de ces réticences, la majorité de la Constituante vote la Déclaration des droits le 26 août 1789, espérant que ce texte légitimera la liberté du propriétaire, puisque la propriété est déclarée droit naturel. Par ailleurs, nombreux sont les députés qui considèrent que si la liberté du commerce des grains favorise le propriétaire, elle doit également permettre une redistribution à l'échelle du territoire national et que telle est sa vertu principal. Ainsi le 29 août 1789, trois jours après le vote de la Déclaration, la Constituante décrète la liberté illimitée du commerce des grains au nom de la fraternité :

« L'Assemblée nationale, considérant que l’État n'est pas composé de différentes sociétés étrangères l'une à l'autre, et moins encore ennemies ; que tous les Français doivent se regarder comme de véritables frères, toujours disposés à se donner mutuellement toute espèce de secours réciproques ; que cette obligation est plus impérieuse encore et plus sacrée lorsqu'il s'agit d'un intérêt aussi important et aussi général que celui de la subsistance (...) » décrète la liberté du commerce des blés.

Or il ne s'agit pas seulement de la liberté de circulation des grains, les régions où ils sont excédentaires pouvant écouler le trop plein vers les régions déficitaires, manifestant ainsi la solidarité d'un peuple constitué de frères. L'objectif est également de libérer les prix : car le propriétaire est libre de vendre sa propriété – son blé – au prix qu'il désire puisque cette liberté est garantie par la Déclaration.
La conséquence ne se fait pas longtemps attendre. Comme sous le ministère Turgot, pendant la « guerre des farines », les propriétaires spéculent à la hausse, le prix du pain augmente et les émeutes de la faim se multiplient. Le 21 octobre 1789, l'Assemblée adopte donc la loi martiale contre les « troubles de subsistance » dont on considère qu'ils sont des attentats contre la liberté. Les rassemblements qui visent à faire baisser le prix des grains – la taxation – sont donc réprimés par la garde nationale qui ouvre le feu après trois sommations. La veille, le 20 octobre, l'Assemblée a adopté le principe du suffrage censitaire. Ce qui fait dire aux députés du côté gauche que les droits déclarés en 1789 sont bafoués « au nom de la liberté même », la liberté du commerce, la liberté des propriétaires. Selon l'abbé Grégoire ou Robespierre une «nouvelle aristocratie » s'est constituée, « l'aristocratie des riches » qui confond son intérêt particulier avec l’intérêt général. Elle développe une conception de classe, qui ignore la propriété de soi ou des choses les plus humbles qui permettent de vivre. Son critère d'une société juste n'est pas ce qu'il devrait être : « protéger la faiblesse », « les citoyens les moins aisés » (57).

Le 26 août 1789, une majorité vote la Déclaration des droits mais une minorité, le côté gauche, en défend les principes. Les assemblées qui se succèdent jusqu'au la chute des Girondins le 2 juin 1793, s’efforcent essentiellement d’échapper à la Déclaration des droits : en effet, au lieu de légitimer le pouvoir des propriétaires, ce texte se révèle être un recueil de principes critiques d'un ordre social fondé sur la propriété. Un tel ordre, structuré sur l'intérêt, ne peut en aucune manière être considéré comme fraternel, c'est-à-dire fondé sur la liberté comme non-domination.

C'est donc au nom des principes déclarés en 1789 que se fait la révolution du 10 août 1792 qui renverse le trône et la Constitution censitaire. Pour remplacer cette Constitution, plusieurs projets s'affrontent. Le projet girondin repose sur une Déclaration des droits, arrêtée le 22 avril et décrétée le 29 mai 1793, qui n'a pas de préambule, élimine la référence aux droits naturels et renforce dans son article 17 le pouvoir des propriétaires. Le 24 avril 1793, Robespierre présente un contre-projet et stigmatise un texte qui est selon lui contraire aux principes des droits de l’homme :

« En définissant la liberté le premier des biens de l’homme, le plus sacré des droits qu’il tient de la nature, vous avez dit avec raison qu’elle avait pour borne les droits d’autrui : pourquoi n’avez-vous pas appliqué ce principe à la propriété, qui est une institution sociale ? Comme si les lois éternelles de la nature étaient moins inviolables que les conventions des hommes. Vous avez multiplié les articles pour assurer la plus grande liberté à l’exercice de la propriété, et vous n’avez pas dit un seul mot pour en déterminer le caractère légitime ; de sorte que votre Déclaration paraît faite, non pour les hommes, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs et pour les tyrans » .

Un mois avant ce débat, le 18 mars 1793, la convention girondine avait décrété « la peine de mort contre quiconque (proposerait) une loi agraire ou toute autre subversive des propriétés territoriales, commerciales et industrielles ».

La Déclaration des droits du 24 juin 1793, dite montagnarde, qui se substitue à la Déclaration dite girondine, est souvent caractérisée comme plus « sociale » que celle de 1789 dans la mesure où elle aurait créé ce que l'on nomme de nos jours des « droits-créances » ou « droits sociaux », en particulier dans son article 21 : « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler. » Or, elle ne créée pas de nouveaux droits qui seraient absents de celle de 1789. Elle explicite seulement ce qui est implicite en 1789, un implicite que les majorités successives des différentes Assemblées se sont efforcées de masquer jusqu'à la Convention montagnarde.
Comme Paine, les Montagnards, à l'image de Robespierre, Marat ou Dufourny, ne sont pas hostiles à la propriété mais à sa sacralisation. Suivant le principe de réciprocité qu'exprime l'idée de fraternité, chacun est libre de faire ce qu'il désire de sa propriété jusqu'au moment où il touche à la liberté de l'autre, en particulier à l'existence de l'autre qui est la condition nécessaire de sa liberté. Spéculer pour accroître son profit au détriment de la vie de ses semblables est selon eux un crime. Un régime politique qui le permettrait ne peut pas être une république.

Les mesures qui sont prises pendant les douze mois que dure la Convention montagnarde vont mettre en œuvre le principe de fraternité dont sont emblématiques les « lois de ventôse », adoptées les 8 et 13 ventôse an II – 26 février et 3 mars 1794, présentées par Saint-Just. Elles prévoient de distribuer aux indigents les biens des suspects reconnus ennemis de la république. Le premier rapport de Saint-Just contient la célèbre phrase qui résume la philosophie de la loi et rappelle la raison d'être des sociétés : « les malheureux sont les puissances de la terre ; ils ont le droit de parler en maîtres aux gouvernements qui les négligent» ; et le second rapport la non moins célèbre : « le bonheur est une idée neuve en Europe ». Ce sont également l'abolition de l'esclavage, la mise en place du maximum des prix des denrées de première nécessité, la suppression des droits féodaux sans qu'il soit nécessaire de les racheter, la restitution aux communes des biens communaux usurpés par les seigneurs, le partage égal des héritages entre les héritiers des deux sexes, y compris les enfants naturels, l'impôt progressif, l' institution de l'obligation et de la gratuité scolaire.

La fin du républicanisme de droit naturel

L'élimination des robespierristes après le 9 thermidor an II- 27 juillet 1794 marque l'arrêt de cette politique. Boissy d'Anglas dénonce alors la Terreur sanguinaire du gouvernement révolutionnaire au cours de laquelle le peuple « constamment délibérant » était électrisé par les principes de la Déclaration et les riches suspects. La Convention thermidorienne vide la Déclaration de son contenu et rétablit le suffrage censitaire. Elle fonde un ordre social des propriétaires dans lequel elle considère qu'il est juste d'exclure ceux qui n'apportent rien dans l'association, instituant donc, selon les termes de Mably, « l'injustice comme un droit », confondant donc selon ceux de Paine, une société politique et une société par action.
Paine dénonce un projet politique qui place la propriété matérielle au dessus des droits personnels et dès lors s'éloigne des principes républicains. Ses anciens amis Girondins, qui sont de fervents partisans du projet de Constitution présenté par Boissy d'Anglas, condamnent sa critique et l’assimilent au système de Robespierre (58). Germaine de Staël, qui apprécie la Constitution de 1795 et incarne dans l'historiographie ou les sciences politiques le « libéralisme français » (59) ne classe pas Paine parmi les libéraux. Elle juge que « Thomas Payne était le plus violent des démocrates américains » (60) et la Dissertation sur les premiers principes de gouvernement un ouvrage fait « pour réduire en dogmes la démagogie » (61).
« La conspiration pour l'égalité dite de Babeuf » sera le dernier soubresaut du républicanisme fondé sur les principes du droit naturel, c'est-à-dire sur la liberté comme non-domination. Rejoignant le jugement de Thomas Paine qui annonce « l'extinction de l'enthousiasme » porté par l'égalité des droits personnels, Babeuf considère en 1796 que la république directoriale donne « à ces sublimes expressions, égalité, liberté (…) positivement l'inverse de la définition du dictionnaire. L'enthousiasme qu'elles avoient raisonnablement inspiré (aux sublime mouvement révolutionnaire), a dû, au gré de vos humanicides désirs, se changer aussi justement en indifférence et même en haine » (62).

Le conflit qui, pendant la Révolution française, oppose d’une part, ceux qui pensent les sociétés et leurs principes constituants à partir de la situation du plus démuni et, d’autre part, ceux qui se fondent sur les garanties données aux propriétaires quant à la jouissance de leurs biens, comporte des perdants et des gagnants. La défaite de Paine sous la Convention thermidorienne, qui suit celle de Robespierre et de l'économie politique populaire, marque, dans les institutions, la fin du paradigme jusnaturaliste qui fondait les principes de 1789. Ce sont en effet les principes du droit naturel et leurs conséquences sur la propriété et l'organisation des sociétés qui sont visés.
Dans un texte de 1795 intitulé « Sophismes anarchistes » ou encore « Absurdité montée sur des échasses » (Nonsense upon stilts), Jeremy Bentham qui partage l'analyse de Boissy d'Anglas, écrit, à propos de l'article 2 de la Déclaration de 1789 :

« Les droits naturels sont une pure absurdité rhétorique, une absurdité montée sur des échasses. Mais cette absurdité rhétorique devient la vieille espèce des absurdités néfastes. Car, dès qu'on se donne une liste de ces prétendus droits naturels, ils se formulent de telle sorte qu'ils se présentent comme des droits légaux. Et de ces droits, quels qu'ils soient, il semble qu'il n'y en ait aucun dont un gouvernement puisse jamais (dans le sens coupe-gorge du mot pouvoir), en quelque occasion que ce soit, abroger la moindre particule. En voilà assez sur le langage de la Terreur (terrorist language ) (63). »

L'article 2 de la Déclaration de 1789, ainsi caractérisé comme langage de la Terreur, indique que la raison d'être des sociétés réside dans la garantie des droits naturels : « le but de toute association politique est la conservation des droits naturels de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression ». Nous l'avons constaté, la critique proposée par Paine du projet de Constitution présenté par Boissy d'Anglas repose sur une explicitation de cet article.
Le processus d'élimination des principes du droit naturel, au cours duquel la peur suscitée par la Révolution joue un rôle déterminant, est à rapprocher de la disparition de l'idée de liberté comme non-domination qui, selon Philip Pettit, se situe également à la fin du XVIIIe siècle (64).
Cette conception de la liberté est éclipsée parce qu'elle nourrit trop d'attentes et constitue donc un danger potentiel : elle est le langage de la Terreur dirait Bentham. Son niveau d’exigence est tel qu’elle doit impérativement être restreinte à une aristocratie de possédants. Elle pose dès lors des problèmes insolubles aux gouvernements anglais et français, à un moment où les sociétés anglaises et françaises entrent dans une dynamique d'extension de la citoyenneté que les dominants tentent de juguler. Philip Pettit rappelle par ailleurs le rôle de Bentham dans ce processus puisque c’est lui qui, au moment du débat sur les colonies anglaises d'Amérique, récuse la liberté comme non-domination mobilisée par les insurgents et redécouvre la liberté comme non-interférence, donc la conception de Hobbes et de Filmer, que Bentham baptise liberté négative. L’interférence, et non plus la domination, deviendra au XIXe siècle l’antonyme de la liberté.

A partir de 1795, en France comme en Angleterre, on assiste ainsi au « reflux général du langage des droits » (65). Outre-Manche, les attaques de Richard Watson contre Paine, hors la loi dans son pays depuis 1792 à cause de la publication de la seconde partie de Droits de l'homme, s'inscrivent dans les vastes mobilisations anti-françaises et contre-révolutionnaires orchestrées par les « loyalistes », au cours desquelles Paine est pendu en effigie. Les Paineites – partisans des idées de Paine – sont pourchassés et s'exilent massivement aux États-Unis. Leur appropriation du langage du droit naturel pour revendiquer le suffrage universel, un langage qui est aussi celui de la Terreur, conduit alors la plupart des Whigs à renier les arguments jusnaturalistes qu'ils empruntaient auparavant et qui font dorénavant figure d'épouvantail. Pour justifier leur libéralisme, ils se tournent désormais vers l'utilitarisme. En Angleterre, la dénonciation « libérale » du droit naturel est parachevée en 1798 avec la publication de L'essai sur la population de Malthus qui condamne le droit à l'existence (66).

En France, sous le Directoire, le rejet du jusnaturalisme, déjà inscrit dans les institutions, est théorisé par les Idéologues. Leur journal, La Décade Philosophique, dirigé par Jean-Baptiste Say, s'applique ainsi « avec une ténacité qui frise l'acharnement » à « lever l'hypothèque de l'état de nature » (67). En 1795, aux lendemains de l'intervention de Paine contre le projet de Boissy d'Anglas, Jean-Baptiste Say avait souligné le danger que représente une Déclaration des droits :

« Ce n'est donc pas trop hasarder que de dire qu'une déclaration des droits de l'homme, fort utile à l'époque de la révolution, où il s'agissait d'établir des principes qui renversassent dans l'opinion, l'ancien gouvernement, était au moins superflue, à présent que les principaux de ces droits sont reconnus et que l'énoncé des autres est inutile. On dira peut-être qu'un usurpateur y trouverait un frein ; mais l'expérience nous a appris qu'il pourrait aussi bien s'en faire un instrument. Robespierre ne disait-il pas, en s'adressant aux tribunes des jacobins : peuple, on te trahit, reprends l'exercice de ta souveraineté. Peut-être suffirait-il, pour servir d'introduction, de motif à la Constitution, de lui donner simplement ce préambule : le peuple français, voulant assurer à chacun des individus qui le composent, la tranquillité, la sûreté de sa personne et de sa propriété, et la liberté compatible avec une grande association, a arrêté d'organiser son gouvernement ainsi qu'il suit (68). »




En accord avec son rejet du droit naturel, Jean-Baptiste Say estime que « la société ne doit aucun secours, aucun moyen de subsistance à ses membres » (69) puisqu'il y a conformité entre la distribution naturelle du revenu et la justice sociale.
Dès lors, considérer, comme le fait le discours dominant, que les principes du droit naturel fondent le libéralisme économique en garantissant la liberté du propriétaire constitue un contresens. A la fin du XVIIIe siècle, le droit naturel est au contraire un obstacle à son déploiement. C'est donc indûment que les actuels thuriféraires de l'économie dérégulée se désignent comme les héritiers de cette tradition.
Au XIXe siècle, la violence du processus d'industrialisation légitimé par le libéralisme économique va générer, en réaction, le socialisme révolutionnaire. Ces deux doctrines qui ont en partage un même économisme vont constituer les deux faces antagonistes de l'idéologie productiviste. Elles occulteront la complexité de la Révolution française70 au cours de laquelle d'autres définitions de la liberté fondèrent d'autres conceptions de l'économie politique. Nous en redécouvrons aujourd'hui les potentialités, l'allocation universelle en étant l'exemple, à la faveur de la crise profonde que traversent nos sociétés.

Notes

(1) Thomas Paine, La justice agraire opposée à la loi et monopole agraire, ou plan d'amélioration du sort des hommes, Paris, Chez un marchand de nouveautés, an V (1797), p.17.

(2) Ibid., p.5

(3) Boissy d'Anglas, Discours du 5 messidor an III- 23 juin 1795, Le Moniteur, réimpr., t.25, p.92.

(4) Thomas Paine, Dissertation sur les premiers principes de gouvernement, Paris, impr. de la rue de Vaugirard, An III, p.18-19.

(5) Ibid., p.23-24.

(6) Ibid., p. 24.

(7) Ibid., p. 23.

(8) Idem.

(9) La justice agraire, op.cit., p.8.

(10) Ibid., p.9.

(11) Idem.

(12) Idem.

(13) Ibid., p. 9 et 10.

(14) Ibid., p.11.

(15) Ibid., p.19.

(16) Idem.

(17) Edward Palmer Thompson, The Making of the English Working Class, 1963.

(18) Le sermon date de 1785 et a été réimprimé en 1793.

(19) La justice agraire, op.cit. , p.8.

(20) Ibid., p. 7 et 8.

(21) Ibid., p.16.

(22) Ibid., p.17.

(23) Ibid., p.21.

(24) Yannick Bosc, « Le conflit des conceptions de la république et de la liberté : Thomas Paine contre Boissy d'Anglas », Républicanismes et droit naturel à l'époque moderne. Des humanistes aux révolutions des droits de l'homme et du citoyen, Marc Belissa, Yannick Bosc et Florence Gauthier(dir.), Paris, Kimé, p.101-115.

(25) Thomas Paine, Les droits de l'homme, seconde partie, Ed. Claude Mouchard, Paris, Belin, 1987, p.206.

(26) La justice agraire, op.cit., p.20.

(27) Ibid., p.16.

(28) Ibid.,p.18.

(29) Ibid.,p.20.

(30) Ibid.,p.11

(31) Ibid.,p. 12.

(32) Thomas Paine, Discours du 19 messidor an III- 7 juillet 1795, Le Moniteur Universel, réimpr., t. 25, p.172.

(33) Cité par Bernard Vincent, Thomas Paine ou la religion de la liberté, Aubier Montaigne, Paris, 1987, p.346-347.

(34) Jacques Guilhaumou, La parole des sans. Les mouvements actuels à l'épreuve de la Révolution française, Fontenay-aux-Roses, ENS Editions, 1998.

(35) Dupont de Nemours, De l'origine et des progrès d'une science nouvelle, 1768.

(36) Mably, Doutes proposés aux philosophes économistes sur l'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1768, Oeuvres complètes de l'abbé de Mably, Lyon, J. B. Delamollière, 1792, t.XI, p.5-6.

(37) Ibid., p.10

(38) Ibid., p.11-12

(39) Suivant le schéma pocockien, Keith Baker est l'un de ceux qui ont popularisé l'usage de l'opposition des républicains classiques et des républicains modernes pour caractériser la Révolution française et ses prémices. Ainsi oppose-t-il Paine et Mably : Keith Baker, « Transformations of classical Republicanism in Eighteenth-Century France », The Journal of Modern History , (vol.73, n°1)2001. Pour une critique développée de cet article de Baker, voir Yannick Bosc, « La Constitution de l’an III, un républicanisme classique ? », Révolution Française.net, septembre 2008.

(40) Mably, op.cit., p.163-164.

(41) Voir Florence Gauthier, « De Mably à Robespierre. De la critique de l'économique à la critique du politique. 1775-1793 », La guerre du blé au XVIIIe siècle. La critique populaire contre le libéralisme économique au XVIIIe siècle, Florence Gauthier et Guy-Robert Ikni (dir.), Montreuil, Éditions de la Passion, 1988.

(42) Jean-Paul Marat, Plan de législation criminelle, Paris, Rochette Imprimeur, 1790, p.16-17.

(43) Ibid., p.17

(44) La justice agraire, op.cit., p.8.

(45) « Vers un revenu minimum inconditionnel ? », La Revue du MAUSS semestrielle, n°7, 1er semestre 1996.

(46) Dans A theory of Justice (1971), Rawls définit deux principes de justice. Suivant le premier « chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de bases égales pour tous, compatible avec un même système pour tous ». Le second principe est composé du principe de différence et du principe de la juste égalité des chances. Selon ce dernier, tout le monde doit avoir, à capacités égales, un même accès aux diverses fonctions de la société. Quant au principe de différence qui est évoqué par Alain Caillé, il énonce que les inégalités économiques ne sont justifiées que si elles sont au plus grand bénéfice des plus désavantagés.

(47) Souligné dans le texte.

(48) « Vers un revenu minimum inconditionnel ? », op.cit., p.10.

(49) Cahiers du quatrième ordre, celui des pauvres journaliers, des infirmes, des indigens, etc., l'ordre sacré des infortunés, ou Correspondance philanthropique entre les infortunés, les hommes sensibles et les États Généraux... , N °1, 25 avril 1789, p.11-12 ; voir Michèle Grenot, Le souci des plus pauvres. Dufourny, la Révolution française et la démocratie, Editions Quart monde - Presses Universitaires de Rennes, 2014.

(50) Robespierre, Discours sur la garde nationale du 18 décembre 1790, présenté à la Société des Amis de la Constitution de Versailles : « (les gardes nationales), porteront sur leur poitrine ces mots gravés : LE PEUPLE FRANÇAIS, et, en dessous : LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ. Les mêmes mots seront inscrits sur leurs drapeaux, qui porteront les trois couleurs de la nation ».

(51) Brian Tierney, The Idea of Natural Rights. Studies on Natural Rights, Natural Law and Church Law, 1150-1625, Michigan/Cambridge UK, Eerdmans, 1997.

(52) Florence Gauthier, Triomphe et mort du droit en Révolution, 1789-1795-1802, Paris, PUF, 1992, rééd. Syllepses, 2014.

(53) Nous retrouvons la définition de Philip Petit, dont on notera qu'il fait lui aussi fait l'impasse sur la Révolution française, Philip Petit, Republicanism. A Theory of Freedom and Government, New York, Oxford University Press, 1997.

(54) Robespierre, Sur la Constitution, discours à la Convention du 10 mai 1793.

(55) Emmanuel Siéyès, Préliminaire de la constitution. Reconnaissance et exposition raisonnée des droits de l’homme et du citoyen, Versailles, impr. Pierres, 1789, p. 5-6.

(56) Journal politique national, n°19, 1789.

(57) Discours de Robespierre contre le décret dit du marc d'argent d'avril 1791.

(58) Yannick Bosc, « Paine et Robespierre : propriété, vertu et Révolution », Robespierre : de la Nation artésienne à la République et aux Nations, sous la direction de Jean-Pierre Jessenne et al., Université de Lille III, Villeneuve d’Ascq, 1994, pp. 245-251.

(59) Voir entre autres, l'article de synthèse de Philippe Raynaud (qui peut être une mesure du lieu commun), « Le libéralisme français à l'épreuve du pouvoir » , dans la Nouvelle histoire des idées politiques, dir. Pascal Ory , Hachette, 1988, p.204-206.

(60) Germaine de Staël, Considérations sur la Révolution française, édition de Jacques Godechot, Paris, Tallandier, 1983, p.290.

(61) Germaine de Staël, Réflexions sur la Paix intérieure, (II, 1), cité par Basil Munteano, Les idées politiques de Mme de Staël et la Constitution de l'an III, Belles Lettres, Paris, 1931, p.46.

(62) Le Tribun du Peuple ou le défenseur des droits de l'homme, n°34, 15 brumaire an IV, p.8.

(63) Bertrand Binoche et Jean-Pierre Cléro, Bentham contre les droits de l’homme, Paris, PUF, 2007, p.34.

(64) Philip Pettit, op.cit., voir dans premier chapitre, la dernière partie consacrée à « l'essor de la liberté comme non-interférence ».

(65) Gareth Stedman Jones, La fin de la pauvreté ? Un débat historique, (2004), trad., Maison-Alfort, Editions ère, 2007, p.86.

(66) Gregory Claeys, The French Revolution Debate in Britain, The Origins of Modern Politics, New York, Palgrave Macmillan, 2007, p.98.

(67) Marc Régaldo, Un milieu intellectuel : la Décade Philosophique (1794-1807), Lille III-Paris, Champion, 1976, p.703

(68) Décade philosophique, 20 messidor an III, n°44, T.4, p.79 et s.

(69) Jean-Baptiste Say, Cours complet d'économie pratique, Paris, t.II, 1852, p.124.

(70) Gareth Stedman Jones, op.cit.


Yannick Bosc, « Thomas Paine, le républicanisme, le droit à l'existence et la critique du libéralisme économique », Révolution Française.net, Juillet 2014, http://revolution-francaise.net/2014/07/10/583-thomas-paine-le-republicanisme-le-droit-a-l-existence-et-la-critique-du-liberalisme-economique