« Robespierre, bourreau de la Vendée ? » : une splendide leçon d’anti-méthode historique Réplique
jeudi 15 mars 2012Par Marc Belissa (Université Paris Ouest Nanterre-La Défense) et Yannick Bosc (Université de Rouen).
Alors que sévit une crise engendrée par la cupidité et le délitement des valeurs républicaines, la mobilisation de milliers de personnes pour l’achat des manuscrits de Robespierre au printemps 2011 a surpris. Elle a surpris à gauche ceux qui ont laissé l’héritage républicain en déshérence et à droite le ban et l’arrière-ban des dénonciateurs du « totalitarisme » robespierriste. Des décennies de « communication » n’ayant donc pas suffi il fallait dans l’urgence faire face au retour de « l’incorruptible ». En septembre dernier, la revue Historia a donc consacré un dossier à « Robespierre le psychopathe légaliste ». Le service public conscient de sa mission ne pouvant être en reste, France 3 a diffusé le mercredi 7 mars 2012 un documentaire « réalisé par Richard Vargas et raconté par Franck Ferrand » intitulé « Robespierre : bourreau de la Vendée ? ».
Pour l’occasion, le site internet de la chaîne a proposé une bibliographie généreusement composée de trois ouvrages. Elle donne le ton.
Ainsi parmi des dizaines de biographies disponibles le choix s’est porté sur le Robespierre de Jean Artarit, un psychiatre qui s’égare sur le terrain de l’histoire de la Révolution française. Comme l’a souligné Historia, Robespierre c’est d’abord une pathologie. Le visiteur du site est ensuite encouragé à lire Anne Bernet. Sur Wikipédia elle est présentée comme une « femme de lettres » qui collabore à des revues « proches des milieux royalistes », « réhabilite l’insurrection royaliste de Vendée » et dont les livres « sont empreints d’un catholicisme traditionnel, voire royaliste pour certains ». Elle a contribué au dossier d’Historia par un article intitulé « Comment il (Robespierre) a déshonoré la République ». Elle y affirme, sans preuve, que Robespierre est l' « inspirateur » des massacres en Vendée (« on parlerait aujourd’hui d’épuration ethnique » précise-t-elle). Enfin, pour étancher sa soif de connaissance, le passionné est engagé à se plonger dans une source, La Guerre de La Vendée et le système de dépopulation (1) de Gracchus Baboeuf (sic), publiée aux éditions du Cerf (éditeur du Livre noir de la Révolution française), préfacée par Stéphane Courtois (qui a dirigé Le livre noir du communisme et participé au précédent), introduite par Jean-Joël Brégeon (pourfendeur de la vision « marxiste-léniniste » de la Révolution française)(2) et Reynald Sécher (le promoteur depuis un quart de siècle de la reconnaissance du « génocide vendéen » comme « crime contre l’humanité »).
Rappelons que ce texte de Babeuf, utilisé ici comme une pièce à conviction, reprend la propagande thermidorienne avec laquelle le Tribun du peuple va très vite rompre, ce qui lui vaut d’aller en prison. Quelques mois plus tard, il écrit à son ami Bodson : « je confesse de bonne foi que je m’en veux d’avoir autrefois vu en noir et le Gouvernement révolutionnaire, et Robespierre, et Saint-Just ». Et il conclut : « en relevant le robespierrisme, vous êtes sûrs de relever la démocratie » (Lettre à Bodson du 10 ventôse an IV) (3). Évidemment, cela ne sert guère la thèse du dessein génocidaire que Courtois, Brégeon et Sécher voudraient attribuer à Robespierre.
Le site de France 3 énumère ensuite les ouvrages qui sont présentés « en plateau » après le documentaire : La Vendée – Vengé : le génocide franco-français, de Reynald Secher (réédité chez Perrin) et Vendée : du génocide au mémoricide : Mécanique d’un crime légal contre l’humanité, toujours de Reynald Secher (aux éditions du Cerf, spécialistes sur ce créneau). Pour faire bonne mesure les journalistes évoquent aussi, Quatre-vingt-treize de Victor Hugo et deux livres de Jean-Clément Martin (Blancs et Bleus dans la Vendée déchirée et La Vendée et la Révolution. Accepter la mémoire pour écrire l’histoire). Il était difficile d’ignorer l’ancien directeur de l’Institut d’Histoire de la Révolution française qui est le spécialiste de la mémoire vendéenne.
Jean-Clément Martin est également présent dans le documentaire avec Jean Artarit, Stéphane Courtois et Reynald Secher. A leur côté, trois autres intervenants sont désignés comme « historiens » : Noël Stassinet (président du « Souvenir Chouan de Bretagne ») dont il est beaucoup question sur les sites royalistes mais dont on ne trouve aucune trace de recherche historique à son actif ; Michel Chamard (l’auteur du Puy du Fou ; un rêve d’enfant, ancien du Figaro et directeur du Centre Vendéen de Recherches Historiques) que le président du conseil général de Vendée décrit, de manière sibylline, comme l’incarnation de la « tradition française », passionné par son attachement à la Civilisation (grand C) qui « a défendu les valeurs de liberté intellectuelle en 1968 à Nanterre » (4) ; Antoine Boulant, lieutenant-colonel et historien de la gendarmerie dont la thèse a porté sur Les agents secrets du ministre des Affaires étrangères envoyés dans les départements (1792-1794).
Le site Chouans et Vendéens considère évidemment que « ce programme affiche toutes les qualités de sérieux et d’objectivité pour faire découvrir au grand public cette part occultée de la Révolution française. » Avec un bémol cependant : « on regrettera l’absence du « Souvenir Vendéen » qui a malheureusement décliné l’invitation à cette émission à ne manquer sous aucun prétexte. » (5) En revanche, le téléspectateur notera la présence de Dominique Lambert de La Douasnerie, « fondateur et président à vie » (la fonction est-elle héréditaire ?) de l' « association Vendée militaire », dont la présidente d’honneur est la comtesse Christian de Quatrebarbes et le premier vice-président le baron de La Tousche d’Avrigny. (6) La télévision de service public – qu’elle en soit remerciée – a ainsi tout mis en œuvre pour offrir une leçon d’anti-méthode historique à montrer à tous les étudiants de licence. Ils ont là matière à réfléchir sur ce qu’il ne faut pas faire, sur ce qui distingue l’histoire fondée sur les méthodes scientifiques et l’histoire qui se contente de mettre en scène un discours politique recuit mais probablement « vendeur ».
Au vu du titre, « Robespierre, bourreau de la Vendée ? » (on notera le point d’interrogation qui vise à présenter la question comme « ouverte »), on aurait pu penser que ce documentaire allait étudier la responsabilité personnelle de Robespierre dans la guerre de Vendée et dans les massacres commis lors de cette guerre civile (qui dura dans sa première phase de mars à décembre 1793, puis de janvier 1794 au traité de la Jaunaye signé le 17 février 1795 dans sa deuxième phase, même si Robespierre est mort depuis le 28 juillet 1794…). En fait, nous avons eu droit à une longue et fastidieuse mise en scène des thèses de Reynald Secher sur le « génocide franco-français » et sur le « mémoricide » qui est le thème de l’ouvrage qu’il vient de sortir fort opportunément.
Restons dans un premier temps sur le « cas Robespierre » et notons sans surprise, puisque la « bibliographie » nous l’indique, que le propos est absolument identique à celui d’Anne Bernet dans le numéro spécial d’Historia. On peut le résumer sans beaucoup le schématiser de la façon suivante : le comité de Salut Public qui est alors « aux mains de Robespierre » a pris une série de décisions visant à réprimer la révolte vendéenne, notamment « l’extermination des brigands », les soldats de la République ont pratiqué « l’extermination organisée » de la population (laquelle ?) sur l’ordre de leurs généraux, qui eux-mêmes ont obéi aux ordres du Comité de Salut Public. Donc, Robespierre = Comité de Salut Public = massacres en Vendée = extermination, donc Robespierre = extermination de la Vendée. CQFD. Stéphane Courtois — le spécialiste des livres noirs — avoue quand même à la fin d’une phrase : « Bien sûr, on ne peut pas dire que Robespierre soit le dictateur absolu, mais quand même c’est bien le Comité de Salut Public dans l’affaire de Vendée qui a envoyé les ordres. » Et comme Robespierre et le Comité de Salut Public, c’est tout un…
Le problème est que cette construction digne des plus beaux amalgames et des plus belles manipulations historiques est radicalement fausse et ne s’appuie sur aucun document. D’ailleurs, les « historiens » apparaissant dans l’émission (nous exceptons bien entendu Jean-Clément Martin des guillemets) n’en produisent aucun émanant de Robespierre… S’il en avait eu, ils n’auraient pas manqué de les produire bruyamment. À vrai dire on l’aurait su depuis deux siècles tant les ennemis de Robespierre sont nombreux parmi les écrivains du XIXe siècle sur la Révolution française. Loin de nous l’idée d’affirmer que Robespierre n’a pas soutenu les armées républicaines et la répression de la révolte vendéenne, il partageait peut-être le point de vue de ses collègues du Comité de Salut Public, mais la seule chose dont nous soyons certain, c’est qu’il n’a pas écrit grand-chose sur la question, qu’il n’a prononcé aucun des grands discours sur la Vendée au nom du Comité de Salut Public, bref, qu’il n’a, sur cette question, jamais affirmé une position personnelle (même si, dans plusieurs de ses interventions, il se plaint de la manière dont la guerre a été menée et surtout de la façon dont les factions se sont emparées de la révolte vendéenne pour défendre leurs intérêts politiques particuliers).
Par ailleurs, l’équation Robespierre = tyran = chef du comité de Salut public = dictateur de la Convention, si elle ne manque pas d’antiquité (elle est rabâchée par tous les anti-robespierristes et les contre-révolutionnaires depuis thermidor an II), manque en revanche de poids scientifique. Aucun spécialiste actuel de la Révolution française enseignant dans les universités françaises n’affirmerait qu’en l’an II, Robespierre possédait un pouvoir absolu sur la Convention (même Patrice Gueniffey, pourtant peu « suspect » de robespierrisme, n’écrit pas cela !).
Robespierre n’est ni un « tyran », ni un « dictateur », ni le « chef » du comité de salut Public. Robespierre est un député qui jouit d’une immense popularité chez les sans-culottes et au-delà dans la population et dont la parole politique possède un poids considérable. Il est membre du comité de salut public du 27 juillet 1793 jusqu’à sa mise hors la loi un an plus tard, il a un réseau de proches et d’amis (plutôt qu’un « parti ») qui défendent des positions analogues. La seule « dictature » en l’an II, si l’on tient à garder cette expression, est celle de la Convention qui a concentré les pouvoirs en son sein. Il s’agit d’une « dictature » collective de représentants élus, ce qui est — on en conviendra — une dictature d’un genre un peu particulier… Alors si Robespierre n’est ni le « chef » du Comité de salut public ni le « dictateur » de la Convention, quelle est sa responsabilité personnelle dans la guerre de Vendée et la répression ? Rien de plus que celle des autres membres du comité qui exercent collectivement les pouvoirs qui leur ont été délégués par la Convention, elle-même responsable en dernier ressort puisqu’elle conserve le droit (dont elle use d’ailleurs) de renouveler ou non le comité. Pourquoi, les « historiens » du documentaire insistent alors sur Robespierre ?
Il s’agit de toute évidence d’un procédé rhétorique visant notamment à accrocher l’attention des non-spécialistes. Comme pour le plus grand nombre, les noms de Barère ou de Carnot (deux députés fort peu amis de Robespierre), ou encore ceux du général Westermann n’évoquent pas grand-chose, il faut donc mettre en avant celui de Robespierre comme « incarnation » du mal révolutionnaire. Un procédé qui a deux siècles. La légende thermidorienne et postérieure n’a cessé d’accumuler sur sa tête toutes les accusations possibles et imaginables pour, en réalité, mettre en cause le processus révolutionnaire lui-même. L’identité — fausse — entre Robespierre et Révolution française est pratique. Il suffit d’écrire « Robespierre » et immédiatement l’image construite par la légende noire thermidorienne joue son rôle : on pense guillotines, sang qui coule, perruques poudrées, et lunettes vertes… Le documentaire n’y manque pas avec cette phrase bien digne d’être notée : « La guillotine s’emballe. Robespierre sème l’effroi. » On s’y croirait… L’identification de la Révolution à Robespierre permet de faire l’impasse sur sa place réelle dans le processus révolutionnaire, elle le « dépolitise » et rend incompréhensible son action pratique entre 1789 et 1794. Elle permet aussi de personnaliser la haine de la Révolution française. Ce qui est bien pratique.
Dans sa forme, et sans finesse, le documentaire met en scène un parti pris. On remarquera par exemple que toutes les illustrations picturales représentant les Vendéens datent du XIXe siècle et sont empruntées à la légende rose vendéenne, construite à partir de 1815. Non ! La Rochejacquelein ne ressemblait pas au portrait donné de lui par Guérin en 1817 ! On ne sait pas trop à quoi il ressemblait d’ailleurs… Un seul exemple pris dans le documentaire : peut-on utiliser sans commentaires spécifiques une image comme celle de la messe clandestine du prêtre réfractaire, de toute évidence extrêmement postérieure à la période de la Révolution ? Les Vendéens apparaissent dans toute cette iconographie comme de véritables « anges » romantiques. On peut douter de la réalité de ce type de représentations, typique de la manière dont on héroïse la Vendée pendant le XIXe siècle. À l’inverse, les soldats bleus sont souvent montrés, soit en masse à travers des reconstitutions cinématographiques (le film « Les Vendéens » de 1993), soit à travers des images animées où ils fusillent, embrochent et grimacent. Le Comité de Salut Public est également représenté avec le même système graphique. Un Robespierre (?) au poing agressif levé et au visage tordu semble figé dans une attitude de dément. Les bons prêtres vendéens sont représentés subissant les coups de sans-culottes avinés, selon les procédés de l’imagerie contre-révolutionnaire du XIXe siècle.
La musique est, elle aussi, tout à fait remarquable. Quand le documentaire montre la messe clandestine des Vendéens retentit un air faussement sacré et grandiose. En ouverture, les images de crânes et d’ossements sont au contraire accompagnées par une musique sinistre qui vise à mettre le téléspectateur dans une atmosphère de film d’horreur. Toute la partition est à l’avenant. La lourdeur de « l’illustration » musicale qui souligne d’un trait fort épais le propos historique n’est évidemment pas à mettre au débit du compositeur, c’est bien la finalité idéologique du montage qui est ici en cause. Imaginez le sens du même documentaire en inversant les illustrations musicales : la musique sinistre pour les Vendéens et la musique sacrée pour les Républicains…
Une des formes particulières de la mise en scène de l’histoire dans cette émission vient de l’utilisation d’images donnant l’impression que l’on vient de découvrir quelque chose de nouveau ou de remarquable dans les Archives. Ainsi, le commentaire explique que les concepteurs de l’émission ont « retrouvé le décret du 1er août 1793 dans les Archives Nationales », on procède de même avec les lettres de Turreau au Comité de Salut Public qui se trouvent aux Archives de Vincennes etc. Il s’agit évidemment de donner une épaisseur « scientifique » aux affirmations grossières du discours de Sécher et consorts et de montrer que ces documents étaient « cachés » (sans doute parce qu’ils disaient la « vérité » sur les massacres de Vendée). En réalité, ces documents sont bien connus, non seulement des spécialistes, mais aussi de tout étudiant en histoire ayant eu un cours sur les guerres de Vendée dans les universités françaises. Ils ont été publiés et republiés. On les trouve dans toutes les bibliothèques et sur de nombreux sites internet.
Les erreurs, les approximations, les manipulations sont, certes, de toutes les chapelles, mais la chapelle « vendéenne » a une certaine expérience historique en la matière. Inutile de revenir ici sur les enjeux politiques de la construction de la mémoire vendéenne aux XIXe et XXe siècle, Jean-Clément Martin notamment a publié plusieurs ouvrages sur la question, on les lira avec profit. Néanmoins, comme ce documentaire reprend un certain nombre de contre-vérités et d’approximations assez impressionnant, il faut tout de même en relever les plus importantes.
L’un des grands classiques de « l’historiographie » vendéenne et contre-révolutionnaire est le flou et l’exagération du nombre des victimes. Dès le début du documentaire, la voix off affirme « ce carnage (celui du Mans) préfigure une série de massacres dont seront victimes plus de 170 000 Vendéens ». Si l’on comprend bien le français, APRÉS la bataille du Mans (décembre 1793), 170 000 Vendéens seront massacrés… mais on estime généralement — et c’est ce que rappelle Jean-Clément Martin à la fin du film — que le nombre TOTAL de victimes et de disparus des guerres de Vendée se monte à peu près à 170 000. Par conséquent, l’ensemble des victimes (y compris les morts de maladies, de faim, les disparus dont une partie est sans doute toujours vivante, mais ailleurs) serait équivalent aux Vendéens massacrés par les armées républicaines après décembre 1793. Il y a comme un problème…
De même, le « Massacre des Lucs » est un grand classique de la construction de la légende vendéenne. Le documentaire présente comme un fait avéré la « tradition locale ». On insiste sur les enfants de moins de onze ans figurant sur la liste des victimes « du » massacre des Lucs, mais il a été montré par plusieurs historiens, dont Jean-Clément Martin, qu’il y avait eu non UN massacre des Lucs, mais PLUSIEURS tueries sur plusieurs années. C’est la « tradition » qui a inventé l’amalgame de ces différents massacres en un seul lieu. Martin écrit ainsi que « la liste dressée en 1794 comptabilise manifestement l’ensemble des habitants tués depuis 1789, alors que toute une tradition veut la voir comme le résultat d’un massacre unique commis en deux jours de février 1794. Les conclusions sont évidemment fort divergentes selon la lecture adoptée. » Cette interprétation — partagée par la plupart des universitaires spécialistes de la Révolution française — n’est même pas mentionnée.
Un deuxième grand classique de « l’historiographie » vendéenne et contre-révolutionnaire (et l’un des artifices rhétoriques préférés de la droite « décomplexée » depuis quelque temps) est de se présenter comme la victime d’un complot universitaire de la part de « l’histoire officielle » dont on sous-entend qu’elle ne veut pas poser la question de la Vendée parce qu’elle la gêne. Ainsi, on insiste sur Reynald Secher, le « jeune historien » qui a eu, au milieu des années quatre-vingt, le « courage » de s’opposer à l’histoire officielle au moment de la préparation du Bicentenaire de la Révolution française. Le commentateur note naïvement que le livre de Secher tombait bien mal… On peut au contraire considérer — avec tous les spécialistes qui ont travaillé sur la période du Bicentenaire — que cela tombait fort bien et que la soutenance de thèse de Secher, montée en épingle par Pierre Chaunu, n’était qu’un des moments choisis par l’extrême-droite, catholique, vendéenne et royaliste pour lancer « son » bicentenaire. La « communauté des historiens » s’est « insurgée » nous dit le commentaire. Elle s’est surtout insurgée contre l’utilisation à tort et à travers du concept de génocide et sur l’approximation de la méthode utilisée par Secher. Nous ne referons pas ici un commentaire critique de ce livre, il a été fait depuis longtemps. Ce n’est pas un hasard si aucun historien universitaire spécialiste de la Révolution française n’y accorde crédit (et il faut une sérieuse méconnaissance du milieu universitaire pour imaginer un complot « gauchiste » contre le « courageux » Reynald Secher).
Stéphane Courtois — lui-même fort peu considéré parmi les historiens contemporanéistes, qui sont sans doute aussi tous de dangereux extrémistes — est convoqué pour souscrire à la thèse de « l’histoire officielle ». Il dit ainsi : « Certains historiens, et on peut comprendre, refusent qu’on parle de génocide ». Car « comme vous le savez en France, on ne peut pas toucher à la Révolution, c’est sacré. En même temps… bon… il faut quand même que les historiens fassent leur travail… » Courtois sous-entend-il que ceux qui critiquent le concept de « génocide vendéen » n’en sont pas ? Sans doute… D’ailleurs, « l’histoire de la Vendée va être systématiquement occultée dans l’historiographie française » pendant deux siècles nous explique le même Courtois. Nous invitons le grand spécialiste des livres noirs à se plonger notamment dans les travaux de Paul Bois, de Jacques Godechot, de Marcel Faucheux, Marcel Lidove, Claude Petitfrère ou Jean-Clement Martin pour rester parmi les historiens français de la seconde moitié du XXe siècle.
Le journaliste Christophe Bourseiller se fait aussi le défenseur de l’historien « anticonformiste » Secher. Son livre est « celui par lequel la vérité a été rappelée aux Français car il faut dire que les événements de Vendée sont presque toujours oubliés par notre historiographie ». Secher a eu « le courage de sonder la mémoire des vaincus ». Les historiens universitaires « officiels » n’ont pourtant eu que « haine » et « silence » contre son livre…
Il est vrai que les historiens « officiels » ont la manie de pinailler sur des détails et d’aimer la précision dans les termes : ils n’aiment pas que l’on parle de « conscription » et de « service militaire obligatoire » avant la loi Jourdan Delbrel qui les créent en 1797, ils n’aiment pas que Carnot soit désigné comme « ministre de la guerre du Comité de Salut Public » alors qu’il n’a jamais été ministre, ils estiment quelque peu confuses des expressions comme « les enragés montagnards menés par Robespierre ». Ils trouvent que la phrase « n’importe qui peut-être arrêté sous n’importe quel prétexte » ne reflète pas vraiment le contenu de la loi des suspects, etc. On pourrait multiplier les citations montrant que la rigueur dans l’utilisation du vocabulaire historique et la précision des faits n’est pas le fort des « historiens » Secher, Artarit et Courtois, pas plus que celui des auteurs du documentaire.
Ils sont pourtant capables de moduler le vocabulaire quand leur propos le nécessite. Ainsi les armées républicaines commentent des « crimes », jamais l’armée catholique et royale. Il est vrai qu’elle n’a commis qu’un massacre, celui de Machecoul ! D’ailleurs, les Vendéens ne « massacrent » pas les Bleus, ils « s’en prennent » aux notables républicains des villes. Sans rire, le commentaire — faisant ainsi la preuve de son caractère « modéré » — admet que « CE massacre est bien le fait des Vendéens » (même s’il a été provoqué par le fait que les Bleus « ont tiré sur la foule »). Aucun autre massacre des Blancs sur les Bleus ne sera évoqué dans le documentaire. Exit Châtillon, le Pallet, Bouin, etc. Il est vrai que le commentaire sous-entend que « les » Vendéens se soulèvent dans un bel élan unanime pour Dieu et le Roi, mais on ne saura donc pas grand-chose sur les républicains de Vendée, de Loire-inférieure, de Mayenne qui se sont battus avec acharnement contre les Blancs, les empêchant de prendre les grandes villes de l’ouest. Car « la » Vendée est AUSSI une guerre civile locale entre Blancs et Bleus (mais évidemment, cela pose une question fondamentale que Secher n’aborde pas : les Bleus de Vendée sont-ils des « génocidaires » d’eux-mêmes ?) On ne saura rien non plus sur la politique menée par la direction de l’Armée catholique et royale dans les territoires « libérés », sur ses liens avec les émigrés ou les Anglais.
A part cela ? Quoi de neuf ? Rien.
Des variations sur le thème « anti-totalitaire » qui ne sont ni très neuves ni très remarquables par leur intelligence interprétative. Le grand spécialiste des livres noirs, Stéphane Courtois, nous livre ainsi une réflexion de poids : « Qu’est-ce qu’un brigand ? Bon… Un brigand… c’est un criminel. Alors… ça c’est intéressant… La criminalisation des adversaires politiques ou des opposants quels qu’ils soient. Il ne s’agit plus d’un débat politique, il s’agit de se débarrasser d’une catégorie de la population. » Certes… la criminalisation des adversaires politiques… mais bon (pour parler comme Courtois)… Est-ce bien là une particularité de la Révolution française en général et des révolutionnaires en particulier ? Les tenants de la contre-révolution comme Burke ou Mallet du Pan agissent-ils et parlent-ils autrement ? Les journaux royalistes de 1789 jusqu’au 10 août 1792 traitent tout « patriote » de « brigand », de « cannibale », de « buveur de sang ». Brunswick appelle au massacre de tous les révolutionnaires de Paris dans son manifeste. Les contre-révolutionnaires anglais sont accusés par l'opposition de mener une bellum internecinum (une guerre d’extermination), etc., etc. Le refus du « débat politique » peut difficilement être un apanage des révolutionnaires et il est vrai qu’en Vendée, il ne s’agit en aucun cas d’un débat feutré entre adversaires de bonne société, mais d’une guerre civile à mort dans un contexte de guerre étrangère, la tentation de "criminaliser" l’adversaire est bien forte des deux côtés.
Et les massacres de femmes et d’enfants, les colonnes infernales ? Ce n’est pas du totalitarisme, cela ? Secher explique qu’après août 1793, on ne fait plus de distinction entre les brigands et les femmes, les enfants et les vieillards, que l’on « globalise » l’extermination (sous-entendu, on arrive au génocide puisque tout le monde est « englobé »). Le sage Courtois renchérit : « La rhétorique, elle est très claire, il y a le peuple et les ennemis du peuple, voilà… bon… », « il faut justifier une extermination de masse ». S’il le dit…
La rhétorique, en effet. Celle de Barère, du comité de Salut Public, n’est pas une rhétorique totalitaire, mais une rhétorique de guerre. Si les « historiens » du documentaire avaient quelques connaissances en histoire militaire et politique de l’époque moderne, ils sauraient que la rhétorique de l’extermination n’est pas spécifique aux révolutionnaires français. Sans revenir aux guerres de religion du XVIe siècle, elle est présente dans la plupart des conflits du XVIIIe siècle quand ils impliquent des populations civiles (par exemple lors de la rébellion jacobite en Écosse en 1745). On la retrouve dans la guerre de la deuxième coalition des deux côtés…
Avec Carrier, on est « dans le dur ». Ah ! les noyades… sujet inépuisable… Carrier n’est pas un sanguinaire, c’est un « pur », explique Jean Artarit, il ajoute qu’il est là « pour sortir l’homme révolutionnaire (?), et donc il faut tuer tous les autres. » Profonde réflexion… Un peu plus tard, on apprend que Carrier fait emprisonner les commerçants « dont il convoite la fortune », qu’il envoie des enfants à la guillotine, qu’il affame volontairement les prisonniers en ne leur donnant que du riz à manger, qu’il est l’inventeur des noyades « procédé d’extermination encore plus radical », qu’il « aurait fait tirer de prison les plus jolies filles leur promettant la vie sauve contre des faveurs avant de les faire noyer à l’aube » (mais ce sont peut-être des « rumeurs »). On apprend même le nombre des noyés (environ 6 000). Tous ces « faits » ne sont pourtant rien moins qu’établis. Sans entrer dans le détail de l’affaire Carrier et du rôle que son procès joue dans la définition de la « Terreur » après Thermidor (7), il faut rappeler que personne n’a pu prouver que Carrier s’était enrichi, qu’il aurait monnayé ses grâces auprès des jolies Nantaises, ni même qu’il aurait ordonné les noyades. Des noyades, il y en a bien eu, c’est à peu près certain, mais combien, avec combien de victimes à chaque fois, avec quels exécutants, nous ne le savons pas avec certitude (8).
Les « colonnes infernales de Turreau » sont « incompréhensibles » puisque la « Vendée n’est plus une menace », c’est du moins ce qu’affirme Secher. Pourtant, la première guerre de Vendée se termine en 1795 (pour reprendre presque aussitôt) et la guerre extérieure ne prend fin complètement qu’en 1802. On peut penser que, pour les dirigeants parisiens, la menace est encore bien présente et que la nécessité d’éradiquer la révolte est toujours bien là.
Mais ces destructions de Turreau… on est bien dans le « génocide », non ?
Rien n’est moins sûr… La tactique appliquée par Turreau est courante dans la répression des insurrections locales dans les guerres de toute l’Europe. La destruction des maisons, des récoltes, du bétail, l’exécution des paysans pris les armes à la main, étaient, hélas, les méthodes utilisées par tous les pouvoirs, monarchistes ou non, qui faisaient face à des insurrections paysannes dans un « pays » difficile d’accès. Le caractère atroce des massacres perpétrés par les armées républicaines ou par l’Armée catholique et royale n’était en rien inédit. Les mêmes massacres se répètent en bien d’autres circonstances, par exemple l’insurrection sanfediste à Naples en 1798.
Cela n’empêche pas le journaliste Christophe Bourseiller d’acquiescer quand le présentateur lui pose la question : « Robespierre a-t-il voulu mener une expérience en inventant… en éradiquant une population pour inventer l’homme nouveau ? » On attend toujours la référence du document où Robespierre aurait ne serait-ce qu’esquissé un programme d’éradication d’une population « pour créer un homme nouveau »… Mais Bourseiller n’est pas à cela près puisque quelques secondes plus tard, il affirme avec beaucoup d’aplomb que les colonnes infernales de Turreau « préfigurent les Einsatzgruppen » nazis (et oui, dans les deux cas, il y a eu des massacres dans les bois). Robespierre ce n’est plus seulement Lénine, Staline et Pol Pot, c’est directement Hitler et la SS… Il est vrai que le « communisme » et le « nazisme » c’est tout un… Certes, Bourseiller trouve que Secher exagère quand il parle de « fours crématoires »… Il est modéré, le journaliste Bourseiller… pas comme les révolutionnaires qui ont anticipé les Khmers rouges en changeant le nom de la Vendée en « Vengé » comme Pol Pot a appelé son pays le Kampuchea. La comparaison laisse pantois.
Approximations, erreurs, manipulations, mise en scène, reprise du vieux discours vendéen et contre-révolutionnaire remis au goût « génocidaire » du jour, une pincée d’anti-totalitarisme : de vieilles recettes pour une vieille mixture. Dès lors, tous les sites royalistes du Web en conviennent : cette émission a été placée sous le signe de la rigueur historique et de l’objectivité. Il n’y a donc rien de racoleur ni de politique dans cette agitation médiatique autour de Robespierre et des guerres de Vendée que nous a offert le service public en collaboration avec Europe 1. C'est évidemment un pur hasard si le 8 mars, au lendemain de l'émission, les députés qui soutiennent le lobby vendéen (Dominique Souchet, Hervé de Charette, Lionnel Luca etc.) ont déposé une nouvelle proposition de loi visant à reconnaitre le « génocide vendéen ».
NOTES :
(2) Jean-Joël Brégeon, Écrire la Révolution française. Deux siècles d’historiographie, Paris, Ellipses, 2011. Voir la recension de Michel Biard
(3) Albert Mathiez, « Babeuf et Robespierre », Annales révolutionnaire, mai 1917, repris dans Autour de Robespierre, Paris, Payot, 1926, p. 256-257.
(4) http://www.vendeeinfos.com/Michel-Chamard-quitte-le-conseil-general-de-la-Vendee_a3862.html
(5) http://guerredevendee.canalblog.com/archives/2012/03/04/23665108.html
(6) http://vendeemilitaire.org/presentation-vendee-militaire.html
(7) A ce sujet, on lira évidemment Comment sortir de la Terreur de Bronislaw Baszcko et les travaux de Corine Gomez-Lechevanton sur le procès Carrier.
(8) On consultera avec profit le petit ouvrage de Corine Gomez-Le Chevanton, Carrier et la Révolution française en 30 questions, Geste éditions, 2004.