Voilà quatre définitions relevées dans des ouvrages relativement "grand public", parus à l’occasion du Bicentenaire de la Révolution ; quatre définitions qui, quelles que soient les opinions de leurs auteurs sur la Révolution, associent la "tricoteuse" à la guillotine, au sang, à la mort. De nos jours encore, la "tricoteuse", ou plutôt "les tricoteuses" car le mot est plus souvent employé au pluriel, tient incontestablement une place de premier rang dans la mythologie contre révolutionnaire. Elle représente ce que la Révolution a pu produire de plus horrible : une femme douce devenue féroce. C'est ainsi que, dans une certaine tradition contre révolutionnaire, "la tricoteuse", monstre sanguinaire, s'identifie à une Révolution elle même monstrueuse.

D'après les quatre définitions précédentes, la connotation inhumaine semble être un des constituants de cette image fantasmatique. Pourtant les dictionnaires non spécialisés en donnent une définition beaucoup plus "plate", d'où l'imaginaire sanguinaire est absent :

"Tricoteuse : (.. ) Nom donné aux femmes du peuple qui, pendant la Révolution, assistaient en tricotant aux séances de la Convention, des assemblées populaires et du Tribunal révolutionnaire" (5).

"Les tricoteuses : Pendant la Révolution, les femmes qui assistaient en tricotant aux délibérations de la Convention" (6).

Où sont passés la guillotine, les têtes qui roulent, le sang ? D'emblée, apparaît une première contradiction entre l'imaginaire entraîné par le mot et sa définition plus "neutre".

De telles contradictions, nous en rencontrerons d'autres, car l'étude de ce mythe, de sa formation, de sa diffusion, soulève de nombreuses questions. L' "évidence" communément admise (les tricoteuses tricotant au pied de l'échafaud), si communément admise que l'on n'a pas jusqu'ici cherché à comprendre la signification de l'image, cache en fait de nombreuses zones d'ombre. Nous ne chercherons pas ici à savoir si les femmes ont assisté ou non aux exécutions pendant la Révolution (7). Nous nous en tiendrons à l'aspect imaginaire, mythique. Les questions que nous poserons, sans prétendre y répondre complètement et définitivement, sont multiples : comment est donc né ce mythe de "tricoteuse"? Comment sa pérennité a t elle été assurée ?

Quand l'expression a t elle été utilisée, par qui, à quelles fins ? Quel processus, quel cheminement ont ils conduit aux différences constatées entre imaginaire et dictionnaires ? Quelles images de femmes ce mot mobilise t il ? A quelles réalités nous renvoie-t-il ? etc.

Une vieille injure sociale

L'étude du mot lui même soulève plusieurs interrogations, sur lesquelles nous aimerions simplement attirer l'attention. Bien avant la Révolution, "tricoteuse" est déjà porteur d'une charge négative, péjorative. Le mot est employé comme insulte par les femmes du peuple. Au XVIIIe siècle, des marchandes de la Halle viennent se plaindre au commissaire de police d'avoir été traitées, entre autres injures plus répandues (poison, garce, putain, etc), de "tricoteuse" (8). Que signifie cette injure ? Rien ne permet d'envisager une éventuelle adéquation "tricoteuse"-prostituée. L'on peut en revanche se demander s'il n'y aurait pas là une possible allusion à ces femmes pauvres qui, enfermées dans les Hôpitaux généraux ou les Dépôts de mendicité, étaient occupées, dans un but de moralisation par le travail (9), à tricoter des bas pour le compte de gros marchands fabricants bonnetiers qui les exploitaient. En 1791, Potel, marchand bonnetier au tricot, emploie par exemple une cinquantaine d'hommes et de femmes payés chaque jour 12 sols (salaire très bas en 1791) sans compter les "200 femmes qu'il occupe à tricoter à l'Hôpital qui ne gagnent que de 8 à 10 sols par jour" (10). Ainsi, pendant l'Ancien Régime, "tricoteuse" serait une injure faisant référence à une position sociale misérable et entachée de la mauvaise réputation lice à l'Hôpital.

On aurait alors en 1789 un mot qui a pu être une insulte, certes peu usitée et peut être même disparue, mais qui resterait, dans une inconsciente réminiscence, liée à celles que d'aucuns qualifieraient de "populace", de "lie du peuple", au bas de l'échelle sociale et moralement perdues.

Un mythe de formation tardive

Si ces remarques montrent que le mot a déjà un sens péjoratif en 1789, elles n'expliquent cependant pas son succès comme désignant politique. Succès d'ailleurs tardif : c'est seulement en l'an III, après la chute des Robespierristes qu'il commence à être employé de façon significative pour désigner les militantes populaires. De quand date sa première apparition, dans son sens politique ? F. Brunot la fait remonter à un arrêté du Conseil général de la Commune de Paris du 6 nivôse an II (26 décembre 1793) "qui permettait aux femmes d'assister aux délibérations de la Commune et d'y tricoter" (11). Mais les exemples qu'il donne de l'emploi de ce substantif et de ces dérivés ("tricoter l'opinion publique") sont datés de l'an III.

Les documents consultés (archives policières, journaux, brochures, etc) vont dans le même sens : les premières mentions de l'expression datent de l'an III (1795). Elle est essentiellement utilisée de façon injurieuse par les adversaires de la sans culotterie parisienne. Même si le mot, dans son sens politique, existait pendant l'an II – ce dont nous n'avons aucune preuve –, il semble donc que ce soit pendant l'hiver de l'an III (1794 1795), point de rupture capital dans le procès révolutionnaire (12), moment d'affrontement très dur entre sans culottes et modérés dans lequel les femmes jouent un rôle primordial(13), que commence à se dessiner l'image des "tricoteuses ». Elles représentent alors les femmes qui suivent les débats des assemblées révolutionnaires et l'expression est synonyme de « Jacobines » ou "habituées des tribunes". La légende accompagnant la gouache des frères Lesueur, postérieure à l'an II, les définit comme des militantes qui fréquentaient le club des Jacobins (14). L'on ne relève pas encore le lien entre "tricoteuse" et guillotine ou sang. L'association femmes guillotine est pourtant déjà présente : l'expression la plus courante pour désigner en l'an III la militante de l'an II, beaucoup plus répandue alors que "tricoteuse", est "furie de guillotine". Certes, les deux appellations désignent les mêmes femmes ; mais pour l'heure l'image de la "tricoteuse" évoque les assemblées politiques et non la guillotine.

La lecture des dictionnaires parus pendant la Révolution (15) aboutit aux mêmes conclusions. La seule entrée trouvée date de 1796, dans le Néologiste français ou vocabulaire portatif des mots les plus nouveaux de la langue française de Reinhardt. La partie essentielle de cet ouvrage, hostile au mouvement populaire, a été rédigée au printemps 1795, entre les insurrections de Germinal (1 - 2 avril) et de Prairial (20 - 23 mai). Plusieurs entrées y sont consacrées aux femmes : Agitatrices, Dames de la Halle, Furies de guillotine, Jacobines, Traîneuses (injure que je n'ai jamais relevée ailleurs et définie par Reinhardt comme "filles commodes, des plus sales rues, du costume et des mœurs les plus dégoutantes (sic), les bonnes amies du bienheureux Marat"). Sans jouir d'entrées spécifiques, d'autres expressions sont employées par Reinhardt pour désigner les militantes : sans jupons (entrée Agitatrices), mégères (entrée Furies de guillotine), harpies femelles (entrée Jacobines), aboyeurs femelles (entrée Tribunes). I1 faut attendre le Supplément ajouté fin 1795 début 1796 pour trouver trace des "tricoteuses", preuve de la nouveauté du terme dans le vocabulaire politique : "Tricoteuses les, ou les Dévôtes de Robespierre : Postées dans les tribunes, elles influençaient, de leurs voix enrouées, les législateurs assemblés". Cette définition est similaire à celles d'Agitatrices, Furies de guillotine ou Jacobines : dans chaque cas, Reinhardt insiste sur la présence des femmes dans les tribunes de la Convention dont elles troublent les séances par leurs applaudissements et leurs "cris féroces" (16). A aucun moment n'est fait allusion à une possible présence des "tricoteuses" devant la guillotine. Reste à savoir comment et pourquoi la "tricoteuse a éclipsé la "furie de guillotine".

Les "tricoteuses" ou les femmes dans l'espace politique

Avant de tenter de saisir par quel cheminement la tricoteuse et son tricot ont insensiblement glissé des tribunes des clubs ou de la Convention au pied de l'échafaud, une remarque s'impose. I1 est indéniable que de nombreuses femmes travaillaient tout en écoutant les orateurs révolutionnaires. Dans le mémoire écrit en faveur d'une femme de ménage arrêtée en prairial an III comme "jacobine", on lit que l'on ne peut certes pas "dissimuler qu'elle assistait souvent aux séances des Jacobins", mais que "elle y allait principalement par économie pour pouvoir travailler sans brûler de bois et de lumière chez elle" (17) !. Mais, d'après les documents précisant l'occupation de ces "tricoteuses", elles ne tricotent pas, elles cousent ! Ainsi, les citoyennes Despavaux et Lance, deux ouvrières en linge militantes assidues des séances des Jacobins, y emmènent leur ouvrage de couture. D'autres font de la charpie pour les soldats (18). Nous n'avons jamais trouvé de référence à un ouvrage de tricot : ce qui, bien entendu, ne signifie pas qu'aucune "tricoteuse" ne tricotait, mais que ce n'était peut être pas leur occupation la plus courante. La gouache des frères Lesueur nous montre bien des femmes tricotant : rappelons simplement qu'elle est postérieure à l'an II, peinte alors que, justement, le surnom "tricoteuse" commence à se répandre.

Alors, pourquoi ce mythe ? Pourquoi l'expression "tricoteuse" a t elle finalement relégué dans les oubliettes de l'histoire les autres termes servant à désigner les femmes révolutionnaires ? On ne trouve plus, ni chez les historiens, ni dans les dictionnaires actuels trace de l'expression "furies de guillotine", pourtant beaucoup plus usitée pendant la Révolution et à première vue beaucoup plus expressive. Comment un geste aussi anodin, aussi paisible, aussi féminin même que celui de tricoter a t il été investi d'une telle charge de férocité repoussante ?




Avant et pendant la Révolution même, les femmes sont pensées en fonction de leur rôle de mères et d'épouses ; leur existence ne se conçoit que sous le toit familial, hors public, hors cité (19). De nombreux discours dessinent une répartition sexuelle de l'espace (public masculin privé féminin). Et une femme qui tricote chez elle n'a rien de féroce. Bien au contraire, elle appelle des images de chaleur, de tendresse, d'amour : c'est souvent pour d'autres qu'elle travaille ainsi dans le calme du foyer. Ainsi en est-il de la gravure du XVIIIème siècle intitulée La paysanne et remise au goût du jour par la Révolution (probablement en 1792 ou 1793) sous le titre Madame sans Culotte : le visage de la femme est paisible, souriant ; le chat qui joue avec la laine renforce l'impression de quiétude, d'intimité. On est loin des Tricoteuses des frères Lesueur, aux mains sur les hanches et à l'expression inquiétante. La "tricoteuse", nous l'avons dit, évoque des sentiments de violence, de haine, de mort et de sang ; et c'est sous les yeux de tous, dans les tribunes publiques qu'elle s'active. L'antinomie entre ces deux images, celle de la femme douce qui tricote chez elle et celle des furieuses "tricoteuses", a assuré le succès du mot à travers les siècles. Sa pérennité renvoie à une angoisse de l'être féminin qui abrite en lui des contraires, allie la douceur la plus grande et la violence la plus extrême.

"Tricoteuse" rappelle aussi un autre stéréotype, celui de la femme qui dissimule, dangereuse sous son aspect docile. Le mot qui désigne le militant fait référence à son apparence visible : le sans culotte est facilement reconnaissable, son costume signale son appartenance sociale et politique ; son arme, la pique, est bien une arme. Dès que l'on passe à sa compagne, tout se brouille, s'obscurcit : l'activité signalée par le mot "tricoteuse", celle d'une paisible mère de famille, est positive. Mais s'échappant du coin du feu pour prendre place sur la scène publique, déplacée, elle est dotée d'une charge négative. Et, dans l'imaginaire, les aiguilles aussi sont symbole de cette perfidie, elles qui pourraient devenir dangereuses, armes ne disant pas leur nom, instruments de travail dévoyés à des fins sanglantes.



Car c'est de déviance dont il s'agit finalement. En faisant d'une image de chaleur une image de mort, en portant un symbole et son contraire, "tricoteuse" a l'avantage sur "furies de guillotine" de stigmatiser non seulement un comportement politique, mais encore celle qui a osé franchir les barrières entre privé et public. La militante politique est désignée par un mot qui, renvoyant à la sphère privée, met en évidence l'anormalité de sa présence dans le monde public. Douces, et donc féminines, les femmes ne peuvent l'être que chez elles ; franchi le seuil de leur maison, elles deviennent féroces.

L'on comprend mieux alors que, dans l'imaginaire, les "tricoteuses" soient insensiblement passées des tribunes des assemblées au pied de l'échafaud : une femme qui suit des délibérations publiques, qui veut intervenir dans la politique réservée aux hommes est aussi monstrueuse, déplacée, obscène même, que celle qui se délecte prétendument de la vue du sang.

Ayant perdu leur féminité en quittant le privé, il n'y a pourtant pas place pour elles dans le public puisqu'elles y sont encore désignées par une fonction domestique (20) : elles pénètrent alors dans un ailleurs où rien n'est défini, où le fantasme l'emporte.

Historiographie et littérature dans la formation du mythe

Le cadre de ce travail ne permet pas de suivre les différentes étapes qui conduisent les "tricoteuses" des tribunes à la guillotine. I1 est certain que cette évolution a pour cadre la première moitié du XIXe siècle. I1 semble également que la littérature y ait tenu une place plus importante que l'historiographie. Un rapide sondage nous indique en effet que les historiens utilisent peu ce terme. Il n'apparaît qu'une fois dans l'Histoire de la Révolution française de Mignet (1824), qui place les "tricoteuses de Robespierre" dans les tribunes de la Convention. Présent une fois dans le Journal de Michelet (1842), il est totalement absent de son ouvrage sur Les femmes de la Révolution (1854). Nous ne l'avons même pas trouvé chez Taine, qui qualifie Claire Lacombe de "vieille barboteuse". Pourtant l'expression est déjà répandue : dans sa French Revolution (1837), le Britannique Carlyle l'emploie une seule fois (dans son acception "habituée des tribunes" des Jacobins) mais précise qu'il s'agit des "fameuses tricoteuses" (21).

Ce désignant "tricoteuses" est beaucoup plus fréquent dans les Mémoires d'Outre Tombe de Chateaubriant (1848). De plus, l'écrivain les montre "sort(ant)du spectacle de la guillotine", "ballant" avec "des reptiles immondes (...) autour de l'échafaud, au son du coutelas remontant et redescendant, refrain de la danse diabolique" (22): le réel a laissé place au sabbat des sorcières révolutionnaires.

L'image se fixe désormais, dans la littérature française et étrangère : la tricoteuse doit nécessairement tricoter devant l'échafaud. Lorsqu'elle apparaît sous la plume d'un écrivain, le mot sang n'est pas loin et l'ombre de la guillotine se dresse menaçante : ainsi par exemple dans Les Dieux ont soif d'Anatole France (23). Le plus souvent, le propos n'est guère nuancé : la tricoteuse est le monstre le plus terrible produit par une révolution elle même monstrueuse.

Un personnage littéraire de "tricoteuse" mérite pourtant un sort particulier, à la fois parce qu'il est l'image la plus fantasmatique et la plus accomplie de "tricoteuse", qu'il a connu un vif succès dans le monde anglo saxon et qu'il a continué à vivre à travers le XXe siècle grâce à de nombreuses adaptations cinématographiques : la Thérèse Defarge du Conte de Deux Villes (A Tale of Two Cities) de Dickens, roman paru en 1859 et qui a inspiré huit films de 1911 à 1982 (24).

Thérèse Defarge ou le tricot accusateur

Dickens, influencé par Carlyle, reconnaît la légitimité de la Révolution, provoquée par des siècles d'oppression, d'injustice et de misère. I1 désapprouve farouchement la Terreur, mais considère que c'est la conduite des nobles d'Ancien Régime qui est à l'origine du "monstre" Guillotine (25).

Or Thérèse Defarge est le symbole de la révolution populaire, excessive, qui ne sait plus ce qu'est la "pitié" par la faute des trop nombreux malheurs subis sous l'Ancien Régime (Dickens, p. 1336). Sa sœur enceinte a été enlevée et violée par le frère de son seigneur qui prétendait exercer un droit de cuissage ; elle en est morte, ainsi que son mari qui a succombé au supplice imposé par ce même Marquis, ainsi également que son frère assassiné pour avoir voulu la venger ou son père mort de chagrin. Thérèse Defarge est la seule survivante de cette famille martyre ; elle a voué une haine éternelle à la famille persécutrice et à toute la société d'Ancien Régime.

Cette histoire dramatique ne sera révélée qu'au cours du récit. Mais dès sa première apparition dans le roman, bien avant que ne commence la Révolution, Thérèse Defarge, femme d'un cabaretier du faubourg Saint Antoine, tricote inlassablement, avec une frénésie presque inquiétante : elle a toujours son tricot dans les mains, qu'elle soit derrière son comptoir, en train de marcher, dans une voiture publique ou au milieu de la foule (p. 1005, 1006, 1021, 1137, 1144, 1145). Tout en tricotant, elle est la seule à oser fixer en face le Marquis dont le carrosse vient d'écraser un jeune enfant comme si c'était un chien : « la tricoteuse », toujours debout, bien en vue, « tricotait avec la constance du Destin » (p. 1083 1084). Plus tard, Dickens reprendra cette image, lorsqu'il écrira que Thérèse pointe son aiguille "comme si c'était le doigt du Destin" (p. 1240).

Dans les chapitres XV ("La tricoteuse") et XVI ("Encore le tricot"), Dickens révèle au lecteur le secret du tricot. Car Thérèse ne tricote pas pour passer le temps ou, comme les femmes du faubourg, pour tenter d'oublier la faim (26). Son ouvrage a un sens politique : il est le "fatal registre" (p. 1143, 1144, 1374, 1375), "tricoté de ses mailles à elle, avec ses symboles à elle" (p. 1144) sur lequel, pendant l'Ancien Régime, elle consigne les noms, signalements et crimes des grands de ce monde ou de leurs espions. À un homme qui lui demande qu'est ce qu'elle tricote aussi assidûment, elle réplique "calmement" : "des linceuls" (27) (p. 1145).

Puis arrive la Révolution, à laquelle les époux Defarge prennent bien évidemment une part active. Pendant la Terreur, Thérèse "consulte bien des fois ses registres tricotés pour dénoncer des gens qu'ensuite la Guillotine" engloutira (p. 1274). Elle est à la tête de la "confrérie des tricoteuses", dont les doigts sont "devenus pervers depuis qu'ils ont l'expérience de pouvoir détruire" (p. 1193). Ces tricoteuses, Dickens ne nous les montre pas une seule fois dans les tribunes des clubs, mais au Tribunal révolutionnaire (p. 1355) et surtout devant la guillotine, "assises sur des chaises, comme dans un jardin consacré aux fêtes publiques", comptant les têtes qui tombent "sans jamais interrompre leur travail" (p. 1347).

Le personnage de Thérèse Defarge (qui sera tuée à la fin du roman par la fidèle servante anglaise de la famille qu'elle persécutait) n'est pas entièrement négatif : Dickens lui a trouvé des "circonstances atténuantes", comme il en a trouvé à la Révolution populaire. Si la "tricoteuse" inspire la peur, elle provoque en même temps une certaine admiration (28). Ceci dit, elle a aussi perdu ses "qualités féminines" : Dickens l'oppose à Lucie, femme aimante, reconnaissante, fille dévouée, bonne épouse, bonne mère et, bien entendu, fragile, qui a besoin d'être protégée, alors que la personnalité de Thérèse domine celle de son mari. Implacable, les mains "froides et lourdes" ne cessant de tricoter, celle ci ne se laisse pas fléchir par la supplique que, comme "épouse et mère", lui adresse Lucie : "O vous qui êtes une femme, donc ma sœur, ayez pitié d'une mère et d'une épouse". Thérèse qui ne répond pas à cet appel à la clémence, ne pouvant oublier que depuis leur enfance les "tricoteuses" n'ont vu que des mères et des épouses souffrir de misère, de faim et d'oppression (p. 1238, 1239), n'est plus une femme : elle est le Destin, la Révolution.

Pourtant, elle symbolise aussi une certaine représentation des femmes, ou plus exactement de la différence des sexes, car pour elle aiguille et tricot font office de crayon et d'écriture (29). Et cela est encore plus net dans l'adaptation cinématographique la plus fidèle du roman, réalisée en 1935 par J. Conway sous le titre A tale of Two Cities (Le marquis de Saint Evremond). Dans ce film,, au succès mondial, Thérèse Defarge brandit son tricot accusateur en plein Tribunal révolutionnaire comme preuve accablante de la culpabilité de la famille Saint Evremond, alors que dans le roman c'est un manuscrit écrit par le docteur Manette lors de son emprisonnement à la Bastille qui tient ce rôle.

Le cinéma, notamment anglo saxon, fournit d'ailleurs d'autres représentations de femmes tricotant devant la guillotine (30), contribuant ainsi à faire vivre le mythe au XXe siècle.

Ayant ainsi achevé notre parcours, nous sommes bien consciente d'avoir soulevé plus de questions qu'apporté de réponses. La légende de la "tricoteuse" est née d'une double réalité, modelée par l'imaginaire : la présence de femmes travaillant tout en suivant les débats dans les tribunes des assemblées révolutionnaires, l'existence d'un public féminin assistant aux exécutions (31). L'expression "tricoteuse" s'est peu à peu imposée, forte d'une connotation insultante avant même la Révolution et s'appuyant sur une certaine représentation des femmes, du partage des rôles et de l'espace entre les deux sexes. Les militantes populaires ayant transgressé la norme sociale en investissant l'espace politique ouvert en 1789, la "tricoteuse" ne peut être qu'un monstre dont l'image est utilisée par les contre révolutionnaires pour stigmatiser la Révolution. À travers elle, sont attaqués et le mouvement révolutionnaire de l'an II, et les femmes se mêlant de politique.

Ne serait ce pas là la réponse à une dernière interrogation que fait surgir l'étude de ce mythe : pourquoi la désignation péjorative de "tricoteuse" ne fut elle pas, à la différence de celle de "sans culotte", revendiquée par les révolutionnaires et dotée par eux d'une charge positive (32) ? Sans doute était elle trop tardive, répandue à une date où le mouvement populaire était sur la défensive, trop faible pour s'emparer des insultes de ses ennemis et en faire son drapeau. Ce n'est probablement pas la seule raison. La majorité des révolutionnaires partageaient avec leurs adversaires l'image de la femme être du privé. Ils étaient gênés ou refusaient la participation des femmes à la Révolution, symbolisée par leur présence dans les tribunes des assemblées, un tricot ou non à la main : nombre d'entre eux avaient la même répugnance que les contre révolutionnaires à voir les femmes pénétrer dans l'espace politique. Cette méfiance, dont furent en partie victimes les militantes populaires pendant la Révolution (33), explique peut être aussi pourquoi, pendant et après la Révolution, on laissa, sans intervenir, les adversaires de la Révolution construire ce fantasme de sang et de mort, quitte même à le reprendre parfois.

Notes

(1) J. TULARD, J.F. FAYARD, A. FIERRO, Histoire et dictionnaire de la Révolution française, 1789 1799, Laffont, Paris, 1987.

(2) J. CELLARD, Ah ! ça ira ça ira... Ces mots que nous devons à la Révolution, Paris, Balland, 1989

(3) M VOVELLE, La Révolution française. Images et récit, l789 1799, 5 vol., Paris, Messidor, 1986, III, 116.

(4) E. ROUDINESCO, Théroigne de Méricourt. Une femme mélancolique sous la Révolution, Seuil, Paris, 1989, p. 275, n. 22.

(5) Petit Larousse illustré, édition 1985, Paris, Librairie Larousse.

(6) P. ROBERT, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, édition 1977, Paris.

(7) Pour cela cf. D. GODINEAU, Citoyennes Tricoteuses. Les femmes du peuple à Paris pendant la Révolution française, Aix en provence, Alinéa, 1988, 2ème édition : Paris, Perrin, 2003.

(8) A.N., Y 14152 et Y 14153, commissaire Paley, Les Halles, 21 septembre et 25 octobre 1701, 3 février 1702, 13 septembre 1702. Je remercie Renée MARION de m'avoir indiqué ces différents exemples.

(9) Cf. S. CHASSACNE, "L'enfant au travail dans les manufactures pendant la Révolution", M.-F. LEVY (dir.) L'enfant, la famille et la Révolution française, Paris, Olivier Orban, 1989.

(10) A.N., F/30/ 147.

(11) F. BRUNOT, Histoire de la langue française, t. IX, Paris, A. Colin, 1937, p. 768.

(12) Cf. F. BRUNEL, Thermidor. La chute de Robespierre, Bruxelles, Complexes, 1989.

(13) Cf. D. GODINEAU, op. cit., quatrième partie.

(14) Voir aussi le rapport de police qui signale l'existence d'un "club de tricoteuses" se réunissant devant la Convention : A.N., F(7) 4775(46) d. Vilambre.

(15) À partir de la liste donnée par A. GEFFROY dans "Les dictionnaires socio politiques 1770-1815 : une bibliographie", Dictionnaire des usages socio politiques (1770 1815), Fasc.3, 1988, nous avons consulté les dictionnaires suivants : Dictionnaire raisonné de plusieurs mots qui sont dans la bouche de tout le monde, et ne présentent pas des idées bien nettes, Paris, 1790 ; A.Q. BUEE, Nouveau dictionnaire pour servir à l'intelligence des termes mis en vogue par la révolution, Paris, 1792 ; F.L.C. MONTJOIE, Histoire de la révolution de France, Paris, 1792, V ; K.F. REINHARDT, Le néologiste français ou vocabulaire portatif des mots les plus nouveaux de la langue française, Paris, 1796 ; Dictionnaire de l'Académie française, 5ème édition, 1798. Nous n'avons malheureusement pas pu voir de nombreux dictionnaires (manquant en place à la B.N.F) et en particulier ceux de SNETLAGE (1795), GATTEL (1797) et la Néologie... de L.S. MERCIER (1801).

(16) Sur le rôle des femmes dans les tribunes de la Convention, notamment pendant l'an III, ainsi que sur l'importance de leurs voix dans le mouvement populaire parisien, cf. D. GODINEAU, op. cit. et « Citoyennes, boutefeux et furies de guillotine », in C. DAUPHIN et A. FARGE (dir.), De la violence et des femmes, Paris, Albin Michel, 1997, p. 33-49.

(17) A.N., F (7) 4774(36) d. Marie.

(18) Femme Despavaux, membre du club des Citoyennes Républicaines Révolutionnaire : A.P.P., AA 77, 17 28 prairial an III et A.N., F(7) 4752 d. Julien. Femme Lance : A.N., F(7) 4736 d. Guillomet femme Lance. Femme Boudray, accusée en prairial an III d'avoir fait au moins 15 livres de charpie pour les soldats dans les tribunes : A.N., F(7) 4610 d. Boudray. Sur ces militantes cf. D. GODINEAU, Citoyennes tricoteuses…., op. cit., p. 366 379. Sur les femmes faisant de la charpie dans les tribunes, voir également A.N., F(7) 3688(3), rapport de Béraud du 19 nivôse an II.

(19) L. HUNT, "Révolution française et vie privée", P. ARIES et G. DUBY (dir.), Histoire de la vie privée, t. IV (dir.. M. PERROT), p. 21 51.

(20) L'on peut à ce sujet se demander si le fameux décret de la Commune du 6 nivôse an II, auquel F. BRUNOT fait référence, ne proviendrait pas d'une volonté, consciente ou non, d'amoindrir la portée politique de l'engagement féminin, en le plaçant sous le signe d'une fonction privée. Contrairement à ce qu'assure F. BRUNOT, il ne concerne pas la possibilité d'assister aux délibérations en tricotant, mais le rôle des femmes dans les fêtes révolutionnaires : "Sur la proposition du secrétaire greffier, le Conseil arrête que les citoyennes patriotes des 6 et 6 octobre auront une place marquée dans les cérémonies civiques, et qu'elles seront précédées d 'une bannière portant d 'un côté l'inscription qui est sur l'arc de triomphe du boulevard : Ainsi qu'une vile proie elles ont chassé le tyran devant elles ; et de l'autre : Femmes des 6 et 6 octobre, qu'elles y assisteront avec leurs époux et leurs enfants et qu'elles y tricoteront". (Moniteur, XIX, 85). L'arc de triomphe dont il est question avait été érigé pour la fête du 10 août 1793 : à cette date la sans culotterie féminine était puissante, son rôle reconnu et, à la différence de la quasi totalité des fêtes révolutionnaires, c'est en tant que membres du Peuple Souverain et non en tant que figures maternelles ou allégoriques que les femmes étaient présentes le 10 août 1793 (Cf. D. GODINEAU, Citoyennes Tricoteuses…., p.148 149). Les inviter six mois plus tard, alors que la participation politique des femmes est critiquée, aux cérémonies civiques aux côtés de leurs époux et de leurs enfants, munies de leurs tricots, était peut être une façon de gommer leur rôle politique de militantes en mettant en avant leur rôle familial.

(21) Ce sondage a été effectué en grande partie grâce à la banque de données textuelles "Frantext" (Institut national de la langue française), XVII XXe siècles, qui nous a donné des indications pour : A. MIGNET, Histoire de la Révolution française, Paris, 1824, I, 379 ; J. MICHELET, Journal, Paris, 1828 1848, I, 487. Nous avons également consulté : J. MICHELET, Les femmes de la Révolution, Paris, 1854 ; H. TAINE, Les origines de la France contemporaine, Paris, 1871 1894 ; T. CARLYLE, Histoire de la Révolution française, traduit par E. REGNAULT et 0. BAROT, Paris, 1865. Il est bien évident qu'il ne s'agit ici que d'un sondage fort incomplet et que nos remarques ne sont que des hypothèses. Qui a popularisé le mythe des "tricoteuses" ? Force nous est de reconnaître que nous nous heurtons là à une zone d'ombre. Le dépouillement systématique des Mémoires de révolutionnaires parues dans la première moitié du XIXe siècle (qui, répétons le, dépasse le cadre de ce travail) permettrait peut être d'apporter des éclaircissements.

(22) "Frantext", F. de CHATEAUBRIANT, Mémoires d'outre tombe, Paris, 1848, IV, 45 46.



(23) A. FRANCE, Les Dieux ont soif, Paris, 1912.

(24) C. DICKENS, A Tale of Two Cities, Londres, 1859. Nous utilisons la traduction parue dans La Pléiade, Gallimard, 1970, sous le titre Un conte de deux villes. Pour un inventaire des adaptions cinématographiques du roman : F. GENDRON et S DALLET, Filmographie mondiale de la Révolution française, Montreuil, Centre d'Action Culturelle/Lherminier, 1989.

(25) "Semez encore les mêmes graines de licence et d'oppression rapaces et elles produiront aussi sûrement les mêmes fruits, chacune selon son espèce", écrit Dickens (p. 1345). "Les maîtres au lieu de nous policer nous ont rendus barbares parce qu'ils le sont eux mêmes. Ils récoltent et récolteront ce qu'ils ont semé..." écrivait Babeuf en 1789 à propos du meurtre de Foulon.

(26) "Toutes les femmes tricotaient. Elles tricotaient des objets sans valeur, mais ce travail machinal remplaçait le boire et le manger ; les mains fonctionnaient au lieu des mâchoires et de l'appareil digestif ; si ces doigts décharnés avaient été inactifs, l'estomac aurait été plus tenaillé encore pas la faim" (Dickens, op. cit., p. 1157).

(27) Réplique romanesque qui rappelle les vers chantés par les canuts lyonnais révoltés dans les années 1830 : "Nous tisserons le linceul du vieux monde/ Car on entend déjà la révolte qui gronde".

(28) Voir par exemple son portrait physique et moral ; Dickens, op. cit. , p. 1336.

(29) Cf. G. FRAISSE, Muse de la Raison. La démocratie exclusive et la différence des sexes, Aix en Provence, Alinea, 1989, ch. II

(30) Par exemple dans les autres adaptations du roman de Dickens, ou dans celles du Mouron rouge de la baronne Orczy, également fort nombreuses.

(31) Cf. D. GODINEAU, Citoyennes Tricoteuses…op. cit.

(32) Nous avons trouvé l'expression reprise une fois en signe de défi dans le numéro du 28 nivôse an III (17 janvier 1795) de L'Ami du Peuple de Lebois : "Vous nous faites la guerre parce que nous n'avons rien (...). Nos tricoteuses, nos faiseurs d'armes, nos pères de famille ne valent pas vos boutiquiers, vos financiers, vos émigrés, vos pacificateurs, vos Vendéens, etc". C’est la première occurrence du mot « tricoteuse » trouvée par nous dans les textes de la période révolutionnaire.

(33) Cf. D. GODINEAU, Citoyennes Tricoteuses…op. cit.

N.B. ce texte est issu d’une communication faite au colloque « L’image de la Révolution française », Paris, 6-12 juillet 1989, et publiée dans M. VOVELLE (dir.), L’image de la Révolution française, Paris/Oxford, Pergamon Press, 1989 ; III, 2278-2285. Ce travail sur le mot tricoteuse a été poursuivi et approfondi dans : D. GODINEAU, « Histoire d'un mot : tricoteuse de la Révolution française à nos jours », Langages de la Révolution (1770-1815), Paris, INALF-Klincksieck, 1995, p. 601-613.

Dominique Godineau, "La « Tricoteuse » : formation d’un mythe contre-révolutionnaire", Mots, Révolution Française.net, mis en ligne le 1er avril 2008, http: http://revolution-francaise.net/2008/04/01/223-tricoteuse-formation-mythe-contre-revolutionnaire