Mais c’est plutôt Aron qui se voulait modéré : résistant gaulliste en juin 1940, il n’estimait pas Vichy illégal, à la différence de de Gaulle (p. 28).
Toutefois, la fabrication d’un Tocqueville pacifique et modéré ne sied guère au personnage comme Christine Fauré le rappelle. Tocqueville a justifié la répression sanglante de juin 1848, en particulier, et joué un rôle politique actif dans la conquête de l’Algérie, jusqu’à recommander l’extermination de sa population (p. 16). Tocqueville encore se disait ouvertement aristocrate et vouait aux mouvements populaires un dégoût mêlé de crainte.
En 1968, Aron écrit avoir carrément « joué Tocqueville » et ajoute, clairvoyant, « ce qui ne va pas sans quelque ridicule » (cité p. 26).
Pierre Nora, dans le tome 3 des Lieux de mémoire, reprend les idées d’Aron à propos de 68. Christine Fauré offre une remarquable analyse, en quelques pages, du système de pétrification de l’histoire de Nora, dont l’ambition est l’Histoire de France, hexagonale : comme si colonialisme et impérialisme n’en faisaient pas partie. L’histoire s’efface devant « l’événement », qui n’est plus qu’illusion théâtrale, car il ne s’y est rien passé : la raison en est simple, la révolution est terminée. Dans ses Lieux de mémoire, Nora congédie l’histoire et n’en garde que la mémoire. Christine Fauré voit dans son système un spectacle post-moderne, dans lequel les acteurs sont devenus aveugles et le sens indéchiffrable : « Une histoire funéraire contre l’histoire politique, arrosée d’un pessimisme radical, presque désespéré, assèche toute idée de devenir » (p. 36).
Le livre de Luc Ferry et Alain Renaut, La pensée de 68, essai sur l’antihumanisme contemporain, publié en 1985, est longuement développé par Christine Fauré (p. 37-44), qui souligne son caractère d’« entreprise de démolition » : « Le paradoxe de la démarche consistait à présenter, au nom d’une défense de l’humanisme, la pensée 68 comme fer de lance d’une déshumanisation sociale, parce qu’affiliée à une philosophie de la déconstruction », (p. 37).
Christine Fauré rappelle alors la toile de fond du débat Cassirer/Heidegger sur Kant, en 1929, éclairant l’entreprise de Ferry et Renaut, qui se présentent du côté de Cassirer, néokantien, face à Heidegger amalgamé aux « déconstructeurs », visant Michel Foucault.
Un peu hâtif ! car Foucault n’est pas un adversaire de Kant et son travail, commencé en 1961, offre une place centrale à l’anthropologie de Kant : travail que Ferry et Renaut se contentent d’ignorer. Ce rappel de Christine Fauré récuse la « méthode Nora » d’anéantissement de l’événement, ici philosophique, sous l’encombrement d’interprétations obscures et contradictoires, livré à un « mémoriel » devenu insignifiant, par manque de distinction.
En mai 1980, Pierre Nora créait la revue Le Débat, dont Marcel Gauchet, secrétaire de rédaction, s’en prenait aux « soi-disant nihilistes français », comme le reprirent Ferry et Renaut. Gauchet se fait le porte-voix d’un individualisme néolibéral -rejoignant l’économisme triomphant depuis le début du XIXe siècle- pour le parer d’une philosophie… du marché : « La séduction vraie de la perspective du marché et de l’abandon des intérêts des acteurs à leur libre jeu, tient à ce qu’elle apparaît comme le seul moyen d’une prise efficace de la société sur elle-même (…) Le marché, la concurrence et l’ajustement spontané restent les seuls canaux par lesquels introduire une lisibilité de systèmes, débloquer les immobilismes et conduire le changement » (Gauchet cité p. 45).
Christine Fauré voit, chez cet apologiste d’un néolibéralisme forcené, l’adhésion à un particularisme de « l’exception occidentale ». Elle souligne qu’à la différence de Tocqueville, défenseur enthousiaste du colonialisme de son temps, ses prétendus imitateurs considèrent « la France, l’Europe, l’Occident, comme un isolat » (p. 55). Leur analyse du monde contemporain n’intègre ni l’anticolonialisme, ni la décolonisation, pas même l’interdépendance que l’Occident a, et s’est finalement, imposée.

Les libéraux du XIXe siècle ont substitué au couple révolution/contrerévolution ou révolution/réaction, une « démocratie » rationnelle et légitime, non construite sur les décombres de la République démocratique, appelée Terreur.
Il y a ici une reprise du projet thermidorien qui a construit une « république des riches » en excluant, par l’établissement d’un cens électoral, le petit peuple et, on le sait, les libéraux du XIXe siècle n’ont jamais prononcé le mot de « démocratie » pour exprimer leur recherche d’une monarchie constitutionnelle aristocratique.
Les néoconservateurs ont redéployé le thème ancien d’une révolution dans laquelle il ne s’est rien passé. Dans son livre La révolution de l’amour, paru en 2010, Luc Ferry réinvestit l’histoire des mœurs, pour nous annoncer que la Révolution de 1789 n’a rien apporté et que tout a été fait avant ou après. Démarche périlleuse dont l’objectif est de dissocier l’ère des révolutions de tout progrès humain (p. 60). Il est cependant difficile de négliger la législation de 1792-1793 qui a reconnu leurs droits aux enfants naturels, le partage égal de l’héritage entre les héritiers, le mariage librement consenti, le divorce par consentement mutuel et d’oublier que ces acquits ont été supprimés par le Code Napoléon et la législation ultérieure du XIXe siècle…
On peut sourire encore de l’effort de Luc Ferry à reprendre les préjugés, pourtant bien éculés, considérant les intellectuels révolutionnaires comme des ratés…
Un intéressant chapitre sur « l’amour de la révolution au XXe siècle » insiste sur le grand historien Albert Mathiez (p. 78-86), caricaturé par François Furet, qui en a fait la figure centrale du jacobin-bolchévik de son « catéchisme révolutionnaire ».
Dreyfusard et membre de la Ligue des droits de l’homme, infatigable chercheur, Mathiez a ouvert des pistes fécondes à la recherche historique de la Révolution française. Sensible aux atteintes politiques contre la liberté individuelle et publique, s’étant emparé de « l’esprit de 1793 », comme le note Christine Fauré (p. 84), il a mis en lumière la résistance populaire au « libéralisme économique » des physiocrates aux Girondins et jeté « les fondements d’une histoire sociale qui eut une postérité abondante » (p. 83).
Mais plus encore, Mathiez, enthousiasmé en 1917 par la Révolution russe, adhéra au Parti communiste français dès sa création en 1921, mais en sorti bien vite, dès 1922, très inquiet de l’absence de démocratie dans l’URSS bolchevik, comme dans la politique de la IIIe Internationale vis-à-vis de ses partis « frères » !
Esprit indépendant, Mathiez fit partie des premiers à s’inquiéter, puis dénoncer les pratiques meurtrières du stalinisme naissant, ainsi que la volonté des « historiens marxistes soviétiques », depuis 1929, d’imposer « la bonne version de l’histoire » : il fut un critique perspicace du nouveau dogmatisme qui s’était emparé du nom de Marx. Mathiez mourut en plein cours en 1932, conscient que ses successeurs, en la personne de Georges Lefebvre, accueillaient le nouveau dogme…
Dans son chapitre sur « Les stratégies neuves de la contre-révolution », Christine Fauré place en tête Furet, qui, ne l’oublions pas, fut membre du Parti communiste et adhéra pleinement à la thèse stalinienne de la « révolution bourgeoise » : devenu anticommuniste militant, il n’eut guère de difficultés à transformer celle-ci en « révolution des élites » et ne voir dans le mouvement populaire qu’un sinistre « dérapage ». Et, contrairement à ce qu’écrit Christine Fauré (p. 92, 94), Furet a bien écrit en 1978 dans son fameux Penser la Révolution, que 1789 fut « la matrice des totalitarismes du XXe siècle », au pluriel, mêlant fascismes, nazisme et stalinisme. Il reprit à Tocqueville la réduction du conflit de 1789 à celui de la Noblesse contre le Tiers état, mettant à distance l’esprit de la révolution (p. 50). Et tout comme les successeurs récents de Tocqueville, Furet ignore les mouvements de décolonisation…(p. 88).
Jean-Clément Martin, dans La Terreur, part maudite de la Révolution, (2010) sombre dans une vision anthropologique de la violence et fait de la terreur un phénomène inhérent à toute révolution : « L’historien, au titre d’une construction mémorielle, paraît un peu pressé de boucler l’histoire de la Révolution, en postulant l’unanimité idéologique de son interprétation, comme si l’ombre géante des crimes de masse, perpétrés au XXe siècle, recouvrait d’un crêpe de deuil toute manifestation d’un bonheur démocratique », écrit Christine Fauré (p. 87).
Le Livre noir de la Révolution française, 2008, de Stéphane Courtois, veut imposer une nouvelle rhétorique génocidaire et fascisante (p. 94), rendant inaudible l’avènement de la loi et de la justice, tout comme le rétablissement des droits de l’homme et du citoyen. Et Philip Pettit, dans son Républicanisme, une théorie de la liberté et du gouvernement, (1997) en vient à affirmer que « le républicanisme n’est pas français ».
Mais ce « désenchantement du monde », cette « histoire désespérante », qui a fait passer la Révolution française des Lumières à l’obscurantisme, épuisent-ils « le désir de révolution qui peut resurgir à tout moment sous des aspects imprévus », interroge Christine Fauré (p. 98) ?

Dans la dernière partie de son livre, Christine Fauré reprend le mouvement mondial de 1968 en centrant son propos sur la demande de justice, remettant en cause l’ordre mondial de l’après-guerre, et, plus précisément, la demande de poursuites contre les nazis, en Allemagne, et de leurs collaborateurs en France.
Dans l’immédiat après-guerre, quelques procès de collaborateurs avaient suivi, mais la France n’adopta les crimes contre l’humanité qu’en 1964 : Vladimir Jankélévitch insistait sur son imprescriptibilité en 1948, puis à nouveau en 1964 et 1969. Pourquoi ? Parce que d’innombrables obstacles en empêchèrent l’application. Le cas du milicien Paul Touvier est exemplaire et Christine Fauré le rappelle (p. 101-109). Condamné par contumace en 1945 et 1947, mais non pour crime contre l’humanité, puis à nouveau en 1973, cette fois pour ce crime, Touvier y échappa encore, pour cause de subtilités juridiques, puis gracié par le Président Pompidou en 1971, il fut, au final, condamné en 1993…
En Allemagne, Beate Klarsfeld commença son combat pour la réhabilitation morale de l’Allemagne. Audacieuse et tenace, Beate dénonça les dirigeants politiques allemands venus du personnel nazi.
Mariée avec Serge Klarsfeld et installée en France depuis 1966, elle prépara l’acte symbolique de gifler en public le chancelier allemand Kurt Georg Kiesinger, ancien directeur de la propagande nazie : « La présence de M. Kiesinger à la chancellerie signifie la réconciliation des Allemands de la RFA avec le passé nazi de l’Allemagne. Et nous autres, jeunes allemands, qui savons ce que signifie le nazisme, nous ne voulons pas de cette réconciliation, qui est une menace pour la paix », écrit-elle (Kiesinger ou le fascisme subtil, Hambourg, éd. française, 1969).
Elle réussit au Congrès de la CDU (Union Chrétienne Démocrate), traita Kiesinger de nazi et le gifla : « geste mémorable, le nazisme giflé par la jeunesse allemande » (p. 111).
D’autres actes suivent et Beate est soutenue par l’opposition extraparlementaire et la jeunesse allemande. Mais une répression brutale s’abat sur cette jeunesse, bientôt écrasée sous « les années de plomb »…
Ce fut encore Beate Klarsfeld qui dénicha Barbie en Bolivie, en 1972. Plus tard, le Président Mitterrand recula devant la mise en accusation de collaborateurs français, comme Jean Leguay pour son rôle dans la rafle du Vel d’Hiv, Maurice Sabatier préfet de la Gironde et donc le supérieur de Papon, René Bousquet responsable des « affaires juives » de Vichy, qui, opportunément, disparurent (p. 103). Mitterrand laissa organiser par ses proches le retour de Klaus Barbie, ce chef nazi du renseignement qui sévissait à Lyon, et offrit un procès spectaculaire, en 1987.
Christine Fauré établit un rapport entre cette seconde vague de procès des nazis et de la collaboration depuis la fin des années 1960 avec ce « nouveau désir de justice », dans son chapitre « Mai 68 et le retour du refoulé » : « On a rarement rapproché la radicalité des événements et l’ébranlement institutionnel qu’ils ont suscités, avec l’apparition d’un nouveau désir de justice, étant entendu que l’identification de cette nouvelle justice et de ses prolongements internationaux ne viendront que bien des années plus tard » (p. 118).
Le projet des néoconservateurs, en se référent obstinément à Tocqueville et à sa philosophie de l’esquive, ont voulu réduire la vie et la pensée à une sinistre philosophie… du marché et à la fin de la Révolution comme porteuse de messages politiques. Croyant répéter son maître, François Furet renonce à toute espérance : « La France a fermé son théâtre politique de l’exceptionnel et elle est rentrée dans le droit commun des démocraties… La France a comme les autres (démocraties) fini par apprivoiser la formidable puissance de la volonté du peuple dans des institutions régulièrement élues et à la rendre compatible avec un pouvoir exécutif fort… Ses citoyens se disputent sur la distribution de la richesse nationale et non plus sur le legs de l’histoire nationale » (cité p.137, in La République du centre. La fin de l’exception française, Paris, 1988, p. 54).
Mais Christine Fauré n’est pas dupe et prend en compte l’insistance de Tocqueville : « L’importance de l’analyse tocquevillienne dans les sciences politiques nous fait penser le contraire : la Révolution française survit à travers ses commentaires : son rôle de pourvoyeuse de messages politiques n’a pas pris fin », écrit-elle p. 137.
Elle renoue ainsi avec le droit naturel de résistance à l’oppression, inscrit dans la Déclaration des droits de 1789, oppression qui veut empêcher, ici, ce droit imprescriptible de penser librement, propre au genre humain tout entier.